M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Je veux à mon tour, et au nom de tous nos collègues, avoir une pensée pour nos forces armées, singulièrement pour nos forces engagées en OPEX, qui payent un lourd tribut – les six blessés que vous avez évoqués, monsieur le Premier ministre, en témoignent. C’est aussi et surtout pour eux que le Sénat se bat.
Madame la ministre des armées, il y a trois ans, vous déclariez dans cet hémicycle : « Le Gouvernement ne souhaite pas se soustraire à une évaluation qui interviendra à un moment où la majorité et le chef de l’État seront toujours aux responsabilités. » Vous affirmiez ainsi, avec beaucoup de sincérité, que le Gouvernement assumerait l’évaluation de la LPM devant le Parlement.
Force est de constater que cette actualisation promise devant le Sénat et inscrite dans la loi elle-même ne s’est pas franchement concrétisée devant le Parlement. Croyez bien que nous le déplorons. Est-ce parce que les circonstances ont changé ? Oui, les circonstances ont changé, mais dans un sens défavorable, avec la montée des menaces, la crise du covid-19 et la pression toujours plus forte sur nos finances publiques ! C’est précisément pour cela qu’il fallait une loi.
Cette programmation militaire, que le Sénat a soutenue à une immense majorité – 326 voix pour, 14 voix contre –, nécessitait et nécessite toujours d’être actualisée. Ce que nous contestons, c’est la méthode qui a été employée.
Je vous le dis très simplement, monsieur le Premier ministre : alors que, jusqu’à présent, sur trois exercices budgétaires, vous avez respecté l’engagement de la loi de programmation militaire – je vous en donne acte –, notre commission n’a pas vraiment compris cette décision d’ignorer l’application de l’article 7. Elle nous déçoit, compte tenu de la confiance que nous avions placée dans le Gouvernement.
On ne trouvera pas plus de cohérence à cette décision en se référant aux orientations données par le Président de la République. J’ai assisté, à Brest, aux vœux qu’il a adressés aux forces armées ; je l’ai entendu saluer « le rôle essentiel de nos parlementaires qui, chaque année, veillent à la bonne exécution de la loi, protégeant nos propres engagements et notre capacité à affronter les défis de demain ». Au reste, à chaque exercice budgétaire, le Sénat a voté le budget des armées. Faire respecter les engagements pris et affirmer notre capacité à faire face aux menaces de demain, c’est bien cela l’objectif du Sénat !
Puisque le Gouvernement nous a refusé cette loi d’actualisation promise, nous avons dû mener, trois ans après le vote de la LPM, notre propre travail d’analyse du périmètre d’actualisation. Ce travail de six mois, que j’ai mené au nom de la commission, avec Jean-Marc Todeschini, a été réalisé grâce au soutien déterminé de nos huit rapporteurs budgétaires pour avis. Je veux ici solennellement les remercier, d’autant qu’ils ont travaillé dans des conditions difficiles, se heurtant souvent à un refus de communiquer un certain nombre d’informations. Or ce travail collectif a abouti à des conclusions importantes.
Sur la forme, les enjeux de cette actualisation ne permettent pas, à l’évidence, de traiter cette dernière au cours d’un débat de deux heures, pas plus que lors d’auditions en commission.
Sur le fond, la loi d’actualisation de la LPM, ce sont des chiffres et des tableaux, c’est la possibilité de creuser certains sujets, d’établir des priorités, d’identifier les retards, les redéploiements et les surcoûts et, donc, les économies à réaliser en fonction de ces priorités. In fine, c’est la possibilité d’amender le projet du Gouvernement…
Je vous écoutais avec attention dresser ce bilan, certes élogieux, mais regardons l’avenir : vous ne proposez rien de tout cela, alors que c’est la norme démocratique dans tous les parlements et que vous l’aviez promis au Parlement, à nos armées et aux Français. Alors, de quoi parlons-nous ou, plutôt, de quoi aurions-nous dû parler ?
Le Gouvernement a affirmé que la loi ne se justifiait pas, puisque, finalement, l’actualisation était modeste, portant sur 1 milliard d’euros sur l’ensemble de la LPM. Pourtant, bien des éléments nouveaux sont survenus ces trois dernières années : l’irruption de nouvelles menaces, la cyberdéfense, l’espace, la nécessité d’accroître notre capacité en matière de renseignement, les retards des industriels, les conséquences de la vente des Rafale prélevés sur nos propres forces, le coût de la propulsion nucléaire du futur porte-avions de nouvelle génération, le coût des études, la commande non prévue d’une frégate de défense et d’intervention supplémentaire et, bien sûr, l’impact de la covid-19.
C’est pourquoi, de notre point de vue, la réalité est tout autre : alors que nous n’en sommes même pas à la moitié de la LPM, nous avons chiffré le périmètre d’actualisation à 8,6 milliards d’euros. C’est huit fois plus que ce qui avait été annoncé ! Croyez-moi, il ne s’agit pas d’un travail de « petit comptable », comme vos amis de l’Assemblée nationale se sont permis de l’affirmer hier. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. Bruno Sido. On a l’habitude !
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Ce n’était pas très aimable pour notre assemblée, mais passons…
Pourtant, nous avions fait le choix de retenir une estimation très prudente. Il faudrait y ajouter les chiffres que le ministère des armées ne nous a pas communiqués sur les sommes nécessaires, d’ici à 2025, pour la préparation opérationnelle et l’adaptation à la haute intensité.
La conséquence, c’est la révision à la baisse de nombreux programmes. C’est de cela qu’il fallait nous parler, monsieur le Premier ministre ! Vous auriez dû évoquer la baisse du système de lutte anti-mines du futur et le fait que le bâtiment hydrographique ne sera pas livré durant cette LPM, alors même qu’il s’agit de remplacer des bâtiments qui datent de 1980. De même, vous auriez dû mentionner le programme Scorpion, dont l’accélération était l’un des éléments mis en valeur pour cette LPM. Lui aussi prend du retard : 27 Griffon de moins que prévu seront livrés en 2025. Qu’en sera-t-il des Jaguar ? Et quid de la modernisation du char Leclerc, dont la pérennité dans nos forces armées est aujourd’hui en question ?
Quant à la régénération des véhicules blindés légers, notre commission ne cesse de vous alerter : ce sont 123 véhicules qui manqueront en 2025 !
Il y a également les forces spéciales : dans le contexte que nous connaissons au Sahel, comment expliquer que 51 véhicules légers des forces spéciales manquent et que le nombre de poids lourds ait été réduit de moitié, alors même qu’ils sont si importants ? C’est vrai, c’est un travail de comptable…
Enfin, il y a le sujet majeur des Rafale. Contrairement à ce que le Gouvernement a affirmé, la cible de 129 Rafale en 2025 ne sera pas atteinte : elle a été revue à 117 Rafale en raison du prélèvement des 12 appareils du contrat croate. Monsieur le Premier ministre, confirmez-vous devant le Sénat que ces 12 appareils seront bien remplacés ? Quand le seront-ils ? (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. Bruno Sido. Eh oui ! Très bien !
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Au-delà de ces grands programmes, d’autres sujets méritaient tout autant un examen attentif par le Parlement. C’est le cas du service de santé des armées ; voilà longtemps que nous alertons sur la centaine de médecins qui manque à ce service. Malheureusement, nos travaux ont révélé une aggravation de la situation : le déficit de 97 postes en 2020 est passé à 136 postes en 2021, en pleine crise du covid-19 !
Enfin, l’annonce de la fin de l’opération Barkhane, sans plus de précisions à ce jour, est évidemment un élément majeur de toute programmation militaire. Là encore, nous avons appris cela par voie de presse. Lorsque le Sénat avait organisé un débat sur l’opération Barkhane en février dernier, jamais le Gouvernement n’avait évoqué la fin de l’opération comme une option possible.
Rappelons que le surcoût des OPEX a déjà coûté 600 millions d’euros au budget de la défense pour les seules années 2019 et 2020. Or le Sénat, dans la LPM, avait fait voter le principe d’une prise en charge interministérielle de ce surcoût. Le Gouvernement a totalement ignoré cette disposition – nous le regrettons.
Quelle sera la conséquence de la fin de l’opération Barkhane sur les crédits des armées ? Faut-il espérer un coût moindre ? Faut-il redouter à court terme un surcoût lié au démantèlement de certaines installations ? Sur ces questions, vous avez annoncé un débat ; il intervient bien tard, mais je le prends comme un signe d’espérance.
En fait, on voit bien que, vu l’ampleur des sommes en jeu et la gravité des sujets, une loi d’actualisation était indispensable. Alors, monsieur le Premier ministre, pourquoi y avez-vous renoncé ? Vous nous répondez : on ne connaît pas le PIB à l’horizon de 2025. Permettez-moi de vous le dire, c’est à la fois trompeur et inquiétant.
C’est trompeur, car, le fond du sujet, ce n’est pas un pourcentage de PIB, lequel varie actuellement de manière très sensible.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Le fond du sujet, c’est le montant des crédits nécessaires pour faire face aux besoins de l’Ambition 2030 du Président de la République. Le niveau des crédits est connu, nous l’avons discuté en 2018 : c’est une enveloppe globale de 295 milliards d’euros sur sept ans.
C’est aussi inquiétant : en refusant de confirmer la trajectoire financière, vous faites quelque part planer le doute sur la programmation. Si cette enveloppe n’est pas tenue, c’est l’ensemble de la LPM qui risque d’être fragilisée – d’autres LPM en ont été l’illustration.
M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le Premier ministre, les sénatrices et les sénateurs qui sont devant vous sont tous des élus de terrain. Nous savons bien quelle est la situation de nos finances publiques et de notre économie au sortir de la crise du covid-19. Oui, cet objectif de 295 milliards d’euros est difficile à tenir, mais il est indispensable : il y va de la sécurité des Français ! Or, pour que nos compatriotes acceptent de fournir cet effort, encore faut-il qu’ils aient conscience des enjeux et des choix à faire. Cette validation des choix ne peut prendre qu’une forme en démocratie : le vote de la loi par le Parlement.
Alors, monsieur le Premier ministre, parlons de la suite. Hier, vous avez proposé une nouvelle méthode. De toute évidence, ce débat ne peut servir d’actualisation de la LPM. En revanche, il pourrait être le début du travail qui aurait pu avoir lieu entre le Gouvernement et le Parlement.
Nous sommes capables de tout entendre, de tout comprendre. C’est le non-respect par le Gouvernement de l’article 7 de la LPM qui a tout déclenché. Votre déclaration d’aujourd’hui sera jugée à l’épreuve des faits.
Il revient à chaque groupe de s’exprimer, mais écoutez bien ceci : le Sénat est une institution de la République dont la mission, quoi qu’il en coûte, est de contrôler l’action du Gouvernement. Sur la défense et les forces armées, le soutien du Sénat ne vous a jamais manqué. Alors, à votre tour, donnez-nous des preuves de votre respect pour le Sénat ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe SER. – M. Joël Guerriau applaudit également.)
M. le président. Nous en venons aux orateurs des groupes politiques.
Dans le débat, la parole est à M. Joël Guerriau, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
M. Joël Guerriau. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, il est toujours difficile d’intervenir après le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. (Sourires.)
« Les Nations ne peuvent pas avoir de tranquillité sans une armée ; pas d’armée, sans une solde ; pas de solde sans des impôts. » Tacite rappelait ainsi que la sécurité a un coût, auquel il est dangereux d’échapper.
Après le démantèlement de l’Union soviétique, certains ont cru à un désarmement progressif, pensant qu’il suffirait d’engranger les dividendes de la paix en se plaçant sous le parapluie militaire américain. En France, nos armées ont trop souvent été la variable d’ajustement des politiques publiques. C’est ainsi que le budget de la défense est passé de 2,30 % du PIB en 2007 à 1,79 % en 2016. Or nos armées ont été constamment actives, tant sur la scène internationale qu’à l’intérieur de notre territoire.
Nous voulons leur rendre hommage. Nos soldats, qui sacrifient jusqu’à leur vie pour la défense de la France, dont certains ont été récemment blessés au Mali, doivent avoir des moyens adaptés à leur mission. À cet égard, la loi de programmation militaire votée en 2018 marque un tournant que nous saluons ; à compter de cette date, la France s’est engagée à inverser la tendance et à renforcer ses capacités de défense.
Cette remise à niveau s’appuie notamment sur une analyse exprimée dans la Revue stratégique, selon laquelle le monde dans lequel nous vivons devient plus instable et plus dangereux. La révision de cette analyse, au début de l’année, a été l’occasion de constater que les tendances envisagées en 2017 se confirment et qu’elles sont même en train de se réaliser plus vite que prévu.
La France reste une cible privilégiée des djihadistes, en raison de ses valeurs et de son action en faveur de la liberté. Le retour des talibans en Afghanistan, accompagné par le retrait des troupes américaines, laisse craindre l’émergence d’un sanctuaire djihadiste. Au Sahel, territoire cinq fois plus étendu que l’Afghanistan, les islamistes gagnent du terrain.
Notre armée doit également faire face à la menace grandissante exercée par des États qui emploient des stratégies hybrides à notre encontre. Ces derniers ont engagé un travail de sape de l’ordre mondial. Ils procèdent à des coups de force dès qu’ils le peuvent ; nous l’avons vu en Géorgie, en Ukraine, au Haut-Karabagh, en Méditerranée orientale, en Libye, au Venezuela ou encore en Syrie. Le plus souvent accomplies en zones grises, leurs actions franchissent parfois des lignes rouges : ce fut le cas avec l’emploi d’armes chimiques en Syrie, mais aussi lors d’assassinats au Royaume-Uni ou en Malaisie.
La communauté internationale ainsi que les Occidentaux n’ont pas toujours su apporter les réponses adéquates à ces agressions. Et pour cause, les stratégies hybrides ont précisément pour objet d’être difficiles à attribuer et de se situer sous le seuil de déclenchement de riposte des pays ciblés. Ces États cherchent à affaiblir nos démocraties au moyen de stratégies indirectes ; ils manipulent l’information et tentent d’influencer nos élections. Nous devons nous donner les moyens de relever ce défi dans le cadre de l’actualisation de cette LPM.
Ces agressions interviennent alors que les États-Unis ne consacrent plus autant d’attention à l’Europe. En effet, cela fait maintenant près de dix ans que le pivot américain vers l’Asie a été amorcé. Après une période de « mort cérébrale », le dernier sommet de l’OTAN a laissé espérer le retour des Américains auprès de leurs alliés. Il a surtout permis de confirmer que Pékin est la priorité numéro un de Washington.
Dans cette perspective, il est indispensable que les Européens deviennent plus résilients. L’Union européenne est cependant encore loin de pouvoir assurer la défense de ses peuples. La France doit donc absolument adapter son modèle et se préparer à un conflit de haute intensité.
En 2018, au-delà des clivages politiques, une très large majorité de sénateurs a soutenu l’adoption de la LPM. Nous sommes tous convaincus de la nécessité de donner à nos soldats les moyens d’accomplir les missions qui leur sont confiées. Depuis 2019, et jusqu’en 2025, la France doit consacrer 295 milliards d’euros à sa défense ; les efforts doivent aller croissant.
Nous sommes déçus par le fait que l’actualisation de 2021 ne se fasse pas par l’intermédiaire d’une loi. D’abord, parce que nous avons toujours eu à cœur de contribuer au mieux à la définition des efforts consentis par la Nation au profit de nos soldats, qui savent pouvoir compter sur notre entier soutien. Ensuite, parce que le parallélisme des formes imposerait que le Parlement actualise les lois de programmation qu’il a lui-même votées.
Monsieur le Premier ministre, vous vous êtes félicité de la vente de Rafale à la Grèce, à l’Égypte et à la Croatie. Or le remplacement à neuf de ces avions représente un surcoût et un délai de livraison pour notre armée de l’air. L’incendie du sous-marin nucléaire d’attaque Perle implique quant à lui un lourd prélèvement budgétaire. Le coût des OPEX, qui devait être pris en considération dans un cadre interministériel, et d’autres aspects cités par le président Christian Cambon conduisent à des dérapages budgétaires évidents nécessitant des arbitrages, qui méritent donc que le Parlement puisse jouer pleinement son rôle.
La sécurité de nos soldats est prioritaire. Il ne faudrait pas que les petits équipements, notamment la rénovation des véhicules blindés légers, puissent être une variable d’ajustement.
L’année 2020 a été une année de bouleversements dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. La pandémie a contracté le PIB de manière significative, entraînant mécaniquement l’atteinte de l’objectif de 2 % consacré à la défense. Aucun parlementaire n’ignore que des choix délicats doivent être faits. L’existence de surcoûts et l’émergence de nouvelles priorités opérationnelles rendent les évolutions incontournables dans un contexte incertain.
Vous l’avez rappelé, cette crise intervient à la fin du quinquennat. Le prochain Président de la République devra prendre des décisions dans un contexte que nous ne connaissons pas encore. Il devra notamment assurer la relance de l’économie, sans quoi rien n’est possible. Le chemin de crête est extrêmement étroit, car la relance ne doit pas oblitérer les autres priorités de notre pays, surtout en matière de défense.
Or une grande partie des efforts de la LPM portent sur les dernières années de la programmation : 48 % du budget prévu par la loi de programmation militaire concerne le prochain quinquennat. Des arbitrages devront donc être décidés. Comme il s’agit d’arbitrages éminemment politiques, nous aurions souhaité que l’exécutif décide non pas seul, mais de concert avec la représentation nationale, comme ce fut le cas en 2015 pour la précédente LPM. À l’heure où le monde se réarme, tout retard peut mettre en danger la France et faire courir le risque de son déclassement.
Vous avez indiqué, monsieur le Premier ministre, plusieurs domaines prioritaires que nous approuvons : le renseignement, le cyberespace et le domaine spatial. Vous nous avez également invités à faire des propositions. À ce titre, je souhaiterais insister sur un sujet de première importance, alors que nous cumulons des retards.
À l’échelle planétaire, la France est tenue d’exercer sa souveraineté sur 11 millions de kilomètres carrés d’océan. Les moyens que nous y consacrons sont-ils à la hauteur de ce défi ? Sommes-nous réellement en mesure de contrôler et de protéger nos intérêts ?
Les Chinois et les Russes déploient des moyens considérables en mer. Or vous avez décidé de reporter d’un an le programme CHOF de renouvellement de la flotte hydrographique et océanographique. N’est-ce pas là un paradoxe ? Nous devrions au contraire accélérer la mise en œuvre de ce programme. Je pense sincèrement que vous devriez revenir sur cette orientation. Il s’agit d’un enjeu majeur pour notre nation. Nous sommes en train d’accumuler un retard préoccupant au sujet des fonds marins. Le budget que nous consacrons à ce sujet est beaucoup trop faible eu égard à l’importance des enjeux.
Vous ajoutez à la LPM une enveloppe de 40 millions d’euros, qui permettra de développer le prototype d’un robot sous-marin. Ainsi, nous commencerions à nous doter d’une capacité d’investigation à grande profondeur à la fin de l’année 2022. Dans le cadre d’une actualisation de plusieurs milliards d’euros, et alors que d’autres nations en sont déjà à des déploiements opérationnels, ce montant est insuffisant. Plusieurs grandes puissances consacrent des moyens significatifs afin de prendre le contrôle des câbles sous-marins. En maîtrisant nos communications, nous protégeons nos intérêts économiques. Dans ce domaine, ne répétons pas les erreurs du passé ; je pense en particulier aux drones.
Je souhaite appeler votre attention sur un autre sujet : la surveillance aérienne dans la zone Indo-Pacifique. Alors que la marine attendait douze Falcon 2000, elle ne recevra finalement que six de ces appareils lors de l’exécution de la présente LPM – la livraison des six autres appareils est reportée à la prochaine loi de programmation. Dans cette vaste région du monde où les capacités militaires d’autres nations ne cessent de croître, un arbitrage à la baisse risque de nous être lourdement préjudiciable.
En résumé, nous souhaitons que le ministère des armées soit conforté. Comme je le disais en introduction, notre sécurité a un prix ; la Nation, dans son entier, doit l’assumer. Tous les sénateurs de mon groupe soutiennent notre armée et les objectifs de la LPM. Néanmoins, certains s’abstiendront en raison de l’absence d’actualisation par une loi. (Applaudissements sur des travées des groupes UC et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.
M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, je veux à mon tour apporter mon soutien à nos soldats encore durement éprouvés.
Il y a trois ans, lors de l’adaptation de la loi de programmation militaire pour 2019-2025, le groupe écologiste n’existait pas au Sénat ; il n’a donc pas pu se prononcer sur les orientations de ce texte. Aujourd’hui, ce débat nous donne l’occasion de nous exprimer : nous la saisissons volontiers, non sans amertume, car nous constatons qu’à rebours des engagements pris en 2018 par le Gouvernement, inscrits noir sur blanc à l’article 7 de cette loi, ce débat n’est, hélas ! qu’un ersatz du véritable contrôle parlementaire que nous devrions exercer.
Sur ce point, je ne m’étendrai pas trop, mes chers collègues, car si nos visions de l’appareil militaire divergent, nous partageons aujourd’hui cette amertume, cette incompréhension, voire cette colère face aux manquements du Gouvernement. En effet, lorsque ce dernier a présenté il y a trois ans une programmation militaire très ambitieuse – j’y reviendrai –, le Parlement a fait le choix de soutenir cet effort budgétaire exceptionnel, sous la condition d’un contrôle renforcé et d’une exigence de transparence, et ce notamment en cas d’adaptation de la LMP au contexte sécuritaire et économique.
Depuis 2018, l’évolution du contexte international n’a rien eu d’un long fleuve tranquille. Nous avons connu une pandémie, une crise économique mondiale, des changements majeurs dans notre engagement au Sahel, l’accélération des développements technologiques, la réapparition de conflits armés ouverts dans le Caucase et au Proche-Orient et l’accroissement des tensions à l’échelle mondiale. Comment croire que de tels bouleversements n’affectent pas profondément nos orientations stratégiques ?
En toute cohérence avec les évolutions du contexte international, les ajustements de la programmation militaire sont nombreux. Dès lors, pourquoi insister sur la mise en œuvre « à l’euro près » de cette programmation, selon les éléments de langage ministériels ? Nous savons pourtant, grâce à un travail important de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, que je tiens à saluer, que cette trajectoire budgétaire n’est respectée qu’en apparence. Ainsi, les calculs de la commission permettent d’affirmer que le périmètre budgétaire d’actualisation, qui aurait dû faire l’objet d’un examen parlementaire, serait non pas de 1 milliard d’euros, comme annoncé, mais de 8,6 milliards d’euros. Sur cette enveloppe considérable, le Parlement, hélas ! ne se prononcera pas. Cette mise à l’écart est inacceptable.
De surcroît, nous sommes très inquiets des arbitrages qui seront faits ou qui ont déjà été décidés. Le renforcement de l’effort en faveur de certains programmes indispensables – programme spatial et programme numérique – ou plus discutables – propulsion nucléaire du futur porte-avions et cession de Rafale à la Croatie et la Grèce – pénalise d’autres programmes pourtant prioritaires, affectés par des économies et des reports.
Dans un premier temps, nous alertons le Gouvernement sur la fragilisation des programmes qui touchent directement les conditions de vie et de travail du personnel de nos armées, programmes qui avaient permis de dire de cette LPM qu’elle était « à hauteur d’homme ». Certes, nous saluons l’ajustement de 240 millions d’euros fait en faveur du plan Famille en 2019 et en 2020, mais, en parallèle, un nombre important de programmes qui touchent directement la protection, la sécurité et le bien-être de nos soldats, notamment ceux qui sont engagés en OPEX, ont fait l’objet de renoncements. J’en veux pour preuve l’abandon de 123 véhicules blindés légers par rapport à l’objectif initial. Du fait de leur mission de reconnaissance et de liaison en OPEX, ces véhicules sont très exposés aux mines et aux engins explosifs improvisés. Leur rénovation est donc essentielle pour la protection de nos soldats. Les objectifs relatifs au parc de véhicules blindés multi-rôles, comme le Griffon – eux aussi assurent la sécurité des soldats en OPEX –, déplorent également le manque de 27 véhicules.
D’autres aspects de la vie de nos forces armées, et pas des moindres, restent encore délaissés. L’effort en faveur du service de santé des armées semble trop faible alors que les départs de médecins des forces, dus notamment au manque de moyens et à la sursollicitation, sont nombreux.
Ce déficit de médecins compromet le suivi psychologique de nos soldats, lesquels sont pourtant particulièrement exposés aux traumatismes et à d’autres blessures psychiques. À ce sujet, nous nous interrogeons sur les effets qu’aura le dispositif Athos, expérimenté cette année. Pour ces personnels, comme pour l’ensemble du corps médical des forces armées, on se demande encore par quels moyens le ministère entend lutter contre le turnover.
En 2020, le rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire confirmait que le nombre de départs dans les forces armées restait particulièrement élevé. Nos soldats ne sont pas épargnés ; ils quittent les armées notamment en raison de logements inadaptés à leurs besoins, ou simplement défaillants. Le groupe écologiste soutient donc des efforts plus importants en faveur des infrastructures, des équipements et des services essentiels aux conditions de vie et de travail de nos forces armées, ainsi que du personnel de santé.
En second lieu, nous formons le vœu que les programmes faisant l’objet d’une coopération européenne, comme le système de lutte anti-mines du futur (Slamf), ne soient pas sujets à des reports, à l’heure où la construction de l’Europe de la défense est un enjeu crucial. Alors que le Président de la République n’a que ce mot à la bouche, il est essentiel que, pour une fois, les actes suivent les paroles.
En effet, les membres du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires considèrent que le maintien à long terme d’un modèle d’armée complet est insoutenable pour une puissance moyenne comme la France, en particulier quand le spectre opérationnel s’élargit à de nouveaux espaces de conflictualité comme le numérique ou le spatial – vous l’avez rappelé, monsieur le Premier ministre.
Dans l’équilibre actuel des grandes puissances mondiales, nous devons penser à l’échelle continentale. Une coopération systématique entre les armées européennes permettrait à la France, en allant au bout du pari de l’interdépendance communautaire européenne, de dépasser l’idée selon laquelle nous pourrions prolonger indéfiniment ce coûteux modèle.
C’est précisément ce que nous enseignent les ajustements dont nous débattons : le déploiement accéléré de programmes à effet majeur dans ces nouveaux espaces de conflits se répercute sur les investissements nécessaires à l’entretien et à la modernisation du reste de notre appareil militaire et sur l’attractivité des métiers de nos armées.
C’est donc en partie pour des raisons financières que la France doit se projeter davantage dans une stratégie pleinement continentale, en recherchant activement des coopérations européennes pour l’ensemble de ses programmes.
Au-delà même de cette question financière, l’Europe de la défense est essentielle dans le contexte actuel de reconfiguration de l’espace mondial.
Cette Europe de la défense doit aller au-delà du seul financement du développement de technologies et de capacités militaires. Tel est désormais le cas, d’ailleurs, grâce au Fonds européen de la défense (FED). L’affaiblissement progressif de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) exige bien davantage.
À cet égard, la question de l’avenir du parapluie nucléaire se pose de manière accrue en Europe. Une réflexion s’impose quant au rôle du parapluie français, alors que nous nous engageons dans un renforcement de notre système de dissuasion nucléaire. Ne devrions-nous pas, à l’inverse, engager une discussion commune afin de progresser vers la réduction de nos arsenaux respectifs, dans l’esprit du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, qui nous engage ? La France ne saurait maintenir indéfiniment son système actuel de dissuasion nucléaire.
Au-delà de ces questionnements relatifs aux rapports entre l’Europe de la défense et l’alliance transatlantique, il est indéniable qu’un consensus se dessine sur la nécessité de progresser vers un véritable outil de défense européen. La France a joué, joue et doit continuer à jouer un rôle moteur en la matière.
Mes chers collègues, vous l’avez compris : si aujourd’hui notre groupe ne s’oppose pas à cet effort budgétaire, c’est parce que nous considérons qu’un tel effort devrait servir la vision européenne de la défense que nous soutenons.
Au milieu du gué, il nous paraît de toute façon difficile de revoir à la baisse la trajectoire budgétaire prévue : il ne faudrait pas reculer encore au détriment de programmes essentiels déjà pénalisés par vos arbitrages.
Voilà esquissée notre contribution au contrôle parlementaire qui aurait dû avoir lieu. Le Gouvernement ayant décidé de s’affranchir de la loi malgré les innombrables éléments qui nécessitent une actualisation législative, nous voterons contre cette déclaration.
Parmi les menaces auxquelles nous aurons à faire face au cours des prochaines années, les plus importantes ne seront pas de celles que l’on éloigne grâce à une armée puissante.
Ces menaces, ce sont celles que représentent les effets dévastateurs du changement climatique aux quatre coins du globe.
Du Proche-Orient au Sahel, où nos troupes continuent de se battre, le changement climatique et son cortège de sécheresses et de catastrophes naturelles sont et seront à l’origine de l’immense majorité des conflits armés.
Cela vous paraîtra peut-être encore suffisamment éloigné de vos propres vies pour que vous ne vous en alarmiez pas outre mesure. Mais, mes chers collègues, peut-être avez-vous lu vous aussi le document du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publié ce matin par l’Agence France Presse (AFP). Peut-être avez-vous lu ces mots : « Le pire est à venir, avec des implications sur la vie de nos enfants et de nos petits-enfants bien plus que sur la nôtre. » Dès lors, peut-être entendrez-vous notre appel : nous ne pouvons miser sur la montée en puissance de notre seul appareil militaire pour assurer la stabilité de la France et de l’Europe dans les prochaines décennies. Même si nous parvenons à limiter à deux degrés la hausse des températures, les conséquences du changement climatique dans l’espace mondial seront telles que seule une solidarité mondiale exceptionnelle permettra d’y faire face.
Pas plus tard qu’hier, nous débattions du projet de loi de programmation relatif à l’aide publique au développement, dont les montants paraissent bien dérisoires par rapport aux dépenses de défense.
Pourtant, en luttant contre la raréfaction des ressources naturelles, pour la préservation des terres agricoles et, plus largement, pour le maintien des populations locales sur leurs lieux de vie, on fera plus pour préserver l’humanité de la guerre qu’avec tout l’arsenal militaire possible et imaginable.
Ces deux débats successifs sur deux lois de programmation témoignent de la nécessité d’un changement de pied de notre action extérieure ; hélas ! nous en sommes bien loin !