M. Emmanuel Capus. Bien sûr que non…
Mme Cécile Cukierman. Chers collègues, je vois que vous souriez, mais sachez que je n’oserai vous renvoyer les arguments que vous pouvez vous-mêmes utiliser sur les motions ! Je n’oserai affirmer que la difficulté que pose l’examen de ce texte aujourd’hui trouve peut-être son origine dans des événements qui se dérouleront ce week-end… Je n’oserai soutenir que, en déposant cette motion de renvoi en commission, vous cherchez tout simplement à rendre service au Gouvernement, en enterrant ce projet de loi et en empêchant son examen par le Sénat ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
MM. Daniel Fargeot et Loïc Hervé. Pas du tout !
Mme Cécile Cukierman. Vous pouvez sourire, mais cette motion de renvoi en commission n’est pas à la hauteur du débat serein et approfondi que nous devons avoir et que nous aurons.
M. Loïc Hervé. On est loin d’un débat !
M. Emmanuel Capus. On ne débat pas du Canada sur un coin de niche !
Mme Cécile Cukierman. J’invite donc l’ensemble de nos collègues à ne pas la voter. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
Pour vous avoir écouté, monsieur le ministre, je tiens à rassurer mes enfants : quel que soit le résultat du vote de ce jour, ils auront toujours, le dimanche matin, du sirop d’érable sur leurs pancakes. (Sourires.)
Je veux ensuite vous rassurer vous-même : quel que soit ce résultat, et même si celui-ci est très important, les commémorations du Débarquement auront bien lieu, car notre histoire mérite mieux que la question du vote qui interviendra ce matin au Sénat ! (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER, GEST et Les Républicains. – M. Henri Cabanel applaudit également.)
Je tiens également à rassurer nos collègues qui siègent au sein des groupes d’amitié France-Canada et France-Québec : il va de soi que les coopérations se poursuivront.
Contrairement à ce qui a pu être dit, notre groupe n’incite pas au repli de la France sur elle-même ; nous défendons simplement une agriculture forte, au service des paysans et d’une alimentation saine pour toutes et pour tous ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K, ainsi que sur de nombreuses travées des groupes SER et Les Républicains. – M. Henri Cabanel applaudit également.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a émis un avis défavorable sur cette demande de renvoi,…
M. Loïc Hervé. C’est bien dommage !
M. Pascal Allizard, rapporteur. … considérant que repousser l’examen de ce projet de loi serait contraire aux positions exprimées par le Sénat à ce sujet.
Rappelons, en effet, monsieur le ministre, que, le 15 avril 2021, notre assemblée a adopté, à la quasi-unanimité, par 300 voix pour et aucune contre – le groupe Union Centriste avait d’ailleurs voté unanimement pour –, une résolution invitant le Gouvernement à envisager la poursuite de la procédure de ratification du Ceta.
Plus récemment, dans leur rapport d’information intitulé Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, nos collègues Sophie Primas, Amel Gacquerre et Franck Montaugé recommandaient, à juste titre, la ratification systématique des accords commerciaux mixtes, à commencer par le Ceta, par les Parlements nationaux.
Mes chers collègues, comment pourrions-nous justifier que le Sénat refuse aujourd’hui de se prononcer au seul motif qu’il y aurait un risque de rejet ? De fait, l’enjeu est là… Comment pourrions-nous justifier que nous préférons continuer à appliquer la quasi-totalité de cet accord sans validation par le Parlement ?
Adopter cette motion de renvoi en commission reviendrait tout simplement…
M. Emmanuel Capus. À travailler ?
M. Pascal Allizard, rapporteur. Nous avons travaillé, mon cher collègue !
Adopter cette motion, disais-je, reviendrait tout simplement à refuser l’obstacle, alors que nos concitoyens attendent justement de notre assemblée qu’elle prenne position en conscience et en responsabilité.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Vous avez eu cinq ans pour travailler !
M. Pascal Allizard, rapporteur. De plus, l’argument selon lequel l’inscription de ce texte dans une niche parlementaire ne permettrait pas un examen en profondeur n’est pas recevable.
J’estime, pour ma part, que, avec plus de cinq ans, nous avons disposé d’un délai raisonnable, et que j’ai pu travailler en lien étroit avec mon collègue de la commission des affaires économiques.
Même s’il n’a jamais été inscrit à notre ordre du jour, ce projet de loi de ratification a tout de même été transmis au Sénat le 23 juillet 2019 ! Je crois sincèrement que cela a largement laissé à chacune et à chacun le temps de s’intéresser à son contenu.
Par conséquent, je vous invite, mes chers collègues, à rejeter cette motion de renvoi en commission, afin de poursuivre nos débats. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, CRCE-K et SER.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Franck Riester, ministre délégué. Sagesse. (Exclamations amusées sur les travées des groupes CRCE-K et Les Républicains.)
MM. Mathieu Darnaud et Stéphane Ravier. Courage, fuyons !
M. le président. La parole est à M. Louis Vogel, pour explication de vote.
M. Louis Vogel. Le Ceta est entré en vigueur à titre provisoire depuis 2017, et les chiffres de notre commerce extérieur prouvent incontestablement qu’il nous est favorable.
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. Louis Vogel. Depuis 2019, année au cours de laquelle le projet de loi a été déposé, le monde a beaucoup changé. C’est pourtant du même texte que nous discutons aujourd’hui, dans le cadre d’une niche parlementaire.
Que souhaitons-nous obtenir par un vote négatif ?
Remettre en cause le futur accord du Mercosur ? Ce projet est totalement disjoint du Ceta et de la discussion que nous avons aujourd’hui.
Obtenir de meilleures garanties lors d’une éventuelle rediscussion de l’accord ? Lesquelles ? Et avec quels alliés en Europe ?
Je vous le redis, mes chers collègues : en votant contre le Ceta, nous remettrions en cause un accord qui est considéré, dans de nombreux secteurs économiques, comme indispensable et bénéfique pour l’Europe.
M. Emmanuel Capus. Évidemment !
M. Louis Vogel. En votant contre le Ceta, nous affaiblirions la position française dans toute future négociation commerciale.
En votant contre le Ceta, nous remettrions en cause nos relations avec un allié historique qui ne nous a jamais fait défaut.
Je constate aujourd’hui que les conditions permettant la tenue d’un débat parlementaire ne sont pas réunies. Il est donc urgent que le texte soit renvoyé à la commission pour qu’un vrai débat ait lieu, comme nous l’avons demandé.
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. Louis Vogel. En conséquence, le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera cette motion de renvoi à la commission présentée par le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDPI et UC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour explication de vote.
M. Emmanuel Capus. La voix de la sagesse !
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Je rappellerai quelques éléments de calendrier.
Dix-sept États de l’Union européenne ont d’ores et déjà ratifié le Ceta. Dans les dix autres États, la procédure de ratification est en cours, et tout porte à croire que celle-ci ne sera pas bouclée dans les prochaines quarante-huit heures.
Notre assemblée peut donc utiliser davantage de temps pour conduire un travail de fond. Je ne méconnais pas, tant s’en faut, le travail qui a été mené par le rapporteur et par le rapporteur pour avis depuis la transmission du texte. Pascal Allizard a évoqué hier, lors des travaux de la commission, les nombreuses auditions qui ont été réalisées.
Cependant, nous devons conduire ce travail tous ensemble. Compte tenu de la sensibilité du sujet, chacun doit pouvoir être éclairé. Au-delà du travail des rapporteurs, nous devons pouvoir nous aussi mener un certain nombre de travaux d’actualisation.
Je crois que le Parlement n’aura jamais disposé d’autant d’éléments d’information sur un projet de loi de ratification d’un accord commercial que lorsque le présent texte a été examiné par l’Assemblée nationale en 2019 – je pense notamment à l’étude du Cepii, aux études des inspections sur les filières agricoles ou encore au plan d’accompagnement que le Gouvernement avait mis en place.
Plusieurs années s’étant écoulées depuis, nous pouvons demander l’actualisation de l’ensemble de ces éléments et mener ces travaux supplémentaires sans entraver la poursuite des ratifications, en France comme dans d’autres États membres.
Telle est la raison pour laquelle le groupe RDPI s’associera à la demande de renvoi à la commission du groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et UC.)
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour explication de vote.
M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le ministre, nous ne nous associerons pas à la motion de renvoi en commission de nos amis centristes.
M. Loïc Hervé. C’est bien dommage !
M. Bruno Retailleau. Je veux profiter des quelques minutes dont je dispose pour répondre au ministre.
Monsieur le ministre, alors que vous avez été ministre chargé des relations avec le Parlement et que vous connaissez l’esprit du Sénat, vous avez tenu des propos caricaturaux et vous n’avez cessé de nous donner des leçons.
Vous nous avez, d’abord, donné des leçons de cohérence. Mais où est votre cohérence lorsque des ministres ou des parlementaires, debout sur des bottes de paille et la main sur le cœur, promettent aux agriculteurs que plus jamais les termes de l’échange ne seront déséquilibrés, que plus jamais nous n’autoriserons l’importation de molécules ou de pratiques que nous interdisons en France ?
M. Emmanuel Capus. Philippe de Villiers…
M. Bruno Retailleau. En 1994 – j’étais alors député –, j’avais refusé de voter l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), car j’estimais que cet accord conduirait à la désindustrialisation. Aujourd’hui, nous en voyons l’étendue, comme nous observons la paupérisation de la classe moyenne et de la France périphérique.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Exactement !
M. Bruno Retailleau. Vous nous avez, ensuite, donné des leçons de libéralisme. Mais qui êtes-vous pour nous donner des leçons de libéralisme quand la dépense publique atteint 58 % de PIB ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Qui êtes-vous pour nous donner des leçons de libéralisme lorsque votre gouvernement est comptable de près de 900 milliards de dettes depuis 2017 ?
Vous nous avez, enfin, reproché d’instrumentaliser les élections européennes. Les accords de libre-échange relèvent certes de la compétence exclusive de l’Union européenne, mes chers collègues, mais aujourd’hui, le monde a changé ! La notion de souveraineté a pris de l’importance. Nous devons notamment tenir compte de ce qui s’est passé durant la crise du covid-19.
Que chacun balaie devant sa porte, monsieur le ministre. Les élections européennes ne font-elles pas l’objet d’une instrumentalisation au plus haut niveau de l’État, pour faire naître la peur ?
M. Fabien Gay. Très bien !
M. Bruno Retailleau. Nous ne voterons pas cette motion, mes chers collègues. Cependant, comme l’a indiqué notre collègue Daniel Fargeot, nous n’en serions pas là aujourd’hui si le Parlement avait été respecté. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, SER, GEST et CRCE-K. – M. Henri Cabanel et Mme Nadia Sollogoub applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Didier Marie, pour explication de vote.
M. Didier Marie. Puisqu’il nous est permis de le faire, je tiens à expliquer notre vote sur cette motion de renvoi à la commission.
Il a fallu dix ans de négociations pour aboutir à un accord, en 2016. Durant ces dix années, les parlementaires ont eu la possibilité de s’intéresser à cet accord, même si ce fut difficilement – je rappelle l’opacité qui en a entouré les négociations : pour en préserver la discrétion, nous devions nous rendre dans une pièce fermée, sans téléphone, sans bloc-notes, sans stylo… Malgré cette opacité, nous avons tout de même pu observer la manière dont cet accord se construisait.
Ont suivi quasiment sept ans de mise en œuvre. Si certains, à ce jour, louent les avantages du Ceta, nous faisons partie de ceux qui voient ses inconvénients.
M. Jean-Pierre Grand. Vous étiez pour, à l’époque !
M. Didier Marie. Cinq ans après l’examen du texte par l’Assemblée nationale – rappelons que celui-ci a duré plus de dix heures ! –, nous n’en avons toujours pas été saisis par le Gouvernement.
M. Emmanuel Capus. Vous auriez pu l’inscrire à l’ordre du jour ! Merci, les communistes…
M. Didier Marie. Le renvoi en commission n’est pas acceptable : après avoir, tous ensemble, sur l’ensemble des travées, demandé, durant des années et des années, que le Sénat puisse examiner le Ceta, nous ne pouvons refuser cette occasion au moment où elle nous est offerte !
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain appelle donc naturellement à voter contre la motion. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
M. Loïc Hervé. Quel dommage !
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1 rectifié bis, tendant au renvoi à la commission.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable et que le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 158 :
Nombre de votants | 344 |
Nombre de suffrages exprimés | 337 |
Pour l’adoption | 106 |
Contre | 231 |
Le Sénat n’a pas adopté. (Applaudissements sur des travées des groupes CRCE-K et Les Républicains.)
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Didier Marie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Didier Marie. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier nos collègues du groupe CRCE – K de nous donner l’occasion de nous prononcer sur le Ceta.
Vous auriez pu, vous auriez dû inscrire ce texte à notre ordre du jour, monsieur le ministre. Mais, sept ans après son entrée en vigueur et cinq ans après son adoption par l’Assemblée nationale, nous attendions toujours, malgré nos demandes réitérées et vos engagements. Vous avez commis un véritable déni de démocratie.
Nous vous appelons donc solennellement, monsieur le ministre, à ne pas prolonger ce mauvais traitement, en permettant que la navette parlementaire se poursuive, et, en cas de rejet du Ceta, à le notifier à la Commission européenne, par respect pour nos institutions et pour nos concitoyens.
J’en viens au contenu de l’accord.
La Commission européenne, relayée par le Gouvernement, met en avant, dans sa communication, une évolution importante des échanges, en omettant de préciser qu’il s’agit d’une augmentation en valeur non retraitée de l’inflation, ce qui diffère sérieusement de l’évolution en volume, estimée par Eurostat à seulement 0,7 point entre 2017 et 2022, attestant l’effet marginal de l’application provisoire du Ceta.
De même, les partisans de l’accord soulignent l’évolution de secteurs d’activité, qui profiteraient de la disparition des barrières tarifaires, comme le textile, les vins et spiritueux ou les fromages, mais ces secteurs restent marginaux dans notre balance commerciale.
On essaie aussi d’apaiser les craintes de nos agriculteurs sur les importations de viande bovine, le Canada n’ayant quasiment pas utilisé ses quotas. Devons-nous cependant être rassurés quand les animaux sont nourris avec de la farine animale, que le Canada a obtenu des dérogations aux normes européennes sur la décontamination des carcasses et que les audits de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de l’Union européenne concluent qu’il n’existe aucune garantie quant à la non-utilisation d’antibiotiques activateurs de croissance ?
Le Canada a négocié ses quotas de manière notamment à pouvoir les utiliser le jour où les marchés américains ou asiatiques s’amoindriront. Je ne développe pas davantage sur le volet agricole, sur lequel mon collègue Jean-Claude Tissot reviendra.
Outre les barrières tarifaires et non tarifaires, cet accord porte sur un large champ d’intervention, incluant notamment la libéralisation des services publics, jusqu’alors protégés.
Le Ceta est, par ailleurs, en totale contradiction avec nos engagements environnementaux. Alors que l’article 2 de l’accord de Paris engage les pays signataires à limiter l’extraction et le commerce d’énergies fossiles par des restrictions d’importations, ces derniers représentent 40 % des échanges visés par l’accord.
Parmi les vingt secteurs d’activité dont l’exportation progresse le plus, on trouve les véhicules, les produits chimiques, le pétrole issu des sables bitumineux, le fer, l’acier, les matières plastiques, l’engrais, les minerais, l’aluminium, les services de transports, autant de secteurs d’activité qui contribuent à des émissions massives de gaz à effet de serre et sont fortement carbonés. Nous sommes loin de l’image idyllique que l’on nous présente…
Si l’accord de Paris et la protection de l’environnement sont évoqués dans la déclaration interprétative, rien ne les rend opposables ni juridiquement contraignants.
En outre, le Ceta ne prévoit ni clause miroir pour protéger notre agriculture, ni référence explicite au principe de précaution, ni veto climatique.
La commission d’évaluation de l’impact du Ceta, dite commission Schubert, mandatée par le Gouvernement, avait pourtant alerté dès 2017 sur ces différents points. Six ans plus tard, les résultats l’attestent : les promesses du Gouvernement d’éviter ces effets négatifs se sont évaporées.
La commission Schubert avait aussi alerté sur la création d’une coopération réglementaire, dont elle précise, dans son rapport, qu’elle est « la plus préjudiciable à l’autonomie des parties contractantes dans l’élaboration de leur réglementation ».
Rappelons-le, l’accord a pour finalité d’éliminer les obstacles au commerce et aux investissements en instaurant la prééminence du droit commercial sur tous les autres, devant la protection de l’environnement, devant la protection des consommateurs et devant la protection des travailleurs.
Alors que plus de 90 % des dispositions du Ceta sont appliquées, nous sommes appelés à ratifier cet accord de caractère mixte, car il inclut un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États.
Cela constitue, à nos yeux, un outil supplémentaire pour que les multinationales puissent contester et peser sur les décisions des États qui souhaiteraient instaurer des normes environnementales et sociales plus protectrices. Ce système, s’il était validé, leur permettrait d’attaquer les États ou l’Union européenne dès qu’elles considéraient qu’une réglementation nuirait à leur activité. Même si les États ne seront pas contraints de modifier leur réglementation, cela représente une menace, a priori, sur l’édiction des normes, et, a posteriori, sous la forme de dommages et intérêts exorbitants.
Enfin, dernière incongruité, la France vient de sortir du traité sur la Charte de l’énergie, qui protège les investissements dans les énergies fossiles. Or le Ceta octroie à ces investissements une protection juridique de même nature que le traité, en assortissant celle-ci d’une clause de survie de vingt ans.
Après sept ans de mise en œuvre, le bilan de la mise en œuvre provisoire de l’accord permet de dresser un tableau en demi-teinte pour le commerce, et clairement négatif pour l’environnement. Il pèse sur nos normes, et serait plus dangereux encore si les dispositions relatives à la protection des investissements étaient adoptées.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat appelle donc à son rejet, et plus largement, à un moratoire sur l’ensemble des accords de libre-échange en cours de négociation ainsi qu’à une révision de notre logiciel en matière d’échanges commerciaux. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
M. le président. La parole est à M. Laurent Duplomb.
M. Laurent Duplomb. Mes chers collègues, j’espère vous éclairer par cette nouvelle prise de parole.
Autoriser la ratification de cet accord avec le Canada, c’est ouvrir à la voix l’accord avec le Mercosur.
M. Emmanuel Capus. C’est l’inverse !
M. Laurent Duplomb. Je vois, en effet, dans ces deux accords, un même modèle de production.
L’image que nous avons de l’agriculture canadienne est souvent tronquée par une image bucolique du Québec, dont il est vrai que l’agriculture ressemble assez à la nôtre. Toutefois, les produits agricoles visés par le Ceta, que ce soit les 100 000 tonnes de blé, les 8 000 tonnes de maïs doux, les 75 000 tonnes de viande de porc ou encore les 48 000 tonnes de viande de bœuf, sont, en réalité, issus d’une tout autre agriculture.
Loin des standards européens et français, l’agriculture du centre du Canada, de l’Alberta par exemple, est jumelle de celles du Brésil, de l’Argentine ou des États-Unis, aux antipodes de notre modèle d’exploitation familiale.
Plus de quarante molécules chimiques sont autorisées au Canada alors qu’elles sont interdites au sein de l’Union européenne, monsieur le ministre. L’atrazine, interdite en France depuis 2003, y est toujours utilisée. L’oxyde d’éthylène, que j’évoquais dans un rapport d’information intitulé Défaillance des contrôles aux importations : l’exemple du sésame et qui est interdit en France depuis 1991, est encore autorisé au Canada. Il serait d’ailleurs judicieux de mesurer le taux d’oxyde d’éthylène sur les graines de moutarde canadiennes…
Au surplus, un grand nombre de molécules autorisées chez nous avec des restrictions d’usage peuvent être utilisées de façon différente au Canada !
Vous avez parlé des lentilles vertes du Puy, monsieur le ministre. Le glyphosate, par exemple, est utilisé de façon récurrente pour accélérer la maturité des lentilles au Canada, jusqu’à quatre jours avant la récolte. L’Europe interdit cette pratique.
Nous avons pourtant accepté, en 2012, de faire passer la limite de résidus de glyphosate sur les lentilles canadiennes de 0,1 à 10 microgrammes par kilogramme, soit cent fois plus, alors que les Canadiens eux-mêmes, pour leur propre consommation, se limitent à 4 microgrammes par kilogramme.
M. Ian Brossat. Très bien !
M. Laurent Duplomb. Aujourd’hui, une lentille sur trois consommée en Europe est importée du Canada et, grâce au Ceta, elle pourra contenir jusqu’à 10 microgrammes de glyphosate au kilogramme et sera exemptée de droits de douane !
Au Canada, les bovins sont engraissés dans des feedlots de plus de 30 000 têtes, sans traçabilité, sans identification individuelle de l’animal, sans garantie sur la qualité indemne du cheptel, comme cela existe en France. La logique qui prévaut est de s’affranchir des règles sanitaires contraignantes tout au long de la vie de l’animal et d’effacer le risque sanitaire en fin de cycle, à l’abattage, par la décontamination des carcasses à l’acide.
Au Canada, quatre usines concentrent 91 % de l’abattage de bovins. Les conditions du transport d’animaux vivants sont très différentes des nôtres. Cela démontre, une fois de plus, et si besoin en était, qu’il s’agit d’un tout autre modèle.
En Europe, la durée du transport de bovins est limitée à quatorze heures – la Commission européenne a d’ailleurs proposé d’abaisser cette durée à neuf heures –, et les camions doivent être équipés de ventilateurs et d’abreuvoirs. Au Canada, les animaux parcourent des milliers de kilomètres, parfois durant trente-six heures d’affilée, et sans eau !
Il faut bien comprendre que toutes ces contraintes pèsent sur la compétitivité de nos productions, qui se trouvent mises en concurrence avec des produits importés qui y échappent. Cette concurrence déloyale est mortifère pour notre souveraineté alimentaire et notre économie.
Contrairement à ce que vous prétendez, monsieur le ministre, le risque est grand pour notre élevage français et européen : 67 000 tonnes de viande, qui pourraient bien n’être que des pièces de qualité, comme l’aloyau, équivalent à 600 000 bovins, soit le cheptel perdu en France depuis dix ans. C’est loin d’être un détail !
Après que les agriculteurs de toute l’Europe, et notamment en France, ont manifesté pour nous faire prendre conscience que nous marchions sur la tête, comment ne pas s’interroger ? Comment vos collègues ministres de l’environnement et de l’agriculture peuvent-ils continuer de chanter, matin, midi et soir, qu’il faut « changer de modèle » et promouvoir « une agriculture plus agroécologique », alors que notre agriculture est déjà, par comparaison, très verte ? Comment accepter, renoncement après renoncement, de faire la part belle aux importations de modèles totalement opposés ?
Mme Cécile Cukierman. Exactement !
M. Laurent Duplomb. Après sept ans, on le voit bien, les Canadiens ne veulent pas changer de modèle. Loin de s’en cacher, ils nous le disent : « Nous avons le droit de réglementer dans notre pays souverain de la manière que nous jugeons appropriée et adaptée à notre environnement local. » Tout est dit !
Mes chers collègues, actons notre désaccord avec ce texte, et rejetons l’article 1er, qui ratifie le Ceta.
J’y insiste, ce rejet ne serait en rien un acte hostile à l’égard de nos alliés et amis canadiens. (Protestations sur les travées des groupes RDPI, INDEP et UC.) Je proposerai d’ailleurs, avec le rapporteur Pascal Allizard, de voter sans modification l’article 2, qui autorise la ratification de l’accord de partenariat stratégique.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Laurent Duplomb. Nous réaffirmerons ainsi nos liens si importants avec le Canada, dans le respect de nos producteurs français et européens. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et CRCE-K, ainsi que sur des travées du groupe SER. – Mmes Anne-Catherine Loisier et Nadia Sollogoub applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.
M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce n’est pas pour rien que la gauche socialiste, emmenée par un certain François Hollande, a soutenu le Ceta. Le libre-échange avec l’extérieur de nos frontières est, en effet, l’ennemi de la libre entreprise à l’intérieur.
La Commission von der Leyen, fidèle à celle de Juncker, cherche à libéraliser les échanges à l’extérieur de l’Union, tout en submergeant de contraintes les entrepreneurs des mêmes secteurs européens et français.
Pour nos paysans, cela revient à moins de compétitivité pour plus de compétition. La mondialisation économique heureuse n’existe pas : il y a des gagnants et des perdants. Nous sommes des perdants consentants !
Non seulement vous avez fait de nous des cocus, mais vous exigez, en plus, que nous soyons contents, monsieur le ministre. J’en veux pour preuve que le Ceta supprime 98 % des droits de douane sur les importations canadiennes, quand, dans le même temps, le Pacte vert européen ajoute soixante-quinze lois pour administrer l’agriculture à la parcelle près. Dans ce contexte, le méga-éleveur canadien est un concurrent déloyal pour le paysan français.
La transition écologique de Bruxelles est une transition du déficit. Depuis la mise en œuvre partielle du traité en 2017, le déficit commercial de la France avec le Canada s’établit non pas à 23 millions, mais à 48 millions d’euros selon le rapport pour avis de la commission des affaires économiques du Sénat, qui date d’il y a à peine une semaine.
Ratifier cet accord reviendrait à aggraver cette situation.
Un échange sans réciprocité n’est pas un libre-échange. Pendant que nos agriculteurs sont surveillés par drone et visités par les agents armés et impitoyables de l’Office français de la biodiversité, une simple attestation sur l’honneur exempte l’exportateur canadien de tout contrôle et de droits de douane.
Pourtant, au Canada, le bœuf est engraissé dans des fermes industrielles aux milliers de vaches, sans traçabilité. Il est nourri aux farines animales, les mêmes qui causèrent la vache folle. Des antibiotiques peuvent être utilisés comme activateurs de croissance.
L’accord prévoit ainsi que 65 000 tonnes de viande de piètre qualité pourront inonder notre marché – autant de viande de qualité que nos éleveurs bovins ne vendront plus !
Le Ceta, c’est aussi la mise en concurrence déloyale des paysans céréaliers.
Ceux-ci subiront, d’abord, l’importation en masse de colza génétiquement modifié. Je rappelle que 41 substances phytosanitaires actives interdites dans l’Union européenne sont autorisées au Canada. Les perdants seront notamment les filières du maïs doux, des légumineuses et de la moutarde.
Par les nombreux accords de libre-échange, notamment les accords signés avec le Mercosur et la Nouvelle-Zélande, vous court-circuitez les circuits courts, monsieur le ministre !
Le refus de la ratification du Sénat sera, pour nous, le refus de ce libre-échange kolkhozien par lequel l’agriculteur n’est plus qu’un ouvrier de la Commission européenne, devenue maîtresse des cheptels et des moissons.
Nous voulons des barrières douanières qui protègent la libre entreprise sur notre sol et garantissent que nous mangions du poulet du Maine plutôt que d’Ukraine, des pommes d’Occitanie plutôt que du Chili, du bœuf de Lozère plutôt que de Vancouver : la Corrèze avant le Zambèze, mes chers collègues, encore et toujours ! (Exclamations.)
Nous voulons une Europe puissance plutôt qu’une Europe nuisance qui sacrifie l’agriculture sur l’autel de la concurrence, qui n’est pas libre et qui est faussée.
Mes chers collègues, préservons notre modèle agricole et notre souveraineté alimentaire en votant contre ce funeste projet de Ceta ! (Protestations sur les travées du groupe INDEP, ainsi que sur des travées du groupe UC.)