Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Laurent.
M. Pierre Laurent. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nombre de questions sont à l’ordre du jour de ce Conseil européen, comme vous l’avez relevé, madame la secrétaire d’État. Je me limiterai à trois séries de remarques.
Dans la première, je pointerai les contradictions entre, d’une part, les grandes déclarations qui sont faites sur une nouvelle politique industrielle, sur la sécurité économique du continent ou encore sur la reconquête de souveraineté, d’autre part, beaucoup de décisions qui ont été prises au fil des dernières semaines.
Je veux vous redire, madame la secrétaire d’État, que nous ne décolérons pas contre l’accord qui a été conclu entre la Commission européenne et notre pays sur le démantèlement de la filiale fret de la SNCF. Nous le considérons comme une aberration sociale et écologique.
De même, le projet de réforme du marché européen de l’électricité, désormais mis dans la boucle du trilogue Commission européenne-Conseil européen-Parlement européen, nous paraît sans rapport avec les ambitions affichées initialement. Sur ce volet majeur de la transition écologique, on persiste dans une logique de marché qui pèsera négativement sur les investissements de long terme et, en France particulièrement, sur les choix nationaux de mix énergétique souverain, avec le risque de factures de nouveau alourdies pour les ménages, les PME et les collectivités locales.
C’est dans dix jours, au moment même du Conseil européen, que surviendra la suppression, sans aucune contrepartie, des tarifs réglementés du gaz, qui nous garantissent pourtant de la sécurité. Ainsi, nous sauterons dans le vide sans filet !
Enfin, alors que la crise sociale – crise de pouvoir d’achat, crise de l’emploi – touche toute l’Europe, aucun point de l’ordre du jour du Conseil européen ne porte sur les questions sociales ; ce n’est pas la première fois. Je veux néanmoins saluer l’accord trouvé au Conseil le 12 juin dernier sur les travailleurs des plateformes, accord qui dresse enfin une liste de critères de présomption de salariat, mais la mise en œuvre de cet accord s’annonce encore très longue.
En revanche, c’est aussi le moment choisi par le président Macron pour faire d’Elon Musk la nouvelle grande vedette de nos plateaux de télévision, notamment hier soir sur France 2. Voilà le patron que les grands patrons français s’arrachent ! Tout cela nous paraît assez aberrant alors que l’on parle d’affirmer notre souveraineté économique.
La deuxième série de remarques que je veux faire à cette tribune porte sur notre conception de la compétition économique et de la reconquête de la souveraineté.
Les conceptions qui sont mises en avant nous semblent davantage motivées, en vérité, par une logique de guerre économique. La façon dont les relations entre l’Union européenne et la Chine sont mises à l’ordre du jour de ce Conseil européen en témoigne à nos yeux.
Il y a quatre ans seulement, le Parlement européen, le Conseil européen et la Commission européenne publiaient une communication conjointe sur leur vision stratégique vis-à-vis de la Chine, alors considérée comme un « partenaire de coopération », un « partenaire de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique ».
À l’écoute de votre intervention d’aujourd’hui, madame la secrétaire d’État, la Chine ne semble plus être traitée qu’en « rivale systémique ». Mais ce qui nous inquiète le plus, c’est que, derrière ce discours, il semble que nous refusions de nous attaquer aux causes réelles de nos handicaps industriels, qui ne se résument pas à la concurrence de la Chine, mais découlent de décisions qui ont été prises, ou plutôt qui ne l’ont pas été, sur le continent européen, pour assurer notre développement industriel.
Nous voulons rattraper notre retard avec le Green Deal Industrial Plan. Très bien ! Il est question, nous dit-on, de relocaliser la production de technologies vertes suffisamment matures, essentielles à la décarbonation, pour lesquelles l’Europe est aujourd’hui bien trop dépendante.
Toutefois, si la Chine produit aujourd’hui 75 % des panneaux photovoltaïques et des batteries, presque 60 % des éoliennes et 40 % des électrolyseurs et des pompes à chaleur, il faut tout de même examiner ce qui a failli dans nos propres décisions industrielles pour que l’on en arrive à cette situation, si nous voulons l’inverser.
Je serais curieux de savoir, madame la secrétaire d’État, ce que vous pensez de ce passage du rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, un document que l’on semble d’ailleurs avoir enterré très rapidement :
« Dans la course qu’elle a engagée pour construire avant les autres un nouveau modèle de croissance verte, c’est-à-dire pour définir les standards de demain et établir une position forte dans les industries du futur, l’Europe prend le risque d’additionner les handicaps. Elle cumule en effet retards industriels, coût de l’énergie élevé, exposition aux fuites de carbone et volonté de ne pas s’écarter de la discipline budgétaire. Si certaines contraintes, sur les prix de l’énergie notamment, lui sont imposées par le contexte international, certaines disciplines, en particulier en matière budgétaire, résultent de ses propres décisions. »
Allons-nous tirer des leçons de ces constats pour être moins belliqueux, mais plus offensifs en matière de reconquête industrielle, en poussant les feux d’un fonds souverain européen et d’un renforcement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ou en utilisant la création monétaire ?
Enfin, ma troisième série de remarques portera sur la question de la guerre et sur le sommet de Vilnius.
Vous avez été très peu loquace sur ce sommet, madame la secrétaire d’État. Pour ma part, je vais vous adresser une question assez directe, qui se pose maintenant dans le débat public et à laquelle le Parlement devrait avoir une réponse : la France donnera-t-elle, à Bruxelles dans dix jours et à Vilnius dans quelques semaines, son feu vert à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan ?
Cette question, visiblement, a été évoquée explicitement au cours du conseil de défense qui s’est réuni le 12 juin. Le Parement a le droit d’être informé si la France est en train de changer de position sur cette question, qui est non pas mineure, mais essentielle. En effet, si nous faisions entrer maintenant l’Ukraine dans l’Otan, si nous donnions ce feu vert, alors, nous le savons tous, la frontière orientale de l’Union européenne se verrait transformée en ligne de front de l’Otan, de l’Arctique à la Méditerranée.
Je ne crois pas que ce soit ainsi que nous mettrons fin à la guerre ou que nous obtiendrons le retrait des troupes russes des territoires occupés illégalement. Nous pensons pour notre part que ce serait la voie, non pas d’une victoire rapide, mais d’une guerre longue, terriblement destructrice, coûteuse et dangereuse.
La solution de rechange à la guerre devrait plutôt être la mobilisation de toutes les forces de l’Union européenne et de toutes les coalitions mondiales possibles pour des solutions politiques de paix et de sécurité. Le surarmement, la militarisation et « l’otanisation » de l’Europe ne préparent pas à prendre ce chemin-là.
J’espère, madame la secrétaire d’État, qu’à Vilnius la raison demeurera assez forte pour que la France ne donne pas son feu vert à cette adhésion, qui ne réglera pas les problèmes, mais risquerait de les aggraver encore. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – Mme Gisèle Jourda applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Michel Arnaud.
M. Jean-Michel Arnaud. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous voilà réunis pour le débat préalable au Conseil européen du 29 et du 30 juin prochain. À la fin de ce mois, la Suède cédera la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne à l’Espagne. Stockholm avait fixé quatre priorités pour ce semestre de présidence suédoise : la sécurité, la compétitivité, la transition écologique et énergétique et les valeurs de l’Union européenne.
La sécurité du continent renvoie évidemment à la guerre russo-ukrainienne. Oui, nous y sommes : la contre-offensive ukrainienne a débuté, comme l’a confirmé le Président de la République. L’escalade des tensions et la situation précaire à l’Est viennent mettre à l’épreuve la stabilité et la sécurité de la région européenne dans son ensemble.
Le soutien apporté à l’Ukraine dans sa lutte pour la préservation de son intégrité territoriale doit se poursuivre. Le combat que mène ce pays force le respect. Le groupe Union Centriste, comme d’autres, se tient évidemment derrière le peuple ukrainien et apporte son plein soutien à nos amis qui se battent pour les valeurs de l’Union européenne.
L’année 2023 nous invite aussi à célébrer les trente ans du marché unique, qui appelle à une meilleure compétitivité de nos entreprises européennes.
Si notre union économique et monétaire permet à l’Europe de demeurer une puissance commerciale mondiale, ses bénéfices n’ont pas été uniformes pour tous les États membres. Nous le savons, certains secteurs ont, dans chacun des pays européens, gagné en compétitivité du fait de leurs avantages absolus ou comparatifs – l’industrie en Allemagne, le luxe en France ou encore l’agriculture en Espagne – tandis que d’autres secteurs ont pâti du marché unique.
À la suite des crises successives que nous avons traversées, l’objectif d’une souveraineté économique européenne semble faire consensus. Médicaments, batteries électriques, avions propres : nombre de pistes se dessinent. Il faut s’en saisir, mais les Européens doivent aussi faire preuve de cohérence.
À titre d’illustration, l’aéronautique est, depuis longtemps, un domaine fécond pour la coopération européenne. En témoignent les contrats signés ces derniers jours dans le cadre du salon du Bourget. Pourtant, l’année dernière, le Gouvernement allemand annonçait l’achat de 35 avions de combats américains F-16, au détriment du Rafale français. C’est d’autant plus dommageable que nos deux pays coopèrent sur le programme Scaf, le système de combat aérien du futur.
La compétitivité européenne ne dépend donc pas uniquement de la qualité des investissements réalisés ou de l’étendue de nos innovations ; elle repose également sur leur bonne adéquation avec notre politique commerciale. Il y va de la prospérité de nos filières d’avenir, à l’instar de l’agriculture en France.
Alors que les moyens financiers de la politique agricole commune ont été revus à la hausse, le Pacte vert européen prévoit une baisse de la production agricole. Dans le même temps, nous investissons dans un modèle agricole plus respectueux de l’environnement, mais la Commission européenne continue de négocier des traités de libre-échange défavorables à nos producteurs, avec l’Amérique du Sud ou la Nouvelle-Zélande. La logique est donc dure à suivre, particulièrement pour les exploitants agricoles de notre pays !
C’est surtout dans le domaine de la transition énergétique que les États membres s’opposent actuellement. En ce qui concerne la réforme du marché de l’électricité, un point de désaccord majeur subsiste. Les Vingt-Sept se déchirent sur les modalités des contrats pour la différence, à prix garanti par l’État.
Dans ce mécanisme, le producteur d’électricité doit reverser les revenus engrangés si les cours du marché de gros sont supérieurs au prix garanti, mais perçoit une compensation dans le cas contraire. La Commission européenne proposait que tout soutien public à de nouveaux investissements dans la production d’électricité décarbonée se fasse impérativement via ce type de contrat. Si la France s’en réjouit, d’autres États, tels que l’Allemagne ou le Luxembourg, y sont hostiles.
Madame la secrétaire d’État, que pouvez-vous nous dire sur l’état d’avancée de ces discussions importantes pour nos territoires ? Je pense à certaines TPE ou encore à des structures qui gèrent des remontées mécaniques dans les stations de sports d’hiver de mon département.
A contrario, s’il y a une problématique sur laquelle un consensus a su émerger sous la présidence française du Conseil de l’Union européenne, c’est celle de la régulation numérique. Les règlements dits Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) vont dans le bon sens.
Le DMA vise à prévenir les abus de position dominante des géants du numérique que sont en particulier les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – et à offrir un plus grand choix aux consommateurs européens. Tel est par exemple l’objet de la plateforme de marketing digital Utiq, récemment lancée par des opérateurs français, allemand et espagnol, afin de concurrencer les géants américains.
Le DSA vise pour sa part à lutter contre les contenus et produits illégaux en ligne. Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, que le Sénat examinera prochainement, viendra adapter notre droit national à la nouvelle réglementation européenne.
Oui, l’espace numérique est un espace public comme un autre, mais il s’agit d’un espace où la souveraineté est diffuse et dans lequel ni la censure ni l’anarchie n’ont leur place. Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission spéciale constituée sur ce texte, vous en dira plus dans quelques minutes.
La France doit également être un moteur de la défense des valeurs fondamentales qui nous unissent. C’était la quatrième priorité définie par la Suède pour sa présidence du Conseil de l’Union européenne. Nous devons rester conscients de l’équilibre instable sur lequel repose la démocratie, surtout lorsqu’elle est confrontée à une importante montée des extrémismes à l’échelle de notre continent.
En ce sens, la Communauté politique européenne (CPE), dont le Président de la République a pris l’initiative lors de son discours de la Sorbonne, incarne l’union dans la diversité. Madame la secrétaire d’État, après le sommet de la CPE tenu en Moldavie il y a quelques semaines, pourriez-vous nous indiquer la feuille de route à venir pour cette communauté ?
Avant de conclure mon propos, je souhaite évoquer brièvement deux sujets.
Je veux en premier lieu appeler votre attention, madame la secrétaire d’État, sur les problématiques de gestion de la coopération transfrontalière, notamment entre la France et l’Italie, et sur l’absence persistante d’accords bilatéraux, en particulier sur les questions de coopération hospitalière, entre nos deux pays.
Le traité du Quirinal prévoit de renforcer la coopération transfrontalière. J’apprécierais que nous avancions sur ce dossier. Contrairement à ce qui m’a été dit récemment à l’hôpital de Briançon, les patients venant d’Italie doivent, encore aujourd’hui, avancer les frais de santé, ce qui ne me paraît pas une bonne façon de consolider la coopération transfrontalière.
Je veux en second lieu dire un mot de l’immigration, notamment à la frontière entre la France et l’Italie. J’ai rendu visite cette semaine à la police aux frontières, qui est en grande difficulté du fait d’un manque de moyens et de coopération avec l’Italie, mais surtout parce qu’elle doit gérer à cette frontière une problématique migratoire qui devrait être appréhendée à l’extérieur des frontières européennes.
Je souhaite conclure mon propos sur une note plus positive, en saluant la panthéonisation à venir des résistants Missak et Mélinée Manouchian. Ce couple, rescapé du génocide arménien, s’est illustré par sa lutte armée contre l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ils incarnent l’héritage de nos aïeux et nous invitent, par les valeurs qu’ils ont portées, à poursuivre cette quête de préservation de la paix et de la liberté, pour les Européens d’aujourd’hui et de demain.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson.
M. Jean Louis Masson. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’origine, l’Union européenne était une entente entre des nations respectueuses de leur souveraineté. Malheureusement, elle est devenue une fédération qui impose une véritable dictature idéologique, y compris pour ce qui concerne les affaires strictement intérieures des États.
Il est ainsi scandaleux que, au sein de l’Union européenne, quelques pingouins veuillent empêcher la Hongrie de présider le Conseil européen, alors que c’est son tour ! Tout cela vise à forcer la main des Hongrois sur des sujets d’ordre strictement intérieur. (M. Thomas Dossus s’exclame.) De même, un chantage financier éhonté est pratiqué à l’encontre de la Pologne pour l’obliger à modifier son système judiciaire, lequel pourtant ne relève que de la Pologne et ne concerne que la Pologne !
Dans un autre domaine, la guerre en Ukraine, dans laquelle nous sommes quasiment des cobelligérants, nous coûte horriblement cher. L’explosion du prix du gaz et des matières premières, ajoutée aux aides militaires et aux subventions colossales versées à l’Ukraine, est à l’origine d’une inflation galopante et d’un endettement sans précédent. Cela pénalise lourdement les familles françaises et ruine notre pays.
Je n’ai aucune hostilité contre l’Ukraine ni contre la Russie. En revanche, je tiens à dire que les vrais responsables de cette guerre sont les États-Unis, l’Otan et l’Union européenne. (MM. Jean-Michel Arnaud et Thomas Dossus protestent.)
M. Jean-Yves Leconte. Ce sont les agresseurs ?
M. Jean Louis Masson. C’est l’impérialisme américain, conjugué à l’expansionnisme de l’Union européenne. Celle-ci n’a de cesse de s’étendre vers l’est, au détriment de la zone d’influence de la Russie.
Quant à l’Otan, il aurait fallu immédiatement la dissoudre lorsque l’URSS et le pacte de Varsovie ont explosé.
On veut nous faire croire que la Russie serait une menace pour la France, mais c’est un gigantesque mensonge ! Si la France et l’Union européenne avaient laissé la Russie tranquille, sans chercher à l’encercler, nous n’aurions eu ni cette guerre ni les difficultés économiques que nous connaissons actuellement.
M. François Bonhomme. Il fallait y penser…
M. Jean Louis Masson. N’oublions pas que le coût pour la France de notre engagement dans cette guerre est égal à huit fois le montant des économies qui ont prétendument motivé la récente réforme des retraites.
Vous l’aurez compris, madame la secrétaire d’État, je ne suis pas du tout d’accord avec la politique suivie actuellement par le Gouvernement, et encore moins d’accord avec l’Union européenne.
Ce que je souhaite, c’est que l’on puisse un jour rétablir une véritable souveraineté des États, mais c’est aussi que l’on respecte tous les États, y compris la Russie, qui, elle aussi, a le droit d’exister, de se défendre et de ne pas être encerclée. Les États-Unis n’ont pas voulu que les Russes installent des fusées à Cuba ; pourquoi voudrions-nous que l’Otan s’étende à l’Ukraine et termine d’encercler la Russie ?
Mme la présidente. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Jean Louis Masson. C’est pourquoi je crois que la Russie a tout à fait raison de ne pas se laisser faire.
M. Jean-Yves Leconte. Ici, on n’est pas à la Douma !
Mme la présidente. La parole est à Mme Véronique Guillotin.
Mme Véronique Guillotin. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, une nouvelle fois, l’Ukraine sera au premier rang des préoccupations du prochain Conseil européen.
Rien, hélas, ne permet à ce stade d’entrevoir une sortie rapide du conflit. Il est en effet difficile de savoir si la contre-offensive menée par Kiev depuis un peu plus de dix jours triomphera. L’armée russe oppose pour le moment une résistance relativement solide – peut-être avait-elle été sous-estimée au regard des erreurs commises jusqu’alors par ses chefs.
Dans ces conditions, on ne peut que continuer à soutenir les actions déployées par l’Union européenne depuis le début de l’agression russe. L’Europe doit en effet poursuivre sa mobilisation dans plusieurs directions.
J’évoquerai tout d’abord le soutien aux forces armées ukrainiennes. L’Union européenne a déjà fait beaucoup, mais le passage d’une posture défensive à une stratégie offensive va mettre à rude épreuve les matériels livrés. Les stocks des armées européennes se réduisent. Le ministre allemand de la défense l’a rappelé la semaine dernière : « Nous n’allons pas pouvoir remplacer chaque char qui cesse de fonctionner. »
Je rappellerai toutefois que les conclusions du dernier Conseil européen invitent les États membres à redoubler leurs efforts pour répondre aux besoins les plus urgents de Kiev en matière militaire. C’est impératif. Comme chacun sait, ce sont aussi les intérêts des pays européens en matière de sécurité et de défense qui sont en jeu au travers de la guerre en Ukraine.
Face à cette situation, le RDSE est bien entendu favorable à la poursuite de l’aide aux forces ukrainiennes. La livraison en urgence de munitions sol-sol et de munitions d’artillerie, permise dans le cadre du fonds de la Facilité européenne pour la paix, démontre la cohésion de la très grande majorité des États membres en faveur de cette politique de soutien.
Quelles sont les prochaines étapes, madame la secrétaire d’État, pour que l’approvisionnement européen en équipements militaires tienne sur le moyen et long terme ?
Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il serait difficile pour l’Europe de faire face à un autre conflit de cette intensité à ses portes. Aussi, bien que le groupe RDSE ait un temps exprimé l’idée qu’il fallait d’abord approfondir le projet européen avant de l’élargir, il apparaît aujourd’hui que le contexte géopolitique nous commande de changer de paradigme.
La Communauté politique européenne, voulue par le Président de la République, est donc une bonne chose, mais elle ne suffira pas à contrer l’impérialisme russe. L’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne est bien entendu conditionnée au retour de la paix.
S’agissant de son voisin moldave, en tant que présidente du groupe d’amitié France-Moldavie du Sénat, je suis sensible à son sort. Le principe consistant à maintenir des États tampons aux frontières de l’Europe me semble périmé, du fait des violations par Moscou de l’intégrité de certains de ces territoires. Aider les pays de l’Est à intégrer un ensemble démocratique doit faire partie de la boussole stratégique de l’Union européenne, au bénéfice de leur sécurité, mais aussi de la nôtre.
Je vous saurais donc gré, madame la secrétaire d’État, de nous indiquer quelles perspectives d’élargissement la France envisage de défendre, et dans quelles conditions elle le ferait.
Au prochain Conseil européen, il sera également question de politique économique. Même si l’Union européenne relève la tête, les conséquences du conflit ukrainien sur les prix se font encore sentir.
Lors du Conseil européen de mars dernier, il a été rappelé quelques-uns des grands axes sur lesquels l’Union européenne doit se concentrer pour renforcer sa compétitivité et sa résilience : elle doit réduire ses dépendances stratégiques, en investissant dans les compétences de demain et en adaptant sa base économique, industrielle et technologique pour les transitions écologique et numérique, mais aussi approfondir le marché unique, par la suppression de certains de ses obstacles.
Mon groupe partage ces préoccupations très générales, mais nous souhaitons aussi rappeler quelques principes et exprimer plusieurs interrogations.
Un débat commence à se nouer autour du Pacte de stabilité, entre les partisans d’un plafonnement strict des dépenses et ceux d’un relèvement du budget de l’Union européenne. Avec la flambée des taux d’intérêt, la question de la dette devient de plus en plus prégnante, alors que nous devons affronter un défi de taille, celui de la décarbonation de l’économie, qui nécessite des investissements colossaux. Ne pourrait-on pas imaginer la création d’une dette environnementale, pour chacun des États membres, qui serait soustraite de l’application de critères de type Maastricht ?
Enfin, on peut entendre la nécessité pour l’Europe de lever les obstacles internes au marché unique si, dans le même temps, les politiques sociales convergent davantage.
Un pas vient d’être franchi avec l’accord des Vingt-Sept sur les travailleurs des plateformes, qui instaure une règle de présomption de salariat. C’est une avancée sociale qui s’ajoute à celle qui est relative aux travailleurs détachés.
Il reste de nombreux domaines dans lesquels les règles d’uniformisation mériteraient d’être amplifiées. Je pense en particulier aux règles fiscales, sur lesquelles l’Union européenne manque d’élan du fait de la règle de l’unanimité. Je rappellerai qu’il a fallu en passer par un accord international pour que l’Union européenne accepte un impôt minimum commun sur les multinationales.
Mes chers collègues, sur tous ces points, il s’agit en somme de rappeler que l’Europe doit tout autant renforcer sa résilience économique, pour peser à l’extérieur, qu’encourager à l’intérieur de ses frontières l’esprit de solidarité qui est au fondement du projet européen.
Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat.
M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, tous les experts s’accordent pour dire que nous sommes entrés dans une ère multicrises : covid-19, guerre en Ukraine, événements climatiques, crises économiques, la liste continuera sans nul doute de s’allonger.
Face à ce constat, l’Union européenne, habituellement si prompte à se reposer sur les capacités d’autorégulation du marché, s’est décidée depuis quelques années à changer de doctrine. Elle cherche à adapter ses règles pour mieux faire face à ces bouleversements.
Si cette mue, encore inimaginable il y a trois ans, doit nous réjouir, reconnaissons que l’Union se cantonne encore à de la gestion post-crise, plutôt que de créer de véritables outils d’anticipation. Certes, le communiqué publié aujourd’hui par la Commission européenne témoigne d’une volonté de mieux gérer en amont les risques, mais nous sommes encore loin d’avoir atteint cet objectif.
Les divergences d’intérêts des Vingt-Sept et le manque de ressources propres ne nous aident pas à atteindre l’ambition de rapidité et d’efficacité que l’Union européenne affiche. C’est notamment le cas en matière de sécurité et de souveraineté économique, sujet à l’ordre du jour du prochain Conseil européen.
Je ne nie pas que de belles avancées aient été obtenues en la matière, qu’il s’agisse de plan RePowerEU, du Chips Act, du plan industriel du Pacte vert, de l’instrument anti-subvention ou encore de l’accélération des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec).
Toutefois, les mesures les plus emblématiques ont une portée limitée. Cela les rend insuffisantes face à la force de frappe de pays comme la Chine, qui a lancé son plan Made in China 2025 dès 2015, ou les États-Unis, dont l’Inflation Reduction Act a été promulgué plus récemment : ce plan, doté d’un montant de 400 milliards de dollars, vise à faire enfin entrer le pays dans une ère écologique, mais en favorisant les entreprises américaines à grands coups de subventions publiques et de crédits d’impôt.
Je ne cherche pas à être défaitiste en disant cela. Bruno Le Maire, ministre de l’économie, a lui-même reconnu l’insuffisance des mesures européennes. Il a ainsi déclaré : « Ce que nous avons fait n’est pas suffisant au niveau européen. Il faut avec beaucoup plus de force et avec des instruments financiers beaucoup plus puissants défendre notre industrie européenne. »
Face aux risques commerciaux, aux menaces de délocalisation d’entreprises du vieux continent vers les États-Unis et à la perte de notre avance technologique en matière d’écologie, l’Europe s’est réveillée, mais bien tard. Qui plus est, les Vingt-Sept se déchirent sur la méthode, en particulier quant à la possibilité d’accorder des subventions publiques aux entreprises.
Les pays scandinaves sont hostiles, par tradition libérale, à ouvrir la manne des subventions. D’autres pays ont décidé de tirer parti de l’assouplissement temporaire des règles d’attribution, mais ils insistent pour que les dérogations soient limitées dans le temps. Enfin, les pays de l’Est sont inquiets de ne pas pouvoir suivre les pays qui disposeraient de plus de moyens qu’eux pour subventionner les entreprises ; ils redoutent qu’une course aux aides ne se mette en place en Europe.
Pour surmonter ces divergences, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé la création d’un fonds de souveraineté européen, dont les contours ont été précisés aujourd’hui. Il a été rebaptisé plateforme Technologies stratégiques pour l’Europe (Step) : il a pour objectifs de prévoir des financements communautaires pour aider les pays européens qui n’ont pas les moyens de subventionner massivement leurs industries et d’éviter une « fragmentation du marché unique ».
Cependant, la question du financement se pose. Si l’on en croit les annonces d’aujourd’hui, il apparaît que le fonds sera alimenté par les crédits non encore utilisés de NextGenerationEU. Le problème est que, si ces sommes ne sont pas encore décaissées, elles sont bel et bien déjà engagées vers d’autres projets. De plus, certains chercheurs soulignent que le fonds ne pourra être exploité à son plein potentiel que lorsque le marché unique des capitaux aura été définitivement achevé, car l’afflux d’investissements privés ne pourra se produire efficacement que s’il existe de vastes réserves de capitaux privés attendant d’être investis, ce qui manque actuellement dans l’Union européenne.
On peut donc s’interroger sur la pertinence d’un tel fonds. Une autre voie se dessine : l’instauration d’une préférence européenne. Déjà évoquée par le Président de la République, avec sa suggestion d’un Buy European Act, une telle mesure aurait l’avantage de limiter la concurrence des pays tiers et d’inciter à produire sur le territoire européen.
Il serait alors possible, par exemple, de mieux contrôler les investissements réalisés dans des pays tiers, de réformer les conditions d’accès aux marchés publics en favorisant les entreprises implantées dans l’Union européenne ou encore de réviser les droits de douane pour les importations en provenance de pays n’appartenant pas à l’Union européenne. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières constitue d’ailleurs un premier pas dans le sens d’une préférence communautaire, de même que le règlement relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur. Il semblerait donc logique de continuer dans cette voie tout en allant plus loin.
J’admets que l’équilibre est difficile à trouver, entre préservation des intérêts des vingt-sept États membres et nécessité de ne pas créer de conflit commercial avec des pays tiers. La préférence européenne me semble toutefois une piste intéressante à explorer dans la mesure où un fonds de souveraineté pourrait devenir un simple échelon supplémentaire des Piiec et perdre ainsi toute valeur ajoutée.
Madame la secrétaire d’État, quelle sera la position de la France quant aux diverses pistes proposées pour défendre l’économie européenne et notre souveraineté ? La balance vous semble-t-elle pencher davantage vers l’une des solutions proposées ? Si oui, vers laquelle ?
Pour conclure, j’ajouterai qu’il ne faut pas perdre de vue l’objectif qui devrait nous guider : réagir rapidement et efficacement face à des risques économiques. N’oublions pas que le plan chinois a sept ans et que l’IRA existe depuis bientôt un an. Nous devons faire en sorte de disposer de nouveaux outils pour défendre nos industries européennes dans les meilleurs délais. À ce stade, la Commission européenne semble chercher non pas à construire une réelle stratégie, mais seulement à ouvrir une réflexion sur la thématique de la sécurité économique. Nous comptons donc sur le Gouvernement pour plaider en faveur d’une accélération du processus.