M. le président. La parole est à M. le rapporteur général de la commission des finances. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, comme c’est le cas depuis le début de la crise sanitaire, le Conseil européen à venir sera l’occasion pour les chefs d’État et de gouvernement d’échanger sur la réponse de l’Union européenne face à la crise épidémique.
Depuis mars 2020, notre commission veille au bon déploiement des différents dispositifs européens, en premier lieu celui du budget de l’Union, pour répondre aux conséquences économiques de l’épidémie.
La reprise semble enfin au rendez-vous, avec des prévisions optimistes de la Commission européenne, la croissance devant s’élever à près de 5 % cette année pour les pays de la zone euro.
Cependant, le niveau d’endettement des États membres reste élevé, et il ne constitue pas le seul nuage d’incertitude sur l’horizon de la reprise. En effet, à peine les entreprises et les ménages retrouvent-ils un peu d’oxygène qu’ils se heurtent à un nouvel écueil majeur, à savoir les tarifs de l’énergie, auxquels je souhaiterais consacrer la suite de mon intervention.
Leur hausse phénoménale, je dirai même vertigineuse, vers des niveaux inédits, menace la reprise. Or c’est un problème qui relève du niveau européen.
Ainsi, la forte augmentation du prix de la tonne de carbone sur le marché européen d’échanges de quotas d’émission de CO2 n’est pas complètement étrangère à la situation. Elle contribuerait à hauteur d’environ 20 % à l’augmentation du prix du gaz. La hausse du prix de l’électricité résulte directement de la hausse du prix du gaz, les prix de ces deux énergies étant liés au sein du marché européen de l’énergie.
Cette situation constitue, vous l’avez bien compris, mes chers collègues, une menace réelle, alors que les cours du gaz ont été multipliés par sept en six mois ! Pour le pouvoir d’achat des consommateurs français, c’est à la fois dangereux et injuste, puisque notre pays a une production électrique très largement décarbonée, à des coûts de production raisonnables.
Au demeurant, la non-prise en compte de la part des énergies renouvelables dans la formation des prix de l’électricité n’est pas sans poser problème; car elle n’incite pas au déploiement de celles-ci. C’est un comble !
Par conséquent, il revient aux 27 États membres de faire le point sur les actions à mettre en œuvre au niveau européen, mais également au niveau national, pour faire face à la flambée des prix de l’énergie.
L’une des priorités est évidemment de réduire la facture pour les ménages et les entreprises. Les États restent en première ligne pour ce faire, grâce à des mesures ciblées sur les ménages modestes – c’est l’objet du chèque énergie –, mais également grâce à des mesures fiscales, encouragées par la Commission européenne.
Je note que cette dernière a communiqué aujourd’hui même sur une « boîte à outils » pour faire face à la hausse des prix de l’énergie : elle encourage notamment les mesures nationales temporaires pour limiter l’impact de la hausse des prix sur les ménages.
Le Gouvernement propose ainsi ce qu’il appelle un « bouclier tarifaire », constitué d’un gel des tarifs réglementés du gaz et d’une baisse des taxes sur l’électricité. Les mesures d’accompagnement des fournisseurs, qui pourraient faire face à des difficultés de trésorerie ces prochains mois, paraissent néanmoins insuffisantes à ce stade.
Plus globalement, je ne vois guère, à cet instant, de réponse précise apportée aux entreprises, qui, elles aussi, subissent de plein fouet la hausse des tarifs de l’énergie. Je signale que, aujourd’hui même, la Commission européenne a incité les États membres à soutenir leurs entreprises et leurs industries en faisant usage de mesures d’assouplissement exceptionnelles du régime des aides d’État. Monsieur le secrétaire d’État, le Gouvernement a-t-il prévu de suivre cette préconisation et de renforcer son soutien aux professionnels ?
Depuis maintenant quelques semaines, les États prennent donc des mesures en ordre dispersé. Dans un marché intégré comme celui de l’énergie, à l’aube de l’hiver, et alors que l’on assiste à une véritable « guerre d’approvisionnement », il est grand temps de mettre davantage de coordination dans les mesures proposées. « L’Europe qui protège » – un slogan cher au Président de la République – doit, à notre sens, contribuer à assurer la sécurité énergétique de nos concitoyens.
La « souveraineté européenne » est une expression à la mode. Aussi, l’indépendance énergétique de l’Union européenne doit désormais constituer une priorité, que la France devra s’attacher à défendre lors de sa présidence du Conseil de l’Union européenne. Monsieur le secrétaire d’État, soyez au rendez-vous ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Colette Mélot applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen se réunira dans huit jours, avec un ordre du jour qui présente le paradoxe d’être à la fois très chargé et de ne pas traiter tous les sujets épineux du moment.
Très chargé, car il est prévu d’y évoquer six dossiers : covid-19, numérique, énergie, migrations, commerce et relations extérieures.
Dans le même temps, ce sommet laissera de côté le défi existentiel que la récente décision de la juridiction suprême polonaise lance à l’Union européenne, à l’instar de ce qu’a fait la Cour de Karlsruhe l’an dernier. Il n’est pas non plus prévu qu’il détermine la stratégie que doit déployer l’Union européenne face aux provocations britanniques, tant en matière d’octroi des licences de pêche que de remise en cause du protocole nord-irlandais. Il y a pourtant urgence, monsieur le secrétaire d’État !
Inévitablement, la pandémie de covid-19 reste à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, mais elle n’occupe plus le devant de la scène, et c’est heureux : la quatrième vague semble refluer, la stratégie vaccinale faisant ses preuves.
Pour sortir définitivement de la pandémie, nous sommes face à un défi : comment garantir un accès équitable aux vaccins sur l’ensemble de la planète ? Comme le dit l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’équité en matière de vaccins n’est pas la charité. C’est de la santé publique intelligente, dans l’intérêt de tous.
Pourtant, l’Union européenne semble incapable d’honorer ses promesses de dons de vaccins dans le cadre du dispositif Covax. Elle envisage des livraisons du vaccin AstraZeneca aux populations jeunes des pays du sud, alors que nous réservons ce vaccin aux Français de plus de 55 ans. Je crois d’ailleurs que de nombreuses doses ne sont même pas distribuées. Monsieur le secrétaire d’État, dans ce contexte, la priorité doit-elle être d’élargir le rappel avec une troisième dose, même si la Haute Autorité de santé le préconise ?
La pandémie refluant, de nouvelles situations critiques mobiliseront le prochain Conseil européen, en premier lieu desquelles la flambée des prix de l’énergie. Les cours du pétrole ont augmenté de 50 %, quand le prix de l’électricité a doublé et celui du gaz a été multiplié par six. La facture énergétique des consommateurs, notamment des plus fragiles, s’en ressent.
Cette flambée se nourrit de la reprise post-covid, mais elle pourrait bien aussi la compromettre. Elle est en tout cas révélatrice de la grande fragilité énergétique de notre continent, trop dépendant de l’approvisionnement extérieur en ce domaine tellement stratégique pour nos économies et nos sociétés.
L’Europe reste fortement importatrice d’énergies fossiles. Dans ce contexte de forte tension sur la demande, nous nous trouvons donc tributaires des fournisseurs, et notamment du géant gazier russe. La pression pour activer la mise en service du gazoduc russo-allemand Nord Stream 2 va croissant, au risque de fragiliser l’Ukraine, privée alors de droits de transit.
Quelle position la France défendra-t-elle sur ce sujet, monsieur le secrétaire d’État ? Compte-t-elle saisir cette occasion pour faire valoir l’importance d’une plus grande sécurité énergétique pour notre continent, sécurité qui implique autonomie et constitution de réserves stratégiques ?
Les propositions qu’a formulées aujourd’hui la Commission européenne ne sont pas d’une ambition suffisante pour répondre à cet enjeu. Sans remettre en cause la nécessité d’accélérer la transition écologique, il est essentiel que l’Union européenne promeuve clairement l’énergie nucléaire. Notre pays, avec l’appui de dix autres, a fait récemment valoir cette nécessité : selon vous, cet appel a-t-il des chances d’être enfin entendu dans ce contexte éminemment critique ?
Deuxième situation critique, qui resurgit à la faveur du recul de la pandémie : la pression migratoire. Le flux de migrants qui se pressent aux portes de l’Europe recommence à grossir, à la fois sur ses côtes sud et sur son flanc est, ce qui est plus nouveau. Et le retrait américain de l’Afghanistan risque de faire empirer la situation, nous le savons.
Dans mon département, je constate également une tension croissante autour du littoral : de plus en plus de migrants tentent de traverser la Manche par tout moyen pour atteindre le Royaume-Uni.
Avec le Brexit, la Manche est devenue une frontière extérieure de l’Union européenne. Mécaniquement, la gestion de cette frontière est ainsi devenue un sujet européen et non plus exclusivement national. Depuis la crise migratoire de 2015, l’Union européenne se contente de mesures d’urgence, mais elle peine à apporter une réponse durable à un phénomène qui se nourrit des conflits, de la pauvreté et du réchauffement climatique.
Le problème reste entier devant nous. Comment le Conseil européen pourrait-il débloquer la négociation qui s’enlise sur le pacte sur la migration et l’asile, proposé voilà un an par la Commission européenne ?
Je ne m’étendrai pas sur les nombreux autres sujets prévus à l’ordre du jour, notamment sur le numérique, malgré l’enjeu stratégique qui s’y attache, à savoir l’autonomie informationnelle de l’Europe.
Ma collègue Catherine Morin-Desailly, rapporteure pour notre commission sur ce dossier, ne manquera pas d’y revenir et d’évoquer la proposition de résolution européenne que notre commission des affaires européennes vient d’adopter sur le projet d’acte sur les marchés numériques (DMA). (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Patrice Joly. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Patrice Joly. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la crise sanitaire et économique que nous traversons nous pousse à avoir un regard exigeant vis-à-vis de l’Europe et des décisions qui seront prises lors de ce prochain Conseil européen, afin de s’assurer qu’elles sont bien à la hauteur des enjeux.
J’aborderai trois points au cours de cette intervention.
Tout d’abord, permettez-moi d’évoquer la hausse spectaculaire et continue des prix de l’énergie, qui a des conséquences dramatiques sur certains secteurs économiques et contribue à l’augmentation de la précarité d’une grande partie des ménages, selon une récente enquête du Secours populaire français.
À côté des initiatives des États membres de l’Union européenne, nous attendons des mesures rapides de Bruxelles. À cet égard, il nous semble anormal que l’appel à une réforme profonde de la politique de l’énergie n’ait pas suscité l’adhésion de l’Eurogroupe. On ne peut se satisfaire de l’excuse d’une hausse temporaire pour ne pas agir. Une fois encore, nous n’avons pas trouvé les soutiens pour faire bouger un certain nombre de pays européens, dont l’Allemagne. Une fois encore, on s’interroge sur la crédibilité de ce couple franco- allemand.
À moyen terme, cette hausse démontre que la seule façon de sortir des fluctuations des prix des énergies fossiles, c’est justement de sortir des énergies fossiles. L’Union européenne se doit d’agir rapidement dans le cadre du Green Deal, en définissant une politique énergétique commune qui permettrait à chaque État d’accélérer le développement des énergies alternatives bas carbone et d’améliorer leur performance.
Il nous faut donc esquisser une stratégie post-épidémie, basée sur le verdissement accéléré des entreprises, des infrastructures et des modes de financement, entre autres sujets.
Je souhaiterais maintenant revenir sur le plan de relance européen. En effet, cette pandémie nous interpelle sur la capacité du Conseil à mettre en place de réelles politiques de solidarité européenne.
Il aura fallu une crise sanitaire mondiale, d’une ampleur inédite, avec des conséquences parfois tragiques pour les peuples européens, pour qu’une initiative d’ampleur, à savoir le plan de relance, voie le jour, même s’il est considéré comme étant encore trop timide, avec 750 milliards d’euros répartis pour moitié sous forme de subventions et pour moitié sous forme de prêts.
Finalement, lorsque l’on observe ce plan dans son ensemble, il représente à peine 6 % du PIB de l’Union européenne, loin du plan de relance américain, qui avoisine les 20 % du PIB des États-Unis.
De plus, ce plan de relance est adossé au semestre européen, c’est-à-dire au contrôle du respect des règles économiques, financières et budgétaires européennes, donc subordonné à la mise en œuvre de politiques toujours plus rigoureuses en matière de retraite, d’assurance chômage, d’assurance sociale : les fameuses réformes structurelles, qui s’inspirent, par définition, de l’idéologie néo-libérale.
À cet égard, la France s’est engagée par écrit à réduire ses dépenses publiques en proposant une réforme, aujourd’hui appliquée, de son assurance chômage, ainsi que des économies, en cours de préparation, dans son système de retraite.
Ainsi, avec ce plan de relance européen, non seulement notre pays va davantage payer que recevoir, mais ce qu’il recevra sera la contrepartie d’économies réalisées sur son système de protection sociale. Autrement dit, nous paierons deux fois pour ce mécanisme de « solidarité » : par notre contribution au budget de l’Europe, donc par nos impôts, et par la baisse des dépenses sociales.
Les effets économiques seront donc forcément limités. Il y a ici une belle contradiction, puisque l’on appuie sur le frein tout en accélérant.
Une troisième question doit être également clairement débattue : celle des ressources propres. Peut-on financer le budget de l’Union autrement que par la contribution des États membres et l’emprunt ? C’est la question de la fiscalité et de la lutte contre la fraude.
Le scandale récent des Pandora Papers, qui a mis en lumière 11 300 milliards de dollars de fonds placés dans les paradis fiscaux, nous invite de manière urgente à la coopération entre les États membres, pour combattre la fraude et l’évasion fiscales, qui font perdre à la seule l’Europe, selon les estimations, plus de 1 000 milliards d’euros par an, soit l’ordre de grandeur des budgets de l’Union européenne pour la période budgétaire en cours, c’est-à-dire six années.
Il faut bien se rendre compte que chaque euro soustrait à l’impôt est autant d’argent qui ne bénéficiera pas à l’intérêt général, à nos démocraties ; autant d’argent dont nous avons pourtant cruellement besoin pour le fonctionnement de nos écoles, de nos hôpitaux, de nos services publics et pour investir dans les transitions écologique, économique et sociale.
Il est important d’établir des règles communes et ambitieuses à l’échelle européenne, tout en luttant contre les paradis fiscaux partout dans le monde. Presque aucun des États incriminés dans les Pandora Papers ne faisait partie de la liste noire des paradis fiscaux établie par l’Union européenne. C’est même le cas d’États européens, comme le Luxembourg et Chypre. Il s’agit d’une règle qu’il devient urgent de changer.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Patrice Joly. Pis, au beau milieu du scandale, le Conseil a décidé de retirer de cette liste trois paradis fiscaux notoires, en totale opacité. Cela montre bien l’urgence de doter l’Union européenne des outils nécessaires afin de faire face aux dérives fiscales, aussi bien de la part des entreprises que des particuliers.
J’imagine déjà, monsieur le secrétaire d’État, que vous allez évoquer l’accord trouvé à l’OCDE pour instaurer un nouveau cadre fiscal international et mieux taxer les multinationales. Cependant, je crains que le taux minimum d’imposition des bénéfices des multinationales à hauteur de 15 % ne soit considéré plus comme un plafond que comme un plancher.
Je rejoins pleinement l’analyse de l’Icrict, acronyme anglais désignant la commission internationale de réforme de la fiscalité sur les entreprises, rassemblant de nombreux économistes, comme Thomas Piketty, qui plaide pour un taux minimal de 25 %. Cette analyse est appuyée par l’Observatoire européen de la fiscalité, qui souligne que, avec un taux à 25 %, on aurait récupéré 26 milliards d’euros de recettes budgétaires en France, contre 6 milliards d’euros avec un taux à 15 %.
En conséquence, vous comprendrez, monsieur le secrétaire d’État, qu’il est urgent d’agir. Ce dont nous manquons, c’est de courage politique au niveau européen : la rigueur à perpétuité et le renoncement à lutter contre la sécession des riches créent de la désespérance sociale, qui laisse le champ libre aux partis d’extrême droite, nourrit le populisme et mine nos démocraties. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin. (M. Alain Richard applaudit.)
M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen qui se réunira dans une semaine sera normalement, si tout se passe bien – ce n’est jamais garanti par les temps qui courent –, l’avant-dernier conseil avant la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
Pour l’heure, l’ordre du jour avancé ne laisse guère transparaître ce que pourraient être les lignes directrices et les ambitions européennes de la future présidence française.
On est là plus dans le business as usual de l’Union : on va parler covid – comment ne pas en parler, et pendant encore longtemps ? –, transformation numérique, notamment avec l’avancée des directives DSA et DMA, dont il semble qu’elles ne seront pas adoptées avant la fin de l’actuelle présidence slovène, et migrations, une question qui risque fort d’être encore longtemps à l’ordre du jour des conseils.
Seule véritable nouveauté en l’état : la question du prix de l’énergie, qui fait une entrée fracassante à l’agenda à la suite de la hausse soudaine des prix du gaz, avec ses incidences sur le prix de l’électricité en raison des mécanismes européens actuels.
Il devrait également y avoir un débat stratégique sur la politique commerciale de l’UE. Il serait intéressant de connaître, monsieur le secrétaire d’État, les suites qui seront données à la suspension très temporaire des négociations commerciales entre l’Union et l’Australie après le « coup de Trafalgar » diplomatique provoqué par la création de l’Aukus (Australia-United Kingdom-United States) et ses conséquences, notamment sur le partenariat stratégique entre la France et l’Australie.
L’Union européenne et ses dirigeants nationaux sont-ils vraiment prêts à marquer le coup en solidarité avec la France ou seront-ils tentés de laisser très vite retomber la pression, en s’abstenant de questionner sérieusement la nouvelle relation avec les États-Unis ?
Au passage, et c’est à noter, cette question des plus stratégiques n’est pas évoquée dans la liste des sujets à traiter au chapitre « Relations extérieures » du Conseil à venir. Les voies de la taxonomie du Conseil sont parfois assez impénétrables…
Néanmoins, revenons à la future présidence française de l’UE. À part quelques annonces savamment distillées ces dernières semaines concernant telle ou telle rencontre internationale sur la peine de mort ou les relations UE-Afrique, nous ne connaissons guère précisément l’agenda et les priorités de la France à l’occasion de sa présidence au premier semestre de 2022.
Il faut dire que l’incertitude, aussi bien à court qu’à long terme, est bel et bien devenue le véritable maître des horloges européennes.
Sans être un thuriféraire du couple franco-allemand comme moteur indépassable de l’Europe, force est de le constater, bien que les élections se soient déroulées en Allemagne le mois passé, nous ne connaissons toujours pas le nom du futur chancelier ou de la future chancelière, le périmètre de sa majorité et, moins encore, l’accord programmatique qui sera passé entre les partenaires qui la composeront. Et le suspense concernant ce dernier point risque fort de durer encore de nombreuses semaines, ce qui ne facilitera pas l’établissement de convergences avec ce pays quant aux futures propositions de la France à l’occasion de sa présidence.
Au-delà de ce contexte somme toute assez particulier – les Allemands ne votent heureusement que tous les quatre ans et très rarement à la veille d’une présidence française de l’Union –, le mécanisme actuel des présidences tournantes peut également poser quelques problèmes.
Le fait d’avoir instauré une présidence stable du Conseil européen n’était pas en soi une mauvaise idée, mais la réalité des faits oblige à constater que, quelle que soit la sympathie que l’on peut avoir pour chacun des trois dirigeants qui se sont succédé à ce poste depuis sa création, son titulaire s’apparente davantage à un secrétaire général sans grande influence politique qu’à un véritable président d’un conseil composé de chefs d’État et de gouvernement !
De même, le fameux trio de présidences successives également mis en place à la suite du traité de Lisbonne, qui est censé donner une cohérence et une continuité à l’institution du Conseil européen, n’est pas toujours satisfaisant.
Il peut très vite tourner au « passage de patates chaudes » à la présidence tournante suivante quand le pays qui l’assure ne dispose pas du poids politique suffisant pour faire adopter certaines orientations.
Si la future présidence française va s’inscrire dans un nouveau trio de présidences après décembre, la présidence slovène actuelle ne peut être vue comme un moteur pour une Europe plus ambitieuse.
Les positions très eurocritiques du Premier ministre slovène Janez Jansa ne contribuent guère aujourd’hui à fédérer le Conseil européen, et ses piques répétées à l’endroit de la présidente de la Commission, Mme Ursula von der Leyen, ainsi qu’à l’égard du Parlement européen, ne sont pas dignes d’une personne assurant la présidence tournante du Conseil européen.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je dois vous dire ici que j’ai été proprement sidéré, pour ne pas dire estomaqué, voilà quatre jours, en écoutant le long entretien accordé par M. Janez Jansa à cette excellente chaîne d’information européenne – c’est la seule en français –, qu’est Euronews.
J’ouvre une parenthèse pour vous faire part de mes inquiétudes quant à l’avenir de cette chaîne, qui remplit une mission qui n’est assurée par aucune chaîne publique d’information en Europe. Or elle est en grande difficulté financière, et la Commission vient de décider de réduire la subvention annuelle qu’elle lui accorde.
Je reviens aux propos tenus par M. Jansa lors de cet entretien : ils sont vraiment édifiants quant à sa méconnaissance du droit et des principes fondamentaux de l’Union européenne.
Il accuse ouvertement l’Union, la Commission européenne et le Parlement européen de détourner le terme « État de droit » et d’avoir une attitude « proche d’une violation de l’État de droit » ! Et d’argumenter, en un rare sophisme, que, la liberté de la presse et l’indépendance de la justice faisant partie du système constitutionnel de chaque État membre, il revient finalement à ce dernier d’en définir la nature.
Mes chers collègues, je vous conseille, si vous ne l’avez déjà fait, de visionner cette séquence assez mémorable.
Je ne puis terminer mon intervention, monsieur le secrétaire d’État, sans vous demander quelle sera la position de la France durant sa présidence quant au fameux accord sur les investissements entre l’Union européenne et la Chine qui a été présenté voilà quelques mois. Face aux protestations nombreuses et, à mon sens, justifiées, il a été gelé, mais le gel ne vaut souvent que le temps d’une saison, et il est aujourd’hui fortement affecté par les changements tant géopolitiques que climatiques…
La chancelière Merkel et sa majorité semblaient y tenir tout particulièrement, et le sujet pourrait être remis sur la table durant la présidence française. Alors, stop définitif ou encore ?
Dans le même registre, la Commission européenne a présenté, le 5 mai dernier, une très intéressante proposition de règlement visant à s’attaquer aux distorsions causées par les subventions étrangères au sein du marché unique. La formulation est sibylline et très diplomatique, mais elle vise assurément certains mécanismes mis en place principalement par la Chine pour contrecarrer le système de filtrage des investissements directs étranges opérationnel dans l’Union européenne depuis octobre 2020.
La France va-t-elle pousser à l’adoption de ce règlement et en faire une priorité de sa présidence ?
Enfin, je conclurai en vous précisant que le Sénat, mon groupe en particulier, est très attaché à la protection du patrimoine scientifique de notre pays et au respect des libertés académiques. C’est un enjeu devenu fondamental face aux influences et aux ingérences grandissantes exercées par certains États extra-européens dans nos universités et nos laboratoires de recherche.
La commissaire européenne en charge du dossier, Mme Mariya Gabriel, et ses services ont commencé à élaborer des propositions très intéressantes à ce sujet. Là encore, monsieur le secrétaire d’État, ne pensez-vous pas que la France, durant sa présidence, devrait être un fer de lance européen sur ce sujet ? (M. Alain Richard applaudit.)
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand s’interrogeait sur les chances que pouvait offrir une jeune Europe. La crise que nous traversons fait quant à elle émerger une nouvelle Europe. J’espère qu’elle s’emploiera à résoudre les problématiques vitales qui sont les siennes.
Autant vous le dire, je veux délivrer un message « europtimiste » ; pour ce faire, je serai critique. L’Europe a beaucoup de chances à offrir à ses citoyens, à ses entreprises et à sa jeunesse. Cependant, elle doit se donner les moyens de remplir ses objectifs.
Nous ne le répéterons jamais assez : l’Union européenne doit bâtir sa souveraineté. À la lumière des récents événements, je pense à deux priorités : la stratégie et l’industrie.
Très attachée à la relation euro-américaine, je pense toutefois, comme beaucoup désormais, que, peu importe le président des États-Unis, l’Union européenne doit rester la seule maîtresse de son avenir.
Le pacte de défense tripartite liant Américains, Australiens et Britanniques, dit « pacte Aukus », n’est pas qu’un revers pour la France ; c’en est un pour l’Europe. On ne nous juge pas capables d’apporter une protection suffisante à un pays qui craint de plus en plus le régime chinois. Le « en même temps » européen vis-à-vis d’une Chine qui se durcit ne peut plus durer.
Les réactions européennes doivent être à la hauteur. Une réponse diplomatique doit être apportée, claire et commune. Mais nous devons aussi développer désormais une véritable stratégie en matière de défense européenne et d’industrie d’armement. Le reste du monde avance ses pions. Il n’est pas concevable que l’Union européenne reste enfermée dans ses atermoiements !
Monsieur le secrétaire d’État, quel sera votre message sur le sujet au Conseil européen ? Plus largement, quelles orientations soutiendrez-vous concernant le livre blanc de la défense européenne ?
La question du message se pose aussi au sujet de la participation à l’OTAN de l’Union européenne en tant que telle. J’y suis très attachée. Cependant, nous ne sommes pas les obligés de nos alliés ! Pour ne pas être simplement des suiveurs, nous devons avoir une stratégie lucide et cohérente.
La gestion unilatérale du dossier afghan n’est qu’un exemple parmi d’autres ; nous serons confrontés à d’autres situations de ce type. Elles entraîneront des réflexions sur divers sujets, comme notre pacte sur la migration et l’asile. Notre monde connaît de fortes déstabilisations ; nous devons donc définir une politique multidimensionnelle fiable pour réagir à temps.
La seconde priorité pour reprendre le contrôle de notre souveraineté concerne le secteur industriel. L’Union européenne est capable d’agir. Elle le prouve d’ailleurs durant cette crise ; je pense au travail formidable que fait notre commissaire européen Thierry Breton quant aux vaccins.
Notre souveraineté est primordiale sur les questions numériques. Les négociations autour du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act (DSA) montrent tout l’intérêt d’une vision et d’une action rapides et efficientes. La guerre des données ne fait que commencer. Les Européens, tout en se protégeant de toutes déstabilisations extérieures, devront être un acteur incontournable.
Le sujet des propos haineux sera à mon sens central lors de la négociation de ces textes. L’échelon européen est le plus intéressant pour lutter contre ces dérives, notamment sur les réseaux sociaux. À ce titre, j’aimerais faire une recommandation sur le cyberharcèlement, surtout en milieu scolaire. La présidence française doit en faire une grande cause européenne. Nos jeunes sont notre avenir : protégeons-les !
Notre souveraineté, c’est notre liberté et notre indépendance. J’en veux pour exemple les questions énergétiques et les problèmes récents en la matière. Des efforts industriels dans ce secteur sont nécessaires pour cette souveraineté, mais également pour remplir nos objectifs, notamment en matière de lutte contre le dérèglement climatique.
L’un de nos fleurons français remplit ces objectifs ; il est pourtant menacé. Je le dis sans détour : la taxonomie verte européenne ne peut pas exclure l’énergie nucléaire. Les investissements doivent se poursuivre pour développer cette technologie, dans un souci d’efficacité, de sûreté et de production. Notre mix électrique a tout de même besoin d’une part de nucléaire, même si cette dernière est appelée à se réduire.
Évoquer notre bouquet énergétique me permet de faire un point sur d’autres filières essentielles. Je parle bien sûr des énergies renouvelables. Leur déploiement en Europe nécessite un développement industriel, donc des moyens spécifiques. À l’image de ce qui est réalisé pour les batteries, l’UE doit effectuer un travail de coopération sur les secteurs clefs.
Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous détailler les dossiers industriels européens que la France a identifiés comme prioritaires et qui seront portés lors de sa présidence ?
Enfin, je veux conclure mon propos en évoquant rapidement un sujet qui nous préoccupe tous profondément. La Pologne a dépassé une limite dans la remise en cause de la primauté du droit de l’Union européenne. Nous attendons bien sûr l’analyse et la réaction de l’UE. Elle doit être à la hauteur de l’enjeu : la survie de l’Union.
Monsieur le secrétaire d’État, l’Union est en danger ; une réflexion plus profonde doit se poursuivre. Quelle vision la France portera-t-elle afin de sortir de la crise qui s’installe et, plus largement, de réinventer l’Union ?
Notre Union européenne doit prendre son destin en main. Personne ne pourra ni ne voudra le faire à sa place. Il faut maintenant avancer, même si, hélas, certains ne veulent pas aller aussi vite que nous. (M. André Gattolin applaudit.)