Mme Annick Billon. L’action en responsabilité civile pour des préjudices causés par des actes de torture ou de barbarie et des violences ou agressions sexuelles commises sur un mineur se prescrit vingt ans après la date de consolidation du dommage. En réalité, ce délai prive de réparation de nombreuses victimes.

Les traumatismes physiques et psychiques retardent souvent la prise de conscience des violences subies. L’amnésie dissociative, un mécanisme de protection psychologique, touche 40 % des enfants victimes et 50 % des victimes d’inceste. Pour ces raisons, la suppression du délai de prescription est la première demande des intéressés. Elle figure dans 35 % des témoignages recueillis par la Ciivise et parmi les quinze recommandations prioritaires de cette commission.

Cet amendement vise donc à rétablir l’article 1er pour inscrire dans le code civil l’imprescriptibilité de ces crimes. Si la justice pénale punit les coupables, la justice civile doit permettre aux victimes de faire valoir leurs droits et d’obtenir réparation.

Ce point est essentiel. La procédure civile est plus souple, plus rapide et moins formelle. La charge de la preuve y est allégée. Elle permet d’obtenir réparation même sans condamnation pénale ou après un classement sans suite. Surtout, elle permet aux victimes d’être reconnues en tant que telles. D’autres pays ont déjà fait ce choix : Suisse, Pays-Bas, Danemark, Belgique, Canada et Royaume-Uni. Nous devons donc suivre cette voie.

La commission des lois a exprimé ses inquiétudes quant au fait que l’action en responsabilité civile puisse être transmise aux héritiers de la victime. L’amendement a donc été modifié en ce sens : il exclut les héritiers. J’attends désormais le débat !

M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing, pour présenter l’amendement n° 15 rectifié ter.

M. Daniel Chasseing. Je m’associe aux propos de Mme Billon. Cet amendement vise à rétablir l’article 1er, conformément à la rédaction initiale de la proposition de loi. Celui-ci avait pour objet l’imprescriptibilité en matière civile pour les infractions sexuelles commises sur mineur. En effet, il faut parfois plusieurs décennies pour qu’une victime se manifeste et dénonce son bourreau. Pendant ce temps, ce dernier n’est pas du tout inquiété. L’imprescriptibilité en matière civile est donc une solution pour que les victimes puissent obtenir justice.

Comme vient de l’indiquer Annick Billon, cet amendement a été rectifié de sorte qu’il soit précisé, au même article 2226 du code civil, que « les héritiers [de l’auteur de l’agression] ne sont pas tenus par les dettes résultant de cette condamnation ».

M. le président. La parole est à Mme Solanges Nadille, pour présenter l’amendement n° 18 rectifié.

Mme Solanges Nadille. Cet amendement a très bien été défendu. Mes chers collègues, nous avons l’opportunité de repenser les mécanismes à l’œuvre pour qu’aucune victime ne soit laissée de côté. La loi doit s’adapter aux réalités de ceux qui souffrent, et non l’inverse.

M. le président. La parole est à Mme Evelyne Corbière Naminzo, pour présenter l’amendement n° 21 rectifié bis.

Mme Evelyne Corbière Naminzo. Par cet amendement, nous souhaitons l’imprescriptibilité civile des crimes sexuels sur mineur.

Dans une enquête, la Ciivise a révélé que les faits sont prescrits pour 75 % des victimes ayant témoigné. L’abolition des délais de prescription est la demande la plus formulée par ces dernières. Cet amendement constitue une réponse. Dans le corps d’une victime, un crime sexuel n’est jamais prescrit !

Les délais de prescription font partie des obstacles qui empêchent les victimes de violences sexuelles de se reconstruire. Il faut que, à n’importe quelle période, celles-ci aient le droit de porter plainte. Elles mettent parfois des années à comprendre ce qui leur est arrivé.

L’amnésie post-traumatique chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance est fréquente. À leur âge, les enfants sont vulnérables, immatures et ne peuvent pas toujours identifier ce qui leur est arrivé ni comprendre la gravité des actes subis. Aussi, quelque 54 % des victimes de moins de 10 ans sont concernées par des amnésies traumatiques. Ces raisons, ainsi que les menaces ou les manipulations de la part des agresseurs, expliquent que les intéressées mettent des années à porter plainte.

Par ailleurs, l’imprescriptibilité est conforme aux conventions internationales et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans sa résolution 2330 votée le 26 juin 2020, le Conseil de l’Europe préconise de « supprimer le délai de prescription de la violence à caractère sexuel à l’égard des enfants ». Ainsi, en adoptant cet amendement, nous répondrions à une attente de la communauté internationale.

M. le président. La parole est à Mme Mélanie Vogel, pour présenter l’amendement n° 31 rectifié.

Mme Mélanie Vogel. Cet amendement vise, cela a été dit, à rétablir l’imprescriptibilité civile, et non pénale – il est important que nous ayons toutes et tous cette distinction en tête au moment de procéder au vote –, pour les viols et agressions sexuelles sur mineur.

L’intérêt de cette mesure est de permettre à une victime, à n’importe quel moment tant que le préjudice peut être démontré, de se voir reconnue comme telle et d’obtenir réparation. Cela peut donc être le cas jusqu’à la fin de sa vie puisque, la plupart du temps, la démonstration du préjudice subi est possible pour les victimes de viol ou d’agression sexuelle bien au-delà de la prescription pénale.

Je reviens sur un certain nombre d’arguments contre notre proposition. Ils me paraissent un peu fallacieux.

Premièrement, il est vrai que l’imprescriptibilité peut se révéler déceptive, mais pas plus que ne peuvent l’être les délais de prescription actuels : comme nous l’avons dit, les condamnations sont très peu nombreuses. Nous voulons simplement permettre à des personnes, qui ne le peuvent pas pour l’instant, de se tourner vers la justice afin d’obtenir réparation de leur préjudice.

Deuxièmement, les seuls crimes imprescriptibles à l’heure actuelle sont les crimes contre l’humanité. Ce constat vaut en matière pénale ; or nous ne nous situons pas sur ce plan. Par ailleurs, la gravité des faits doit être un critère important pour déterminer le délai de prescription, même si celui-ci ne doit pas être le seul : il faut aussi prendre en compte le quantum des peines, qui garantit la proportionnalité de la réponse en fonction de la gravité des faits, ainsi que la capacité des victimes à porter plainte et à ester en justice.

Troisièmement, un argument me semblait valide : le risque que les héritiers soient tenus par le préjudice. En effet, nous ne voyons pas comment accepter qu’une fille doive réparer un viol commis par son père. Nous avons donc prévu ce cas de figure.

Ainsi, je ne vois pas un grand nombre d’obstacles s’opposant au vote de cet amendement.

M. le président. L’amendement n° 40, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :

Rétablir cet article dans la rédaction suivante :

À la fin du second alinéa de l’article 2226 du code civil, les mots : « prescrite par vingt ans » sont remplacés par le mot : « imprescriptible ».

La parole est à Mme la ministre déléguée.

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. L’amendement du Gouvernement vise à rétablir la rédaction initiale de cet article 1er de la proposition de loi. La question de l’imprescriptibilité ne relève pas de l’affichage : il s’agit de garantir aux victimes que, au moment où elles le pourront, et si elles le souhaitent, elles auront toujours la possibilité de saisir la justice.

À l’argument selon lequel l’imprescriptibilité pourrait avoir un caractère déceptif, je répondrai que, à ce jour, celui-ci se concrétise dans l’impossibilité de saisir la justice. En effet, les règles actuelles de prescription empêchent les victimes de prendre la parole au moment même où elles se sentent capables de s’exprimer.

Par ailleurs, chaque fois qu’il a été question d’allonger les délais de prescription – deux ans, dix ans, trente ans après les faits –, l’argument de la matérialité des faits a été opposé. C’est toute la difficulté en matière de violences sexuelles.

Le cas de Mazan est presque le seul où la matérialité des faits a pu être démontrée. En effet, il existait des enregistrements, notamment vidéo. Je ne pense donc pas que cet argument puisse être retenu. Malheureusement, dans tous les cas de violences sexuelles, nous avons trop peu de moyens de démontrer leur matérialité.

Un sujet nous réunit toutefois autour de cet article 1er : nous placer du côté non pas de l’institution judiciaire, mais des victimes, et leur donner la capacité d’avoir, à l’avenir, accès à la justice. Cet accès leur est refusé actuellement, source pour elles d’une violence supplémentaire.

Je remercie les auteurs des cinq amendements de rétablissement de l’article 1er, ainsi que leurs collègues de groupe, d’avoir rectifié leur rédaction de manière à préciser explicitement, afin de lever toute ambiguïté, que les héritiers ne sont pas tenus au paiement des dommages-intérêts résultant de la condamnation. Ce faisant, ils battent en brèche l’argument principal contre l’imprescriptibilité.

Je retire donc l’amendement du Gouvernement au profit de ces amendements identiques.

M. le président. L’amendement n° 40 est retiré.

L’amendement n° 19 rectifié, présenté par Mmes Nadille et Ramia, M. Rohfritsch, Mme Schillinger, MM. Patriat, Buis et Buval, Mmes Cazebonne et Duranton, M. Fouassin, Mme Havet, MM. Iacovelli, Kulimoetoke, Lemoyne, Lévrier et Patient, Mme Phinera-Horth, MM. Rambaud, Théophile et les membres du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, est ainsi libellé :

Rétablir cet article dans la rédaction suivante :

Le second alinéa de l’article 2226 du code civil est ainsi modifié :

1° Le mot : « vingt » est remplacé par le mot : « trente » ;

2° Est ajoutée une phrase ainsi rédigée : « Dans cette hypothèse, les héritiers ne sont pas tenus par les dettes résultant de cette condamnation. »

La parole est à Mme Solanges Nadille.

Mme Solanges Nadille. Cet amendement de repli vise à porter à trente ans le délai de prescription de l’action civile relative à la réparation de violences sexuelles commises sur mineur. Cette modification permettra d’harmoniser ce délai et celui de l’action pénale, pour les mêmes raisons que celles qui ont été défendues précédemment. Je vous invite donc à voter en sa faveur.

M. le président. Les trois amendements suivants sont identiques.

L’amendement n° 5 rectifié est présenté par Mme Billon, M. Iacovelli, Mme Antoine, M. J.M. Arnaud, Mme Belrhiti, MM. Bilhac et Bonneau, Mme Bourcier, MM. Canévet et Capo-Canellas, Mmes L. Darcos et de La Provôté, M. Delcros, Mmes Devésa, Drexler, Duranton, Gacquerre, Gosselin et Guidez, M. Henno, Mmes Herzog, Housseau, Jacquemet et Jacques, MM. Lafon, Laugier et Levi, Mme Loisier, MM. Maurey et Menonville, Mmes Nédélec, Patru et Perrot, MM. Pillefer et Pointereau, Mme O. Richard, M. Rochette, Mme Romagny, M. Roux, Mme Saint-Pé, M. Savin et Mmes Sollogoub, Tetuanui et Vermeillet.

L’amendement n° 16 rectifié bis est présenté par MM. Chasseing, Grand, Laménie, Brault et A. Marc, Mmes Lermytte et Paoli-Gagin et MM. Malhuret, H. Leroy, Houpert et Belin.

L’amendement n° 41 est présenté par le Gouvernement.

Ces trois amendements sont ainsi libellés :

Rétablir cet article dans la rédaction suivante :

Au second alinéa de l’article 2226 du code civil, le mot : « vingt » est remplacé par le mot : « trente ».

La parole est à Mme Annick Billon, pour présenter l’amendement n° 5 rectifié.

Mme Annick Billon. Cet amendement de repli vise à allonger le délai de prescription de l’action en responsabilité civile en le portant de vingt à trente ans.

Au pénal, l’action publique pour les crimes de torture, de barbarie et de viol, et pour les délits d’agression sexuelle sur mineur se prescrit par trente ans, à compter de la majorité des victimes. Certaines d’entre elles peuvent donc voir leur agresseur condamné sans obtenir réparation au civil.

L’amnésie dissociative n’a pas pour seul effet de retarder la prise de conscience des violences subies : elle bouleverse complètement la vie des victimes. Leur monde s’effondre. Il faut parfois des années, voire des décennies, avant qu’elles ne se sentent prêtes à s’exprimer et à entamer une démarche judiciaire.

Par conséquent, cet amendement vise à rétablir une forme d’équilibre. Certes, le point de départ des délais n’est pas le même – au pénal, il court à partir de la majorité de la victime ; au civil, il court à partir de la consolidation du dommage –, mais il est juste et logique d’aligner les durées.

Par ailleurs, cet amendement répond à une préoccupation soulevée en commission. Contrairement à l’imprescriptibilité, il permet d’éviter une situation où, au civil, les héritiers d’un agresseur décédé seraient poursuivis à sa place. Avec un délai limité à trente ans, nous écartons le risque d’un contentieux qui se transmettrait sur plusieurs générations.

Je vous propose donc cet amendement de repli qui tend à allonger le délai de prescription au civil.

M. le président. La parole est à M. Daniel Chasseing, pour présenter l’amendement n° 16 rectifié bis.

M. Daniel Chasseing. Cet amendement de repli vise à aligner les prescriptions en matières civile et pénale pour les infractions sexuelles commises sur mineur. Le délai passerait ainsi de vingt à trente ans en matière civile.

La rédaction initiale de la proposition de loi avait pour objet, en son article 1er, de modifier l’article 2226 du code civil afin que, en cas de préjudice causé par des actes de torture et de barbarie ou par des violences et agressions sexuelles commises contre un mineur, l’action civile soit désormais imprescriptible. Nombreuses sont les victimes de préjudices psychiques liés à des violences sexuelles qui souffrent de troubles psychologiques persistants, échappant à toute logique de stabilisation ou à toute visibilité quant à leur caractère permanent.

Afin d’éviter la rigidité d’une procédure lourde et complexe à rouvrir en cas de dépassement des délais, le présent amendement vise donc à fixer la prescription à trente ans, au lieu de vingt, si notre premier amendement n’était pas adopté.

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée, pour présenter l’amendement n° 41.

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. Cet amendement de repli a été déposé dans un souci de cohérence d’ensemble, dans l’hypothèse où les amendements identiques de rétablissement de l’article 1er tendant à établir l’imprescriptibilité civile ne seraient pas adoptés.

En effet, nous plaidons tous pour améliorer la cohérence de la lutte contre les violences faites aux femmes. D’ailleurs, le Gouvernement et l’ensemble des groupes représentés à l’Assemblée nationale et au Sénat se réunissent désormais à cette fin, dans la perspective d’une loi-cadre. Je remercie les groupes pour leur participation.

Aussi, ne serait-ce que par souci de cohérence entre droit civil et droit pénal, il est pertinent et sage d’aligner ces deux délais, à trente ans.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Dominique Vérien, rapporteure. Je tiens à bien préciser que nous parlons d’imprescriptibilité civile. Or les prescriptions qui viennent d’être mentionnées relèvent pour une large part du pénal. Les victimes, dans leur grande majorité, demandent une imprescriptibilité sur ce plan, non pas au civil !

D’abord, je répète une chose dont vous ne pouvez douter, mesdames, messieurs les signataires des amendements : Elsa Schalck et moi, ainsi que toute la commission des lois, sommes viscéralement attachées à la protection des victimes de violences sexuelles, particulièrement lorsqu’il s’agit de mineurs. C’est donc au regard de l’objectif de protection des victimes mineures d’agressions sexuelles que nous avons mené nos travaux.

Nous avons abouti à une conclusion identique à celle de l’Assemblée nationale, mais différente des vôtres. Ainsi, même si, à titre personnel, je mets ces deux propositions sur des plans différents, la commission a écarté tant l’allongement du délai de prescription que l’imprescriptibilité en matière civile. Permettez-moi de vous en expliquer humblement les raisons.

Pour bien montrer la différence avec le pénal, je commence par l’augmentation à trente ans du délai de prescription civile, qui est portée par plusieurs amendements de repli et que nous avons nous-mêmes envisagée durant nos travaux.

La commission ne juge pas que l’action en réparation civile soit plus favorable que l’action publique pour de telles infractions.

En premier lieu, vous affirmez dans vos argumentaires qu’il est plus facile d’apporter la preuve devant le juge civil. Or ce dernier ne dispose pas des moyens d’enquête du juge pénal : la charge de la preuve pèse donc sur la victime, qui doit prouver le fait générateur, le dommage et le lien de causalité entre les deux.

Ainsi, la vie d’une personne en souffrance en raison d’un viol survenu trente ou quarante ans auparavant sera fouillée. En effet, puisque énormément de choses se sont passées entre-temps, l’homme responsable du viol – dans la grande majorité des cas, ce sont des hommes – assurera que les nombreux dommages que l’intéressée a subis dans l’intervalle n’ont pas de lien avec le fait d’origine et ne sont donc pas de sa faute. Ce sera donc à la victime de prouver le contraire. Elle ne le fera pas devant le juge puisque la procédure est écrite : celle-ci passe par un échange de lettres entre avocats. Imaginons néanmoins que l’action passe un jour devant le juge : la vie de la personne – j’y insiste – sera entièrement mise à nu.

En deuxième lieu, si un justiciable agit d’abord devant le juge civil, il ne pourra plus saisir ensuite la juridiction répressive, c’est-à-dire pénale. La société n’a aucun intérêt à laisser accroire à une victime qu’elle prouvera plus facilement son préjudice devant le juge civil : si celle-ci est allée devant le juge pénal et n’a pas obtenu réparation pour une autre raison que la prescription – cette personne ne doit pas être âgée de plus de 48 ans dans le cas d’une victime mineure au moment des faits –, autant dire qu’elle aura peu de preuves à apporter au juge civil, ce qui sera source d’une grande déception.

À l’inverse, si l’intéressée n’a pas eu gain de cause en raison de la prescription, cela signifie que le juge pénal a peut-être trouvé une preuve susceptible d’être utilisée au civil.

En troisième lieu, l’action en responsabilité civile repose sur un droit à réparation. Or ce droit se transmet aux héritiers. La solution que vous proposez dans vos amendements – vous les avez corrigés, dans une belle collégialité, sur ce point – ne répondrait en principe qu’à un cas de figure : celui où l’action civile serait engagée contre l’héritier de l’auteur présumé. La solution retenue ne vaudrait donc pas en cas de survie de l’auteur présumé : l’héritier de la victime pourrait toujours agir contre lui.

Vous envisagez ensuite d’apporter une exception majeure au droit des successions, plus particulièrement à l’article 873 du code civil. Celui-ci dispose que « les héritiers sont tenus des dettes et charges de la succession ». Cette exception que vous souhaitez introduire sans le moindre travail législatif préalable – votre proposition nous ayant été soumise deux heures avant la séance, je dois bien avouer que nous n’avons pas pu totalement l’expertiser – nous semble risquée. Nous n’en maîtrisons pas vraiment les effets de bord. Il serait regrettable de faire passer une mesure dont nous ne connaissons absolument pas les conséquences.

Par ailleurs, contrairement à ce que vous avancez, la notion de consolidation est adaptée aux conséquences psychologiques d’une agression sexuelle. Le point de départ du délai est postérieur à la majorité justement du fait de ce lent processus. En réponse à une plaignante ayant, sur des faits qui ont eu lieu dans les années 1970, engagé une première action en 2001 puis s’étant vu, en 2016, opposer la prescription, la Cour de cassation a considéré dans son arrêt du 7 juillet 2022 que la prescription ne valait pas, car la consolidation n’avait pas eu lieu. L’auteur des faits pouvait donc toujours être poursuivi, plus de quarante-six ans après. Je le répète : la prescription au civil survient vingt ans après la consolidation. (Mme Mélanie Vogel et M. Akli Mellouli sexclament.)

Aussi, la commission a écarté l’allongement du délai de prescription civile à trente ans. Nous avons considéré que vingt ans après la consolidation était un délai déjà bien long.

Les conséquences de cette mesure sont tout de même différentes de celles de l’imprescriptibilité civile. La commission a abouti à la décision de rejeter cette dernière, car elle considère qu’il n’y a pas de différence de nature entre les imprescriptibilités pénale et civile. C’est la raison pour laquelle la tradition juridique retient un principe de solidarité de ces prescriptions. Certes, ce principe connaît désormais des exceptions, mais il n’est pas vidé pour autant de sa logique.

J’en veux pour preuve la décision dite Touvier de la Cour de cassation : l’imprescriptibilité pénale est aussi civile, car « lorsque l’action civile est exercée devant une juridiction répressive, elle se prescrit selon les règles de l’action publique ». Là est l’intérêt d’une action pénale : si vous y obtenez réparation, même trente ans après vos 18 ans, vous pourrez toujours poursuivre ensuite au civil.

Le passage du temps entraîne, au pénal et au civil, la même conséquence : les difficultés probatoires, malgré la libération de la parole. Comme nous l’avons entendu dire, la prescription permet que cette libération se fasse plus vite, du fait soit de l’approche de l’échéance, soit du dépassement de cette dernière. Dans ce dernier cas de figure, les personnes savent qu’elles n’enverront personne en prison, mais tiennent à dire ce qu’elles ont sur le cœur.

Personnellement, je considère que l’imprescriptibilité civile n’est pas envisageable, pour de nombreuses raisons. Objectivement, si la victime veut absolument obtenir réparation, la justice restaurative peut s’appliquer, et probablement mieux dans ces affaires que dans d’autres.

La commission émet un avis défavorable sur ces amendements relatifs à l’allongement du délai de prescription et à l’imprescriptibilité, même si, à titre personnel, mon avis diverge selon la solution. (Ah ! sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)

Je suis totalement contre l’imprescriptibilité civile, tout en considérant que l’allongement de vingt à trente ans du délai de prescription n’emporterait pas les mêmes conséquences !

M. Akli Mellouli. Nous n’avions pas compris la différence…

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. L’avis du Gouvernement est favorable sur l’ensemble de ces amendements.

Évidemment, nous souhaitons avant tout que l’imprescriptibilité soit rétablie ; à défaut, je suis favorable aux amendements de repli qui ont été présentés.

Je profite de cet avis pour répondre à trois arguments que j’ai entendus.

Comme Mme la rapporteure, je veux dire au préalable qu’il n’est bien sûr question pour personne ici de remettre en cause d’une quelconque manière l’engagement qui est le nôtre, partagé sur toutes les travées de cet hémicycle, contre les violences sexuelles, et a fortiori contre celles qui sont commises sur des enfants. Nous pouvons avoir des débats juridiques, partager ou non tel ou tel principe, mais cela n’entache en rien notre engagement commun dans ce combat – et c’est tant mieux. Je préfère le préciser pour que les choses soient tout à fait claires.

J’en viens au fond, c’est-à-dire à la question de l’imprescriptibilité en matière civile et de l’articulation entre le civil et le pénal : c’est justement parce qu’il y a extinction de la possibilité de l’action au pénal que l’imprescriptibilité au civil permettrait qu’une action soit engagée, donc qu’un recours au juge reste possible. C’est parce qu’aujourd’hui il existe au pénal une prescription par trente ans qu’ouvrir l’imprescriptibilité en matière civile permettrait, au-delà de ce délai, de dire aux enfants victimes devenus adultes qu’ils ont toujours la possibilité d’accéder au juge, et ce par la voie civile, laquelle est aujourd’hui très peu – trop peu – usitée.

J’y insiste : ouvrir l’imprescriptibilité en matière civile, c’est garantir que, quoi qu’il arrive, on ait toujours une possibilité de recours au juge, quand bien même, au pénal, cet accès serait devenu impossible.

Quant à la consolidation, elle appelle selon moi deux remarques.

Il existe, premièrement, un risque puissant d’inégalité des victimes devant l’accès à cette notion. Pour y accéder, en effet, encore faut-il que les victimes la connaissent et qu’à cet égard elles soient bien conseillées par les avocats. C’est ce que nous disent les victimes qui aujourd’hui sont plaignantes, les associations de victimes et les avocats eux-mêmes : la prise en compte de cette notion de consolidation repose sur une forme d’aléa qui tient à la façon dont la victime est ou non conseillée et bénéficie ou non d’une expertise.

J’ai entendu un argument qui m’interpelle, si je peux me permettre, madame la rapporteure : faute de jamais accéder à la consolidation de son préjudice, la victime bénéficierait en quelque sorte d’une imprescriptibilité de fait. Alors, autant l’écrire dans la loi et garantir une imprescriptibilité de droit !

Mme Dominique Vérien, rapporteure. Non : les conséquences ne sont pas les mêmes.

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. Voilà qui rendrait la loi plus simple, plus lisible et plus claire.

Tels sont les arguments que je souhaitais rappeler : il y a là des principes qui s’entrechoquent fortement.

J’entends que la demande initiale des associations portait sur le pénal. J’assume d’avoir d’emblée, lorsque j’ai déposé ce texte à l’Assemblée nationale, défendu le maintien de l’exception qui existe dans notre droit en matière pénale concernant les crimes contre l’humanité. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’instituer une imprescriptibilité en matière civile. Les associations le comprennent et soutiennent très clairement cette proposition de loi, comme elles l’ont dit à l’ensemble des sénateurs. Arnaud Gallais, fondateur de l’association Mouv’Enfants, que j’ai eu au téléphone encore très récemment, est extrêmement favorable à l’imprescriptibilité civile.

Mme Dominique Vérien, rapporteure. Ce n’est pas ce qu’il nous dit.

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. Encore une fois, il s’agit de garantir aux victimes, tout au long de leur vie, une possibilité d’accès au juge. Cela ne veut pas dire que cette possibilité sera utilisée ; cela veut dire que l’on ne ferme plus la porte aux victimes : on leur garantit un recours possible au juge et peut-être, ce faisant, à la réparation.