Examen dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution

Texte européen
Examen : 14/06/2011 (commission des affaires européennes)

Ce texte a fait l'objet de la proposition de résolution : n° 565 (2010-2011) : voir le dossier legislatif


Culture

Examen de la proposition de résolution n° 565
de M. Jacques Legendre tendant à garantir
la diversité culturelle à l'ère numérique

Rapport de Mme Colette Mélot

(Réunion du 14 juin 2011)

Conformément au règlement du Sénat, notre commission est chargée d'examiner la proposition de résolution européenne n° 565 (2010-2011) déposée par Jacques Legendre le 31 mai 2011.

En moins d'un an, le Parlement français a adopté plusieurs dispositions tendant à encadrer le développement du livre numérique. Elles font suite à une réflexion foisonnante et à plusieurs rapports parlementaires et administratifs sur la régulation du prix du livre numérique. On citera notamment les travaux de la commission constituée sous la présidence de M. Bruno Patino, qui a remis son rapport le 30 juin 2008, et qui plaide pour une mesure normative permettant aux ayants-droit de conserver la maîtrise du prix du livre dans l'univers numérique.

Le rapport Patino posait ainsi les données du débat : « L'entrée dans l'ère numérique semble se produire plus tardivement pour le livre que pour d'autres industries culturelles. Pourtant, plusieurs secteurs de l'édition comme les livres professionnels, pratiques ou de référence, sont déjà largement dématérialisés. Cette évolution n'a, pour l'instant, remis en cause ni le modèle commercial, ni la relation avec les auteurs, ni les usages des lecteurs. Mais qu'en serait-il si une accélération, voire un basculement dans le numérique se produisait ? Une telle hypothèse, si elle ne peut être prédite avec certitude, mérite que les acteurs du secteur s'y préparent, compte tenu de ses possibles effets sur une économie du livre aux équilibres précaires. [...] Une vigilance particulière doit notamment être portée à la concurrence nouvelle qui pourrait s'exercer entre les détenteurs de droits (auteurs et éditeurs), dont la rémunération de la création doit être préservée et valorisée, et les détenteurs d'accès et de réseaux, qui n'ont pas nécessairement intérêt à la valorisation des droits de propriété intellectuelle ». Les livres ne sont pas des biens commerciaux comme les autres. Il doit en être de même pour les livres numériques, la différence de support ne modifiant pas la nature particulière de ces oeuvres de l'esprit.

Ces réflexions ont donc conduit le Parlement français à légiférer dans une matière où la France a été traditionnellement pionnière. Sa législation sur le livre papier a été souvent imitée depuis la loi du 10 août 1981, dite « loi Lang », entrée en application le 1er janvier 1982, et qui a instauré le système du prix unique du livre.

Le Sénat a été l'initiateur résolu de cette nouvelle législation guidée par les principes suivants :

- la propriété intellectuelle doit demeurer la clé de voûte de l'édition, et les éditeurs doivent conserver un rôle central dans la détermination des prix ;

- le maillage culturel de notre territoire, auquel contribuent la diversité de l'édition française et la multiplicité des librairies, doit être préservé.

En premier lieu, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2011, trois amendements identiques sénatoriaux ont été adoptés, avec les réticences du Gouvernement et les hésitations de la commission des finances, afin d'appliquer au livre numérique le même taux réduit de TVA dont bénéficie le livre « papier ». Ces amendements sont devenus l'article 25 de la loi de finances pour 2011.

En second lieu, nos collègues Catherine Dumas et Jacques Legendre, auteurs de la présente proposition de résolution, ont déposé le 8 septembre 2010 une proposition de loi relative au prix du livre numérique. Inspirée directement par la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, cette proposition tend à transposer au livre numérique dit « homothétique » les principes de cette loi à savoir prix unique fixé par l'éditeur et obligation pour les distributeurs de vendre le livre à ce prix.

Cette proposition de loi est devenue la loi du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique.

Le Sénat a donc adopté à deux reprises en moins de six mois des positions très fortes en faveur du livre numérique. La présente proposition de résolution en est le prolongement direct et se fait l'écho des débats qui ont animé notre assemblée. Son objet est néanmoins plus large.

Elle reprend les principaux termes de l'action du Sénat (TVA à taux réduit, protection des éditeurs et auteurs face aux distributeurs), tout en élargissant la problématique à l'ensemble de la diversité culturelle, le livre numérique n'étant qu'un aspect. Elle est présentée par Jacques Legendre, président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication, comme il s'y était engagé en séance publique lors de l'adoption des conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi relative au prix du livre numérique.

L'objet de la résolution est de convaincre les institutions européennes et nos partenaires que les activités économiques sur l'Internet doivent être régulées et encadrées, de la même manière que dans le monde physique, dès lors que le jeu libre du marché risque de nuire à la promotion et à la préservation de la diversité culturelle. Surtout lorsque le jeu libre du marché est en réalité faussé par la concurrence fiscale déloyale de certains États membres, en particulier le Luxembourg. Il faut accompagner la transition du monde physique vers le monde numérique.

Les termes de la proposition de résolution sont très volontaires et reflètent l'intensité des débats au Sénat :

- protection de la propriété intellectuelle et rémunération juste et équitable des auteurs ;

- refus d'assimiler les biens culturels diffusés par voie électronique à des prestations de services ;

- crainte d'un transfert de la valeur-ajoutée en aval de la filière et condamnation de la tendance à la constitution d'un oligopole de distributeurs, au détriment de la rémunération nécessaire des éditeurs et des auteurs ;

- mise en place d'un cadre de régulation favorable au maintien de la diversité de la création.

Ce texte tend en conséquence à demander une modification de la législation communautaire, en particulier de la législation relative à la TVA et de la directive du 12 décembre 2006 sur les services dans le marché intérieur. Cette directive considère en effet les biens culturels diffusés par voie électronique comme des prestations de services. Il en découle l'interdiction d'appliquer un taux de TVA et d'imposer des règles extraterritoriales en matière de fixation du prix.

La proposition de résolution est enfin et surtout une déclaration politique importante au moment où la France va devoir défendre auprès de la Commission européenne le bien fondé de la loi sur le prix du livre numérique et l'application du taux réduit de TVA.

En effet, ces deux mesures seraient contraires au droit communautaire, et en particulier à la liberté d'établissement et à la liberté de prestation de services, selon la Commission européenne. Le Sénat les a d'ailleurs adoptées en connaissance de cause comme le montrent les débats en séance publique devant les deux assemblées. Surtout, la Commission européenne a rendu deux avis circonstanciés, à la demande du Gouvernement, sur la compatibilité de la proposition de loi relative au prix du livre numérique avec le droit communautaire.

Je vous propose d'adopter la proposition de résolution en lui apportant plusieurs modifications rédactionnelles dans un souci de synthèse. La version modifiée vous a été transmise vendredi. Je vous suggère encore une petite modification afin de citer la directive sur le commerce électronique. Sur le fond, je vous propose d'approuver les principaux objectifs de la résolution qui sont conformes aux traités.

Les discussions qui ont commencé avec les institutions européennes seront délicates, les mesures nationales précitées heurtant très probablement le droit communautaire. Le texte s'inscrit également dans le débat plus large, initié par la France, de la nécessaire harmonisation ou convergence de la fiscalité européenne lorsque les facteurs de production sont mobiles.

C'est en connaissance de cause que le Sénat porte le débat au niveau européen. La Commission européenne partage les objectifs défendus. Reste à la convaincre du bien fondé et de l'utilité des mesures préconisées. À cet égard, le Parlement européen a adopté récemment deux résolutions qui rejoignent les préoccupations du Sénat. Elles sont citées dans la proposition de résolution.

Pour conclure, je crois que cette proposition de résolution, très générale, fixe la grille de lecture de notre assemblée avant la présentation par la Commission européenne de plusieurs initiatives législatives, conformément à sa communication intitulée une « Stratégie numérique pour l'Europe » adoptée le 26 août 2010. A cet égard, le collège des commissaires a adopté la semaine dernière une proposition de directive sur les oeuvres orphelines. C'est à l'aune de cette proposition de résolution que nous devrons examiner ces propositions.

Compte rendu sommaire du débat

Mme Bernadette Bourzai :

Nous approuvons cette proposition de résolution européenne de la même manière que nous avions approuvé la proposition de loi relative au prix du livre numérique. Il est essentiel que ce texte mette en avant la défense des droits d'auteur et de la propriété intellectuelle. Avez-vous apporté des modifications de fond à la proposition de résolution ?

Mme Colette Mélot :

Non, il s'agit seulement de modifications rédactionnelles ou de précision. Le texte est plus ramassé, ce qui lui donne plus de force.

M. Richard Yung :

J'ai cru comprendre que la Commission européenne avait pour ambition de présenter un code communautaire de la propriété intellectuelle. Il lui faudra beaucoup de courage et de ténacité, les États membres en ayant des conceptions très différentes.

Des dispositions sont-elles prévues pour tenir compte de la situation particulière des publications scientifiques ou des abonnements ?

Mme Colette Mélot :

L'article 2 de la loi du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique répond directement à cette question en excluant le principe du prix unique pour ce type de publications.

Cette proposition de résolution est un acte politique important dans la phase de discussion qui va s'engager avec la Commission européenne.

*

La commission des affaires européennes a alors adopté la proposition de résolution ainsi modifiée, à l'unanimité :

Proposition de résolution européenne

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu l'article 167 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne,

Vu la stratégie « Europe 2020 » de l'Union européenne du 19 mai 2010,

Vu le Livre vert de la Commission intitulé « Libérer le potentiel des industries culturelles et créatives » du 27 avril 2010 (COM (2010) 183) et la résolution du Parlement européen du 12 mai 2011 adoptée en réponse audit Livre vert (2010/2156 (INI)),

Vu la communication de la Commission intitulée « Une stratégie numérique pour l'Europe » du 26 août 2010 (COM (2010) 245),

Vu la résolution du Parlement européen du 12 mai 2011 sur les dimensions culturelles des actions extérieures de l'Union européenne (2010/2160 (INI)),

Considérant les engagements internationaux de la France et de l'Union européenne au titre de la convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005,

Considérant que, dans ses conclusions adoptées le 28 mai 2011, le G8 a prôné le respect des droits de propriété intellectuelle sur Internet ainsi que la création d'un « environnement dans lequel Internet peut prendre son essor d'une manière équilibrée »,

Jugeant équilibrées les conclusions du rapport de M. Jean-Michel HUBERT, remis au Premier ministre le 1er octobre 2010, sur « les perspectives pour une Europe numérique »,

Considérant que la loi n° 2011-590 du 26 mai 2011 sur le prix du livre numérique, fondatrice pour la régulation des industries culturelles à l'ère numérique, revêt le caractère d'une disposition impérative et répond à un impérieux motif d'intérêt général - la protection de la diversité culturelle - consacré par la convention de l'UNESCO précitée ainsi que par les traités et la jurisprudence européenne,

Considérant que, de la même manière que les biens culturels physiques, les biens culturels diffusés par voie électronique ne doivent pas être assimilés à des biens ou des services commerciaux quelconques et qu'il revient à l'Union de créer les conditions d'une offre de biens et services culturels numériques légale, diverse, abondante et attractive,

Estime que la Commission européenne, si elle se préoccupe légitimement des intérêts des consommateurs, doit aussi développer une vision politique et stratégique ambitieuse bénéficiant aux industries, entrepreneurs, salariés, créateurs et citoyens européens,

Constate qu'à l'inverse, l'absence d'un cadre réglementaire fort conforte le développement d'un oligopole de multinationales fondé sur une stratégie de concurrence fiscale déloyale au sein de l'Union, au détriment du marché de l'emploi et des finances publiques de la majorité des États membres,

Demande au Gouvernement de « poursuivre le travail de conviction entamé auprès des institutions européennes et de nos partenaires des autres États membres de l'Union européenne », comme s'y est engagé le ministre de la culture et de la communication au Sénat le 5 mai 2011, lors de l'adoption de la loi du 26 mai 2011 précitée relative au prix du livre numérique,

Souligne en ce sens la nécessité de tirer toutes les conséquences des engagements internationaux en faveur de la diversité culturelle et de défendre auprès des institutions européennes l'application effective de la Convention de l'Unesco précitée,

Demande au Gouvernement de convaincre la Commission, le Parlement européen et les autres États membres de l'urgence :

- d'une harmonisation des taux de TVA, afin que les services en ligne diffusant des livres, de la presse, des films ou de la musique puissent bénéficier d'un taux réduit,

- d'une révision de la directive n° 2006/123/CE du 12 décembre 2006 dite « services », afin que les biens culturels électroniques ne soient plus traités comme des prestations de services, et d'une révision de la directive n° 2000/31/CE du 8 juin 2000 dite « commerce électronique », afin que la spécificité des biens culturels soit prise en compte,

- d'un renforcement de la compétitivité, des capacités de création et de développement des acteurs européens de la culture,

- d'une défense résolue de cette conception de la diversité culturelle à l'ère numérique dans le cadre des négociations commerciales multilatérales et bilatérales engagées par l'Union,

Insiste pour que cette politique respecte la propriété intellectuelle, garantisse aux auteurs une rémunération juste et équitable et se préoccupe, par ailleurs, de la protection des données personnelles et de la sécurité des systèmes,

Souhaite que le Gouvernement associe davantage le Parlement et l'ensemble des professionnels concernés, en particulier les ayants droit, aux réflexions sur le développement du numérique, tant en France dans le cadre d'un Conseil national du numérique rénové, qu'au niveau de l'Union.