Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je salue, madame la sénatrice Nathalie Goulet, votre engagement personnel et votre combat, très anciens, contre la fraude d’une manière générale. Dans le cas d’espèce, on peut même dire que vous avez été, vous aussi, d’une certaine manière, une lanceuse d’alerte. En tout cas, vous avez proposé des solutions et pris des initiatives.

Comme je l’ai dit au cours des débats parlementaires consacrés à cette question, l’objectif est avant tout que les dispositifs adoptés soient conformes à la Constitution et aux conventions. Il peut donc y avoir des débats juridiques, mais, en tout état de cause, ce qui a toujours guidé l’action de mon ministère – cela vaut également pour mes prédécesseurs –, c’est d’avoir des dispositifs qui soient opérants.

De plus, pour renégocier et signer une convention, il faut être deux. Imaginons la renégociation d’une convention avec l’un des pays que vous avez évoqués, auquel on demanderait de revenir sur une disposition, par exemple sur le taux nul pour la retenue à la source du versement de dividendes. Le pays en question, pour accepter cette mesure, nous demandera à l’évidence des concessions, pour un résultat peut-être moins favorable à la France.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas de renégociations. Nous avons montré, avec le cas du pays plus au nord qui a été mentionné, qu’on était capable de s’engager dans cette voie et de trouver des solutions. Mon propos est de dire qu’une convention fiscale est signée par deux parties. Il n’est donc pas évident de revenir sur un certain nombre de choses.

Pour autant, j’y insiste, la clause générale anti-abus de la convention Beps, que vous avez évoquée, peut s’appliquer aux pays mêmes avec lesquels nous avons une convention fiscale qui fixe un taux nul sur la retenue à la source, dès lors que nous sommes capables de démontrer que ces schémas sont abusifs.

Enfin, vous avez évoqué, comme le sénateur Féraud sans que je lui aie répondu, la question de l’observatoire de la fraude fiscale. Personnellement, je suis favorable à ce qu’il y ait une instance indépendante qui permette de placer autour d’une table un certain nombre d’acteurs, y compris des parlementaires et des personnalités qualifiées, pour évaluer plus finement ce que recouvre la fraude dans notre pays. Il est vrai que nous avons des estimations qui vont parfois du simple au triple, entre, d’un côté, Gabriel Zucman et, de l’autre, différents « experts » qui estiment que la fraude fiscale est beaucoup moins importante. Sur un certain nombre de sujets que vous avez évoqués, cette instance pourrait être à même de demander à l’administration des chiffres.

Quant à la COP fiscale, j’y suis très favorable. Vous l’avez proposée avec le sénateur Bocquet ; elle fait partie, elle aussi, de ce qui sera détaillé dans le plan que je présenterai prochainement.

Mme le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour la réplique.

Mme Nathalie Goulet. En effet, si l’on avance vers une COP fiscale, ce sera déjà un beau progrès. Il faudrait aussi réévaluer les dispositifs : comme je l’ai cité dans mon intervention, un rapport daté de 2015 ne me semble pas vraiment opérant.

Très sincèrement, avant de renégocier, il faut déjà commencer à discuter un peu : nous avons tout de même à nos frontières des problèmes extrêmement sérieux, notamment avec les ports francs du Luxembourg, de la Suisse et de Jersey. Au cœur de l’Europe, ils doivent faire l’objet d’une attention particulière ; c’est du moins le point qu’on soulève chaque fois qu’une convention arrive devant le Sénat. Je me rappelle la convention avec le Panama, que nous avions refusé de ratifier sous l’égide de la regrettée Nicole Bricq. Dans cette maison, je vous l’assure, nous sommes très attentifs à votre texte, et nous le demeurerons.

Mme le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Blanc. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-Baptiste Blanc. Madame la présidente, monsieur le ministre, cher Éric Bocquet, mes chers collègues, « tout est dit, et l’on vient trop tard »… Je vous dirai néanmoins quelques mots sur le sujet important de la fraude fiscale aux dividendes, qui s’est développée au niveau mondial pendant plusieurs années, jusqu’à représenter 140 milliards d’euros – peut-être le casse du siècle !

Depuis 2018, ces mécanismes d’évitement de l’impôt ont été mis au jour. La plupart des États ont légiféré afin de lutter contre les montages frauduleux, adossés à l’articulation entre législations internes et conventions fiscales internationales. Tout cela est-il suffisant ? Telle est la question qui se pose à nous.

Une autre question est celle de l’optimisation fiscale : rime-t-elle avec fraude fiscale ? La frontière entre les deux notions n’est pas toujours simple à tracer. En effet, nous dit la doctrine, un montage respectueux de la lettre de la loi, mais contraire à son esprit, ne correspond pas à de l’optimisation fiscale et peut être rejeté sur le fondement de l’abus de droit fiscal, sans compter les conséquences pénales éventuelles.

Je comptais vous parler de CumCum, de CumEx et de la démarche du Sénat, mais tout a été dit grâce aux brillants rappels de mes collègues, de même pour l’action du PNF, que je salue également.

Malgré les réformes de 2018 et de 2019, la fraude fiscale s’est poursuivie en Europe et en France. Ce phénomène massif renforce un sentiment d’opacité des activités bancaires, au détriment de l’égalité fiscale. Force est de constater que les réponses apportées par le législateur sont insuffisantes et que le secteur bancaire, sans violer directement la loi, a profité d’un encadrement trop large de ces pratiques. Sur le fondement, pour être précis, de l’abus de droit, les banques sont actuellement sous le coup de procédures diligentées par le PNF, institution à fort poids politique.

Le secteur bancaire, pour prouver sa bonne foi, peut-être par nécessité, a saisi le Conseil d’État. Légiférer à nouveau sur l’encadrement de ces pratiques emporte donc plusieurs conséquences qu’il convient de considérer.

D’abord, les marchés financiers et le système bancaire, directement au contact de la mondialisation, ont besoin de sécurité juridique afin de ne pas créer de la crainte chez les investisseurs.

Ensuite, les établissements bancaires doivent rester compétitifs face à leurs homologues étrangers.

Enfin, les banques ont une image dégradée auprès des citoyens, pour qui elles incarnent une puissance capitaliste peu régulée et avide de profits, responsable de crises et affranchie d’une certaine justice fiscale, justice fiscale pourtant issue de notre pacte républicain, dont elle est une part importante.

Par voie de conséquence, quelles réponses pourrions-nous apporter ?

Premièrement, il faut un cadre juridique clair et cohérent qui préserve la sécurité juridique en matière bancaire, nécessaire pour les banques. Les établissements bancaires français, leaders sur les marchés européens, doivent être compétitifs, notamment dans le contexte concurrentiel de l’Europe, où ils occupent une place dominante. La pratique du CumEx était connue depuis longtemps par l’administration fiscale, qui faisait visiblement preuve de tolérance.

Ensuite, le risque d’interdiction pourrait entraîner un désavantage pour les banques françaises sur la scène internationale, notamment face aux Britanniques depuis le Brexit. Le CumCum profite des failles des conventions fiscales internationales ; la solution pourrait être de modifier nos conventions en ce sens. M. le ministre a rappelé les avancées à ce sujet, notamment au travers du cas de la Finlande. On peut dire aussi qu’une régulation de ces pratiques pourrait être plus efficiente au niveau européen et à l’échelle de l’OCDE.

De plus, l’ampleur de cette pratique frauduleuse a été mise au jour par un consortium de journalistes. L’administration fiscale, notamment la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) et le PNF, disposent-ils de moyens suffisants ?

Enfin, en matière de contrôle, la DGFiP semble délaisser le fondement de l’abus de droit pour utiliser l’angle du bénéficiaire effectif, qui pourrait être plus efficace juridiquement. À la suite de l’affaire CumEx a été évoquée la possibilité de généraliser les conventions fiscales bilatérales imposant une retenue à la source sur les flux de dividendes sortants. Monsieur le ministre, pourriez-vous nous en dire plus sur les négociations au sein de l’OCDE et de l’Union européenne ? Informer le Parlement de ces négociations permettrait de répondre aux interrogations posées par les contribuables et par le système bancaire, sachant que les États-Unis ont mis en place un mécanisme de lutte contre l’arbitrage des dividendes étendu aux produits dérivés.

De toute évidence, les CumEx, les CumCum et autres dispositifs de fraude, au regard de leurs répercussions médiatiques très fortes, peuvent sonner le glas de toute possibilité d’optimisation fiscale. Il est donc urgent d’agir, de combler les vides juridiques, comme nous l’avons tous indiqué, et d’avoir une approche éthique de la fiscalité mondialisée si l’on souhaite qu’il y ait encore une acceptabilité de l’impôt, c’est-à-dire, finalement, un consentement à l’impôt. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Pour répondre à votre première question, à savoir si l’administration fiscale dispose d’outils suffisants pour aller chercher des informations comme celles qui ont pu être diffusées et relayées par des consortiums de journalistes ou des lanceurs d’alerte, la réponse, à mon sens, est non.

C’est la raison pour laquelle, dans le cadre du plan de lutte contre la fraude fiscale que je présenterai très prochainement, je proposerai que soient mis à la disposition de l’administration fiscale des outils supplémentaires pour aller chercher l’information. Je sais que cela fera débat, qu’il y aura des oppositions, mais, en tout cas, j’assumerai de défendre cette position. Je suis ravi de voir que vous êtes sur la même ligne. Elle peut rassembler très largement dans cet hémicycle.

Pour répondre à votre seconde question, relative au déroulé des discussions côté OCDE, notamment sur le Beps, je peux vous dire qu’en 2022, sur les 2 400 conventions fiscales bilatérales entre États membres du cadre inclusif de l’Organisation, 2 300 ont été mises au standard. Il en reste donc une centaine : nous sommes favorables à ce qu’elles soient mises également à niveau.

Conclusion du débat

Mme le président. En conclusion du débat, la parole est à M. le ministre délégué.

M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Nous avons eu des échanges nourris sur de très nombreux thèmes. Le sujet de notre débat est d’une importance majeure, comme l’est celui de la fraude en général. Nous avons observé un certain nombre de progrès ces dernières années, je dirais même ces derniers mois, depuis ma nomination au ministère du budget. Plusieurs démarches ont été engagées : comme je l’indiquais tout à l’heure, une convention fiscale a été renégociée avec un pays pour lequel on appliquait un taux nul de retenue à la source pour le versement de dividendes, et un nouveau Bofip a été publié, qui permet à l’administration fiscale d’être beaucoup plus efficace dans son action.

Nous avançons et nous franchirons une étape supplémentaire avec le plan de lutte contre les fraudes, notamment la fraude fiscale, que je présenterai prochainement. J’ai commencé à définir de nouveaux outils et à tracer des pistes supplémentaires que je détaillerai à cette occasion. Des progrès considérables ont donc été faits.

Je veux clore ce débat en exprimant toute mon admiration – nous nous retrouverons là-dessus – pour nos agents, pour nos enquêteurs, pour nos contrôleurs, pour ces femmes et pour ces hommes qui, souvent loin du battage médiatique, confrontés à la très grande complexité des techniques financières, lesquelles sont par ailleurs parfaitement légitimes pour assurer le financement de notre économie, travaillent d’arrache-pied pour identifier les abus et la fraude, sans jamais perdre le sens de la mesure ou du discernement et sans jamais renoncer à faire très précisément la part entre ce qui relève de l’abus et ce qui relève de la bonne foi. Je m’adresse à ces agents afin de les remercier pour leur travail exceptionnel.

Mme le président. La parole est à M. Éric Bocquet, pour le groupe auteur de la demande.

M. Éric Bocquet, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous avez bien compris que l’objet de ce débat n’était pas de jeter l’opprobre sur un secteur d’activité, en l’occurrence le secteur bancaire ni de stigmatiser telle ou telle banque. Nous nous appuyons sur des éléments factuels. Les banques qui ont mis en œuvre les pratiques dont il est question aujourd’hui ont été citées dans la presse : BNP Paribas, Crédit Agricole, HSBC et Société Générale.

Ce ne sont pas n’importe quelles banques. Elles font partie des quinze banques spécialistes en valeurs du Trésor (SVT), dont la liste est validée par le ministre des finances tous les trois ans, le cadre actuel courant de 2022 à 2024. Ces banques ont pratiqué tout ce qui a été décrit par l’ensemble des intervenants. Autrement dit, elles nous font perdre des recettes fiscales et gagnent de l’argent avec ces pratiques puisqu’elles perçoivent une commission. En aggravant les pertes fiscales, elles aggravent la dette ; dans le même temps, ces banques sont chargées de gérer nos titres de dette sur les marchés financiers internationaux !

J’ai sous les yeux le code de déontologie de l’Agence France Trésor (AFT) que ces banques s’engagent à respecter. Je cite l’article A.5 : « Le respect par les SVT des règles de bonne conduite et des pratiques professionnelles applicables à leurs activités sur les marchés de taux en Europe est pour l’AFT un élément important de la qualité du service qui lui est fourni. »

Je cite à présent l’article C.4, Sélection des SVT : « Les SVT sont sélectionnés par le ministre chargé de l’économie ».

Je mentionnerai enfin l’article C.5 : « En cas de manquement aux engagements de la présente charte, l’AFT peut décider de suspendre le SVT de tout ou partie de ses opérations pour une période qu’elle détermine et abaisse l’appréciation qualitative du classement annuel. »

Une banque, Morgan Stanley, avait subi cette sanction administrative en 2020, si vous vous en souvenez, monsieur le ministre : elle avait été suspendue de ses fonctions d’août 2020 à novembre 2020, pour y être ensuite rétablie.

Indépendamment du travail que la justice mène en toute indépendance et que nous respectons profondément – le PNF est en action, les investigations sont en cours, nous attendons les résultats –, est-il administrativement et éthiquement supportable de maintenir l’implication de ces banques ? Ne faudrait-il pas au moins les suspendre un petit moment ? Est-il acceptable qu’elles gèrent encore nos titres de dette, compte tenu de toutes ces menaces qui pèsent sur leur tête et sur leur réputation, ce qui n’est pas une mince affaire ? (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER. – Mme Nathalie Goulet et M. Christian Bilhac applaudissent également.)

Mme le président. Je vous remercie, monsieur le ministre, de votre participation active à notre débat interactif…

Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Quelle réponse au phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes ? »

8

Ordre du jour

Mme le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mercredi 3 mai 2023 :

À quinze heures :

Questions d’actualité au Gouvernement.

De seize heures trente à vingt heures trente :

(Ordre du jour réservé au groupe SER)

Proposition de loi visant à renforcer l’accessibilité et l’inclusion bancaires, présentée par MM. Rémi Féraud, Jean-Claude Tissot, Patrick Kanner, Rémi Cardon, Mmes Florence Blatrix Contat, Laurence Rossignol et plusieurs de leurs collègues (texte n° 35, 2022-2023) ;

Proposition de loi visant à résorber la précarité énergétique, présentée par M. Rémi Cardon, Mmes Viviane Artigalas, Catherine Conconne, Annie Le Houerou et plusieurs de leurs collègues (texte n° 170 rectifié, 2022-2023).

Le soir :

Débat sur le programme de stabilité et l’orientation des finances publiques.

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à vingt heures vingt-cinq.)

Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,

le Chef de publication

FRANÇOIS WICKER