Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Yves Leconte. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes nombreux à avoir évoqué la dernière tragédie en Méditerranée. Nous avons exprimé notre compassion, notre indignation, comme à chaque fois après de tels événements – celui-ci était malheureusement d’une ampleur exceptionnelle –, et puis après, chacun fait comme avant… J’ai été frappé de constater que de nombreuses victimes avaient de la famille en Europe.
Le pacte européen sur la migration et l’asile, s’il avait été en vigueur, aurait-il changé quelque chose et permis d’empêcher une telle tragédie ? L’honnêteté oblige à dire que non. Aucune voie légale n’aurait permis à ces gens d’espérer pouvoir rejoindre leur famille en Europe.
Il n’existe aucune solidarité. Il n’y a aucune affirmation réelle d’une volonté de maintenir un régime d’asile plein et entier, c’est-à-dire qui respecte nos engagements de protéger les personnes, même lorsqu’elles sont sur notre territoire. Un autre drame récent montre combien certains demandeurs d’asile ont besoin que l’on traite leurs traumatismes et que l’on évite d’en créer d’autres avec l’enfermement qui est prévu dans le pacte sur la migration et l’asile.
Ce pacte ne prévoit rien non plus pour permettre aux pays européens riverains de la Méditerranée de respecter le droit de la mer tout en s’appuyant en retour sur la solidarité européenne. Nous devons affirmer le principe selon lequel l’Union européenne doit faire preuve d’une solidarité sans faille à l’égard de l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce, de Chypre et de Malte, en échange d’un respect plein et entier du droit de la mer et de leur engagement à accueillir les bateaux de naufragés et de sauvetage en mer.
Bien entendu, cela passe par une réforme du règlement de Dublin d’une autre ampleur que ce qui est prévu : les personnes sauvées en mer devraient non pas dépendre du pays d’arrivée, mais bénéficier, dès le début, d’une solidarité européenne complète, même si elle n’engage que quelques pays.
D’autres sujets montrent l’importance d’avancer vers une reconnaissance mutuelle des instructions de demande d’asile dans les pays européens. Une demande d’asile acceptée dans un pays devrait l’être partout, et un refus opposé par un pays devrait empêcher le dépôt d’une autre demande. Ce mécanisme pourrait entrer en vigueur dans le cadre d’une procédure de coopération renforcée, sur la base d’une convergence des critères et des modalités d’instruction des demandes d’asile. Il me semble absolument impératif d’avancer dans la voie de la reconnaissance mutuelle et de faire évoluer les principes fixés dans le règlement de Dublin.
Il devient possible de mettre en place des voies légales d’entrée, grâce aux évolutions sur les e-visas, à la mise en place du système européen d’autorisation et d’information concernant les voyages (Etias), ou encore à l’entrée en vigueur du système d’entrée/de sortie (EES) de l’Union européenne. Le Canada permet aux ressortissants de certaines nationalités de rentrer sur son territoire avec une autorisation de voyage dès lors qu’ils ont eu auparavant un visa. Une telle évolution est possible en Europe, afin de permettre à toute personne, quelle que soit sa nationalité, dès lors qu’elle a déjà obtenu un visa, de continuer à voyager dans l’Union européenne, pour de courts séjours, mais avec une autorisation de voyage. Il est indispensable de trouver des voies légales pour que des personnes puissent non pas s’installer, mais venir en Europe. Les dispositifs récents que j’ai évoqués y contribueront.
Il est tout aussi nécessaire que l’Europe se dote de tous les outils pour lutter contre les passeurs criminels, les trafics de toutes natures – de stupéfiants, d’êtres humains – et la criminalité organisée. Il conviendrait à cet égard que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) évolue. Pour cela, le droit européen en matière de conservation et d’accès aux données de connexion doit être modifié. De ce point de vue, la législation européenne et la jurisprudence de la CJUE ne sont pas satisfaisantes. Si nous voulons vraiment lutter contre une criminalité grave qui commence à menacer un certain nombre d’États européens, il est indispensable de modifier notre droit. Nous sommes plusieurs à travailler sur le sujet au Sénat.
Enfin, nous avions débattu voilà quelque temps de la situation des enfants ukrainiens déportés de force en Russie. La présidente de la Commission européenne avait annoncé une conférence sur cette question. Qu’en est-il ?
Pourquoi le Gouvernement, lors de l’examen du projet de loi sur la réforme de la justice, n’a-t-il pas souhaité aller jusqu’au bout dans la lutte contre l’impunité ? Pourquoi s’est-il opposé aux amendements tendant à supprimer la double incrimination ? Il est temps de mettre fin à l’impunité de personnes qui peuvent se trouver sur notre territoire, mais qui ne peuvent pas y être poursuivies, soit parce qu’elles ne résident pas habituellement dans notre pays, soit parce que le crime dont elles sont accusées n’est pas puni par la loi de leur pays d’origine. Il convient de faire évoluer les règles si l’on veut lutter contre l’impunité de ceux qui ont commis ou qui sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jacques Fernique applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en l’état, l’ordre du jour du prochain Conseil européen ne mentionne pas expressément le numérique.
Le Conseil européen sera consacré au suivi des conclusions sur la politique industrielle et sur le marché unique, à la compétitivité et à la productivité à long terme de l’Europe, à la réforme de la gouvernance économique et au bilan sur les capacités de l’Union en matière de sécurité et de défense. Je suis surprise que le numérique ne figure pas à l’ordre du jour. Il constitue l’épine dorsale de nos sociétés. La succession de nouvelles technologies dans ce domaine ne cesse de bouleverser nos modèles économiques et d’affaires. Le sujet est central.
Sous la présidence de Jean-François Rapin, la commission des affaires européennes du Sénat a travaillé et formulé des propositions, anticipant l’adoption des règlements visant à instaurer une régulation européenne du numérique, régulation qui a tant fait défaut durant ces vingt dernières années.
L’heure est maintenant venue, après l’adoption pendant la présidence française de l’Union européenne du DMA, du DSA et du règlement sur la gouvernance des données, le Data Governance Act (DGA), de la transposition. C’est l’objet du projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, sur lequel la commission spéciale constituée par le Sénat travaille activement.
Je me réjouis que l’ensemble des propositions d’amélioration figurant dans des résolutions européennes du Sénat – nous les avons adoptées à l’unanimité – aient été prises en compte dans ces textes. Pour autant, si ces derniers constituent des étapes importantes, ils ne résoudront pas tous les abus des grandes plateformes extraeuropéennes ni certains dysfonctionnements qui sont intrinsèquement liés à leur modèle économique, à leur absence de statut, donc de vraie responsabilité.
Le projet européen de régulation de l’intelligence artificielle (IA) vient d’être adopté par les eurodéputés. Nous sommes fiers que l’Union européenne soit la première dans le monde à légiférer sur ce sujet complexe et difficile à appréhender. L’usage de l’IA se généralise et suscite de nombreuses inquiétudes. Cela représente aussi un formidable gisement de croissance. L’Union européenne doit rester dans la course par le biais d’investissements en matière de politique industrielle. C’est pour ces raisons que nous devons nous doter d’un cadre juridique qui encadre les risques liés à son utilisation, mais qui permette également d’être dans la course.
Le Data Act est encore en cours de discussion. Je rappelle que la donnée est l’or noir du numérique. Beaucoup de nos données, qu’il s’agisse de nos administrations, de nos entreprises, de nos infrastructures critiques, sont extrêmement sensibles. Certaines relèvent même de la sécurité nationale, voire du secret-défense. Il est donc impératif, à la faveur de ce texte, de changer d’approche et de profiter de l’occasion pour alerter sur les dangers du recours à des technologies extraeuropéennes pour le traitement de nos données. N’oublions pas que nous sommes toujours sous la coupe de la législation américaine, notamment le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa).
En résumé, cette ambition de régulation est bienvenue, mais elle ne saurait à elle seule constituer une stratégie de reconquête de notre souveraineté dans le domaine du numérique, cher à Thierry Breton.
Nous nous interrogeons sur la politique industrielle en la matière. Notre commission des affaires européennes a publié un rapport sur le programme d’action numérique de l’Union européenne à l’horizon 2030. Nous avons pointé du doigt une absence de moyens et de vision stratégique. Par exemple, si le programme met en avant la formation, les modalités pratiques restent bien floues. Quels cursus ?
Finalement, on a l’impression que les États membres sont renvoyés à leurs propres responsabilités. Ils devront mettre en œuvre le programme avec leurs propres moyens, il en résultera des situations différenciées, des états d’avancement plus ou moins avancés selon les pays. Si quelques axes forts sont posés, on observe ainsi un manque de coordination.
Il importe que les États et l’Union européenne appréhendent clairement le numérique comme un élément relevant du domaine régalien et se dotent d’une politique industrielle en la matière. Il s’agit de faire monter en puissance l’industrie européenne pour qu’elle puisse garantir à terme notre autonomie technologique, qu’elle contribue à l’affirmation de notre souveraineté et qu’elle soit en mesure d’assurer la sécurité de nos données, y compris les plus sensibles.
Le Data Act est transposé par anticipation dans le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, texte que nous examinerons dans quelques jours. Il a pour objet d’éviter que les grandes plateformes ne verrouillent techniquement, juridiquement et financièrement le marché de la donnée par le biais de systèmes informatiques « propriétaires ».
Dans notre rapport d’information sur le Data Act, André Gattolin, Florence Blatrix Contat et moi-même proposons d’accompagner nos entreprises européennes et nos PME dans la création et le développement de clouds souverains, afin que l’on ne dépende plus de législations extraeuropéennes.
N’ayons pas peur des mots, il faut assumer le choix d’une préférence communautaire pour nos entreprises. Les impératifs de sécurité nationale peuvent tout à fait justifier des exemptions aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au droit des marchés publics européens. Cyril Pellevat a évoqué tout à l’heure un Buy European Act, mais on pourrait envisager un Small Business Act. Toutes les puissances étrangères – je pense aux États-Unis, à la Chine, à l’Inde – ont mis en place des réglementations en matière de localisation et de traitement des données, et ont instauré des contraintes liées à des considérations de sécurité nationale qui rendent compliquée, voire impossible l’application d’une concurrence libre et non faussée entre acteurs locaux et européens.
Il est temps d’utiliser la commande publique comme levier et de porter cet argument à l’échelon européen. Il y va de notre intérêt.
Enfin, à l’heure actuelle ont lieu des discussions sur le traitement des données sensibles et stratégiques, autour du projet de schéma européen de certification de cybersécurité pour les services de cloud, qui a été présenté en 2020, sur l’initiative de Thierry Breton.
Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue !
Mme Catherine Morin-Desailly. Où en sont les négociations sur ce sujet avec les États membres ?
Mme la présidente. La parole est à M. André Reichardt.
M. André Reichardt. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, lors de leur prochaine réunion, les chefs d’État et de gouvernement aborderont un sujet fondamental pour notre continent : l’asile et les migrations.
Il semble qu’à cette occasion ils puissent enfin constater non pas seulement des divergences irréconciliables et des blocages insolubles, mais bien quelques avancées concrètes.
En effet, le Parlement européen a adopté en mars et en avril dernier ses positions de négociation sur le pacte sur la migration et l’asile. Le 8 juin, il était imité par le Conseil européen, qui a validé ses dernières approches générales, parvenant à un accord sur deux piliers essentiels de la réforme : la proposition de règlement établissant un cadre commun pour la gestion de l’asile et de la migration et la proposition de règlement sur les procédures d’asile.
Huit ans après la crise de 2015, sept ans après les premières mesures présentées par la Commission Juncker et bientôt trois ans après les propositions de la Commission von der Leyen, il semble que les institutions européennes soient enfin en ordre de marche pour la dernière ligne droite des trilogues. La Commission européenne semble optimiste quant à une issue rapide des débats.
Cependant, l’expérience de ces dernières années nous a appris qu’il fallait toujours mâtiner son optimisme d’une certaine dose de prudence lorsque l’on évoque la question migratoire à l’échelon européen.
Et pour cause : l’horloge tourne ! En raison de la tenue des élections européennes l’an prochain, le Parlement européen interrompra ses travaux au mois d’avril, et rien ne dit que l’assemblée qui lui succédera sera encline à remettre l’ouvrage sur le métier. Il reste donc un temps finalement assez court pour clore une négociation à la fois explosive et enkystée depuis tant d’années. L’aboutissement du processus dépendra essentiellement de la capacité à régler la question qui, jusqu’à présent, a fait dérailler toutes les discussions : celle de la solidarité !
Malgré l’abstention de quatre pays – rien que cela ! – et l’opposition formelle de la Pologne et de la Hongrie, les États membres semblent être parvenus à s’entendre autour d’un mécanisme que l’on pourrait qualifier d’hybride et de flexible. Dans ce cadre, 30 000 demandeurs d’asile au moins devraient être relocalisés chaque année au sein de l’Union européenne. Les États membres pourront refuser cette relocalisation, mais devront soit verser une compensation financière de 20 000 euros par migrant qu’ils refusent d’accueillir, soit contribuer directement au renforcement des capacités d’accueil des autres États membres.
Disons-le clairement, ce dispositif est loin d’être parfait, et sa mise en œuvre soulève encore bien des questions opérationnelles, mais il a le mérite d’organiser une forme de solidarité alternative à la relocalisation obligatoire des demandeurs d’asile. Si cette idée de la relocalisation semblait empreinte d’une certaine logique, elle se heurtait jusque-là au ressenti profond de certains pays européens. Cette situation a été à l’origine de tant de psychodrames au cours des dernières années, que l’on pouvait pensait que la politique migratoire européenne était condamnée à ne jamais voir le jour.
Le compromis trouvé par le Conseil européen fait preuve d’un vrai pragmatisme, ce qui pourrait, peut-être, permettre aux Européens d’aller de l’avant, plutôt que de se déchirer.
Madame la secrétaire d’État, j’ai toutefois une inquiétude. La position adoptée par le Parlement européen semble particulièrement éloignée, dans sa philosophie même, de celle qu’a dégagée le Conseil européen. Les eurodéputés défendent l’idée selon laquelle les engagements annuels de solidarité devraient être obligatoirement constitués, à 80 % au moins, de relocalisations, le reste pouvant prendre la forme de mesures de soutien en matériel ou en personnel. Le Parlement européen semble donc irrémédiablement exclure la possibilité qu’un concours financier puisse se substituer à l’accueil des demandeurs d’asile. L’écart entre les deux législateurs européens sur le cœur du pacte est donc profond, et cette situation laisse présager des trilogues particulièrement difficiles.
Nous ne sommes pas encore au bout du chemin, d’autant que des convergences de vue semblent difficiles à obtenir sur d’autres éléments fondamentaux du pacte tels que les mécanismes de filtrage ou la politique d’asile à la frontière. Ces derniers mettent en place des procédures pertinentes qui permettront de mieux contrôler les flux migratoires et d’accélérer l’examen des dossiers des demandeurs d’asile.
Juridiquement, ces dispositifs sont sous-tendus par la fiction de non-entrée sur le territoire européen. Or, si le Conseil entend à juste titre conforter cette notion, le Parlement européen souhaite, lui, la supprimer. Ajoutons à cela qu’après l’épisode lié à la fin des moteurs thermiques en Europe le caractère hétéroclite de la coalition allemande se rappelle une nouvelle fois à notre bon souvenir. Les Verts allemands, rejoignant leurs homologues européens et une partie des sociaux-démocrates, ont ainsi d’ores et déjà fait savoir sans équivoque qu’ils s’opposeraient au compromis trouvé de haute lutte par les États membres.
Je note avec intérêt que les institutions européennes semblent enfin avancer sur la question fondamentale, existentielle même, de l’asile et de l’immigration. Toutefois, vous l’aurez compris, je suis vraiment très sceptique face à l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.
L’Union européenne a déjà largement entamé sa crédibilité sur le sujet et, disons-le sans ambages, elle a en grande partie perdu la confiance des Européens. Si elle veut la regagner, elle ne peut en aucun cas se permettre le luxe d’une nouvelle législature pour rien sur cette question ; elle doit donc au plus vite maîtriser réellement ses frontières.
Quant à la France, madame la secrétaire d’État, si elle veut se doter d’une nouvelle stratégie nationale en matière d’immigration, elle doit préalablement – ou « en même temps », si vous me permettez… – disposer d’une politique claire et efficace de gestion de ses frontières. Est-ce vraiment possible ? À un an des prochaines élections européennes, il y va de notre avenir commun. Sinon, et je le dis ici clairement, ce sera l’heure des populismes pour l’Europe et pour la France !
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Cadec.
M. Alain Cadec. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, lors de leur réunion du 29 et du 30 juin prochain, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne vont devoir traiter d’un ensemble de sujets qui concernent tous trait, peu ou prou, la situation et le positionnement de l’Union européenne dans un environnement géopolitique particulièrement difficile, ainsi que sa capacité, dans ce contexte, à préserver ses intérêts et affirmer ses valeurs.
La guerre en Ukraine, malheureusement, figurera de nouveau au premier rang des préoccupations. Les pays alliés de l’Ukraine sont confrontés à un dilemme : ils doivent tout faire pour mettre fin aux hostilités et favoriser la survenance rapide de la paix, sans paraître toutefois faire la moindre concession sur le droit de l’Ukraine à recouvrer l’intégralité de son territoire national.
Il faut espérer, en tout cas, que l’admirable cohésion dont ont fait preuve les États membres de l’Union jusqu’à présent ne commencera pas à se fissurer.
L’approbation d’un onzième paquet de sanctions européennes contre la Russie fait, à cet égard, figure de test. Les propositions de la Commission, récemment débattues, reposent sur une préoccupation légitime : celle d’éviter que les nombreuses sanctions déjà adoptées ne soient contournées par la Russie avec la complicité de pays ou d’entreprises, y compris européennes, qui y trouveraient un intérêt politique ou économique. Des États membres, dont la Hongrie et la Grèce, ont déjà manifesté leur franche opposition à certains éléments importants du paquet, tandis que l’Allemagne fait, une fois de plus, montre de frilosité à l’égard de tout ce qui pourrait contrarier la Chine et remettre en cause les fructueuses relations commerciales qu’elle entretient avec ce pays.
Madame la secrétaire d’État, quelle sera la position de la France ? Pensez-vous que les divergences entre États puissent être aplanies et qu’un accord puisse être trouvé ?
Le Conseil européen sera par ailleurs invité à se pencher sur les futures réparations par la Russie des dommages de guerre causés à l’Ukraine et sur la mobilisation à cette fin des avoirs russes gelés en Europe. Ces questions pourraient sembler prématurées à certains, mais j’estime que, outre le souci des intérêts fondamentaux de l’Ukraine, ses alliés européens doivent aussi avoir celui de ne pas se faire exclure par d’autres du grand chantier de reconstruction qui ne manquera pas de s’ouvrir une fois le conflit terminé. Les possibilités économiques offertes devront être à la mesure des efforts consentis par notre pays dans les domaines militaire, diplomatique, financier et humanitaire.
En ce qui concerne la perspective européenne de l’Ukraine, j’incite chacun à la prudence. Il est compréhensible que l’Union européenne n’ait pas voulu fermer totalement la porte à une telle perspective dans le contexte actuel. Toutefois, il convient de réaffirmer que les conditions d’accès à l’Union européenne pour tout pays candidat sont inscrites dans les traités ; elles ne sont pas négociables. La marche à suivre pour toute nouvelle adhésion doit donc être respectée.
Il nous faut également tenir compte du fait que d’autres pays figurent déjà sur la liste d’attente et que notre opinion publique, en l’état actuel des choses, n’est pas favorable à un nouvel élargissement.
Incontestablement, l’un des effets de la guerre en Ukraine a été de relancer le débat sur la politique commune de sécurité et de défense et sur la coopération entre l’Union européenne et l’Otan. En cohérence avec la boussole stratégique, adoptée l’année dernière par le Conseil européen, les chefs d’État et de gouvernement devront rapidement faire adopter de nouveaux instruments pour renforcer les industries européennes de défense, notamment en mutualisant les moyens de production et l’approvisionnement en munitions.
Surtout, il convient d’éviter que les efforts budgétaires notablement accrus de plusieurs États membres en matière de défense ne profitent aux fournisseurs des pays tiers.
Par ailleurs, une discussion sur les questions de migrations est prévue à l’agenda du Conseil européen. Elle est évidemment indispensable pour progresser enfin sur cette question très sensible. Faute de s’entendre sur des quotas ou des mécanismes de répartition des migrants, nos pays doivent au moins unir leurs efforts pour organiser le renvoi effectif des migrants clandestins et des déboutés du droit d’asile vers leur pays d’origine.
Cela implique de mettre la pression sur les pays concernés, notamment ceux de la rive sud de la Méditerranée, par tous les moyens à la disposition de l’Union européenne : octroi de visas, préférences commerciales, aides financières… À cet égard, les récentes critiques du pacte migratoire européen formulées par le président tunisien, qui a affiché son refus de coopérer avec les pays de l’Union européenne, sont inacceptables. Nous attendons une réaction ferme de la France et de ses partenaires à l’occasion de la prochaine réunion du Conseil européen.
Celle-ci se tiendra, comme chaque année, à la fin du premier semestre. Il y sera question de coordination des politiques économiques et d’approbation des recommandations par pays de la Commission européenne et du Conseil européen. Il est attristant, à la lecture de ces documents, de constater que la France est, encore une fois, pointée du doigt pour des déséquilibres macroéconomiques importants, une dette publique excessive et insoutenable « à moyen terme », des problèmes sérieux de compétitivité et une faible progression de la productivité du travail.
Par ailleurs, les réformes structurelles nécessaires pour remettre en ordre les finances publiques à plus long terme sont considérées comme insuffisantes à ce stade, et des doutes sont émis sur la capacité du Gouvernement d’en entreprendre de nouvelles.
Ce diagnostic et les recommandations dont il est assorti sont évidemment à prendre très au sérieux, non pas parce qu’ils émanent des institutions européennes, mais parce qu’il y va de l’intérêt et de la crédibilité de notre pays et de sa capacité à faire face à tous les défis qui se présentent à lui.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (M. Jean-Marc Boyer applaudit.)
Mme Marta de Cidrac. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le 29 et le 30 juin prochain, le Conseil européen se réunira. Il y sera a priori question de la politique économique de l’Union européenne, au travers des conclusions du Conseil sur la politique industrielle et sur le marché unique, ainsi que sur la compétitivité et la productivité à long terme de l’Europe.
La situation économique, la sécurité et la résilience économique de l’Union européenne seront également abordées. C’est sur ces points que je souhaite m’attarder, car il me paraît nécessaire de faire entendre la voix de la France. Par son histoire, sa longue tradition industrielle et sa vision gaulliste d’une économie au service de la souveraineté nationale, la France a des valeurs dont l’Union européenne doit pouvoir s’inspirer.
Depuis trop longtemps, nos gouvernants européens me semblent faire montre d’une certaine naïveté dans leur vision des rapports de force économiques mondiaux. Nous en portons collectivement la responsabilité, quelle que soit notre tendance politique ou notre nationalité.
Au tournant des années Maastricht, notre croyance dans un marché mondial porteur de toutes les vertus était solidement ancrée. Confiants dans notre potentiel économique, nous croyions que les échanges mondiaux ne pourraient pas nous être préjudiciables. Dans une sorte de surinterprétation de la théorie des avantages comparatifs, l’économie européenne s’est transformée, passant d’une économie industrielle à une économie de service.
Le marché étant le remède à tout et ne pouvant nous nuire, pourquoi garder ces grandes usines laides et polluantes quand on pouvait faire fabriquer ailleurs ? Le concept même de souveraineté semblait appartenir à un autre temps.
Cette vision essentialisée du marché nous a considérablement affaiblis, alors que se réveillaient des géants économiques et que d’autres, outre-Atlantique, renforçaient leurs armes dans la concurrence mondiale.
Depuis, la crise sanitaire et la crise ukrainienne ont remis au goût du jour le concept de souveraineté économique, voire la question d’une souveraineté européenne.
Le chemin à parcourir est encore long. Exemple flagrant de notre naïveté économique persistante, l’essor de la voiture électrique constitue un véritable appel d’air pour les industries automobiles étrangères, qui vont pouvoir s’implanter sur le marché européen.
À l’inverse de l’Union européenne, ces puissances concurrentes contrôlent la chaîne de production de bout en bout. De l’extraction des terres rares à la production des batteries, puis à l’assemblage des véhicules, nos constructeurs font face à une concurrence puissante et inquiétante.
En l’espèce, il s’agit non pas d’avantages technologiques, mais bien de la capacité d’industries étrangères à mobiliser des moyens et des ressources immenses pour conquérir de nouveaux marchés. C’est d’autant plus préoccupant que ces industries concurrentes proviennent parfois de pays ne pratiquant malheureusement ni embargo ni sanctions à l’égard de la Russie. Elles continueront donc d’avoir accès aux ressources minières russes, tandis que nos industriels européens devront se fournir ailleurs à prix d’or et n’auront pas d’autre choix que de reporter le coût supplémentaire sur les consommateurs.
D’une politique économique naïve et mal préparée découlent des conséquences sociales qui distendent le lien démocratique entre l’Europe et ses citoyens. Les zones à faibles émissions (ZFE) en sont un bon exemple : d’une part, elles poussent les consommateurs à acquérir des véhicules électriques bon marché, souvent étrangers, d’autre part, elles créent un périmètre d’exclusion pour ceux qui n’auraient pas les moyens de renouveler leur véhicule.
S’il existe un enjeu environnemental certain, les ZFE établissent une frontière sociale qui va, de fait, rendre inaccessible aux citoyens européens des infrastructures pourtant financées par leurs impôts : gares, musées, hôpitaux, stades… La liste est longue !
Pour la France rurale, ou la France périphérique, les statistiques vont bel et bien se traduire en réalités concrètes en matière de mobilités et de segmentation de l’espace. L’accès de nos concitoyens les plus défavorisés aux métropoles et aux avantages socioéconomiques qu’elles confèrent va graduellement se détériorer.
D’une Europe pourvoyeuse d’un marché unique laissant librement circuler les individus et les biens, sans frontières ni barrières douanières, nous risquons de nous retrouver dans une situation ou l’octroi à l’entrée des villes devra être rétabli…
Mon dernier point concerne la question énergétique. Entre atermoiements, ordres et contre-ordres, la politique de l’Union européenne mérite d’être débattue.
Le temps imparti est malheureusement trop court pour revenir sur le projet Hercule prévu pour EDF, sur le mécanisme européen de couplage des prix de l’électricité sur celui du gaz ou encore sur le label vert obtenu de haute lutte pour le nucléaire… Autant de véritables enjeux de souveraineté et de résilience pour notre économie.
Concentrons-nous sur l’objectif fixé par l’Union européenne de porter à 42,5 % la part de la consommation énergétique européenne issue d’énergies renouvelables en 2030. Comme pour la voiture électrique, cet objectif pose question. Une fois encore, nous fixons des objectifs qui ne sont atteignables qu’avec le concours d’industries étrangères, et souvent au prix d’une déstabilisation de notre propre filière.
En effet, nous importons actuellement entre 70 % et 80 % des équipements nécessaires à la production d’énergies renouvelables. Les filières scandinaves et allemandes peinent à rivaliser avec leurs concurrents asiatiques. Elles font face à des entreprises qui disposent à domicile des ressources nécessaires à la fabrication des équipements : terres rares, métaux critiques, etc.
Sans compter qu’il s’agit là de futurs déchets pour le traitement desquels les filières de recyclage européennes sont balbutiantes et déjà convoitées par la concurrence internationale. La boucle est bouclée !
Madame la secrétaire d’État, mes collègues vous ont déjà posé de nombreuses questions. Aussi, pour conclure, je dirai simplement que l’Union européenne continue parfois de prendre pour elle-même des décisions économiques qui font le jeu d’intérêts étrangers et qui éloignent démocratiquement le citoyen européen.
Elle doit veiller à faire émerger une souveraineté européenne sans empiéter sur celle des États membres, et bâtir une politique économique et environnementale forte. Les enjeux sont de taille, et l’exercice est difficile ; c’est certain. Toutefois, je veux croire que nous serons entendus.