Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisanat et du tourisme. Monsieur le sénateur, je commencerai par dresser un tableau de l’ensemble des coalitions nationales dans lesquelles la France a joué un rôle moteur : la TCFD, Taskforce on Climate-related Financial Disclosures, et la TNFD, Taskforce on Nature-related Financial Disclosures, qui se consacre à la prise en compte des enjeux de biodiversité et à l’action de laquelle vous êtes particulièrement sensible. Un travail de titan, passionnant, est en train d’être mené sur les ressources naturelles de notre planète, sur nos espèces et sur la façon dont l’activité économique affecte notre nature et la biodiversité.
De multiples coalitions mondiales se sont donc créées, pour partie sous l’impulsion de la France, moteur en Europe, qui alimente beaucoup ces institutions. Pour y avoir siégé et avoir contribué pendant plus de deux ans aux côtés du Président de la République, ma conviction est qu’il nous faut aussi être vigilants quant à l’action de ces coalitions. Comme toujours, trop de coalitions tuent les coalitions ; du moins, on peut s’y perdre… Je fais donc trop attention, depuis Bercy, avec Bruno Le Maire, à ce que l’on n’empile pas des coalitions qui en réalité seraient fortes de déclarations d’intention plutôt que d’actes fermes. Je nous invite donc tous, Gouvernement, parlementaires, à la vigilance.
Je souhaite évoquer la proportionnalité, que vous avez mentionnée. Ce n’est en effet pas la même histoire pour une grande entreprise, pour une entreprise de taille intermédiaire et pour une PME. Je veux juste vous dire, monsieur le sénateur, que la directive CSRD – j’aurai l’occasion d’en reparler – s’appliquera dans un premier temps aux seules entreprises de plus de 250 salariés, avant que son périmètre s’étende aux PME cotées.
Je suis acquise à la proportionnalité. Voilà pour les déclarations. Mais il faut maintenant en vérifier l’effectivité dans les actes, notamment dans les actes délégués qui vont nous être transmis.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous nous penchons ce soir sur un sujet qui est très « tendance ». Mais je veux avant tout tirer mon chapeau à la constance dont, en la matière, a su faire preuve le Sénat : il s’agit de son deuxième rapport sur le sujet. Et il est en effet important de suivre la mise en œuvre des obligations de RSE.
Depuis les premiers travaux effectués sur ce thème, dans les années 1950 et 1960, depuis la prise de conscience symbolisée par le sommet de Rio en 1992, force est de constater qu’il existe une ébullition et une émulation collectives. La France, c’est vrai, y prend toute sa part, de façon positive : article 116 de la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE), lois Grenelle I et II et, plus récemment, loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) ; vous avez vous-même contribué, madame la ministre, à l’introduction dans ce texte du statut de société à mission.
Mais, c’est vrai aussi, le risque existe d’un simple affichage, comme cela a été pointé dans le rapport Rocher ; d’où la nécessité, au-delà des tendances, de revenir à l’essence de ce qu’est la RSE, à savoir, tout simplement, l’idée que l’entreprise n’est pas une fin en soi, mais un moyen. C’est simple : nous, citoyens, avons des droits et des devoirs ; l’entreprise, elle, se voit reconnaître des libertés économiques, mais elle a aussi des responsabilités économiques, dont elle est redevable. C’est bien de cela qu’il s’agit : l’entreprise évolue dans un environnement, sur lequel elle a un impact et qui a un impact sur elle, positif comme négatif ; c’est le concept de double matérialité.
On le voit bien sur le sujet des retraites, qui nous occupe en ce moment. Où en sommes-nous sur l’emploi des seniors ? En tout cas, nous ne sommes pas là où il faudrait être ! Les entreprises ont, de ce point de vue, une responsabilité sociale. Il est d’ailleurs un peu dommage de constater qu’il faut toujours y aller à coups de menaces de quotas et de sanctions pour espérer faire bouger les lignes.
D’où l’importance, en tout cas, des perspectives tracées par le Président de la République et des chantiers qu’il a annoncés : celui du partage de la valeur, celui qui consiste à conditionner la rémunération des dirigeants au respect des objectifs environnementaux et sociaux de l’entreprise, qu’il évoquait pendant sa campagne. Peut-être Mme la ministre pourra-t-elle nous éclairer sur la suite de la mise en œuvre de cet engagement.
Comment passer des principes généraux et généreux à une mise en œuvre qui doit répudier tout angélisme ? Au regard de la compétition mondiale dans laquelle nous sommes engagés, nous ne devons pas perdre de vue nos intérêts, ceux de nos entreprises, ceux de nos PME ; à cet effet, nous devons mieux les accompagner. Tel est l’objet des recommandations nos 2, 3 et 4 du rapport de la mission : de la proportionnalité, de la simplicité, de la progressivité. Progressivité et simplicité sont acquises avec la directive CSRD, la mesure entrant en vigueur en 2026 pour les PME. L’Efrag travaille en outre sur des normes spécifiques pour les PME. Tout cela va dans le bon sens.
Mon sentiment est qu’il ne faut pas retarder le moment où les PME doivent adopter cet état d’esprit, car il s’agit d’une demande du consommateur, du citoyen, de l’investisseur. C’est donc un service à rendre à ces entreprises que de les aider à emprunter cette voie. De ce point de vue, madame Berthet, je déplore qu’une petite occasion ait été manquée ici même au Sénat. Nous aurions pu y pourvoir par l’article 8 du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne (Ddadue) dans les domaines de l’économie, de la santé, du travail, des transports et de l’agriculture.
La transposition de la directive permettra aussi des mesures de simplification, dans le sens indiqué dans un rapport du Haut Comité juridique de la place financière de Paris. Et la double matérialité est affirmée dans cette directive. On est là, d’ailleurs, au cœur des enjeux normatifs à l’échelon mondial : matérialité versus double matérialité, vision états-unienne versus vision européenne.
Dans ce monde de guerre économique, gardons-nous de toute naïveté : les Américains ne nous ont pas prévenus au moment d’élaborer leur Inflation Reduction Act ; nous devons agir de la même manière. Il est heureux, d’ailleurs, que la directive CSRD permette aux États membres d’autoriser des entreprises à omettre certaines informations quand des intérêts commerciaux majeurs sont en jeu. Cela montre bien que nous ne sommes pas des naïfs.
Il faut prendre en compte aussi l’équité dans la concurrence. À cet égard, l’une des recommandations du rapport, la recommandation n° 5 est d’assurer un traitement identique de reporting pour les entreprises non européennes ; j’y adhère, nous devons y adhérer. La directive CSRD est de ce point de vue un peu perfectible : elle ne s’applique qu’aux entreprises non européennes qui ont au moins une filiale ou une succursale dans l’Union européenne. Nous devrons aller plus loin dans la directive sur le devoir de vigilance – telle est d’ailleurs l’ambition que défend la France – et y inclure toutes les entreprises de pays tiers, qu’elles aient ou non des filiales en Europe. Vous pouvez très bien faire du chiffre d’affaires en Europe sans pour autant disposer d’établissements implantés sur le sol européen…
Encadrons aussi l’activité des agences de notation ESG. Comme l’ont pointé nos rapporteurs, celles-ci sont majoritairement sous contrôle américain. Il serait opportun d’introduire une réglementation à l’échelon européen, afin d’améliorer leur transparence, de gérer les problèmes de conflits d’intérêts, d’organiser leur supervision par l’Autorité européenne des marchés financiers.
Gardons notre avance ! Mme la ministre soulignait cette avance française et européenne. Ne nous laissons pas faire par ceux qui – souvenez-vous : les États-Unis et Cuba, alliance improbable s’il en est, s’étaient retrouvés côte à côte – ont voté contre la norme ISO 26000. Notre spécificité européenne, nous devons la défendre. Ne transigeons pas sur les valeurs qui sont au cœur de la RSE, celles de la dignité de l’homme et du respect de notre environnement.
D’ailleurs – c’est assez comique –, la préhistoire de la RSE, à bien y regarder, c’est à la fois Proudhon et le pape Léon XIII, l’auteur du Système des contradictions économiques et celui de l’encyclique Rerum novarum. Tous les deux avaient à cœur, entre autres, le juste salaire, tout simplement parce qu’ils avaient à cœur la dignité humaine.
Il s’agit bien de cela : d’enjeux supérieurs, prioritaires. Les objectifs de développement durable (ODD), c’est l’affaire de tous, de l’État, des entreprises – saluons le réseau France du Pacte mondial –, des collectivités, qui doivent, elles aussi, embarquer ; et 2030 c’est demain. Nous sommes tous des pays en voie de développement durable : retroussons-nous les manches !
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisanat et du tourisme. Si M. le sénateur Lemoyne l’accepte, je lui emprunterai volontiers cette expression : nous sommes tous des pays en voie de développement durable. Même si la France, en la matière, n’est ni en reste ni en retard, ce n’est pas une raison pour nous satisfaire des progrès que nous avons pu faire tous ensemble, parlementaires, Gouvernement, au cours des dernières années.
M. Lemoyne a relevé de nombreux points très intéressants. J’aimerais répondre à sa sollicitation concernant la corrélation qui pourrait être instaurée entre la rémunération des dirigeants et la performance extrafinancière de l’entreprise qu’ils dirigent. Au-delà d’une telle corrélation, il faut soulever l’enjeu – objet de la recommandation n° 8 du rapport d’information – de la formation RSE des membres des conseils d’administration et des comités de direction. J’irai même jusqu’à leur adjoindre les administrateurs salariés ; vous en avez dit un mot en introduction, madame la sénatrice Blatrix Contat.
La formation des administrateurs et des mandataires sociaux est un levier essentiel ; j’ai assez souvent ce débat avec le Medef. En la matière, nous devons être vigilants tous ensemble. Le Président de la République en a fait une proposition pendant la campagne ; je le sais bien pour l’y avoir lourdement poussé.
Il y a des marges d’amélioration. Il existe en effet des perspectives pour établir au sein du code Afep-Medef, que vous connaissez et qui fait autorité, dans le cadre d’un droit souple, une corrélation entre la performance extrafinancière et la rémunération des dirigeants. Nous devrons être vigilants et suivre cette évolution, notamment s’agissant de l’intégration d’un ou de plusieurs critères environnementaux et sociaux. Des critères quantitatifs devront également être privilégiés. Le Medef et l’Afep sont plutôt favorables, par le truchement du droit souple, à évolution en ce sens de la rémunération des dirigeants à l’aune de la performance extrafinancière. Je ne manquerai pas de vous tenir informé dès que j’en saurai plus.
Mme la présidente. La parole est à M. Rémi Cardon.
M. Rémi Cardon. Je commencerai bien évidemment en remerciant mes collègues qui ont œuvré à la réalisation du rapport d’information.
Si des propositions me semblent particulièrement pertinentes, voire pour certaines triviales – je pense notamment à la différence de traitement pour les TPE –, d’autres me semblent sujettes à débat.
C’est ce débat que j’ai le plaisir d’ouvrir pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, en espérant que nos échanges seront enrichissants. Car, le rapport le montre bien, la RSE est un sujet complexe et, sur certains aspects, paradoxal.
Ainsi, d’un côté, la RSE souffre d’une déferlante de normes qui inquiète, notamment les petites et moyennes entreprises (PME), et, de l’autre, elle est encore un fourre-tout, malgré justement l’existence de ces normes.
En effet, derrière la RSE, nous pouvons retrouver la simple conformité à des référentiels ou à des normes de qualité ou environnementales, la constitution de fondations pour financer des projets sociaux, culturels, ainsi que des politiques sociales particulièrement engagées, comme des congés paternité de plusieurs mois qu’oseraient à peine espérer certains mouvements féministes !
La RSE est définie par la Commission européenne comme l’intégration volontaire – j’insiste sur ce terme – par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et à leurs relations avec les parties prenantes.
Le champ des possibles est encore immense. Si les normes sont déjà nombreuses pour imposer cette démarche volontaire, il reste des zones libres, pour ne pas dire de non-droit. Cela fait naître d’inévitables inégalités entre les entreprises.
Une proposition que j’aurais personnellement aimé voir inscrite bien plus haut dans la liste – elle arrive en dernier – est la modification du code des marchés publics.
Les entreprises qui s’engagent volontairement dans une démarche vertueuse, socialement bénéfique et durable doivent évidemment être reconnues et encouragées pour cela. Nous touchons là à la notion d’exemplarité de l’État, qui doit, par un code des marchés publics modernisé, favoriser les candidats vertueux.
L’expérience montre malheureusement que si l’on attend que les entreprises s’y mettent spontanément, on peut attendre longtemps ! Qui aurait pu prédire que le non-partage des superprofits se transformerait en superdividendes ? Madame la ministre, il est encore temps d’agir sur le sujet !
Ensuite, et sans remettre en cause les propositions qui sont faites, puisque la production de chiffres extrafinanciers tend à se développer et qu’il s’agit d’une occasion à saisir, il me semble que nous devrions nous interroger sur l’intérêt et la pertinence même de la RSE, notamment eu égard aux inégalités qu’elle peut engendrer entre les entreprises de tailles différentes.
Il est facile, en effet, pour les grands groupes internationaux de financer une politique RSE généreuse quand ils se sont, de fait, extraits de leur responsabilité sociétale en pratiquant l’optimisation fiscale !
Or la première contribution sociétale d’une entreprise n’est-elle pas de participer à la mise en place des services publics, qu’il s’agisse des infrastructures de transport, des services de santé et des autres services régaliens ?
Pour le dire autrement, est-ce le rôle de l’entreprise de financer directement des services sociaux à l’attention de ses seuls salariés ou revient-il à l’État d’en assurer le juste équilibre pour l’ensemble du pays ?
Madame la ministre, à l’heure où nous cherchons à équilibrer le financement de nos retraites, une fiscalité plus juste et, surtout, plus effective, quelle que soit la taille de l’entreprise, ne serait-elle pas souhaitable ? Ce serait bien plus acceptable socialement, et cela nous éviterait bien des grèves à venir. Mais ça, c’est votre choix !
Enfin, pour reprendre une des propositions du rapport que j’ai déjà évoquée, à savoir la modification du code des marchés publics, il faudrait aussi, me semble-t-il, y intégrer la contribution fiscale des entreprises. De la sorte, les PME, qui bien souvent ne peuvent optimiser à outrance leur fiscalité, auraient une bien meilleure note que les grands groupes, qui, eux, usent de ces optimisations !
De nombreux exemples ont montré l’incompatibilité du RSE avec une recherche de revenus à court terme des entreprises. Le cas le plus marquant en la matière est, de mon point de vue, le limogeage du président du groupe Danone, dont la politique pourtant exemplaire n’était pas du goût des actionnaires. Ainsi, les meilleures politiques de RSE servent souvent avant tout les intérêts des entreprises au détriment d’un intérêt commun supérieur.
Madame le ministre, n’y a-t-il pas danger à laisser ces entreprises financer des services sociaux supralégaux au détriment du plus grand nombre ?
Plus globalement, je souhaite que le Gouvernement reprenne les propositions bienvenues du rapport et en profite pour prendre davantage de recul, afin de s’interroger philosophiquement sur le bien-fondé et les limites de la RSE.
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisanat et du tourisme. Monsieur le sénateur, votre intervention est intéressante et étayée.
Il fut un temps, dans les années 2000, où l’on parlait de développement durable. Chaque entreprise – peu importe sa taille – faisait un peu ce que bon lui semblait, communiquait et d’ailleurs ne prenait pas beaucoup de risques, puisque les vérifications étaient peu nombreuses. Cela faisait de beaux rapports annuels, mais ne changeait pas véritablement la vie des entreprises…
Puis, en 2014, les choses sont devenues un peu plus sérieuses grâce à la déclaration de performance extrafinancière (DPEF), ou Non Financial Reporting Directive (NFRD), qui a obligé toutes les entreprises européennes de plus de 500 salariés à publier des informations relatives aux questions environnementales, sociales, de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption. Depuis environ dix ans, c’est donc un peu moins fourre-tout, pour reprendre votre expression.
Après la NFRD, arrive maintenant la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Alors que nos grandes entreprises ont huit ans de pratique de déclaration de performance extrafinancière à partir de critères assez exhaustifs, mais variables d’une entreprise à l’autre – on en reparlera, mais chacun faisait un peu en fonction de ses envies –, les voilà face à la grande révolution de la CSRD. Chacune devra à présent travailler à partir d’indicateurs convergents. Il sera donc enfin possible de comparer la performance extrafinancière environnementale, sociale et de gouvernance de chaque entreprise sur la base des mêmes indicateurs.
Je rappelle qu’il y aura non plus 130, mais 80 indicateurs devant permettre d’établir des comparaisons. Est-ce à dire que je ne suis pas favorable au fait que les entreprises puissent aussi communiquer plus spécifiquement sur certains indicateurs très en lien avec leur politique sociale ou environnementale ? Cela ne me choque pas. Je suis à la fois favorable à une CSRD mettant en place des indicateurs et au fait de laisser aux entreprises la liberté de communiquer sur les questions qu’elles souhaitent mettre en avant plus particulièrement.
Pour vous répondre, je ne suis pas sûr qu’il y ait d’opposition entre la RSE et la déclaration de performance extrafinancière. Je pense, au contraire, que la déclaration de performance extrafinancière est enfant de la RSE, qui est elle-même enfant du développement durable !
Mme la présidente. La parole est à M. Rémi Cardon, pour la réplique.
M. Rémi Cardon. Madame la ministre, le gouvernement auquel vous appartenez a choisi de décerner le prix Choose France à la société Procter & Gamble à Amiens, et ce malgré le fait que cette dernière pratique notoirement une optimisation fiscale contestable. Cette dernière, légale, mais amorale, prive les salariés d’une juste prime d’intéressement et de participation. Un tel décalage est décevant. C’est sans doute là encore une subtilité du « en même temps » macronien qui m’échappe. Comment peut-on appeler les entreprises à partager la valeur tout en les laissant faire le contraire ?
Mme la présidente. La parole est à Mme Céline Brulin.
Mme Céline Brulin. Je remercie tout d’abord les rapporteurs de la délégation aux entreprises de leur travail mettant en lumière les conséquences de l’application des nouvelles normes environnementales, sociales ou de gouvernance sur nos entreprises, en particulier par rapport aux autres pays européens.
Le rapport pointe un grand décalage entre les discours et les actes, entre les objectifs définis et les politiques adoptées. Il illustre par exemple que la France est particulièrement mal classée dans le rapport mondial sur le développement durable en raison de son niveau élevé d’importations. Celles-ci représentent la moitié des émissions nationales dans le bilan carbone de notre pays.
Agir efficacement pour des relocalisations industrielles, comme dans le secteur de l’industrie pharmaceutique, alors que nous sommes dans un état d’hyperdépendance aux économies du Sud-Est asiatique notamment, apparaît donc, de ce point de vue aussi, comme une nécessité.
De même, en 2017, la France a été la première, avec la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, à définir la responsabilité des entreprises, et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement dans leur chaîne d’approvisionnement. Mais la directive sur le devoir de vigilance approuvée par le Conseil européen en décembre dernier n’inclut ni l’usage qui est fait des produits commercialisés par les entreprises, ni les activités des clients des entreprises de services, ni les exportations d’armes.
Sous la pression de la France, les banques sont quasiment exclues du champ et les entreprises ne sont pas tenues de cesser leur relation avec un fournisseur qui viole les droits humains, si cela est préjudiciable à leur activité.
Il est urgent d’encadrer de façon stricte l’activité et la responsabilité sociale, économique et environnementale des entreprises multinationales. Le rapport de la délégation aux entreprises présente plusieurs recommandations intéressantes en ce sens, qu’il s’agisse de renforcer la formation des membres des conseils d’administration et du comité de direction, d’instaurer des modules de formation sur les enjeux de RSE pour les étudiants ou encore de prévoir des mesures de progressivité.
La responsabilité sociétale des entreprises ne doit pas se limiter à la seule lutte contre le réchauffement climatique, mais doit inclure les aspects sociaux ou de gouvernance pour mieux devenir une responsabilité sociale des entreprises.
À l’opposé des ordonnances Macron, qui ont affaibli les pouvoirs des représentants des salariés dans les entreprises, la consultation du comité social et économique (CSE) sur les orientations stratégiques de l’entreprise devrait devenir une obligation.
Les salariés pourraient ainsi s’opposer à des décisions de délocalisation contraires à l’intérêt général ou promouvoir des diversifications de production à même de développer des entreprises.
J’ai en tête l’équipementier Compin, dans l’Eure, qui délocalise des productions, licencie la moitié des salariés de son site d’Évreux, alors même qu’il s’est engagé à le mobiliser pour équiper le matériel ferroviaire financé par la région Normandie.
Afin de mieux valoriser les démarches de RSE des entreprises, l’introduction dans le code de la commande publique d’un droit de préférence pour les offres des entreprises présentant des atouts en la matière, à égalité de prix ou à équivalence d’offre, apparaît judicieuse.
L’accès aux appels d’offres des PME locales doit être une priorité. Cela demande de cesser de promouvoir des collectivités XXL, qui surenchérissent les niveaux d’appel d’offres, et les groupements hospitaliers toujours plus gigantesques, qui éloignent d’autant les TPE et les PME de la réponse à ces appels d’offres.
Il faut au contraire considérer que la politique sociale et environnementale des entreprises peut permettre de dépasser les logiques de dumping social.
Nombre de collectivités sont prêtes à jouer pleinement ce rôle. Mais elles-mêmes, soumises aux règles européennes de concurrence, prétendument libres et non faussées, sont empêchées d’utiliser comme elles le devraient le levier de la commande publique.
L’État doit également donner l’exemple en la matière. Or ce n’est malheureusement pas toujours le cas.
L’État actionnaire, d’abord : je pense notamment à l’entreprise Renault, particulièrement implantée dans mon département de Seine-Maritime, où elle accompagne la stratégie de démantèlement qui menace emplois, sites industriels et nécessaires transitions énergétiques.
L’État, tout court, ensuite : il n’est pas très sérieux de se féliciter que les TPE accèdent à l’énergie à un coût de 280 euros le mégawattheure, c’est-à-dire cinq ou six fois supérieur aux coûts de production en France.
Vous le savez, nous sommes évidemment diamétralement opposés à un Milton Friedman, qui considérait que l’entreprise a pour seule responsabilité d’accroître son profit. Mais, à l’inverse, nous estimons que l’État et la puissance publique ont aujourd’hui une responsabilité à l’égard de toutes nos entreprises face aux coûts de l’énergie.
Or les réponses apportées par le Gouvernement ne sont pas à ce stade à la hauteur. Vous avez parlé d’urgence : voilà, je le crois, un sujet particulièrement urgent qui préoccupe nos entreprises aujourd’hui !
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargée des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisanat et du tourisme. Ironie du sort, j’ai choisi ce soir d’honorer ma présence au Sénat, comme c’était prévu, plutôt que de participer au débat à l’Assemblée nationale sur la mise en œuvre des mesures de soutien face à l’augmentation des coûts de l’énergie. Ne mélangeons pas tout, si vous le voulez bien, je vous répondrai très prochainement sur les aides relatives à l’énergie. Mais évidemment, comme vous l’avez rappelé, nous sommes diamétralement opposés sur ces questions, puisque j’aurai à cœur de défendre un tarif à 280 euros le mégawattheure lissé sur l’année.
En ce qui concerne l’empreinte carbone et les importations, vous avez trois fois raison. Vous m’accorderez que la meilleure façon de faire baisser le bilan carbone de nos importations, c’est de créer les conditions d’une réindustrialisation forte et verte dans notre pays. Ce sera l’objet d’un projet de loi robuste qui vous sera présenté par Bruno Le Maire dans les semaines et mois qui viennent.
Sur le devoir de vigilance, je rappelle que la France est un pays moteur. C’est la loi du député Dominique Potier en 2017 qui a permis de faire avancer la France et l’Europe aujourd’hui. Soulignons quand même que les Allemands ont emboîté le pas des Français et rappelons que l’Europe est aujourd’hui en train de porter le devoir de vigilance à partir de l’influence française. La France a donc joué un rôle absolument moteur en la matière.
Au risque de vous étonner – mais j’aime bien être étonnante –, je ne suis pas très éloignée de vous sur le CSE. Si l’on souhaite que l’extrafinancier soit incarné et vive dans nos entreprises, si l’on veut se montrer responsable en matière d’empreinte sociale, environnementale et de gouvernance, il me semble effectivement important que les salariés soient, à un moment ou à un autre, parties prenantes de cette dynamique. Je ne vais, certes, pas aussi loin que vous, mais vos remarques me semblent intéressantes. Nous pourrions donc en reparler ultérieurement ensemble. (M. Thomas Dossus s’en félicite.)
Vous avez également évoqué la question majeure des marchés publics. C’est un sujet qui avait été abordé à l’article 35 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, sur laquelle je me suis engagée. Mais je vous rappelle que nous avons été repris par le Conseil d’État. Celui-ci a précisé dans son avis qu’il n’était possible en droit européen de promouvoir la notion d’offre écologiquement la plus avantageuse. C’est un vaste problème, auquel je travaille depuis des années. C’est donc avec plaisir que j’en reparlerai avec vous, madame la sénatrice Brulin.