M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Stanislas Guerini, ministre de la transformation et de la fonction publiques. Monsieur le président, madame la présidente Assassi, monsieur le président Bazin, monsieur le président de la commission, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, le sujet qui nous occupe aujourd’hui – je veux le dire clairement – est stratégique.
Il s’agit de la capacité de la puissance publique à répondre efficacement aux grands défis auxquels nous sommes confrontés. Nous choisissons ensemble ce soir – c’est là où nous nous rejoignons, et je veux vous en remercier – d’aborder ce sujet dans l’objectif de renforcer la puissance publique, sans jamais laisser ce sujet aux populistes.
Les populistes ne cherchent qu’une seule chose : créer la polémique pour affaiblir le Gouvernement et, ce faisant, l’État. Et quand nous aurons proposé des solutions, ils passeront à la prochaine polémique… Tel n’est ni l’esprit dans lequel vous avez mené vos travaux ni celui qui présidera à nos échanges ce soir.
Je souhaite que nous examinions ce texte dans l’esprit qui vous a animé, de façon transpartisane – vous l’avez rappelé, madame la présidente –, ou plutôt en étant rassemblés dans un seul camp : celui de ceux qui souhaitent renforcer l’État.
Sur ce sujet, la philosophie du Gouvernement est claire.
L’État doit-il pouvoir faire appel à des compétences dont il ne dispose pas en interne ? La réponse est oui.
L’État doit-il se réarmer, développer ses compétences, se doter d’un cadre renforcé pour recourir à des prestations de conseil externes ? Je réponds également de façon positive à ces questions.
Au moment d’entamer notre discussion, je tiens à saluer l’engagement du Sénat et de la commission d’enquête transpartisane créée sur l’initiative – cela a été rappelé – du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et présidée par M. Bazin, dont Mme la présidente Assassi était rapporteure.
Vous avez mené un travail en profondeur, précis, sérieux, et avancé des propositions concrètes. Les membres de la commission ont estimé que ces propositions nécessitaient une traduction législative. Le Gouvernement en prend acte et se penche sur ce texte de façon tout aussi attentive et exigeante.
Je me présente ce soir devant vous avec la volonté d’avancer sur ces sujets. À l’appui de ces affirmations, je tiens à dire que nous avons agi concrètement pour encadrer le recours aux prestations de conseil.
Premièrement, nous avons agi – vous l’avez dit – au travers de la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022, laquelle a fixé à la fois des modalités de contrôle interne et un cap en matière de réduction des dépenses de conseil à court terme – nous sommes dans la bonne voie pour tenir ce dernier objectif.
Pour ce qui concerne les modalités de contrôle, je le dis devant la chambre haute, une mission inter-inspections, portée par la Première ministre, sera menée d’ici à la fin de l’année pour vérifier la bonne application du contrôle interne et faire le point sur ce qu’il nous reste à faire.
Deuxièmement, dès ma nomination, j’ai mis en place un nouveau cadre clair et renforcé sur le recours aux prestations de conseil. Il s’agit de l’accord-cadre interministériel de la DITP, qui entrera en vigueur en janvier 2023 et sera d’utilisation exclusive pour les services de l’État. Cet accord intègre pleinement les recommandations de la commission d’enquête en matière de déontologie, de transparence, de protection des données de l’État ou de prévention contre les risques de dépendance des administrations à l’égard des prestataires.
Troisièmement, afin de réarmer concrètement l’État, j’ai aussi décidé de renforcer nos moyens humains – vous l’avez souligné, madame la rapporteure –, en créant 15 postes dédiés au sein de la DITP, pour une administration qui compte aujourd’hui une centaine de fonctionnaires. Vous pourrez le constater dans les engagements budgétaires dont vous aurez à débattre lors de l’examen du projet de loi de finances.
Enfin, très concrètement, nous avons effectué cette année une synthèse de l’ensemble des dépenses de conseil de l’État. J’ai tenu à ce que ce document vous soit transmis avant l’examen de la présente proposition de loi. Ce document est annexé au projet de loi de finances pour 2023.
Je prends aujourd’hui deux engagements devant vous concernant ledit document.
Premier engagement : je défendrai à l’Assemblée nationale, dès la discussion du projet de loi de finances pour 2023, un amendement visant à graver ce document dans le marbre et à en faire un « jaune » budgétaire pour de bon, madame la rapporteure, c’est-à-dire une annexe pérenne dans le cadre de l’examen annuel du projet de loi de finances.
M. Jérôme Bascher. Je m’en réjouis !
M. Stanislas Guerini, ministre. Deuxième engagement, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir au cours de ce débat : je renforcerai le volume, la précision et la granularité des informations qui seront portées à votre connaissance dans ce « jaune » budgétaire.
Vous le voyez, nous avançons, nous agissons et nous prenons des dispositions pour renforcer l’État, en tenant compte des recommandations du Sénat.
C’est dans cet état d’esprit constructif, sincère et exigeant que j’aborderai l’examen de la présente proposition de loi : sincère sur les finalités du texte, exigeant sur l’effectivité et la proportionnalité des dispositions proposées.
Je partage les objectifs premiers de ce texte : une meilleure maîtrise par la puissance publique des moyens qu’elle mobilise et la neutralité des prestations de conseil sur la décision publique, laquelle doit rester pleine et entière. Et je réaffirme tout l’intérêt de disposer d’un cadre légal clair et stable en la matière.
J’en viens à un point de méthode pour la discussion qui va s’ouvrir : avant de vous présenter les axes de travail que j’identifie pour renforcer le texte, je prends l’engagement de toujours vous indiquer, de manière transparente, les mesures qui me semblent soit inopérantes, soit disproportionnées, et de toujours faire des propositions ; je ne présenterai aucun amendement de suppression sans vous soumettre de contre-proposition.
Les trois axes que j’identifie sont les suivants.
Le premier axe a trait au périmètre de la proposition de loi établi par l’article 1er, que vous avez évoqué, madame la rapporteure.
J’ai beaucoup parlé de puissance publique, et je l’ai fait à dessein, car il nous semble essentiel que le cadre proposé dans cet article s’applique également aux collectivités territoriales, qui ont aussi recours aux cabinets de conseil. Nous aurons l’occasion d’en discuter, des amendements sur ce sujet ayant été déposés par différents groupes du Sénat.
Le deuxième axe concerne la transparence sur les prestations fournies, ainsi que sur les compétences de l’État.
Le Gouvernement a déposé des amendements afin de rassembler en un article unique les dispositions prévues aux articles 3, 4 et 8. J’aurai l’occasion de vous présenter cette proposition qui a l’avantage de rendre plus claires, plus lisibles et donc plus exploitables les informations transmises par le Gouvernement sur le recours aux prestations de conseil.
Enfin, le troisième axe concerne le mécanisme de contrôle déontologique et de sanctions. Je souhaite que le contrôle exercé soit proportionnel à l’objectif fixé, car je pense très sincèrement que c’est une condition d’effectivité des mécanismes proposés. Nous aurons cette discussion sur les dispositifs qui concernent les déclarations d’intérêts exigés pour les consultants, sur les mécanismes de contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et sur la question de la régulation des mouvements entre secteur public et secteur du conseil.
Tels sont les trois champs dans lesquels je formulerai des propositions, sur lesquelles je souhaite que nous ayons un véritable débat de fond afin de nous assurer de la bonne effectivité de la loi.
Madame la présidente Assassi, vous m’interrogez sur l’avenir de cette proposition de loi. Ma volonté est que le texte chemine : je l’ai dit publiquement et je le réaffirme ici devant vous. La proposition de loi pourra être examinée soit dans le cadre d’une niche parlementaire, dont la programmation est à la main de chaque groupe, soit sur le temps réservé au Gouvernement.
Je le redis, il est important pour le Gouvernement que la proposition de loi soit examinée. Nous verrons quel sera le texte adopté par la Haute Assemblée ce soir à l’issue de nos travaux.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite maintenant que nous puissions entrer dans le débat au fond, comme – je crois – nous l’attendons tous. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mme Françoise Gatel applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.
M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je commencerai par vous dire, monsieur Guerini, que vous êtes incorrigible ! La discussion générale n’a pas débuté que vous agitez déjà le chiffon rouge, véritable point Godwin, du « il ne faut pas faire le jeu du populisme », ce qui traduit une certaine fébrilité, un manque de sérénité, du Gouvernement. Or, que cela vous plaise ou non, ce texte doit marquer la fin de très mauvaises habitudes.
Pour l’État ou une collectivité territoriale, faire appel à un cabinet de conseil pour un soutien technique ou un état des lieux ponctuel, c’est légitime. Y avoir recours de manière systématique et en devenir dépendant, c’est inacceptable !
Or le Sénat a relevé un phénomène tentaculaire, pour un montant de 1 milliard d’euros en 2021 pour l’État et ses opérateurs !
Ce sont non seulement les proportions, mais également les méthodes qui suscitent des interrogations. Nous comprenons désormais parfaitement ce qu’est la start-up nation : un État colonisé par les cabinets, souvent étrangers, comme les Américains McKinsey ou Accenture, qui ont pour seul but de gagner de l’argent. Ils sont loin de se préoccuper de l’intérêt général, encore moins de l’intérêt national.
La start-up nation, c’est l’externalisation des missions régaliennes au profit des grands cabinets de conseil et la captation de notre souveraineté par le secteur privé, et pas n’importe lequel : celui des plus fortunés, des puissances étrangères et des grands lobbies financiers qui n’ont qu’une patrie, le profit.
Il est évidemment vital de mener une réflexion sur l’efficacité de nos administrations. Alors que les effectifs du ministère de la santé s’élèvent à plus de 11 000 personnes, il a fallu que le Gouvernement mobilise plus de 11 000 jours de consultants pour gérer la crise sanitaire… C’est insupportable !
Cela étant, ce n’est pas moi qui me plaindrai de ne pas avoir disposé en interne des porte-flingues zélés de l’Ausweis sanitaire et vaccinal. (Protestations sur diverses travées.)
M. Mickaël Vallet. Ça aussi, c’est un mot étranger !
M. Stéphane Ravier. Ce sont les cabinets qui proposent ces solutions numériques de facilité : ils parlent en termes d’efficacité, pas de libertés publiques. À trop les écouter, les décisionnaires publics finissent par oublier les principes qui fondent notre État.
Par ailleurs, les cabinets conseillent parfois simultanément plusieurs clients. Ils servent les intérêts des plus offrants et renvoient l’ascenseur à ceux qui leur ouvrent des portes. Le directeur de l’innovation de Pfizer a passé vingt-cinq ans chez McKinsey, cabinet chargé de la stratégie vaccinale en France. Cette porosité entre intérêts privés pose gravement problème.
Parmi les ex-McKinsey, on compte un préfet, le fils du président du Conseil constitutionnel, une vice-présidente de la région Île-de-France, le directeur de cabinet d’un ministre, le directeur général d’En Marche, et j’en passe. Vingt associés ont par ailleurs fait la campagne du candidat Macron en 2017. Cette porosité public-privé-politique est très problématique et suscite défiance et suspicion !
Avec le développement de structures comme le conseil de défense, aujourd’hui sanitaire et militaire, et bientôt environnemental et migratoire, nous sommes sommés de prendre l’habitude des huis clos, sans même un contrôle parlementaire.
Nous ne devons pas nous accoutumer à ces manières d’agir de l’exécutif. Il convient de rétablir les mécanismes de responsabilité et de légitimité propres à un système démocratique. Il y va de la confiance des Français envers la politique, laquelle est fortement éprouvée.
Avec vous, mes chers collègues, je soutiendrai, sans naïveté, une avancée en ce sens.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Roux.
M. Jean-Yves Roux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons tous en tête l’extrait largement médiatisé d’une audition de la commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques.
Notre collègue rapporteure Éliane Assassi y interrogeait l’un des dirigeants de McKinsey France sur un contrat d’un montant de près d’un demi-million d’euros pour évaluer « les évolutions du métier d’enseignant » et « accompagner » la direction interministérielle de la transformation publique dans ses réflexions sur le métier d’enseignant. Un échange lunaire du point de vue tant des montants évoqués que des réponses de la personne auditionnée !
Alors, je peux le dire sans détour, toute critique que je pourrais faire sur ce texte ne serait qu’accessoire et marginale au regard de la grande qualité et de l’intérêt supérieur des travaux qui ont été menés par notre assemblée sur un sujet essentiel : la privatisation, volontaire, de la décision publique au profit de cabinets de conseil.
Les travaux de la commission d’enquête nous conduisent à nous interroger sur la vision que nous avons de l’État et de sa souveraineté face aux cabinets privés, d’une part ; sur la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part.
À l’aune de notre attachement profond à un État fort et garant de l’intérêt général, toutes les mesures de cette proposition de loi vont dans la bonne direction, qu’il s’agisse de la publication – enfin ! – de la liste des prestations de conseil effectuées pour l’État et ses opérateurs, de l’encadrement plus contraignant du recours aux consultants ou encore du renforcement des règles déontologiques des cabinets de conseil et des prérogatives de la HATVP.
Bien sûr, un tel texte, parce qu’il s’attaque à un sujet d’ampleur et complexe, soulève des difficultés. Je pense, en particulier, à la définition d’une « prestation de conseil ». L’article 1er de la proposition de loi comprend une liste synthétique des principes et des exceptions, qu’il serait tentant d’allonger de façon détaillée.
Notre collègue Jean-Pierre Corbisez avait d’ailleurs déposé un amendement en ce sens en commission visant à exclure du régime de contrôle les prestations des entreprises d’ingénierie, réalisées au titre d’une expertise technique. Cette précision n’était pas apparue superflue.
Mais nous comprenons aussi qu’elle n’ait pas été retenue. Les auteurs de la proposition de loi et notre commission ont fait le choix contraire de rester relativement souples. Dresser une liste exhaustive leur a paru impossible. Nous nous rangeons à leur avis pour donner à ce texte les chances d’une application rapide. Finalement, c’est le lot de toutes les qualifications juridiques que de comprendre des zones grises. Il revient aux acteurs, voire aux juges, de les analyser et de trancher au cas par cas.
Toutefois, il reste un sujet qui pose une réelle difficulté. Nous nous plaisons à rappeler que notre assemblée représente les territoires, conformément à l’article 24 de la Constitution.
Vous savez déjà, mes chers collègues, où je veux en venir. J’ai consulté quelques articles de presse sur l’examen de cette proposition de loi. Je n’en citerai qu’un : Le Sénat oublie ses électeurs. La critique est évidente, mais elle est surtout fondée, à une époque où la confiance dans les institutions politiques tend à s’étioler.
Je comprends évidemment les arguments qui ont conduit à exclure les collectivités locales du périmètre de ce texte pour ne retenir que l’État et ses administrations, mais ils donnent l’impression d’un refus d’obstacle.
Notre président Jean-Claude Requier a déposé un amendement visant à corriger cet écueil. Il tend à inclure dans le périmètre du texte les collectivités territoriales et leurs établissements publics, à l’exception des petites communes, ainsi que les intercommunalités, à l’exception des communautés de communes.
Nous en débattrons tout à l’heure, mais j’espère que nous ne nous cacherons pas derrière de faux problèmes légistiques, d’opérationnalité des seuils ou de mécanique juridique pour refuser cet aménagement.
Nos collectivités, elles aussi, méritent d’être protégées de l’intrusion excessive des cabinets de conseil et des consultants dans l’élaboration de leurs politiques publiques.
Chacun sait ici l’importance des décisions politiques prises sur nos territoires. Le renforcement de la décentralisation a conduit à donner un pouvoir considérable aux collectivités dans notre pays. Nous ne pouvons pas les exclure des réflexions sur la bonne utilisation des deniers publics. (Mme Nathalie Goulet s’exclame.)
Souvenons-nous du fameux précédent des emprunts toxiques, dont beaucoup de collectivités ont été les victimes. Elles en paient encore parfois le prix… Les responsabilités étaient multiples, mais c’est aussi parce que des élus étaient mal protégés contre l’avidité de certains cabinets de conseil ou établissements bancaires qu’ils n’ont pas pu prendre les bonnes décisions.
Toutefois, je veux aussi le redire, le débat sur l’inclusion des collectivités n’enlève rien à l’intérêt et à la grande qualité du texte. S’il faut l’adopter sans que celles-ci y soient incluses, nous le ferons. Dans cette perspective, j’invite notre assemblée à poursuivre ses travaux en s’engageant dans l’élaboration d’un régime encadrant également les collectivités. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Arnaud Bazin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Mickaël Vallet applaudit également.)
M. Arnaud Bazin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme Éliane Assassi, je commencerai par remercier l’ensemble des membres de notre commission d’enquête, que j’ai eu l’honneur de présider.
Que de chemin parcouru depuis la réunion constitutive du 25 novembre 2021, il y a bientôt un an ! Notre rapport était transpartisan, tout comme cette proposition de loi. C’est un gage à la fois de sérieux et d’équilibre.
Je salue également le travail de la commission des lois, qui a amélioré le texte, ainsi que la rapporteure pour son écoute et sa connaissance du sujet.
Que les choses soient claires : nous légiférons non pas contre les cabinets de conseil, dont nous ne remettons pas en cause le professionnalisme, mais pour mieux encadrer leurs prestations et en finir avec l’opacité déplorée par la commission d’enquête.
J’appelle donc le Gouvernement à inscrire notre proposition de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Nos concitoyens ne comprendraient pas que ce texte se trouve bloqué dans la navette parlementaire. Cela ne serait pas à la hauteur des enjeux soulevés par la commission d’enquête.
Je concentrerai mon intervention sur les aspects déontologiques, ce qui ne vous surprendra pas.
La commission d’enquête a mis en lumière trois risques : les conflits d’intérêts, les cabinets de conseil conseillant simultanément plusieurs clients dont les intérêts peuvent diverger ; la porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics – c’est ce que l’on appelle le « pantouflage » – ; enfin, le « pied dans la porte », lorsque les consultants interviennent gratuitement, pro bono, pour l’administration.
Ce sont par exemple les cabinets McKinsey et Boston Consulting Group qui ont organisé les sommets Tech for Good et Choose France à l’Élysée. Ces prestations étaient même devenues banales, alors qu’elles servaient en réalité la stratégie commerciale des consultants.
Avec cette proposition de loi, nous faisons le choix de la clarté : nous interdisons purement et simplement le pro bono, ce que le Gouvernement n’a jamais fait. Seul resterait le mécénat, dans des secteurs bien circonscrits comme l’humanitaire, la culture ou l’éducation.
Pour plus de transparence, le mécénat ferait l’objet d’une déclaration à la HATVP, tout comme les actions de démarchage ou de prospection commerciale des cabinets de conseil.
Dans la même logique, nous souhaitons que les cabinets de conseil et les consultants remplissent des déclarations d’intérêts, sous le contrôle de la HATVP. L’État est en droit de connaître les autres clients de ses consultants afin de mieux prévenir les conflits d’intérêts et, surtout, d’y mettre fin.
Un État aveugle sur le plan déontologique est un État en danger. L’enjeu n’est pas mince au regard des récentes interventions des consultants sur la crise sanitaire ou sur l’évaluation de la stratégie nationale de santé.
Des consultants ont fait part de leurs inquiétudes dans la presse : les déclarations d’intérêts seraient trop lourdes et les forceraient à s’éloigner du secteur public. Qu’ils se rassurent : en tant que parlementaires, nous remplissons de telles déclarations depuis 2013 ! La première prend un peu de temps, puis il suffit de l’actualiser : je pense que des bacs+10 y parviendront sans difficulté… (Marques d’assentiment amusées sur de nombreuses travées.) Tout cela est loin d’être insurmontable : comme mes collègues, vous pourrez certainement le confirmer, monsieur le ministre.
Il en est de même pour le pantouflage : nous n’empêchons pas les consultants de travailler pour l’administration et vice-versa. En revanche, nous souhaitons que l’avis de la HATVP soit systématique et que l’intéressé lui rende compte de son activité à intervalles réguliers, pour vérifier que les exigences de la Haute Autorité sont bel et bien respectées. Il n’y a là encore rien d’insurmontable.
Cela évitera par exemple qu’un consultant de Capgemini soit embauché au service des correspondances de l’Élysée et recrute ce même cabinet pour moderniser le service… Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est bien sûr pas fortuite ! (M. Éric Bocquet s’esclaffe.)
Dans un souci d’efficacité, nous souhaitons renforcer les moyens d’investigation et de sanction de la HATVP. Cette dernière doit pouvoir prononcer des sanctions administratives en cas de manquement déontologique des consultants, ce qui évitera d’engorger les tribunaux. Elle pourra aussi les exclure de la commande publique, ce qui nous semble logique et conforme au droit européen.
M. Philippe Bas. Très bien !
M. Arnaud Bazin. Vous le voyez, mes chers collègues, nous proposons un dispositif déontologique à la fois complet et cohérent et mettons en œuvre les recommandations de la commission d’enquête.
Vous conviendrez que la confiance de l’administration envers ses consultants n’exclut pas le contrôle, ce qui justifie notre proposition de loi.
Pour finir, j’évoquerai les représentants d’intérêts.
Ce sujet n’entre pas dans le périmètre de notre texte, comme l’a justement rappelé la commission des lois. Je n’ignore toutefois pas son importance ni la nécessité de faire évoluer le droit en vigueur.
C’est dans cet esprit que le Comité de déontologie du Sénat présentera des propositions sur les représentants d’intérêts d’ici à la fin de l’année, après avoir entendu les professionnels du secteur, comme nous avons commencé à le faire depuis bientôt un an, et les associations. C’est un engagement que nous avons pris auprès du Bureau du Sénat et que nous tiendrons.
Mes chers collègues, je vous remercie pour votre soutien à notre proposition de loi. (Vifs applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. Emmanuel Capus.
M. Emmanuel Capus. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi issue des travaux de la commission d’enquête menés par Mme la présidente Assassi.
Cette commission d’enquête trouve son origine dans une polémique, née à l’occasion de l’élection présidentielle (Non ! sur diverses travées.), concernant le recours du Gouvernement aux cabinets de conseil.
Certains de nos concitoyens ont en effet été interpellés par le fait que l’État ait recours à des cabinets privés pour l’aider à définir sa stratégie, comme cela a été évoqué par Arnaud Bazin. Aussi divers que soient ses services, l’administration n’a pas, et ne peut pas, avoir en interne les compétences requises pour faire face aux situations qu’elle doit gérer.
Le recours à ces cabinets permet d’apporter une expertise et de proposer des solutions. C’est ainsi que 72 % des près de 900 millions d’euros dépensés par l’État en conseil durant l’année 2021…
M. Philippe Bas. 900 millions !
M. Emmanuel Capus. … concernent des prestations informatiques.
On le sait, tous les responsables politiques ont eu recours aux prestations de conseil ou y auront recours un jour. Et nos concitoyens préfèrent sans doute que l’État prenne des décisions éclairées.
La proposition de loi que nous examinons vise à imposer des obligations de transparence aux prestataires de conseil…
M. Philippe Bas. Enfin !
M. Emmanuel Capus. … lorsqu’ils travaillent pour l’État et ses établissements, afin de prévenir les conflits d’intérêts, mais aussi d’éviter les allers-retours entre ces cabinets et l’administration.
Pour cela, le texte étend le pouvoir de la HATVP, qui est déjà chargée du contrôle des principaux responsables et agents publics, ainsi que des lobbies.
L’État n’est évidemment pas le seul à recourir aux prestations de conseil ; nos régions, nos départements et nos communes le font aussi très régulièrement. Pour des raisons de périmètre d’enquête, cette proposition de loi ne vise cependant pas les collectivités territoriales.
Certains d’entre nous s’interrogent sur la nécessité d’inclure les plus importantes d’entre elles dans le dispositif. En vérité, notre groupe s’interroge plus largement sur l’opportunité d’une telle proposition de loi. (Exclamations sur plusieurs travées.)
Mme Éliane Assassi. Bien sûr…
M. Emmanuel Capus. Nous comprenons parfaitement les inquiétudes que l’activité de conseil a pu susciter, mais nous doutons que les moyens proposés soient efficaces et adaptés.
L’administration fait appel à de nombreux acteurs afin d’avoir un œil extérieur pour l’aider à résoudre les difficultés auxquelles elle est confrontée. Nous pensons, mais nous sommes manifestement minoritaires, qu’il n’est pas malsain que public et privé puissent échanger des idées et des personnes. (Marques d’ironie sur plusieurs travées. – M. Stéphane Ravier s’exclame.)
Par ailleurs, quels que soient les conseils, c’est toujours le responsable politique qui décide…
Mme Nathalie Goulet et M. Jérôme Bascher. Ou pas !
Mme Éliane Assassi. Non !
M. Emmanuel Capus. … et qui est responsable des décisions qu’il prend.