M. le président. La parole est à M. le ministre délégué chargé des comptes publics.
M. Thomas Cazenave, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Madame la sénatrice Martin, d’abord permettez-moi de partager votre constat sur la situation des départements. Ils font face à ce qu’on appelle un effet ciseaux, que vous avez bien décrit, c’est-à-dire des dépenses qui augmentent et des recettes qui connaissent des difficultés. Vous avez cité les DMTO, qui baissent de 20 % environ. Certains départements sont en situation difficile – j’insiste sur le mot « certains » parce que la situation est très hétérogène –, et ils maintiennent leur niveau de trésorerie.
Face à cela, le budget pour 2024 prévoit un certain nombre de mesures que je tiens à rappeler pour expliquer comment nous nous tenons aux côtés des départements pour ne pas les laisser seuls face à leurs difficultés.
D’abord, ils bénéficient désormais, dans le cadre de la réforme de la taxe d’habitation, d’une fraction de TVA, qui est un impôt dynamique, ce qui leur procure 250 millions d’euros de recettes supplémentaires.
Ensuite, vous le savez, il existe un fonds de sauvegarde pour les départements le plus en difficulté. Dans le budget pour 2024, nous l’avons doublé pour le porter à 106 millions d’euros afin d’accompagner ces départements.
Par ailleurs, nous avons également prévu 150 millions d’euros pour les départements au titre de leurs dépenses d’autonomie. Le fonds national de péréquation des DMTO – un fonds de péréquation entre départements que vous connaissez – s’élève à 245 millions d’euros.
Enfin, nous avons permis aux départements de s’assurer eux-mêmes, avec un mécanisme qui leur permet de mettre en réserve 35 millions d’euros.
Vous le voyez, madame la sénatrice, nous avons prévu un certain nombre de dispositifs pour accompagner les départements, notamment ceux qui sont le plus en difficulté.
Pour autant, nous suivons de près la situation. Nous aurons en avril ou mai prochain une première idée de la situation pour 2024. Je vous propose que nous en discutions à ce moment-là, avec des données plus précises. Nous avons rendez-vous la semaine prochaine, ici même, pour un débat sur la situation des finances des départements : nous aurons l’occasion, avec un temps de parole supérieur à deux minutes, d’échanger des arguments, d’aller au bout de la réflexion et de bâtir ensemble les mesures qui s’imposent pour nos départements.
M. Francis Szpiner. Bla bla bla !
M. le président. La parole est à Mme Pauline Martin, pour la réplique.
Mme Pauline Martin. Vous l’avez compris, après quarante années durant lesquelles nous avons connu toujours plus d’État, de lois, de décrets, de réglementations, de circulaires, de paperasses, j’entends qu’il va falloir faire preuve de volonté et surtout de courage ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
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M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Jean-François Longeot. Madame la ministre, la réforme des zones de revitalisation rurale (ZRR) engagée par la loi de finances pour 2024 afin de remédier aux carences de l’actuel zonage, à bout de souffle depuis sa création en 2015, est malheureusement loin de faire l’unanimité dans les territoires.
De nombreux élus locaux, que je rencontre dans mon territoire et dans d’autres, parlent même déjà d’un fiasco en raison de nombreuses aberrations du nouveau régime de zonage et des inégalités territoriales qui subsistent, voire s’aggravent. Comme expliquer en effet qu’une commune de plus de 25 000 habitants soit classée, alors que de nombreuses communes rurales de très petite taille sortent du classement ? C’est la définition même de la ruralité qui me paraît ici être en jeu.
Le constat est alarmant. Des départements entiers voient leurs communes sortir du classement, à l’instar de la Moselle ou du Rhône, et d’autres, partiellement, comme la Haute-Loire ou le Jura. C’est peu dire que cette réforme produit du désespoir. À l’automne dernier, à plusieurs reprises, Rémy Pointereau, Louis-Jean de Nicolaÿ, Didier Mandelli et moi-même avions alerté quant au danger d’un classement à la maille intercommunale et aux effets pervers d’un nombre trop réduit de critères.
Vous avez passé outre notre mise en garde, ce qui illustre à merveille l’adage cher au président Edgar Faure : « C’est un grand tort d’avoir raison trop tôt. » Nous n’étions pourtant pas des devins, mais simplement à l’écoute des territoires, car, jusqu’à preuve du contraire, le dialogue est plus efficace pour appréhender les difficultés territoriales que les tableaux Excel de l’administration ou la politique des algorithmes.
Ma question est donc simple : que comptez-vous mettre en œuvre pour pallier les nombreux effets pervers de cette réforme ? Quelle latitude les préfets auront-ils pour utiliser leur droit de proposition afin de « rattraper » les communes qui n’auraient pas dû sortir du classement ? Envisagez-vous la mise en place d’un moratoire ? (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée chargée des collectivités territoriales et de la ruralité.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer et du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargée des collectivités territoriales et de la ruralité. Monsieur le président Longeot, vous m’interpellez sur la réforme des zones de revitalisation rurales à laquelle nous avons consacré beaucoup de temps, d’énergie et de travail ensemble (M. Jean-François Longeot le nie.) et qui a abouti, dans la loi de finances pour 2024, à un vote de l’article à l’unanimité dans cet hémicycle.
C’est un sujet très important pour nos ruralités, et je vous remercie de m’interpeller à cet égard. Cette réforme suscite des inquiétudes. Dans certains territoires – et je les comprends très bien –, il est vrai que certaines communes ne satisfont pas aux critères fixés par la loi et qu’elles ne seront donc plus zonées. Ces communes étaient maintenues artificiellement depuis 2015 dans le zonage, parce que les gouvernements successifs n’avaient pas souhaité acter la sortie des communes qui ne répondaient plus aux critères.
En fait, cela signifiait simplement que leur situation s’était améliorée depuis leur premier classement : c’était une bonne nouvelle, et cela l’est toujours. Vous le savez, l’ancien zonage était devenu inéquitable, illisible et peu efficace. En effet, seulement 7 % des communes zonées, depuis 2015, se saisissaient du dispositif.
Cette réforme est plus juste grâce à l’actualisation des critères et à la prise en compte des problématiques spécifiques de certains territoires : les territoires de montagne, comme vous le savez, et des départements entiers en déprise démographique continue.
Cette réforme est plus efficace grâce au renforcement des exonérations – je veux saluer le travail fait par la sénatrice Espagnac et le sénateur Delcros sur ce sujet. Elle permet de zoner 17 700 communes, contre seulement 13 500 précédemment, et elle apporte de l’attractivité à deux tiers des communes rurales en France, ce qui est inédit.
Les inquiétudes des maires des communes qui devraient sortir du zonage, je les entends. Vous le savez aussi, j’ai déjà eu de nombreux contacts avec les élus des quelques territoires qui m’ont sollicitée. Nous échangeons avec eux. Je rappelle que le zonage n’entrera en vigueur que le 1er juillet prochain.
M. le président. Il faut conclure.
Mme Dominique Faure, ministre déléguée. Nous avons donc du temps pour faire le point territoire par territoire. Fidèles à nous-mêmes, nous ne laisserons personne sans solution. Mon engagement pour la ruralité est total, je peux vous l’assurer ! (M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot, pour la réplique.
M. Jean-François Longeot. Merci, madame la ministre, pour votre réponse, qui montre néanmoins que, comme je le crains, la réforme est mal engagée. Je vous invite donc à venir à la rencontre des élus de mon territoire, le Doubs, pour leur expliquer les raisons de la sortie du zonage, et non pas, comme le disait Coluche avec une pointe d’humour, pour leur expliquer comment s’en passer. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. Nous en avons terminé avec les questions d’actualité au Gouvernement.
Notre prochaine séance de questions d’actualité au Gouvernement aura lieu le mercredi 6 mars, à quinze heures.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures vingt-cinq, est reprise à seize heures quarante, sous la présidence de Mme Sylvie Vermeillet.)
PRÉSIDENCE DE Mme Sylvie Vermeillet
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
3
Liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse
Adoption d’un projet de loi constitutionnelle
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (projet n° 299, rapport n° 334).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai l’honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander au Sénat l’inscription dans notre Constitution de la liberté des femmes à disposer de leur corps.
Oui, j’ai l’honneur de venir devant vous, pour la troisième fois en moins d’un an et demi, afin de vous présenter un texte de compromis, qui, sans rogner sur l’ambition qui est la nôtre, apporte les garanties juridiques indispensables à l’œuvre du constituant.
J’espère sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, que cette fois-ci sera la bonne, car ce projet de loi, une fois n’est pas coutume, a été précédé de longs travaux parlementaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat. Des votes ont eu lieu, dans des versions différentes, à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le texte, très largement adopté à l’Assemblée nationale, arrive désormais devant le Sénat.
Vous l’aurez compris, il s’agit non pas d’une création de la Chancellerie, mais bel et bien d’une proposition de compromis, qui reprend quasi intégralement la version votée par la chambre haute. Si je parle de « compromis », c’est parce qu’une loi constitutionnelle, plus que toutes les autres, doit se concevoir dans une logique de dialogue et de coconstruction.
Voter une révision constitutionnelle, ce n’est pas voter la version de l’Assemblée nationale ou rien. Ce n’est pas non plus voter la version du Sénat ou rien. Voter une révision constitutionnelle, c’est faire converger les chambres, car elles disposent toutes deux d’un droit de veto.
C’est pourquoi j’ai souhaité que le texte que je vous propose parte de la version votée par le Sénat et, surtout, en respecte les lignes fondamentales, en particulier sur l’encadrement de sa portée.
Les Françaises et les Français nous regardent et attendent que nous soyons tous collectivement à la hauteur de l’attente populaire, à la hauteur des combats passés, à la hauteur de la vocation universelle de la France.
J’ai toujours eu pour le Sénat et la qualité de ses débats un tropisme assumé. Combien de fois ai-je vu ici des convergences se dessiner, malgré des oppositions de fond, dès lors que des arguments solides étaient développés ? C’est précisément, mesdames, messieurs les sénateurs, ce que j’entends faire cet après-midi.
Mon état d’esprit est celui d’un garde des sceaux déterminé à convaincre, mais avant tout respectueux des consciences de toutes et de tous dans cet hémicycle.
J’en viens aux raisons qui m’amènent aujourd’hui devant vous, et je veux m’arrêter sur la nécessité de cette réforme.
Cette nécessité est d’abord politique.
J’entends qu’un certain nombre d’entre vous ne souhaitent pas importer des débats venus d’outre-Atlantique. Mesdames, messieurs les sénateurs, nul besoin d’aller si loin !
M. Xavier Iacovelli. Eh oui !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Les exemples européens – polonais ou hongrois – devraient suffire à vous convaincre.
Je rappelle que, alors que l’extrême droite était au pouvoir, voilà encore quelques mois, les Polonaises ne pouvaient avorter qu’en cas de viol ou d’inceste ou quand leur vie était en danger. (Mme Cathy Apourceau-Poly le confirme.) Il a fallu qu’un parti modéré revienne – heureusement ! – au pouvoir pour que l’espoir renaisse enfin quant au rétablissement de cette liberté de la femme.
En Hongrie, les femmes qui souhaitent avorter sont forcées d’écouter au préalable les battements de cœur du fœtus qu’elles portent. Elles attendent toujours qu’une future majorité mette un terme à leur calvaire.
Ces parenthèses insupportables dans les droits des femmes, qui sont au mieux des éclipses, au pire des nuits profondes, voilà précisément ce que nous voulons empêcher grâce à cette révision constitutionnelle.
Par ailleurs, si je veux bien concéder que l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ne soit pas immédiatement menacée dans notre pays, je rappelle que c’est non pas sur Fox News, mais bel et bien en France, sur une chaîne française, qu’avant-hier encore on associait le nombre d’avortements à celui de morts du cancer et de décès liés au tabac.
J’ajoute que l’on écrit la Constitution non pas seulement pour le présent, mais d’abord et surtout pour l’avenir.
Mme Marie-Arlette Carlotti. Très bien !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Certains affirment que l’IVG ne serait pas menacée. Tant mieux s’ils ont raison, mais, si l’avenir leur donnait tort, mesdames, messieurs les sénateurs, il serait trop tard !
D’ailleurs, quand le Président de la République Jacques Chirac a proposé la constitutionnalisation de l’abolition de la peine de mort, cette dernière était-elle menacée ?
M. Philippe Bas. Non !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. J’ai entendu le président Larcher dire que la Constitution ne devait pas être un catalogue de droits sociaux et sociétaux.
M. Loïc Hervé. Il a raison !
M. Stéphane Ravier. Encore heureux !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. … même si – le président Larcher, j’en suis sûr, me le concédera – le principe d’une Constitution est aussi de réunir l’ensemble des droits et libertés fondamentaux, dont certains droits sociaux, comme en témoigne le préambule de la Constitution de 1946. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
La liberté de recourir à l’IVG n’est pas une liberté comme les autres, car elle permet aux femmes de décider de leur avenir. Une démocratie ne peut maîtriser pleinement son destin si les femmes qui y vivent n’ont pas la liberté de maîtriser le leur.
J’en viens maintenant à la nécessité juridique de cette révision.
Disons les choses clairement. Trois principes sont en débat aujourd’hui : la liberté de la femme de recourir à une IVG, la liberté de conscience – en l’occurrence, des médecins et des sages-femmes –, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
Seuls deux d’entre eux ont déjà valeur constitutionnelle.
D’abord, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine a été consacré expressément comme principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, à l’occasion de sa décision du 27 juillet 1994.
Ensuite – je m’adresse ici en particulier à Bruno Retailleau et Alain Milon –, la liberté de conscience, donc celle des médecins et des sages-femmes, a été reconnue expressément par le Conseil constitutionnel comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République dans sa décision du 27 juin 2001. Cette liberté de conscience a donc, elle aussi, valeur constitutionnelle.
Ce n’est pas le cas, en revanche, de la liberté de recourir à l’IVG – j’y insiste –, qui, elle, est simplement rattachée à la liberté de l’article 2 de la Déclaration de 1789, sans qu’elle soit d’aucune manière consacrée comme un quelconque principe à valeur constitutionnelle ou principe fondamental reconnu par les lois de la République.
L’objectif de ce projet de loi est donc de protéger l’IVG dans notre Constitution. En effet, actuellement, rien n’empêcherait une majorité, au Parlement, de contraindre excessivement, drastiquement, cette liberté des femmes ou, pis encore, de l’abolir.
Mais, s’il est nécessaire d’agir, il faut le faire de manière calibrée, prudente, soupesée. Que les choses soient très claires : le Gouvernement n’entend pas créer un droit absolu, sans limites, opposable. Il s’agit aujourd’hui de protéger cette liberté de la femme, pas de l’étendre.
Pour dire les choses plus simplement encore, le Gouvernement veut éviter qu’une majorité future puisse mettre à mal la liberté des femmes de disposer de leur corps.
Pour ce faire, le projet de loi reprend – je l’ai dit – une rédaction très proche de celle qui a été adoptée par le Sénat voilà un an.
Comme je l’ai indiqué devant la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, dont je veux ici saluer les membres, notamment la présidente, Mme Dominique Vérien (Applaudissements sur des travées du groupe UC. – Mme Mélanie Vogel applaudit également.), le projet de loi présenté est à 95 % celui du Sénat. Je réitère ce propos aujourd’hui devant vous.
Jugez-en par vous-mêmes, mesdames, messieurs les sénateurs.
D’abord, cette version retient l’emplacement choisi par le Sénat, à savoir l’article 34 de la Constitution, qui nous semble l’endroit pertinent pour cette révision constitutionnelle.
Ensuite, cette rédaction accorde, tout comme l’avait fait le Sénat, une place centrale à la loi pour déterminer les conditions d’exercice de cette liberté, et préserve ainsi le rôle du Parlement pour assortir cette liberté de conditions qu’il estime appropriées.
Enfin, contrairement à ce qu’avait voté l’Assemblée nationale initialement, le Gouvernement s’est rangé derrière le choix, opéré par le Sénat, de définir le recours à l’interruption volontaire de grossesse comme une liberté.
Je veux m’arrêter un instant, mesdames, messieurs les sénateurs, sur un point, dont je sais qu’il suscite des débats parmi vous, à savoir le mot « garantie ».
Je veux vous rassurer tout de suite – je le dis en particulier au sénateur Philippe Bas – : ce terme ne devrait pas vous inquiéter, car, contrairement à ce que j’ai pu entendre, il ne crée en aucune manière un droit opposable.
Par ce mot, le Gouvernement entend préciser l’intention qui guide la plume du constituant, car il ne faut pas perdre de vue que le texte emporte modification de l’article 34 de la Constitution, exactement comme vous l’avez voulu. Or nous savons que l’article 34 de la Constitution est avant tout un article de procédure, dédié à la compétence du législateur.
Le terme « garantie » permet de rendre clair le fait que l’objet de cette révision constitutionnelle est non pas d’attribuer une compétence au législateur – il la possède déjà –, mais de guider l’exercice de sa compétence dans le sens de la protection de cette liberté, notamment contre des tentatives législatives de la restreindre drastiquement.
Je le répète, le Gouvernement souhaite, en l’inscrivant dans la Constitution, protéger la liberté de recourir à l’IVG, et non l’étendre.
D’ailleurs, dans son avis, le Conseil d’État confirme de manière limpide cette position qui est la nôtre : « Par elle-même, l’inscription de la liberté de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, dans les termes que propose le Gouvernement, ne remet pas en cause les autres droits et libertés que la Constitution garantit, tels que notamment la liberté de conscience qui sous-tend la liberté des médecins et sages-femmes de ne pas pratiquer une interruption volontaire de grossesse ainsi que la liberté d’expression. »
Enfin, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux m’adresser à ceux qui évoquent un « ovni juridique » au sujet de la « liberté garantie ». Je veux, là aussi, les rassurer pleinement : il suffit de reprendre l’article 61-1 de la Constitution, qui renvoie déjà « aux droits et libertés que la Constitution garantit ».
L’article 13 évoque également « la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation ».
Enfin, dans le titre XII, si cher au Sénat, les articles 72 et 73 évoquent même le cas de « droits constitutionnellement garantis ».
Ce terme « garantie », vous le voyez, n’a rien d’incongru. Le texte est clair, tout comme son intention.
Qu’il me soit permis de prendre un exemple : même après l’adoption de la présente révision constitutionnelle, une loi qui viendrait porter à huit mois et demi de grossesse le délai maximal pour pratiquer une IVG serait censurée.
Je veux être très clair sur ce point : l’équilibre de la loi Veil sera respecté. Si je devais résumer en une phrase l’esprit de cette révision, je dirais, d’ailleurs, qu’il s’agit d’une protection de la loi Veil, pas d’une extension.
Au reste, mesdames, messieurs les sénateurs, si nous sommes réunis aujourd’hui, c’est bien pour débattre d’une révision de notre Constitution, et non pour voter je ne sais quelle mesure nouvelle relevant du périmètre du ministère de la santé.
Bien sûr, le Gouvernement n’ignore pas les difficultés matérielles et concrètes qui peuvent encore exister dans l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, notamment sur certaines parties du territoire. Mais il s’agit là d’un autre sujet, qui n’est pas d’ordre constitutionnel et qui ne relève pas du périmètre du ministère de la justice.
Le Sénat a déjà dit « oui » à une protection dans notre Constitution de cette liberté, et je veux saluer ici l’engagement de la sénatrice Vogel.
Je veux aussi remercier toutes les sénatrices et tous les sénateurs qui, dans chaque groupe politique, au-delà des clivages partisans, ont œuvré dans l’ombre du Palais du Luxembourg pour convaincre leurs collègues que, non, ce texte de compromis n’a pas d’effets de bord, et que, oui, il est toujours trop tard, pour protéger un droit, d’attendre que celui-ci soit menacé. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et UC. – M. Bruno Belin et Mme Elsa Schalck applaudissent également.) Si le Sénat ouvre, cet après-midi, la voie à un Congrès, ce sera en grande partie grâce à vous toutes et à vous tous.
Je veux également saluer l’engagement du sénateur Bas, même si je sais, monsieur le sénateur, que vous préférerez toujours votre version à celle du Gouvernement. (Sourires.) Cependant, je suis sûr que vous savez, dans votre for intérieur, que le Gouvernement, dans sa version de compromis, a largement repris votre proposition, qui avait permis – il faut s’en souvenir – un premier vote historique il y a un an.
Enfin, je veux saluer le travail de la commission et de sa rapporteur, qui, après ne pas s’être opposée au texte lors de son passage en commission, a émis des avis défavorables sur tous les amendements qui seront proposés.
Enfin, je souhaite vous faire une confidence (Murmures.) : je ne serai jamais le procureur du procès en ringardise que certains veulent instruire contre le Sénat. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et UC.)
Oui, le Sénat a été, par le passé, au rendez-vous de nos libertés.
En préparant ces débats, je me suis plongé dans les comptes rendus des débats suscités par la loi Veil. Permettez-moi de rappeler que le Sénat était alors en avance ! Les deux principaux points de désaccord avec l’Assemblée nationale étaient non pas des points de sémantique, sans portée juridique, mais des points majeurs, comme le caractère provisoire de la loi, que le Sénat souhaitait supprimer, et le remboursement de l’IVG par la sécurité sociale, que le Sénat avait ajouté dans la loi, contre l’avis du gouvernement de l’époque. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et SER.)
Mme Catherine Conconne. Excellent !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Oui, j’en ai la conviction profonde : le Sénat sera, aujourd’hui aussi, au rendez-vous de nos libertés, en particulier de celle des femmes.
« Le moment est venu où chaque sénateur doit prendre ses responsabilités, décider en son âme et conscience » : c’est en ces termes que le sénateur Jean Mézard, rapporteur de la loi Veil, concluait son propos liminaire, avant que Simone Veil ne lui réponde, dans son discours : « Cette responsabilité est aujourd’hui particulièrement lourde. Mais je sais que la nation peut compter sur le Sénat pour délibérer et se prononcer avec humanité, sagesse et sérénité. »
Mesdames, messieurs les sénateurs, je fais miens ses mots, et je vous appelle à adopter conforme ce projet de loi constitutionnelle, pour qu’ensemble nous fassions de la France le premier pays au monde à protéger dans sa Constitution la liberté des femmes à disposer de leur corps. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et UC. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)
Mesdames, messieurs les sénateurs, et si nous adoptions ensemble ce texte ? Il est grand temps, n’est-ce pas ? (Applaudissements sur les mêmes travées.)
Mme la présidente. La parole est à Mme le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe SER. – M. Loïc Hervé applaudit également.)
Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous voici réunis pour la troisième fois en moins de seize mois pour examiner l’inscription dans la Constitution de l’interruption volontaire de grossesse.
Légalisé depuis 1975, grâce à l’engagement fort de Simone Veil, le droit de recourir à l’IVG est reconnu aujourd’hui comme une liberté fondamentale de la femme.
Près de cinquante ans plus tard, le débat qui nous anime n’est pas de savoir si nous sommes favorables ou non à l’IVG : la question est tranchée. Le consensus politique et démocratique est extrêmement clair sur notre attachement à cette liberté fondamentale, non remise en cause aujourd’hui en France.
Près de cinquante ans plus tard, la question posée est la suivante : faut-il modifier la Constitution pour inscrire à son article 34 que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » ?
Mme Laurence Rossignol. Oui !
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Cette question, a priori simple, soulève de nombreuses interrogations sur les conséquences, tant juridiques que politiques, de cette éventuelle inscription.
Depuis 1975, le législateur n’a cessé de renforcer l’accès à l’IVG : allongements successifs des délais, élargissement aux sages-femmes de la possibilité de les pratiquer, remboursement à 100 %, suppression du délai obligatoire de réflexion et du consentement d’un adulte pour les mineurs. Malgré tout, des difficultés persistent.
L’accès à un centre de santé sexuelle, le développement de l’éducation auprès des jeunes, la faible valorisation des actes médicaux restent des freins connus.
À cet égard, la commission des affaires sociales a confié à notre collègue Alain Milon une mission de contrôle destinée à évaluer la mise en application des lois IVG sur l’ensemble du territoire français. Les réformes nécessaires relèveront de la loi ou du règlement, non de la Constitution.
L’élément déclencheur des nombreuses initiatives parlementaires de constitutionnalisation de l’avortement vient des États-Unis, avec l’arrêt rendu par la Cour suprême le 24 juin 2022, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization. Or l’inscription dans la Constitution française de la liberté de recourir à l’avortement ne saurait se faire en réaction à l’importation d’un débat étranger,…