Mme Cathy Apourceau-Poly. On avait bien compris !
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton.
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, certains sujets reviennent de manière cyclique dans le débat public et l’on ne s’étonne plus de les voir inscrits à l’ordre du jour de nos travaux. La proposition de loi qui nous réunit aujourd’hui, sur l’initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, en fait évidemment partie.
L’indexation des salaires sur l’inflation qui est proposée est incontestablement une idée populaire chez les Françaises et les Français, comme en témoigne un récent sondage.
Cette idée, qui a bénéficié d’un surcroît de visibilité en 2022 et en 2023 en raison de la forte hausse des prix à la consommation dans un contexte de reprise économique et de tensions sur le marché de l’énergie, n’est bien sûr pas nouvelle.
Dès 1952, l’indexation du salaire minimum interprofessionnel garanti, le Smig, autorise l’introduction de clauses visant le même objectif dans les conventions de branche professionnelle.
Censurées une première fois en 1959, ces clauses ne disparaissent définitivement qu’en 1982 lors du tournant de la rigueur, laissant dans les mémoires le souvenir erroné d’une échelle mobile des salaires dans les entreprises.
La Belgique et certains pays européens se sont par ailleurs dotés de dispositions similaires, sous des formes variées, mais qui demeurent difficilement transposables dans une économie comme la nôtre.
La proposition d’indexer les salaires sur l’inflation ne résiste pas à l’analyse.
Premier risque identifié, celui d’une spirale prix-salaires difficile à contrôler, provoquée par la hausse mécanique des coûts de production pour les entreprises et par sa répercussion sur les prix des biens et des services qu’elles proposent. C’est bien cette spirale qui a conduit le gouvernement Mauroy à y mettre fin en 1982, alors que l’inflation frôlait la barre des 20 %.
Second risque identifié, celui de la capacité des entreprises, notamment des plus petites, à absorber les hausses de salaire et à ajuster leurs coûts en cas de baisse de l’activité. Il est évident que les entreprises n’ont aujourd’hui pas la trésorerie nécessaire pour y faire face. Les risques en matière d’emploi sont réels.
La hausse mécanique des salaires aurait en outre une incidence directe sur la compétitivité des entreprises françaises à l’étranger, pénalisant nos exportations et déséquilibrant un peu plus notre balance commerciale.
En outre, l’augmentation minimale de la valeur du point d’indice dans la fonction publique selon l’évolution de l’inflation que vous proposez par ailleurs aurait un impact direct sur les finances publiques.
Si la hausse du coût du travail dans le secteur privé devait être supportée tant bien que mal par les entreprises, l’indexation du point d’indice dans la fonction publique aurait un coût de plusieurs milliards d’euros par an, qui serait insoutenable dans le contexte que nous connaissons.
Alors que nous devons poursuivre nos efforts pour faire des économies et réduire notre déficit public, nous ne pouvons pas envisager des dépenses aussi importantes.
Quant au dialogue social, il fonctionne dans notre pays. Ne l’affaiblissons pas ! Votre proposition, qui consiste à introduire une revalorisation automatique et aveugle des salaires, reviendrait en effet à nier le rôle des partenaires sociaux en matière d’évolution salariale, madame la sénatrice.
Enfin, vous proposez de conditionner le montant des exonérations patronales dont bénéficient les entreprises en fonction de l’augmentation annuelle des salaires. Nous nous y opposons logiquement, comme nous nous sommes opposés à une hausse du coût du travail pour les bas salaires lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, en raison de ses conséquences prévisibles sur l’emploi.
N’ajoutons pas de la complexité à la complexité, en rendant tout simplement illisible notre politique de soutien à l’emploi.
In fine, bien que nous partagions l’intention du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky de protéger le pouvoir d’achat des salariés et des agents de la fonction publique, cette proposition de loi comporte des risques considérables pour notre économie. Nous ne pouvons les ignorer et il ne nous semble pas justifié de les prendre.
Cherchons des solutions plus adaptées pour soutenir le pouvoir d’achat, mais en nous assurant qu’elles n’aient pas d’incidence sur la compétitivité de nos entreprises et l’équilibre de nos finances publiques.
Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants votera contre cette proposition de loi.
M. le président. La parole est à M. Christian Bilhac. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Christian Bilhac. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous examinons la proposition de loi du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky visant à indexer les salaires sur l’inflation.
Motivée par la forte dégradation du pouvoir d’achat des Français, cette proposition de loi pose deux questions : celle de la préservation de leur niveau de vie, d’une part, celle de la valeur du travail et des salaires, d’autre part.
Sur le terrain, de plus en plus d’offres d’emploi ne trouvent pas preneur, compte tenu du faible niveau de la rémunération proposée. En France, le travail n’est plus attractif.
Les détracteurs de l’indexation des salaires sur l’inflation craignent un effet de spirale inflationniste et redoutent une hausse des coûts de production assortie de la baisse de la compétitivité des petites et moyennes entreprises (PME), des très petites entreprises (TPE), des commerces et de l’artisanat, eux aussi soumis à une concurrence souvent déloyale.
Pourtant, les Français que je rencontre me disent tous la même chose : pour 100 euros dépensés aujourd’hui dans un supermarché, le contenu du caddie se réduit comme peau de chagrin depuis quelques années.
Depuis trois ans, le pouvoir d’achat des Français s’érode sous l’effet de l’inflation. La hausse des prix pèse chaque mois davantage sur les porte-monnaies, sans que les salaires évoluent à la même vitesse.
C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai déposé en 2023 une proposition de loi visant à indexer les salaires et les traitements de la fonction publique sur l’inflation pour soutenir le pouvoir d’achat des Français. À l’époque, on m’a évidemment dit que son adoption aggraverait le déficit de l’État. Je m’aperçois que ma proposition de loi n’a pas été adoptée, mais que le déficit ne s’est pas amélioré pour autant…(Sourires.)
Si le rythme de la hausse des prix ralentit, je rappelle que l’inflation a été de 5,2 % en 2022, de 4,9 % en 2023 et de 1,5 % en 2024. L’effet cumulatif est douloureux pour les Françaises et les Français.
Dans ce contexte, on assiste à la paupérisation de nos concitoyens qui se lèvent le matin pour travailler. Alors que la Banque de France dénombre 600 000 personnes en surendettement en 2024, il est urgent d’envisager tous les leviers disponibles pour garantir la dignité de chacun, sans que les salaires servent de variable d’ajustement.
Indexer les salaires sur l’inflation garantirait aux salariés que leurs efforts au travail ne sont pas dévalorisés. Cela a déjà été indiqué, en Belgique ou au Luxembourg, les salaires sont indexés sur l’inflation, mais il n’y a pas pour autant de spirale inflationniste ou d’emballement économique.
Comme souvent, les avis des membres du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen sont partagés. Pour ma part, je voterai en faveur de la proposition de loi, quand d’autres s’abstiendront. Cette proposition de loi me semble assez raisonnable. Au vu du niveau actuel de l’inflation, elle pourrait entrer en vigueur sans pénaliser l’économie de notre pays. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et CRCE-K, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Brigitte Devésa. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme Brigitte Devésa. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, déjà inquiets pour leur pouvoir d’achat, les Français s’inquiètent de voir le travail ne pas payer assez. Ils ont raison, tant l’inflation est revenue peser sur leur quotidien, depuis 2022.
Il est donc de notre responsabilité collective de répondre à ces préoccupations avec pragmatisme et efficacité, sans pour autant renoncer aux principes d’équilibre économique et de justice sociale.
C’est pourquoi je tiens à remercier ma collègue Cathy Apourceau-Poly, la rapporteure Silvana Silvani et le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky de nous permettre de débattre de l’indexation des salaires sur l’inflation, question que beaucoup de Français se posent légitimement.
Néanmoins, je crois que cette proposition de loi, qui peut sembler pertinente, est alarmante, pour deux raisons.
En premier lieu, son adoption pourrait produire des effets inverses à ceux qu’elle prétend défendre. En second lieu, elle est incomplète.
Dans des pays comme le Luxembourg, Malte, Chypre ou la Belgique, s’il existe un mécanisme d’indexation des salaires sur l’inflation, celui-ci est accompagné de garde-fous permettant d’éviter les effets négatifs évidents qui lui sont associés.
En Belgique, par exemple, des plafonds empêchent ainsi une dérive incontrôlée des salaires et de l’inflation. La loi belge prévoit également des périodes de gel en cas de risque économique majeur.
Dans la proposition de loi qui nous est soumise, aucune de ces précautions n’a été envisagée. Le mécanisme proposé, rigide et généralisé, ne prend en compte ni la diversité des secteurs économiques, ni l’état de nos finances publiques, ni la nécessité d’éviter une spirale inflationniste.
Je m’étonne d’ailleurs qu’alors que nous répétons sans cesse qu’il faut respecter les partenaires sociaux et éviter que la loi vienne tout organiser il soit ainsi proposé de porter atteinte au dialogue social, de légiférer de manière stricte et d’imposer l’indexation. Depuis les années 1950, la loi interdit les clauses d’indexation des salaires sur le niveau général des prix, cette interdiction ayant été confirmée en 1982 par le gouvernement Mauroy.
Le salaire est avant tout un élément de négociation entre employeurs et employés. La loi et l’État n’ont pas vocation à fixer directement l’évolution des rémunérations dans l’ensemble de l’économie.
Certes, il existe un salaire minimum fixé par la loi, le Smic, qui bénéficie d’une revalorisation automatique selon des critères objectifs. Généraliser un tel mécanisme à l’ensemble des salaires reviendrait à nier les réalités propres à chaque secteur, à chaque entreprise et à chaque branche professionnelle.
De plus, l’indexation des salaires sur l’inflation désinciterait fortement la négociation collective. Si les salaires sont automatiquement revus à la hausse, quel rôle pourraient jouer les syndicats et les employeurs pour adapter les rémunérations aux réalités économiques et sociales ?
Mme Céline Brulin. Ils pourraient faire beaucoup de choses !
Mme Brigitte Devésa. Cette proposition excessivement rigide empêcherait la flexibilité nécessaire dans un monde économique en perpétuelle évolution. La concertation et le dialogue doivent prévaloir par rapport à ce dispositif rigide qui ne tient pas compte de la diversité des situations économiques et professionnelles.
Que faire pour le pouvoir d’achat des Français et pour les salaires, me demanderez-vous ? Nous disons la même chose à droite et au centre. Vous nous le reprochez, mais, dans une vision libérale, je l’avoue,…
Mme Cathy Apourceau-Poly. Elle l’avoue !
Mme Brigitte Devésa. … nous essayons en permanence de garantir que l’État ne s’attaque pas au pouvoir d’achat et ne ponctionne pas les salaires par les charges. En effet, entre le brut et le net, les entreprises et les salariés perdent ce qui est prélevé par l’État, pour l’impôt et pour les charges.
Par exemple, l’augmentation de la TVA prévue dans le budget pour 2025 affectera directement le coût de la vie, donc réduira encore davantage le pouvoir d’achat des ménages. Après avoir augmenté la pression fiscale, l’on voudrait maintenant contraindre les entreprises à compenser les effets de ces décisions en les forçant à augmenter les salaires ? Cela ne serait ni cohérent ni juste – d’ailleurs les entreprises ne le feraient pas !
Cela reviendrait à condamner les entreprises à une double peine, alors qu’elles sont déjà confrontées à des charges lourdes, à des réglementations de plus en plus complexes et à un environnement économique incertain.
Nous vivons dans un monde ouvert, dans une économie mondialisée et dans l’Union européenne. L’indexation des salaires ne pourrait être décidée qu’à l’échelon européen, certainement pas à celui des États.
Si je parle de double peine pour les entreprises, je pourrais également le faire pour les Français, car, même si la proposition d’indexation des salaires sur l’inflation paraît intéressante, on n’en présente pas toutes les conséquences !
D’abord, les dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales et des services de l’État augmenteraient, alourdissant les finances publiques. Il y aurait donc une augmentation tant de la dette que des impôts, une double hausse à laquelle les Français sont résolument opposés.
Ensuite, les cotisations et les pensions versées aux retraitées du secteur public augmenteraient mécaniquement, aggravant le déséquilibre des régimes de retraite, ce dont les Français ne veulent pas non plus.
Enfin, sans même parler du risque vicieux d’une alimentation de la hausse des prix à la consommation par la hausse des salaires, les Français dont les revenus reposent davantage sur les primes et les indemnités que sur une rémunération calculée sur le point d’indice seraient désavantagés.
Chers collègues, soyons responsables vis-à-vis des salariés, en leur garantissant un pouvoir d’achat décent et une participation équitable à la richesse produite.
Soyons responsables vis-à-vis des entreprises, en ne leur imposant pas une charge qui pourrait menacer l’emploi.
Soyons responsables vis-à-vis de nos finances publiques, en veillant à ne pas creuser des déficits qui pèseraient demain sur les générations futures.
Pour toutes ces raisons, le groupe Union Centriste soutiendra le vote de la commission des affaires sociales du Sénat, qui, dans sa sagesse, a rejeté le présent texte. (Applaudissements sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Céline Brulin. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme Céline Brulin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de saluer l’excellent travail de notre rapporteure Silvana Silvani. (Applaudissements sur des travées du groupe SER.) Il montre clairement le décrochage qu’ont subi les salaires en France, et son accélération ces dix dernières années.
Deux chiffres illustrent ce constat : entre 2012 et 2022, le salaire réel des salariés a reculé de 10 % et celui des fonctionnaires de 12,5 %. Pourtant, dans le contexte international que tous les orateurs précédents ont évoqué, les entreprises ont maintenu leurs marges à un taux historiquement élevé, notamment en relevant leurs prix.
Indexer les salaires sur l’inflation est donc une question de justice sociale.
C’est aussi une mesure indispensable pour éviter que des professions ne décrochent, elles aussi, en matière d’attractivité. Je pense par exemple aux enseignants, pour lesquels de plus en plus de places ouvertes aux concours de recrutement ne sont pas pourvues. Dans les années 1980, un enseignant en début de carrière gagnait 2,2 fois le Smic ; quarante ans plus tard, un professeur débutant gagne 1,2 fois le Smic.
La déconnexion du point d’indice et de l’inflation en 1983 puis le gel de ce point d’indice durant plus d’une décennie ont eu un effet direct sur la crise de recrutement que nous connaissons aujourd’hui.
Voilà pourquoi il nous semble nécessaire de doter notre économie d’un mécanisme à même de maintenir le pouvoir d’achat de nos concitoyens.
On entend souvent, comme cela vient d’être avancé, qu’un tel mécanisme entraînerait une boucle inflationniste. Pourtant, une étude du Fonds monétaire international – je n’évoque pas Le Capital de Karl Marx ! –, qui se fonde sur l’analyse de la vie économique dans différents pays pendant soixante ans, montre que cette fameuse boucle prix-salaires n’existe pas et qu’il s’agit d’un mythe.
J’entends les inquiétudes concernant le sort des petites entreprises. Sachez que nous y sommes extrêmement attentifs. D’ailleurs, notre proposition de loi vise à maintenir les exonérations de cotisations pour les petites entreprises qui indexeraient les salaires sur l’inflation.
Lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, nous avons débattu de la nécessité de conditionner les exonérations de cotisations à des choix vertueux dans les entreprises. Ce texte en fournit un nouvel exemple.
D’ailleurs, les TPE et PME belges ou luxembourgeoises ne se plaignent pas de l’indexation des salaires sur l’inflation. En effet, le plus souvent, leur vitalité et leur compétitivité sont dues à leurs carnets de commandes, ces mêmes carnets de commandes qui ont l’assurance d’être remplis par un pouvoir d’achat garanti. À l’inverse, aujourd’hui, nous constatons que les salariés se privent, remettent à plus tard ou abandonnent des projets, ce qui a évidemment un impact sur l’activité de nos entreprises.
Enfin, au moment où beaucoup de salariés ont du mal à joindre les deux bouts, à faire face à l’inflation qui galope peut-être un peu moins vite qu’il y a quelques mois, mais qui est toujours bien réelle, comment justifier que les retraites ou les prestations sociales soient indexées sur l’inflation, mais pas les salaires des actifs ?
Certains ont voulu répondre à cette question en désindexant les retraites de l’inflation. On sait ce qu’il est advenu de cette sinistre proposition. Nous, nous y répondons en proposant au contraire d’indexer les salaires sur l’inflation.
Le travail n’est pas seulement une valeur à convoquer dans les discours : c’est une activité productive, d’ailleurs la seule qui produit de la richesse. Il n’est pas incongru que les salariés demandent à vivre dignement de leur travail, voire qu’ils revendiquent une part plus importante de la richesse qu’ils créent que celle qui leur revient aujourd’hui.
Il y va du respect des travailleurs, de la justice sociale et aussi de la pérennité de notre pacte social. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes SER et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Mme Émilienne Poumirol applaudit également.)
Mme Raymonde Poncet Monge. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, après plusieurs pics inflationnistes ressurgit l’exigence d’un retour à l’indexation des salaires, dispositif qui a existé en France jusqu’au tournant de la rigueur.
Dans les pays où cette indexation persiste, comme en Belgique, les salaires réels ont été préservés sans que l’inflation s’emballe. Au mois de mai 2024, l’indice des prix à la consommation harmonisé calculé par Eurostat y était de 3,1, contre 3,5 en Allemagne.
Cette absence d’emballement met à mal l’un des arguments de l’offensive idéologique contre l’échelle mobile des salaires, qui suit d’ailleurs le schéma en trois axiomes qu’Albert O. Hirschman a identifié dans son livre Deux Siècles de rhétorique réactionnaire : l’effet pervers, l’inanité et la mise en péril.
Le premier axiome est l’effet pervers, c’est-à-dire prétendre que tout dispositif proposé par les forces progressistes aboutirait à son résultat opposé : l’échelle mobile des salaires, loin d’être une réponse à l’inflation, en serait le principal moteur du fait d’une boucle prix-salaires.
Non seulement cette thèse ne se vérifie ni en Belgique ni au Luxembourg, mais, comme l’a documenté le FMI dans une étude sur vingt-deux épisodes inflationnistes au cours des cinquante dernières années, seuls trois d’entre eux étaient imputables à cette boucle. La boucle prix-salaires ne se déclenche que dans des circonstances précises, qui ne sont pas réunies dans notre pays et en Europe.
En effet, la boucle inflationniste en France a été causée non pas par les salaires, mais par l’augmentation des taux de marge. Ceux-ci ont alimenté la véritable boucle : la boucle prix-profits. De fait, en 2023, le taux de marge des entreprises françaises a atteint plus de 33 %, poussé par l’énergie et par l’agroalimentaire. Ce dernier secteur a même enregistré un taux de surmarge historique de 48,5 % !
Ces taux de surmarge consolident quarante ans de baisse de la part des salaires dans le partage de la valeur, qui a suivi la fin de l’échelle mobile des salaires. Par conséquent, refuser aux salaires de suivre a minima l’inflation s’explique non par la crainte d’une boucle prix-salaires, mais par un consentement donné à la sécurisation, voire à l’augmentation des taux de marge et à la défense d’une économie de captation des richesses par le capital au détriment des travailleurs.
Le deuxième axiome est l’inanité : une indexation serait inutile, puisque, comme vous l’avez indiqué, madame la ministre, les salaires rattraperaient à la fin l’inflation. À la fin ? Il faudrait donc que les travailleurs consentent pendant des mois, voire pour toujours, à une baisse de leur pouvoir d’achat pour préserver les taux de marge ! De fait, les salaires réels ont baissé, augmentant les inégalités.
Cet argument est en contradiction avec le précédent : si le rattrapage des salaires suit l’inflation, comment expliquer l’absence de la fameuse boucle ?
Le troisième axiome est la mise en péril : l’indexation des salaires ferait courir un danger à la négociation collective. Pourtant, c’est le contraire ! Emboliser des négociations collectives qui visent à éviter le tassement délétère des salaires ou des minima quand ceux-ci ne sont pas indexés reviendrait à appauvrir le dialogue social et à le conflictualiser. Bien plus, cela permet aux entreprises, pour éviter une perte de pouvoir d’achat chez leurs salariés, de se tourner vers des compléments de salaires, non pérennes, qui creusent en outre le déficit de notre sécurité sociale au point de représenter 19 milliards d’euros de perte de ressources.
Ces arguments rhétoriques, véritables invariants de l’idéologie réactionnaire, nous détournent du véritable facteur d’inflation, à savoir la dépendance, que le dérèglement climatique accroîtra, de l’économie européenne à des chaînes mondiales d’approvisionnement. Cette situation plaide en faveur d’une transition écologique nous redonnant autonomie et souveraineté en matière d’énergie et d’agriculture.
Nous voterons donc cette proposition de loi du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky pour plus de justice sociale et écologique. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et CRCE-K. – Mmes Annie Le Houerou et Émilienne Poumirol applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Monique Lubin.
Mme Monique Lubin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain remercie la sénatrice Cathy Apourceau-Poly et le groupe CRCE-K d’avoir déposé la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui. Ce texte, qui vise à indexer les salaires sur l’inflation, a, en effet, le grand mérite de braquer les projecteurs sur une problématique qui n’a, à ce jour, pas trouvé de réponse satisfaisante : garantir l’évolution des salaires en général et plus particulièrement en période de forte inflation, comme celle que nous venons de traverser.
Ne soyons pas naïfs : si beaucoup d’entreprises, notamment les plus grandes, ont, à cette occasion, augmenté les salaires de leurs employés, ce n’est pas le cas de toutes, loin de là !
Lors de telles périodes, les entreprises subissent, impuissantes, l’augmentation des coûts de production liés à ceux de l’énergie et des matières premières. Un certain nombre d’entre elles considèrent alors qu’il leur est impossible d’augmenter les salaires, car cette hausse contribuerait à ronger encore un peu plus leurs marges.
Toutefois, les salariés sont frappés de plein fouet, eux aussi, par les conséquences de l’inflation sur leur vie quotidienne. À ce titre, il n’est pas envisageable de considérer que les salaires – leurs salaires ! – ne soient qu’une variable d’ajustement sur laquelle l’entreprise peut jouer, par opposition aux autres coûts de production sur lesquels elle ne pourrait pas agir.
Je rappelle que, ces dernières années, les gouvernements ont choisi de faire preuve dans leurs politiques économiques d’une foi inébranlable en la bonne volonté des entreprises pour assurer un partage de la valeur équitable. Nous constatons que le compte n’y est pas !
De fait, au mois d’avril 2024, Michelin a lancé une campagne de communication pour annoncer qu’un « salaire décent » serait proposé à tous les employés travaillant sur ses différents sites de production. Cette démarche vient tout droit de la tradition du paternalisme social. La démocratie sociale doit s’émanciper d’un tel type de gouvernance ! Par ailleurs, cet engagement de Michelin ne protégeait visiblement pas ses effectifs des plans sociaux…
Un dispositif universel, garanti par l’État et permettant d’assurer la protection du pouvoir d’achat des salariés, est souhaitable. Pour cette raison, l’article 1er de cette proposition de loi nous intéresse particulièrement. Il pose de fait le principe de l’indexation annuelle des salaires du secteur privé sur le taux prévisionnel d’inflation.
La Belgique a plus spécifiquement inspiré ce mécanisme proposé par nos collègues du CRCE-K. Nos voisins ont ainsi pu développer un système d’indexation, certes, qui est très complexe, car différencié en fonction des branches et des entreprises, mais qui a l’avantage d’être un véritable amortisseur social. Très efficace, il préserve les revenus salariés en cas d’inflation.
L’expérience belge a, par ailleurs, pu faire la démonstration du fait qu’un tel dispositif n’entraînait pas en soi l’enclenchement d’une boucle prix-salaires. Ce dernier point est particulièrement important, puisqu’il constitue l’un des arguments régulièrement avancés pour discréditer la possibilité d’indexer l’évolution des salaires sur celle des prix.
Cette proposition de loi contient, en outre, des mesures permettant l’évolution du traitement des fonctionnaires. À l’article 2, elle tend à instaurer, en effet, l’indexation de la valeur du point d’indice de la fonction publique sur l’évolution du taux prévisionnel de l’indice des prix à la consommation des ménages.
Cette disposition est particulièrement bienvenue, car elle signale le refus d’envisager l’emploi public sous l’unique prisme des déficits publics. Il est ainsi affirmé que les agents sont des employés comme les autres. La question de leur pouvoir d’achat n’est ni moins pressante ni moins légitime que celle du pouvoir d’achat des salariés du privé.
L’État, qui est un mauvais employeur, nous le savons, a pourtant pris de longue date l’habitude de maltraiter ses agents en la matière, à tel point que les revalorisations intervenues ces dernières années dans les différentes fonctions publiques ont été impuissantes à mettre fin au décrochage des salaires entre privé et public.
Des chiffres publiés par l’Insee au mois de décembre 2024, issus des séries longues sur les salaires dans le secteur privé et dans la fonction publique, mettent ainsi en évidence que « le pouvoir d’achat du salaire net moyen a progressé de 4,0 % dans le secteur privé et de 1,4 % dans la fonction publique entre 2012 et 2022 ».
Le journal Alternatives économiques, reprenant également des chiffres de l’Insee parus au mois de septembre 2024, souligne ainsi que, si, en 2022, année marquée par une inflation à 5,2 %, les agents de la fonction publique d’État ont vu leur salaire augmenter de 2,9 % par rapport à 2021, « “le salaire net moyen en euros constants se replie nettement”, de – 2,2 % ».
En imposant la tenue annuelle de négociations sur les salaires à l’échelle des branches professionnelles, l’article 3, semble, lui aussi, très pertinent et en cohérence avec les préoccupations du groupe SER. Pour mémoire, nous avons fait la démonstration, au travers de nos amendements, de nos propositions de loi et de nos résolutions, de notre souci en la matière.
Je pense à la proposition de résolution en application de l’article 34-1 de la Constitution, pour un Grenelle des salaires en France, texte qui a été déposé en 2022 par Thierry Cozic au nom du groupe SER.
Je pense également à la profonde opposition qui fut la nôtre au choix de l’exécutif d’imposer aux syndicats puis aux parlementaires de travailler en 2023 non pas sur la question des salaires, mais sur tous les autres dispositifs de partage de la valeur. Nous avons beaucoup insisté, à l’époque, sur le fait qu’il s’agissait pour la majorité d’alors de grignoter à bas bruit le salaire socialisé.
Par ailleurs, « l’objectif d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », qui doit avoir toute sa place dans les négociations annuelles sur les salaires, est réaffirmé à l’article 3. Il y est aussi précisé qu’« aucun minimum de branche ne [doit être] fixé en dessous du salaire minimum de croissance ». Nous soutenons pleinement ces mesures.
Indépendamment des dispositions portées par le groupe CRCE-K, nous devons nous pencher sur d’autres enjeux pour répondre aux problématiques soulevées par ce texte. Quelle est notre définition de la valeur travail ? Comment améliorer le partage des fruits de ce dernier ? Comment protéger le pouvoir d’achat des salariés dans les très petites entreprises ? Repenser les modalités des négociations annuelles obligatoires s’impose, par conséquent.
Si toutes les questions autour du travail relèvent, à mon sens, d’un projet de loi qui ne viendra probablement pas de ce gouvernement, l’auteure de cette proposition de loi ouvre des pistes à explorer et lance un débat que nous espérons fécond. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain votera donc en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST.)