Sommaire
Présidence de M. Pierre Laurent
Secrétaires :
M. Joël Guerriau, Mme Marie Mercier.
3. Avenir du régime de garantie des salaires. – Adoption d’une proposition de résolution
Discussion générale :
M. Serge Babary, auteur de la proposition de résolution
Mme Élisabeth Borne, ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion
Clôture de la discussion générale.
Texte de la proposition de résolution
Adoption de la proposition de résolution.
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher
4. Avenir institutionnel, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie. – Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. Pierre Frogier, pour le groupe Les Républicains
M. Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Laurent
5. Souveraineté économique de la France. – Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. Serge Babary, pour le groupe Les Républicains
Mme Marie Evrard ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Henri Cabanel ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Marie-Noëlle Lienemann ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Jean-Pierre Moga ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie ; M. Jean-Pierre Moga.
M. Franck Montaugé ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie ; M. Franck Montaugé.
M. Jean-François Rapin ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Franck Menonville ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Guillaume Gontard ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Anne-Catherine Loisier ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Florence Blatrix Contat ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Stéphane Piednoir ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie ; M. Stéphane Piednoir.
M. Jean-Jacques Michau ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Christine Bonfanti-Dossat ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie ; Mme Christine Bonfanti-Dossat.
M. Cyril Pellevat ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Céline Boulay-Espéronnier ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
M. Bernard Fournier ; Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie.
Mme Sophie Primas, pour le groupe Les Républicains
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye
6. Enjeux nationaux et internationaux de la future PAC – Débat organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
M. Jean-Claude Tissot, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
M. Christian Redon-Sarrazy, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation
M. Henri Cabanel ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Henri Cabanel.
M. Gérard Lahellec ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Gérard Lahellec.
M. Pierre Louault ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
Mme Gisèle Jourda ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Gisèle Jourda.
M. Jean-François Rapin ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
M. Alain Marc ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Alain Marc.
M. Joël Labbé ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Joël Labbé.
Mme Patricia Schillinger ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Patricia Schillinger.
M. Philippe Folliot ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Philippe Folliot.
M. Jean-Jacques Michau ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Jean-Jacques Michau.
Mme Vivette Lopez ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Vivette Lopez.
Mme Florence Blatrix Contat ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Florence Blatrix Contat.
M. Fabien Genet ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Fabien Genet.
Mme Kristina Pluchet ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Kristina Pluchet.
M. Laurent Somon ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
M. Olivier Rietmann ; M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
M. Franck Montaugé, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
compte rendu intégral
Présidence de M. Pierre Laurent
vice-président
Secrétaires :
M. Joël Guerriau,
Mme Marie Mercier.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 15 avril 2021 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Décès d’anciens sénateurs
M. le président. Mes chers collègues, j’ai le regret de vous faire part du décès de nos anciens collègues Henri Goetschy, qui fut sénateur du Haut-Rhin de 1977 à 1995, et Marc Bécam, qui fut sénateur du Finistère de 1980 à 1986.
3
Avenir du régime de garantie des salaires
Adoption d’une proposition de résolution
M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Les Républicains, l’examen de la proposition de résolution, en application de l’article 34-1 de la Constitution, relative à l’avenir du régime de garantie des salaires, présentée par M. Bruno Retailleau et plusieurs de ses collègues (proposition n° 463).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Serge Babary, auteur de la proposition de résolution.
M. Serge Babary, auteur de la proposition de résolution. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, en demandant l’inscription à l’ordre du jour de la proposition de résolution relative à l’avenir du régime de garantie des salaires, dit AGS (Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés), le groupe Les Républicains a souhaité tirer une sonnette d’alarme. Cette initiative, conjointe avec nos collègues Les Républicains de l’Assemblée nationale, se veut constructive, dans un contexte économique et social qui ne permet pas de faux pas et exige de clarifier le débat public.
Avant même d’entrer dans le détail de ce sujet, je souhaiterais que nous fassions l’effort collectif de toujours nous interroger sur la motivation et l’opportunité de toute modification de la loi. L’instabilité législative que nous portons potentiellement, à chaque texte, est-elle justifiée par l’intérêt général ?
Dans le cas qui nous intéresse, est-il opportun de porter une réforme susceptible de déstabiliser un élément fondateur de la protection des salariés et des entreprises ? Alors que nous sommes « face au mur des faillites », pour reprendre l’expression d’une étude récemment publiée, comment justifier de risquer de remettre en cause la pérennité de l’AGS ? Pourquoi prendre un tel risque, alors que la destruction de 750 000 emplois est évoquée et que les projections sont pessimistes ? Le cabinet Euler Hermes prévoit une hausse de 32 % des défaillances d’entreprise en 2021, tandis que Coface estime que 22 000 entreprises ont survécu uniquement grâce aux aides et devraient mettre la clé sous la porte d’ici à 2022.
Dès lors, pourquoi cette réforme du droit des sûretés ? Le Parlement avait effectivement autorisé le Gouvernement à y recourir dans la loi Pacte, relative à la croissance et la transformation des entreprises, du 29 mai 2019, à la faveur d’une transposition simultanée de la directive Restructuration et insolvabilité.
Ne se contentant pas de limiter le texte aux ajustements nécessaires pour clarifier le droit et le coordonner aux évolutions européennes, le Gouvernement a ainsi voulu proposer un nouvel agencement de l’article L. 643-8 du code de commerce, débouchant sur ce que de nombreux commentateurs ont qualifié de « rétrogradation » de la créance superprivilégiée de l’AGS.
Je rappelle que les procédures collectives font en effet intervenir plusieurs acteurs, sous l’autorité du tribunal de commerce. Outre l’entreprise, il s’agit des administrateurs et mandataires judiciaires, des autres praticiens de la procédure et des créanciers de l’entreprise, qu’ils soient publics ou privés. L’actuel régime de garantie des salaires, créé en 1973 à l’initiative des employeurs qui le financent, est le principal créancier institutionnel privé.
L’AGS assure, en vertu de la loi, l’avance des créances salariales, à savoir les salaires antérieurs à l’ouverture de la procédure, mais aussi les indemnités de licenciement, de préavis ou de congés payés.
L’AGS engage ensuite, dans le cadre de la procédure collective, un processus de récupération des sommes avancées, avec un superprivilège prévu par la loi.
Le régime de garantie des salaires en France est un élément essentiel de notre droit des entreprises en difficulté, avec un objectif en termes d’emplois. C’est une spécificité française dont nous devons nous féliciter et qu’il nous faut impérativement sauvegarder.
L’AGS est un véritable « amortisseur social », qui permet de préserver l’emploi et de maintenir la viabilité économique des entreprises en difficulté, mais aussi, plus largement, de soutenir le rebond de l’activité économique française.
Pour résumer le nouvel ordre proposé par le projet d’ordonnance pour les créances, la récupération des salaires et indemnités passerait notamment après les « frais de bon déroulement de la procédure », dont les rémunérations des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires (AJMJ), et les frais d’experts, par exemple les cabinets d’avocat.
Pourtant, depuis plus de vingt ans, ces frais sont critiqués pour leur niveau parfois excessif, leur manque de transparence et de contrôle. En effet, les abus de certains, dans quelques procédures, ne cessent de jeter l’opprobre sur l’ensemble de ces professionnels. L’absence de contrôle laisse régulièrement la place libre à des situations maintes fois dénoncées, depuis Arnaud Montebourg en 2001 jusqu’à Richard Ferrand plus récemment, ou encore l’Autorité de la concurrence.
Dans un contexte de crise économique sans précédent, comment pourrions-nous ne pas être choqués par un tel projet d’ordonnance, d’autant que la réforme proposée par la Chancellerie, en rétrogradant la place des créances de l’AGS, remettrait en cause sa pérennité économique ? Les projections de récupération des créances ainsi déclassées situent la perte à 300 millions ou 400 millions d’euros par an.
Par conséquent, seules deux options seraient alors possibles. La première serait de réduire le périmètre de prise en charge par l’AGS, en amputant les sommes perçues ou en excluant certaines dépenses. La seconde serait de relever substantiellement le taux de cotisation des entreprises en le triplant. Aucune de ces hypothèses ne nous paraît acceptable dans cette période de crise, où de très nombreuses entreprises, notamment les TPE et PME, luttent pour survivre.
Tous les sénateurs qui se sont exprimés sur ce projet de réforme au sein de la délégation sénatoriale aux entreprises, que je préside, se sont dits choqués, quel que soit leur groupe politique. La consternation était donc politiquement unanime.
Je me tourne donc vers vous, madame la ministre, et reviens à mes questions introductives. Pourquoi vouloir prendre le risque d’un tel bouleversement en pleine crise économique ? Où est l’intérêt général dans cette démarche ?
Vous avez fort heureusement confié une mission à René Ricol, qui a su réintroduire du bon sens et évoquer des chantiers pour l’avenir. La « sagesse » sénatoriale salue celle de M. Ricol, qui demande le maintien à droit constant du privilège dont bénéficie aujourd’hui l’AGS. Il est urgent de ne rien changer pour garantir la pérennité de notre système, l’un des plus protecteurs de l’emploi en Europe. Les réformes non imposées par la transposition de la directive doivent être appréhendées dans le cadre d’un projet de loi, et non subrepticement par le biais d’une ordonnance. Le Sénat sera heureux de s’y associer, en prenant notamment en compte les travaux de nos collègues de la commission des lois sur les outils juridiques de prévention et de traitement des difficultés des entreprises, qui seront présentés le 19 mai prochain.
Comme le souligne M. Ricol, et ainsi que nous l’avions fait dans notre proposition de résolution, il est essentiel aujourd’hui d’élargir le débat à d’autres sujets, alors que tout le monde s’attend à des défaillances d’entreprise en cascade.
Ainsi, pourquoi ne pas envisager un rôle élargi de l’AGS dans les mesures de reclassement des salariés ou dans les procédures de prévention ? Pourquoi ne pas prévoir son intervention auprès des groupements d’employeurs – ces derniers servent aujourd’hui d’amortisseur social pour leurs membres en difficulté, mais ils ont rarement la solidité financière pour assumer ce rôle en cas de difficultés à la chaîne ? Et pourquoi ne pas faire intervenir l’AGS pour garantir les sommes dues aux travailleurs indépendants, trop souvent exclus des mesures visant à soutenir l’emploi ?
D’autres sujets nous semblent également prioritaires compte tenu de la situation de crise que traversent nos entreprises, notamment les TPE et PME. Pourquoi ne pas créer une fois pour toutes les conditions de la transparence et d’un contrôle raisonnable des frais de l’ensemble des professionnels intervenant dans les procédures collectives ? N’est-il pas urgent de définir un cadre permettant de faire évoluer les pratiques ?
Enfin, compte tenu des délais observés pour mener à bien certaines procédures collectives, pourquoi ne pas prévoir des formules simplifiées et accélérées, comme notre délégation aux entreprises le préconisait déjà, il y a trois ans, dans un rapport de notre collègue Olivier Cadic sur la liberté d’entreprendre ?
Madame la ministre, le groupe Les Républicains espère que vous pourrez, bien en amont de la ratification de ladite ordonnance, nous rassurer sur les suites qui seront données au rapport de René Ricol. Le Parlement ne veut plus découvrir à la dernière minute des textes dont la technicité et la complexité des situations le privent d’un vote éclairé. Les enjeux sont trop importants pour que nous puissions nous en accommoder.
Mes chers collègues, compte tenu de la gravité de la situation économique et sociale, je vous demande de voter en faveur de la proposition de résolution n° 463 relative à l’avenir du régime de garantie des salaires. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Michel Canevet applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le texte dont nous débattons à présent concerne l’avenir d’un mécanisme éprouvé et essentiel pour le monde économique : le régime de garantie des salaires. Nous avons la chance de disposer en France d’un système parmi les plus protecteurs en Europe, permettant de garantir le versement des salaires lorsqu’une entreprise placée en procédure collective n’est plus en mesure de le faire.
L’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés est approvisionnée par un double financement : les cotisations patronales, d’une part ; les créances prises sur les entreprises, d’autre part. Ce dernier financement, représentant 36 % de ses ressources en 2019, est possible grâce au superprivilège dont bénéficie l’AGS, qui lui permet de figurer au troisième rang dans l’ordre des créanciers.
Cette pratique est actuellement remise en question du fait d’un conflit ouvert entre le régime de garantie des salaires et les administrateurs et mandataires judiciaires. Jusqu’à présent, l’AGS s’engageait à restituer sur demande les fonds nécessaires à la couverture des frais de justice et de procédure. À la suite d’abus constatés, l’AGS refuse désormais de payer ces avances.
Le projet de réforme préparé par le ministère de la justice prévoit de transposer la directive européenne Restructuration et insolvabilité, adoptée le 20 juin 2019.
Elle introduirait des classes de créanciers et conduirait à rétrograder le rang de l’AGS dans l’ordre des créanciers à la sixième position, au profit des administrateurs et mandataires judiciaires qui en ont fait la demande. Cette réforme, si elle était adoptée en l’état, fragiliserait le financement de la garantie des salaires et conduirait à une hausse du taux des cotisations patronales ou à une réduction de la prise en charge des salaires.
Ce déséquilibre financier à venir est d’autant plus dommageable qu’il intervient en pleine crise sanitaire, laquelle entraîne non seulement une diminution de 9 % des comptes de l’AGS, du fait des mesures de chômage partiel, mais fragilise aussi l’ensemble du monde économique.
Le mois de mars dernier a été marqué par une explosion du nombre de liquidations directes d’entreprises en cessation de paiements, avec une hausse de 155 % des défaillances. Les mesures de soutien du Gouvernement ont permis de retarder les défaillances en 2020, des milliers d’entreprises étant placées sous perfusion.
L’allongement des délais de déclaration des cessations de paiement a également contribué à décaler dans le temps les procédures judiciaires. Les effets de la pandémie sur les économies vont se répercuter à long terme. La BCE anticipe une vague d’insolvabilités et préconise de cibler les aides publiques sur les entreprises viables, susceptibles de survivre sans le soutien des États. Avec la fin des aides et le retour à la normale de l’activité économique, la France pourrait comptabiliser 22 000 entreprises non viables.
Aussi est-il plus que jamais indispensable de conserver le système de garantie AGS, institué par la loi du 27 décembre 1973. Cette procédure joue depuis des années un rôle d’amortisseur social et contribue au financement des entreprises en faillite.
Le récent rapport sur le sujet remis par René Ricol au Gouvernement va dans le sens d’une préservation de la priorité du paiement des salaires sur le financement des honoraires des administrateurs et mandataires judiciaires. L’AGS garantit chaque année le versement de leur salaire à plus de 150 000 salariés. L’avant-projet de réforme dégraderait directement la situation financière des salariés concernés par des faillites. C’est la raison pour laquelle nous considérons qu’il doit évoluer afin de préserver le superprivilège des salariés en cas de liquidation judiciaire.
Le groupe Les Indépendants votera donc la présente proposition de résolution.
M. le président. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge.
Mme Raymonde Poncet Monge. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de résolution de notre collègue prolonge le rapport de René Ricol remis au Premier ministre à la suite des premières réactions sur le projet d’ordonnance du ministère de la justice visant à transposer la directive européenne Restructuration et insolvabilité, sur fond de dégradation des relations entre les administrateurs et mandataires judiciaires et l’AGS.
Le rapport Ricol confirme qu’une mesure de ce projet, largement contestée par les organisations syndicales des salariés et du patronat, rétrograderait l’AGS derrière les frais de justice en cas de liquidation judiciaire. Le projet d’ordonnance ne se ferait dès lors plus à droit constant, avec des créances salariales superprivilégiées, puis le paiement des frais de justice postérieurs au jugement d’ouverture.
Rien n’oblige pourtant le projet de transposition à modifier l’ordre des créanciers privilégiés, la directive européenne ne comprenant pas d’objectif d’harmonisation en la matière.
La présente proposition de résolution vise, au contraire, à maintenir l’état actuel du droit. Le groupe écologiste soutient cette position, soucieux de défendre un outil efficace de protection de salariés déjà éprouvés lors des procédures collectives.
Toute rétrogradation du rang de la créance de superprivilège des salariés, comme dans une moindre mesure de celle de privilège, entraînera une plus faible récupération des avances consenties par l’AGS.
Logiquement, plus des trois quarts des récupérations au profit de l’AGS ont aujourd’hui pour origine des avances faites au titre d’une créance superprivilégiée. Les autres avances qu’elle consent sont bien plus faiblement récupérées, ce qui explique un taux de couverture final de 37 % seulement en moyenne.
Or, à cotisation patronale inchangée, nul ne peut ignorer que la baisse prévisible du taux de couverture des avances par les récupérations déséquilibrera le régime.
Dès lors, les deux autres paramètres de l’équation financière risquent à terme d’être revus, notamment le niveau et la nature des créances garanties aux salariés, pour les aligner sur des standards européens moins protecteurs. Les plafonds de garantie de toutes les catégories salariales, y compris les techniciens, ingénieurs et cadres, pourraient ainsi être abaissés, et certaines créances salariales autres que les salaires, comme les congés payés ou les dommages et intérêts, pourraient être exclues, comme en Allemagne.
Le taux de cotisation patronale des entreprises, qui avait augmenté en 2009, par deux fois, jusqu’à 0,40 % de la masse salariale, et qui s’établit depuis 2017 à 0,15 % de celle-ci, pourrait aussi être requis pour rétablir l’équilibre, ce qui inquiète l’organisation patronale.
Le taux de couverture des avances de créances salariales par les recettes de cotisations patronales a en effet nettement baissé depuis 2017. Ajouté aux récupérations, il assure à peine l’équilibre du régime. La modification de l’ordre des créances ferait ainsi définitivement basculer le régime dans le déséquilibre financier.
Notons enfin l’effet de ciseaux du contexte économique. Au-delà du taux, les cotisations des entreprises sont procycliques : elles suivent à la baisse le contexte de crise. Dans le même temps, les défaillances d’entreprises – le chiffre prévisionnel de 22 000 a été avancé – entraîneront une dynamique de hausse des avances consenties, dès le retrait des mesures de soutien du Gouvernement. L’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) estime à 180 000 les emplois qui devraient disparaître en 2021 ; il s’agit d’une prévision basse, certains évoquant un véritable tsunami social.
La trésorerie du régime sera touchée, ce qui rendra difficile le maintien de la réactivité de paiement aux mandataires, et donc aux salariés, caractéristique du régime français.
Dans ces conditions, la crise sociale actuelle et à venir ne saurait être aggravée par l’affaiblissement du rôle d’amortisseur social de l’AGS au sein de notre protection sociale.
Le maintien des créances salariales au troisième rang du superprivilège dans l’ordre des créanciers ne nous apparaît donc pas négociable.
Au-delà, il conviendra, compte tenu de l’existence de contentieux persistants entre l’AGS, d’un côté, les administrateurs et mandataires judiciaires, de l’autre, de poursuivre le travail de clarification et d’œuvrer à plus de transparence, de maîtrise et de contrôle des frais de justice.
Tous les acteurs des procédures collectives se disent néanmoins attachés à la pérennité de notre système de garantie. Nous devons donc parvenir à transposer la directive à droit constant pour les salariés.
C’est pourquoi, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe écologiste votera la proposition de résolution.
M. le président. La parole est à M. Martin Lévrier.
M. Martin Lévrier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le texte déposé par M. le président Bruno Retailleau et plusieurs membres du groupe Les Républicains témoigne de la préoccupation que les parlementaires peuvent avoir pour les entreprises et salariés de notre pays.
En effet, ce projet d’ordonnance pourrait mettre en péril le paiement des salariés dont les entreprises seraient en situation de faillite. Vous n’êtes pas les seuls à avoir pointé cette limite, mes chers collègues. Dans un climat à haut risque de faillite, votre préoccupation est parfaitement justifiée.
Il est d’abord important de souligner que la transposition de la directive européenne est permise par la loi Pacte, qui a été approuvée dans cet hémicycle, plus précisément par ses articles 60 et 196.
Il me semble ensuite essentiel de mettre en lumière le travail de concertation, pour s’assurer que toutes les parties prenantes participent à la rédaction des ordonnances, notamment au vu des répercussions que celles-ci pourront avoir.
L’AGS, en 2019, c’est 1,5 milliard d’euros avancés, 182 000 salariés bénéficiaires, la quasi-totalité des avances versées dans un délai de cinq jours et un régime de protection des créances des salariés qui ne coûte pas un centime au contribuable.
Cela a été rappelé, l’efficacité de ce système de garantie des salaires tient pour partie au superprivilège dont jouit l’AGS. Celle-ci apparaît comme prioritaire dans l’ordre des créanciers d’une entreprise en procédure collective, bien que cet ordre ne soit pas explicitement établi. C’est d’ailleurs l’intégration d’un ordre explicite qui est à la source de la difficulté, car les pratiques existantes ne sont pas clairement définies par un cadre réglementé.
Une telle déstabilisation du régime de garantie des salaires pourrait conduire à l’ébranlement de l’équilibre financier de l’AGS, et donc avoir des répercussions sur son rôle envers les salariés d’entreprises en faillite.
Pour autant, notons que les paiements à l’échéance des frais judiciaires précèdent déjà les récupérations au profit de l’AGS. Rappelons également que notre système repose sur un équilibre entre l’amortisseur social que représente la garantie des salaires, d’une part, et le rôle crucial des administrateurs et mandataires judiciaires, d’autre part. M. Ricol l’exprime clairement dans son rapport : « [Si] la protection des créances salariales constitue un enjeu majeur dans le dispositif français, l’efficacité des procédures collectives doit aussi être un objectif essentiel. » Cet équilibre, nécessaire, doit être protégé.
Oui, la rétrogradation à un rang inférieur dans l’ordre des créanciers pourrait avoir comme effet de réduire mécaniquement les remboursements de créances que l’AGS parvient à récupérer.
Aussi, le Premier ministre a confié à René Ricol une mission sur l’articulation entre le régime de garantie des salaires et le rôle des administrateurs et mandataires judiciaires dans le cadre des procédures collectives. Le rapport, rendu le 15 avril dernier, traite tout particulièrement de l’implication pour l’AGS de la transposition de la directive européenne et présente des recommandations pour améliorer l’avant-projet d’ordonnance.
Il souligne la réalité de ce déclassement, mais aussi la nécessité de le relativiser. La réalité est plus complexe, et les modalités actuelles de fixation de l’ordre des créanciers le sont tout autant.
Il est donc nécessaire de s’appuyer sur les conclusions du rapport Ricol, qui suggère un compromis consistant à écouter les craintes des partenaires sociaux tout en permettant une transposition adéquate de la directive. Ce projet d’ordonnance permettra de clarifier les interprétations aujourd’hui divergentes du droit sur l’articulation entre les frais de justice et les remboursements de l’AGS, au bénéfice d’une meilleure lisibilité pour toutes les parties prenantes.
L’essence même d’un avant-projet est de consulter toutes les parties prenantes et de prendre en considération leurs avis, si divergents soient-ils. Ces éléments d’appréciation sont nécessaires.
Pour autant, je comprends votre souhait de soumettre aujourd’hui ce texte à notre vote, mes chers collègues. Les résolutions constituent sans nul doute l’une des voies d’affirmation du Parlement, en permettant une expression distincte de la réponse législative. Votre initiative parlementaire et le débat que nous avons aujourd’hui concourront sans nul doute à l’amélioration de l’avant-projet : soyez-en sincèrement remerciés.
Mes chers collègues, le communiqué de presse du Gouvernement démontre la volonté de retravailler cet avant-projet en tenant compte du rapport Ricol, qu’il s’agisse de réécrire les ordonnances ou d’engager des travaux sur des pistes de réforme à plus ou moins long terme. Selon le Premier ministre, « l’AGS est un élément essentiel de l’organisation des procédures françaises, auquel le Gouvernement est très attaché ».
Le rôle essentiel de notre système de garantie des salaires étant ainsi réaffirmé, les deux éléments centraux de la présente proposition de résolution nous apparaissent donc satisfaits.
Notons enfin que les multiples politiques publiques mises en œuvre par le Gouvernement visent à éviter les faillites d’entreprises, en soutenant celles-ci face à la crise sanitaire. La prolongation du fonds de solidarité mis en place pour aider les entreprises particulièrement touchées par les conséquences de l’épidémie de covid-19 et par les mesures de confinement jusqu’au 30 juin 2021 en est un exemple.
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, le groupe RDPI votera contre cette proposition de résolution.
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’AGS, dont nous discutons aujourd’hui, est une structure qui, bien qu’imparfaite dans sa gestion, est fondamentale pour les salariés et les entreprises. Pourtant, elle est aujourd’hui menacée par une réforme à laquelle s’opposent des organisations syndicales et patronales.
Je remercie sincèrement nos collègues Bruno Retailleau et Serge Babary, ainsi que l’ensemble du groupe Les Républicains, de nous donner l’occasion d’affirmer ici la nécessité de préserver cette association essentielle.
Créée en 1973, l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés, dite AGS, garantit le versement de leurs salaires aux employés d’une entreprise en liquidation judiciaire, si celle-ci ne peut les prendre en charge.
Rien qu’en 2019, 1,5 milliard d’euros ont été avancés à 182 000 salariés et la quasi-totalité des avances a été versée dans un délai de cinq jours.
En ces temps de crise sanitaire, sociale et économique, dont les effets se feront sentir de manière durable, l’utilité de ce régime et son caractère fondamental ne peuvent être remis en cause.
L’AGS a été créée pour protéger les salariés, non pour payer les frais de justice : il est donc important de lui conserver son but initial, d’autant que, dans cette crise comme dans toutes les autres, les salariés se trouvent en première ligne. En outre, on ne compte plus les licenciements survenus au cours des derniers mois.
Mais surtout, c’est un second coup dur pour le monde salarial, car à la casse programmée du modèle de l’AGS s’ajoute, madame la ministre, votre réforme inique de l’assurance chômage, qui se concrétise notamment par la baisse des indemnités pour plus d’un million de personnes – l’Unédic l’a encore rappelé hier.
Quel est donc votre but, madame la ministre du travail ? Si vous vouliez souffler sur les braises de la colère sociale, vous ne vous y prendriez pas autrement.
L’AGS est financée par des cotisations patronales et une créance qu’elle prend sur l’entreprise en liquidation ; elle est ensuite remboursée en priorité, ce qui représente environ 25 % de ses ressources. Elle ne coûte donc rien à l’État – il est important de le rappeler.
Il est vrai que l’AGS n’est pas parfaite et que sa gestion mérite d’être discutée et débattue. Ce n’est pas un organisme paritaire, puisqu’elle est entièrement administrée par les organisations patronales. Débattons-en ! L’Unédic elle-même, qui en est responsable financièrement, n’a pas de droit de regard sur elle. Discutons-en ! Il est nécessaire de remédier à ces failles, qui sont certaines.
Mais au lieu d’ouvrir un débat sur sa transparence ou sa gestion, vous voulez en changer le but initial et ce n’est pas tout à fait la même chose !
Ce projet de réforme est issu de l’habilitation à légiférer par ordonnance contenue dans la loi Pacte, discutée au Parlement en 2019. Les organisations patronales et de salariés y sont unanimement et fermement opposées, ce qui vaut, en soi, qu’on s’y arrête.
Ce projet, nous dit-on, ne serait que la transposition de la directive européenne sur la restructuration et l’insolvabilité du 20 juin 2019. C’est là confondre, selon nous, transposition et surenchère, car rien dans cette directive ne concerne l’ordre de priorité des créanciers. Or c’est précisément cet ordre que votre gouvernement se propose de modifier.
L’AGS est aujourd’hui prioritaire, et c’est ce qui lui permet de reconstituer sa trésorerie. Cette réforme la verrait passer du troisième au sixième rang des créanciers. Le privilège actuel des salariés se verrait ainsi rétrogradé au profit des frais de justice, donc des administrateurs judiciaires et des banques.
Même si, dans une deuxième mouture, vous proposez de ne pas toucher au rang de l’AGS, vous remontez quand même les frais de justice au deuxième rang, donc avant celui de l’AGS, ce qui revient exactement au même !
S’il existe une difficulté pour payer les frais de justice des administrateurs et des mandataires – là aussi, vous en conviendrez, il faudrait davantage de transparence –, créons un fonds de garantie pour les payer, plutôt que de déstabiliser tout le système.
Les salariés se trouvent une nouvelle fois précarisés et encore davantage soumis aux aléas du marché et à la gestion de leur entreprise, dont ils ne sont aucunement responsables. Ils doivent en être préservés.
Avec cette réforme, le Gouvernement opérerait une transformation sérieuse, aux conséquences potentiellement majeures, puisqu’elle porterait atteinte aux fonds propres de l’association, alors que la hausse des dépôts de bilan attendue pour l’automne, avec la fin annoncée des aides publiques, nous enjoint de défendre clairement le superprivilège de l’AGS. Cela pourrait également conduire à une augmentation des cotisations pour les entreprises dans un contexte déjà difficile – elles pourraient être multipliées par trois.
Pour conclure, je veux rappeler que l’AGS est déjà affaiblie par l’ordonnance du 20 mai 2020, qui permet de racheter sa propre entreprise en liquidation, l’AGS et Pôle emploi se voyant ainsi contraints de liquider le passif de l’entreprise, y compris pour des groupes comme Mulliez.
Cette proposition de résolution s’inscrit dans la continuité de l’opposition des organisations syndicales et patronales. Le groupe CRCE la votera donc avec grand plaisir.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Moga. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – Mme Sylvie Goy-Chavent applaudit également.)
M. Jean-Pierre Moga. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le sujet qui nous occupe est particulièrement primordial dans le contexte anxiogène que nous connaissons et je tiens tout d’abord à remercier les auteurs de la présente proposition de résolution pour leur vigilance.
En effet, les salaires des entreprises au bord de la faillite doivent continuer à être versés. Or, nous le savons, avec le déphasage des mesures de soutien à l’économie, tandis que s’esquissera la fin de la crise sanitaire, cette question se posera malheureusement avec davantage d’acuité dans les prochains mois.
À ce titre, le Parlement ne peut s’en désintéresser.
Dans un rare élan d’unanimité, syndicats comme représentants du patronat ont dénoncé l’avant-projet d’ordonnance destiné à transposer la directive européenne sur la restructuration et l’insolvabilité et à adapter en conséquence le droit des sûretés. Selon eux, ce projet viendrait déstabiliser notre régime de garantie des salaires, lequel permet d’allouer des avances à plus de 100 000 personnes qui travaillent dans des entreprises en difficulté faisant l’objet d’une procédure collective.
Aussi, cette proposition de résolution traduit une réelle inquiétude, réaffirme un véritable attachement à un pilier de notre tradition sociale et renouvelle un objectif commun : maintenir cet amortisseur social.
À cet égard, le rapport issu de la mission de médiation confiée à René Ricol met en évidence que, avec l’avant-projet d’ordonnance, l’AGS peut estimer que sa place dans la récupération est rétrogradée du troisième au sixième rang au profit des frais de justice. Cette rétrogradation pourrait se faire au détriment des salariés et au bénéfice des administrateurs et mandataires judiciaires. Une telle mesure est difficilement acceptable du fait de ses conséquences prévisibles.
Avec cette réforme, une perte de 320 millions d’euros est attendue pour cette année, tandis que la hausse des faillites d’entreprises sollicitera fortement la trésorerie de l’AGS. Les solutions sont simples, connues, mais redoutées : il faudrait soit accroître le taux de cotisation patronale, soit baisser le taux de prise en charge des salaires.
Si le statu quo n’est plus possible et si la garantie des salaires doit être repensée à l’aune de faillites accrues, il convient de renforcer et non pas d’affaiblir l’AGS.
Enfin, je souhaite apporter mon soutien à une orientation de cette proposition de résolution consistant à envisager l’ouverture de la protection aux indépendants, ces derniers manquant cruellement d’un filet de sécurité.
Dès lors, le groupe Union Centriste soutiendra cette proposition de résolution.
Il souhaite aussi avoir des précisions de votre part, madame la ministre, sur plusieurs questions. Comment comprendre cette réforme de la garantie des salaires et le message qu’elle envoie dans le contexte actuel ? L’habilitation à légiférer par ordonnance prévue dans la loi Pacte permet-elle véritablement d’inclure une telle réforme ? Dans quelle mesure comptez-vous prendre en compte les recommandations du rapport de René Ricol ?
Cette proposition de résolution a le mérite de mettre en avant un mécanisme de démocratie sociale, dont notre pays peut être fier. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, INDEP et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Serge Mérillou. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Serge Mérillou. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, notre pays est frappé depuis maintenant plus d’un an par une crise sanitaire, sociale et économique sans précédent. Les mesures de restriction visant à réfréner l’épidémie ont pesé et pèsent encore sur la santé économique de nos entreprises.
À l’heure actuelle, notre économie est sous cloche. Malgré des trous dans la raquette, les mesures d’aide remplissent leur mission. Le nombre de liquidations judiciaires a même reculé de 37 % en 2020.
Cependant, ne nous méprenons pas, les effets de ces mesures ne sont que temporaires et artificiels. Nous repoussons l’inévitable. Une fois la perfusion arrachée, il est vraisemblable que de nombreuses entreprises fermeront ou licencieront des salariés.
L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) explique ainsi que 175 000 emplois pourraient disparaître à cause des faillites à venir. Pire, selon une étude conduite avec des économistes du cabinet Asterès, le nombre de faillites pourrait augmenter en 2021 dans une fourchette comprise entre 2,3 % et 12,1 %. On parlerait ainsi de 250 000 emplois menacés.
Voilà le drame humain que nous devons anticiper, si nous voulons mieux accompagner et protéger ces Français qui perdront leur travail. Au lieu de cela, le ministère de la justice a d’autres projets en tête. Sûrement l’art du timing…
Dans ce contexte si singulier, le Gouvernement a trouvé judicieux de mettre sur la table un projet d’ordonnance, qui prévoit de modifier l’ordre des créanciers privilégiés en cas de liquidation judiciaire d’une entreprise, faisant passer les salariés après les administrateurs et les mandataires judiciaires.
Quel sens des priorités ! Aberrant, mais cohérent pour un exécutif qui compte faire appliquer son inacceptable réforme de l’assurance chômage en pleine crise économique.
Avec ce projet d’ordonnance, le Gouvernement réussit l’exploit de réunir l’ensemble des syndicats contre lui : salariés et patronat sont résolument contre. Pour reprendre leurs mots, l’AGS « remplit un rôle d’amortisseur social » ; ils estiment qu’une rétrogradation de rang mettrait le régime en difficulté, alors qu’il est aujourd’hui équilibré, et conduirait des milliers de salariés dans des situations de détresse financière.
C’est d’une seule voix qu’ils demandent le retrait de ce projet d’ordonnance, inopportun et inapproprié dans cette période.
Notre régime de garantie des salaires est parmi les plus protecteurs en Europe. Depuis 2010, plus de 2,4 millions de salariés en ont bénéficié, selon le dernier rapport annuel d’activité de l’AGS. Nous avons le devoir de conserver ce régime, et même de l’améliorer.
Le superprivilège dont bénéficie le paiement des salaires est plus que jamais nécessaire. Le supprimer reviendrait à amputer les ressources de l’AGS d’environ 35 %, chiffre de l’année 2019. Or le régime est financé par les cotisations patronales et par la réalisation des actifs des sociétés en liquidation.
Sa rétrogradation entraînera donc nécessairement un déséquilibre qui ne pourra être résolu que par deux moyens : la dégradation de la prise en charge des salaires par l’AGS et/ou l’augmentation des cotisations versées par les entreprises. En temps de covid, ces deux options ne sont pas envisageables !
D’un côté, nos entreprises sont aujourd’hui fragiles et il ne semble pas raisonnable de leur demander un effort supplémentaire. Pour compenser, les cotisations patronales devraient augmenter d’environ 300 % !
De l’autre, il serait inadmissible de toucher à la prise en charge des rémunérations des salariés licenciés en ces temps de crise qui rendent la recherche d’emploi particulièrement difficile.
Enfin, selon les syndicats, rien dans la directive européenne sur la restructuration et l’insolvabilité ne fonde cette modification de la hiérarchie des créanciers.
Le rapport commandé par Matignon le 8 mars dernier et remis le 21 avril confirme nos craintes. René Ricol y conclut que le projet d’ordonnance rétrograderait l’AGS derrière les frais de justice en cas de liquidation judiciaire. Il appelle d’ailleurs à clarifier les règles existantes concernant l’ordre de priorité des créanciers. Il appelle aussi à conserver l’état actuel du droit en cas de liquidation judiciaire, à savoir des créances salariales superprivilégiées, puis le paiement des frais de justice postérieurs au jugement d’ouverture.
C’est tout l’objet de la proposition de résolution que nous examinons aujourd’hui.
Parce qu’il partage les craintes des salariés et des chefs d’entreprise et qu’il est conscient des réalités de terrain et des difficultés que subissent salariés et entrepreneurs, le groupe socialiste est en accord avec cette proposition de résolution et il la votera.
Ce texte va plus loin, en envisageant l’ouverture d’une protection spécifique de garantie des rémunérations pour les indépendants, durement éprouvés par la crise.
Nous espérons que l’ordonnance qui sera promulguée cet été s’appuiera, comme promis dans le communiqué de Matignon, sur les recommandations du rapport et qu’elle permettra d’engager des travaux sur les pistes de réforme proposées à plus ou moins long terme.
Pour conclure, nous souhaitons attirer l’attention du Gouvernement sur la gestion de l’AGS. Cette dernière est qualifiée par les syndicats de salariés de « boîte noire » dont le patronat fait ce qu’il veut. L’opacité qui l’entoure pose question. Les administrateurs de l’AGS doivent mieux rendre compte de son activité devant le conseil d’administration de l’Unédic. En d’autres termes, il faut plus de transparence et une meilleure prise en considération des syndicats de salariés.
Madame la ministre, mes chers collègues, à l’heure où la colère sociale se lève contre la calamiteuse réforme de l’assurance chômage, envoyer le signal d’une telle rétrogradation serait une faute politique. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Pascale Gruny. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Pierre Moga applaudit également.)
Mme Pascale Gruny. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous examinons cet après-midi la proposition de résolution portée par notre collègue Bruno Retailleau et le groupe Les Républicains relative à l’avenir du régime de garantie des salaires, dit AGS (Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés).
Créée en 1973 sur l’initiative du Président Georges Pompidou, l’AGS est un dispositif unique en Europe : elle intervient lorsqu’une entreprise, placée en procédure collective, n’a plus les ressources suffisantes pour verser aux employés leurs salaires ; l’AGS se substitue alors à l’entreprise pour avancer et verser les rémunérations des salariés.
L’AGS bénéficie aujourd’hui d’un superprivilège, lui permettant de figurer en haut de la liste des créanciers de l’entreprise et d’obtenir ainsi une garantie sur le remboursement de ses créances, ensuite reversées aux salariés.
Or ce système vertueux est aujourd’hui menacé par un projet d’ordonnance, en cours d’élaboration au ministère de la justice, visant à transposer la directive européenne Restructuration et insolvabilité de 2019. Ce projet prévoit de rétrograder le superprivilège du troisième au sixième rang dans l’ordre des créanciers, en faisant passer l’AGS après les banques et les mandataires de justice.
C’est inacceptable ! Quand on est élu de la République, on ne s’en prend pas aux plus fragiles ; au contraire, on les protège ! Or, avec cette réforme, le Gouvernement fait exactement l’inverse, en plaçant les banquiers et les mandataires avant les salariés.
Le risque à moyen terme est que l’AGS ne soit plus en mesure de récupérer l’intégralité de ses créances et ne soit donc plus en capacité de verser aux salariés l’intégralité des salaires. Pour remédier à cela, elle serait contrainte de réduire le taux de couverture des salariés ou d’augmenter le taux de cotisation.
Rappelons que l’AGS est financée, d’une part, par une cotisation patronale, d’autre part, par la créance que l’AGS prend sur l’entreprise à la place des salariés, provenant notamment de la trésorerie ou de la vente des actifs.
Finalement, le Gouvernement prétend qu’il diminue les impôts et les taxes des entreprises, mais, au détour d’une réforme, il augmente leurs charges sans être directement concerné, puisqu’il s’agit de cotisations qui n’entrent pas dans les caisses de l’État…
C’est la raison pour laquelle la proposition de résolution que nous défendons aujourd’hui s’oppose vigoureusement à l’évolution envisagée par le Gouvernement et propose de préserver le régime actuel de l’AGS.
Tout d’abord, la période critique que nous traversons, liée à la pandémie de covid-19, va inévitablement conduire à des faillites d’entreprises, d’autant que le Gouvernement a annoncé, ce qui est logique, la fin progressive des aides pour soutenir l’économie et la fin du fameux « quoi qu’il en coûte ».
L’ampleur du « mur des faillites » reste encore incertaine, mais elle pourrait être d’autant plus importante que les aides publiques ont aussi favorisé la survie artificielle de certaines structures qui étaient déjà en mauvaise posture avant la pandémie.
À Saint-Quentin, dans l’Aisne, le tribunal de commerce connaît une forte baisse d’activité depuis un an, mais, lorsque l’on interroge les agents et les juges, on ressent leur inquiétude : tous redoutent le moment où les entreprises cesseront d’être sous perfusion.
En 2008, avec la crise des subprimes, l’avalanche de défaillances avait mis à mal le régime de l’AGS, qui avait dû doubler le taux de cotisation des entreprises pour le porter à 0,4 %. La situation pourrait être bien pire avec la pandémie de covid-19, car, malgré une baisse de 33 % du nombre d’affaires ouvertes en 2020, les comptes se sont dégradés du fait d’une baisse des cotisations de 9 %, liée principalement au chômage partiel.
Pour faire face au pic de faillites, que tout le monde anticipe, sans avoir à augmenter le taux de cotisation, l’AGS a d’ailleurs déjà contracté trois emprunts représentant un droit de tirage total de 1,5 milliard d’euros à rembourser en 2023.
C’est pour cela qu’il est nécessaire de ne pas fragiliser davantage un système qui joue pleinement son rôle d’amortisseur social et de soutien aux salariés en difficulté.
Le calendrier choisi par le Gouvernement est incompréhensible : il était peu opportun de s’atteler à ce dossier en pleine crise sanitaire et économique. Vous nous dites que la loi Pacte impose un délai pour l’ordonnance, mais, une fois de plus, vous auriez dû laisser la main au débat parlementaire !
Les différents interlocuteurs semblent avoir été peu écoutés et tout le monde s’accorde à dire que rétrograder le privilège de l’AGS est un mauvais coup porté aux salariés et à la garantie de leurs droits.
La situation d’un salarié qui gagne le SMIC n’est pas du tout comparable à celle d’une banque. Ce salarié a fourni un travail, pour lequel il doit être rémunéré à tout prix. C’est pourquoi l’AGS doit rester superprivilégiée.
La proposition de résolution réaffirme justement le caractère fondamental et inamovible du superprivilège de l’AGS. Elle prévoit un élargissement de son champ d’intervention à des mesures de reclassement des salariés et invite le Gouvernement à envisager l’ouverture d’une protection spécifique pour les indépendants.
Notre proposition de résolution veut aussi en appeler au bon sens. Pourquoi, alors que le système est ingénieux, protecteur et utile, a-t-on besoin de le changer ? On n’entend jamais parler de l’AGS ; c’est donc qu’il fonctionne bien ! En outre, c’est un dispositif privé qui n’impacte pas les finances publiques. Le président de l’AGS a bien résumé la situation, en regrettant que « l’on déstabilise un régime socialement généreux et financièrement vertueux ».
Pour tenter d’apaiser la situation, le Premier ministre a commandé un rapport à René Ricol. Il vient d’être rendu public : il confirme que la réforme envisagée rétrograde l’AGS derrière les frais de justice et les banques, et il recommande de maintenir le superprivilège des salariés et de maintenir leur protection en cas de faillite.
Vous avez indiqué, madame la ministre, que le projet d’ordonnance serait promulgué d’ici à l’été, sur la base des recommandations du rapport. Je veux croire que vous suivrez sa proposition concernant le maintien du superprivilège des salariés.
En conclusion mes chers collègues, avec cette proposition de résolution, nous souhaitons envoyer un signal fort de soutien aux salariés de notre pays, touchés durement par la crise sanitaire et ses conséquences économiques, dont nous ne connaissons pas encore toute l’ampleur.
Nous souhaitons également adresser un signal d’alerte au Gouvernement, pour qu’il ne dénature pas le régime actuel et garantisse le droit des salariés à bénéficier du paiement de leurs salaires jusqu’à la fin des procédures collectives.
C’est pourquoi, avec la quasi-totalité de nos collègues, nous voterons cette proposition de résolution et nous invitons le Gouvernement à nous entendre ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. Michel Canevet. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – M. Pierre Médevielle applaudit également.)
M. Michel Canevet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Union Centriste tient à remercier le groupe Les Républicains d’avoir organisé ce débat autour de la proposition de résolution relative au régime de garantie des salariés, notamment Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises – nous connaissons tous son attachement pour ce qui concerne la vie des entreprises.
Comme le disait Jean-Pierre Moga, nous souhaitons, grâce à cette proposition de résolution, interpeller le Gouvernement sur l’avenir de l’AGS et sur les conséquences de l’ordonnance, prévue dans le cadre de la loi Pacte, qu’il prépare à son sujet.
Nous estimons que l’AGS est un régime vertueux. Instauré il y a près de cinquante ans, il ne fait pas appel aux finances publiques, puisqu’il est abondé par les cotisations des entreprises – et nous souhaitons que celles-ci soient le plus modique possible – et, pour pratiquement la moitié de ses besoins, par les récupérations opérées sur les entreprises au moment où elles déposent le bilan. Nous souhaitons que cet aspect vertueux du régime soit préservé le plus longtemps possible.
J’ajoute qu’un tel régime est particulièrement important pour les salariés des petites entreprises : si ma mémoire est bonne, environ 86 % des 140 000 salariés pris en charge par le régime appartiennent à des entreprises de moins de dix salariés, la moitié des prises en charge concernant même des entreprises d’un ou deux salariés.
Il nous semble important de concrétiser l’engagement de la loi Pacte en faveur de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Celle-ci doit se traduire par un attachement envers les salariés et par une prise en compte de leur situation. Or il n’existe rien de plus compliqué pour un salarié que de voir son entreprise arrêter son activité, déposer le bilan et ne pas pouvoir lui verser le salaire qui lui est dû.
Le régime mis en place en France est également vertueux, parce qu’il est particulièrement opérationnel : il permet de verser les salaires dans un délai extrêmement court, le plus souvent moins de cinq jours.
En outre, il permet de prendre en charge des niveaux de salaire allant jusqu’à 80 000 euros, contre 30 000 euros au maximum dans les autres pays européens qui ont mis en place un dispositif équivalent.
Le régime français est donc particulièrement solide et nous ne voudrions pas, madame la ministre, qu’il soit remis en cause. Il faut à la fois le maintenir et ne pas alourdir les cotisations sociales dues par les entreprises, mais il faut aussi l’améliorer, notamment par la prise en charge des rémunérations des indépendants – Jean-Pierre Moga l’a évoqué.
J’ajoute qu’il faut aussi améliorer les procédures de liquidation judiciaire. Aujourd’hui, trop d’entreprises sont directement mises en liquidation au moment où leur dossier est examiné par le tribunal de commerce. Nous devons beaucoup progresser dans ce domaine : l’objectif principal doit être de maintenir une entreprise en activité, pas de la liquider. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Médevielle applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Marc Laménie. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Marc Laménie. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je salue à mon tour l’initiative de notre président de groupe, Bruno Retailleau, visant à faire inscrire à l’ordre du jour de notre assemblée cette proposition de résolution, qui a pour objet la préservation du régime actuel de garantie des salaires. Notre collègue Serge Babary, président de la délégation sénatoriale aux entreprises, l’a fort bien expliquée en début de séance.
La situation économique de notre pays est très préoccupante : le déficit public a dépassé les 9 % en 2020 ; la dette devrait atteindre 120 % du PIB ; la « valse des milliards », ainsi que nous l’avons observée à la commission des finances, avoisine les 100 milliards d’euros.
Les conséquences sociales de cette crise sont encore ténues, voire paradoxales. Les dispositifs mis en place par l’État ont été massifs : chômage partiel ; prêts garantis par l’État ; annulation de charges ; fonds de solidarité. Ces aides ont permis à nos entreprises de tenir durant les mois de confinement, qui, pour certains secteurs, malheureusement, dure encore. Vous connaissez tous, mes chers collègues, les difficultés du monde économique.
Certaines analyses ont révélé que les procédures collectives avaient reculé, en 2020, de 32 %. Nous ne devons pas nous arrêter à ces chiffres, car il est certain que, sur le front social, le plus difficile est devant nous. Le ministre délégué chargé des comptes publics, Olivier Dussopt, a annoncé dans la presse, mi-avril, la fin progressive du « quoi qu’il en coûte », avec des conséquences inéluctables sur un certain nombre d’entreprises, et donc de salariés.
Le taux de liquidation directe des entreprises après jugement est passé de 66 % avant crise à près de 80 % aujourd’hui. Parmi les entreprises touchées, on dénombre une majorité de très petites entreprises, souvent avec moins de cinq salariés.
Face à cette situation, qui risque d’empirer dans les prochains mois, il nous faut préserver au maximum le tissu d’emplois. Certaines entreprises ne pourront pas s’en remettre, nous le savons. Malgré les aides de l’État, malgré la mobilisation des chefs d’entreprise, des salariés, il y aura malheureusement de la casse sociale. C’est pourquoi tout doit être fait pour faciliter au maximum la reconversion professionnelle des salariés et leur assurer les meilleures garanties possible.
La France s’est dotée en 1973 d’un système intelligent, unique en Europe, qui permet aux employés victimes d’une procédure collective dans leur entreprise de continuer de bénéficier du versement de leur salaire, malgré les menaces de liquidation judiciaire. Ce régime de garantie est aujourd’hui menacé par la transposition de la directive Restructuration et insolvabilité de 2019, que la loi Pacte prévoit.
Le projet d’ordonnance soumis à consultation par la Chancellerie nous fait craindre le pire, avec le risque de rétrogradation de l’AGS du troisième au sixième rang dans l’ordre des créanciers. La perte du surprivilège aurait des conséquences directes pour les salariés, ceux-ci étant menacés de ne plus bénéficier du versement de leur salaire jusqu’à la fin de la procédure collective.
Le président de l’AGS a fait part de ses doutes quant au bien-fondé de cette réforme, dénonçant notamment un coût pour le régime de près de 300 millions d’euros par an, soit les trois cinquièmes des sommes récupérées en 2020.
Cette réforme intervient, par ailleurs, dans un contexte extrêmement complexe pour l’AGS, qui va devoir affronter un nombre de faillites d’entreprises que tous s’accordent à considérer comme élevé. Le régime évalue ainsi à 2,5 milliards d’euros le montant des aides à débloquer en 2021, soit près du double de l’an passé. Les conséquences pour l’ensemble de nos territoires ne sont pas minces, puisque près de 98 000 salariés pourraient en bénéficier.
Mes chers collègues, certains dispositifs fonctionnent bien dans notre pays. Ne les détruisons pas ! Le régime de garantie des salaires, voulu par le président Pompidou, vient en renfort des aides que la puissance publique peut mettre en place grâce aux cotisations des employeurs et aux créances prises sur la trésorerie ou la vente des actifs de l’entreprise.
Dans ce contexte, la proposition de résolution que porte aujourd’hui le groupe Les Républicains est un appel.
Appel à ce que soit préservé le régime actuel, qui a fait ses preuves et qui ne coûte pas un centime d’argent public.
Appel à ce que soit maintenu le surprivilège dont bénéficie aujourd’hui l’AGS dans l’ordre des créanciers, qui lui permet de remplir à bien ses missions.
Appel à ce qu’il soit mis fin, dans la période de difficultés économiques et sociales actuelles, à des réformes hâtives et aux conséquences mal évaluées.
Je soutiens pleinement cette proposition de résolution, que je voterai en pensant à l’ensemble des salariés, des employés de notre pays qui paient au prix fort cette crise. Aux risques de licenciements et de faillites, ne rajoutons pas l’impossibilité pour les entreprises de verser à leurs salariés méritants la juste rémunération de leurs efforts. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens à ouvrir mon propos avec ce rappel historique : « L’affaire Lip a démontré qu’en cas de faillite, notre législation sacrifiait les travailleurs […]. C’est pourquoi le Gouvernement, avec le concours des partenaires sociaux, a l’intention de […] faire en sorte que les travailleurs soient mieux défendus en pareil cas et qu’ils soient une priorité sur l’actif des sociétés. »
Ces mots, prononcés par le président Georges Pompidou en septembre 1973, annonçaient la création de l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), qui intervient quand une entreprise se trouve en procédure collective et n’a pas les fonds disponibles pour payer les salaires. Elle se substitue alors à l’entreprise défaillante et prend en charge le versement des rémunérations ou des indemnités de licenciement.
L’AGS remplit ainsi le rôle d’un véritable amortisseur social, et nul doute que, dans le contexte actuel de crise sanitaire, cette mission est essentielle. C’est ce que rappelle avec justesse la proposition de résolution de Bruno Retailleau.
En contrepartie, l’AGS bénéficie d’un superprivilège et figure parmi les premiers créanciers. Ce mécanisme, unique en Europe, est particulièrement efficace, rapide et ne coûte rien à la collectivité.
Vous comprendrez, madame la ministre, que, dans ces conditions, l’avant-projet d’ordonnance préparé par le ministère de la justice ait suscité quelques inquiétudes.
Les syndicats et le patronat sont d’ailleurs unanimes – fait exceptionnel ! – pour dénoncer cette réforme, qui menace de rétrograder le remboursement des créances salariales de l’AGS. Certes, les services du ministère avaient réfuté les critiques des partenaires sociaux, mais René Ricol, dans le rapport qu’il vient de rendre à la demande du Premier ministre, confirme leurs craintes. Même si la portée du déclassement doit être relativisée, l’avant-projet rétrograde bien l’AGS dans le classement des créanciers privilégiés, en dépouillant l’institution du superprivilège des salariés.
Comme l’a rappelé le président du conseil d’administration de l’AGS, l’équilibre du mécanisme repose sur une cotisation patronale de 0,15 % et la capacité de récupération des avances consenties aux salariés, soit 400 millions à 500 millions d’euros par an. La rétrogradation entraînerait une perte de 200 millions à 300 millions d’euros en année pleine. Les conséquences, dans une période où le nombre de liquidations risque d’exploser, seraient particulièrement néfastes.
Certes, les défaillances sont pour l’instant contenues grâce aux aides publiques pour faire face à l’épidémie de covid. On peut toutefois craindre une augmentation du nombre de faillites en sortie de crise et, partant, une sollicitation encore plus importante de l’AGS, qui a d’ores et déjà contracté trois emprunts pour pouvoir verser les salaires de 2021 et 2022. Divers instituts économiques estiment ainsi à 45 000 le nombre de défaillances d’entreprises en 2021 et à plus de 60 000 leur nombre pour l’année prochaine.
Madame la ministre, pourquoi vouloir ainsi déstabiliser un régime socialement généreux ? Pourquoi organiser la rétrogradation de l’AGS dans l’ordre des créanciers au nom d’une directive européenne qui ne traite pas de cette question ? Pourquoi, surtout, choisir de le faire dans le contexte économique actuel ?
Ce projet de réforme va déstabiliser le régime de garantie des salaires en réduisant fortement ses possibilités de récupération des sommes avancées. Ce sont finalement les salariés qui en pâtiront, avec une dégradation de la prise en charge des salaires et des indemnités. La proposition de résolution de Bruno Retailleau et de ses collègues rappelle avec justesse qu’il est plus que jamais nécessaire de préserver notre modèle de protection des salariés.
J’y insiste, la crise nous impose de demeurer vigilants pour protéger cet outil, qui a versé 1,5 milliard d’euros à plus de 180 000 salariés en 2019. Je me félicite d’ailleurs des conclusions de René Ricol, qui préconise notamment le maintien du remboursement prioritaire de l’AGS.
Ce texte met également en lumière la nécessité de prévoir un mécanisme spécifique de garantie des salaires des indépendants, qui ont été durement éprouvés par la crise. Les difficultés ne cessent de s’accumuler pour ces 3,6 millions de professionnels. Je sais que le ministre délégué aux PME doit, dans les prochaines semaines, préparer un plan visant à renforcer leur protection. Espérons qu’il sera à la hauteur des enjeux.
Madame la ministre, je ne peux qu’encourager le Gouvernement à préserver le régime actuel de garantie des salaires, voire à l’améliorer, comme l’y encourage cette proposition de résolution en faveur de laquelle, vous l’aurez compris, le groupe du RDSE votera à l’unanimité. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Élisabeth Borne, ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion. Monsieur le président, monsieur le président Serge Babary, mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai écouté attentivement les observations et inquiétudes des différents orateurs. Je souhaite y apporter quelques éléments de réponse.
Avant d’aborder l’avenir du régime de garantie des salaires, je voudrais rappeler les principales mesures de protection des entreprises et des salariés face à la crise. Depuis plus d’un an, la priorité du Gouvernement est et restera de prévenir les défaillances d’entreprises et les destructions d’emplois face au choc économique induit par la crise sanitaire. Prêts garantis par l’État, fonds de solidarité, activité partielle : ces dispositifs exceptionnels sont autant de mesures de soutien économique et de protection des emplois. Le « quoi qu’il en coûte », toutes les travées pourront en convenir, est plus qu’une formule : c’est une réalité !
S’agissant de l’activité partielle, elle bénéficiait encore, au mois de mars, à 2,3 millions de salariés, et sans doute à plus de 3 millions au cours du mois d’avril. Voilà un an, c’est-à-dire au plus fort du premier confinement, ce dispositif de prise en charge des salaires par l’État et l’Unédic concernait 9 millions de salariés. Cette protection bénéficie tout particulièrement à certains secteurs plus touchés que d’autres par les restrictions sanitaires : l’hébergement-restauration, le commerce et le service aux entreprises. Je rappelle que nous avons consacré près de 30 milliards d’euros à ce dispositif l’an dernier, et que nous fléchons plus de 10 milliards d’euros supplémentaires cette année. Ce sont plusieurs centaines de milliers d’emplois qui sont ainsi préservés au sein des entreprises. De ce point de vue, le Gouvernement a pleinement tiré les leçons de la crise financière de 2008-2009.
Dans la perspective d’une levée progressive des restrictions sanitaires, nous menons, en compagnie de Bruno Le Maire, des concertations avec les secteurs professionnels et les partenaires sociaux sur l’évolution de ces mesures de soutien.
À cela s’ajoute l’activité partielle de longue durée, qui concerne les secteurs dont l’activité est durablement ralentie du fait de la crise. À ce jour, 52 accords de branche ont été conclus, concernant près de 5 millions de salariés. Là encore, le taux de prise en charge des salaires par l’État est élevé pour permettre aux entreprises concernées de rebondir en conservant en leur sein les compétences dont elles auront besoin pour la reprise.
Sachez que le Gouvernement prend pleinement la mesure de la situation économique, mais, malgré les mesures exceptionnelles de soutien, nous savons qu’il y aura des mauvaises nouvelles. C’est dans ce contexte qu’intervient la proposition de résolution examinée cet après-midi.
Beaucoup a déjà été dit par les orateurs des groupes. Comme il a été rappelé, le régime de garantie des salaires permet, depuis près de cinquante ans, d’assurer à tous les salariés le maintien de leur rémunération pendant les procédures collectives, sans délai d’attente ni période de carence. C’est un régime innovant et socialement protecteur, auquel le Gouvernement est fortement attaché. Il s’agit en effet d’un véritable amortisseur des soubresauts de l’activité économique et de leur impact sur les salariés. Il est financé exclusivement par des cotisations patronales et trouve son équilibre dans la possibilité de récupérer ces avances de salaires en priorité sur les actifs de l’entreprise. Ainsi, il dispose d’un superprivilège par rapport aux autres créanciers de l’entreprise.
La réforme du droit des sûretés et la transposition par voie d’ordonnance de la directive Restructuration et insolvabilité de 2019 ont suscité de fortes inquiétudes de l’AGS et des partenaires sociaux. En effet, certains ont pu craindre que le superprivilège disparaisse au profit d’autres créanciers, comme les acteurs mobilisés dans le cadre des procédures collectives : mandataires de justice, avocats, experts.
Le projet initial soumis à consultation publique prévoyait d’instituer formellement un rang de classement de priorité des créanciers, faisant redouter une rétrogradation du superprivilège de l’AGS.
Or, comme vous le savez, le régime est fragilisé financièrement, puisqu’il a dû emprunter 200 millions d’euros en 2020, du fait d’un montant d’avances net des récupérations supérieur aux cotisations en 2019, c’est-à-dire avant la crise.
Par ailleurs, l’AGS pourrait être fortement sollicitée du fait des faillites d’entreprises, qui auraient dû être en cessation de paiements en 2020 ou en 2021, mais qui, grâce aux aides, ont été préservées pendant la crise.
La question du rôle et de la survie du régime a donc légitimement été soulevée. Certains se sont émus de la priorité qui serait accordée aux frais de justice, c’est-à-dire au paiement, avant l’AGS, des administrateurs et mandataires judiciaires, ainsi que de leurs conseils, avec un risque de diminution des récupérations.
Le sujet n’est pas simple, car, si nous savons que le paiement des salaires est une priorité à l’occasion d’une procédure collective, la survie de l’entreprise en est également une. Or cela nécessite de rétribuer ceux qui travaillent pour la remettre à flot.
Dans ce contexte, le Gouvernement a tenu à répondre à l’inquiétude liée à l’évolution du régime de garantie des salaires. Début mars, le Premier ministre a confié à M. René Ricol une mission sur l’articulation de ce régime avec la rémunération des administrateurs et mandataires judiciaires dans le cadre des procédures collectives. Le 15 avril, ses conclusions étaient remises au Gouvernement. Toutes les personnes concernées ont été auditionnées, rappelant l’importance de l’AGS et de son rôle social dans les procédures collectives.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement suivra largement les recommandations de M. Ricol.
Tout d’abord, il convient clairement de réaffirmer le superprivilège de l’AGS et de maintenir son rang de créance. Si la directive a, notamment, pour objectif de simplifier et de clarifier les procédures, elle ne nous interdit pas d’exclure de la liste des créanciers certains d’entre eux, qui, de fait, n’entrent pas en concurrence avec le superprivilège. C’est le cas des administrateurs et mandataires, qui gèrent les procédures et font l’interface avec l’AGS. Pour éviter des frais de justice trop importants, notamment en raison du recours à des experts ou à des avocats, nous mettrons en place, avec le garde des sceaux, des mesures visant à rendre plus transparents lesdits frais et à mieux les contrôler, sous l’autorité des juges.
Cet encadrement, qui, de fait, est dans l’intérêt de tous, permettra à l’AGS de bénéficier d’un droit de récupération plus large. C’est pourquoi nous soutenons votre proposition de résolution sur le volet de la préservation du régime. Les partenaires sociaux devront, par ailleurs, réfléchir à l’évolution des taux de cotisation pour favoriser le retour à l’équilibre du régime.
S’agissant des deux autres pistes évoquées, à savoir donner un rôle plus important à l’AGS dans le reclassement des salariés touchés par les procédures collectives et ouvrir le régime aux indépendants, ma position est plus réservée.
Certains outils existent déjà pour faciliter le reclassement, comme le contrat de sécurisation professionnelle, qui permet aux salariés dont l’entreprise est placée en redressement ou en liquidation judiciaire de disposer d’un accompagnement renforcé en cas de licenciement pendant douze mois, avec un maintien de 75 % de la rémunération.
L’AGS peut déjà intervenir sur la base du 4° de l’article L. 3253-8 du code du travail, lequel prévoit qu’elle couvre les mesures légales du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Si, dans la pratique, l’intervention de l’AGS porte uniquement sur des mesures annexes aux formations prévues dans les PSE, par exemple les frais de déplacement pour les formations, il est actuellement possible d’aller au-delà sans qu’il soit nécessaire de modifier son champ de compétences.
J’attire toutefois votre attention sur le fait que, si de nouvelles mesures d’accompagnement devaient être financées par le régime, cela pourrait avoir des répercussions financières, et donc impliquer une augmentation des cotisations.
S’agissant de l’ouverture du régime aux indépendants, cela conduirait à changer radicalement sa nature. L’AGS garantit une créance salariale et agit en substitution des salariés. Elle dispose en ce sens d’un superprivilège sur les actifs de l’entreprise. Si je comprends parfaitement la détresse de certains indépendants, qui, face aux difficultés de leur activité, se retrouvent sans ressources, le choix d’élargir le régime à cette catégorie de travailleurs conduirait à transformer la garantie salariale en une garantie pécuniaire, et donc changerait la nature du régime.
Les pertes de revenus auxquelles doivent faire face les travailleurs indépendants en cas de défaillance de leur entreprise relèvent d’autres mécanismes assurantiels. Pour autant, Alain Griset et moi-même sommes particulièrement attentifs à leur situation économique et sociale et ouverts aux propositions du Sénat pour leur permettre d’accéder à une meilleure protection.
Pour l’ensemble de ces raisons, le Gouvernement ne peut pas être favorable à cette proposition de résolution. Monsieur le président Babary, je vous le redis, je reste disponible pour venir présenter les dispositifs de protection de l’emploi et des compétences que nous mettons en œuvre devant la délégation sénatoriale aux entreprises. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La discussion générale est close.
Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution.
proposition de résolution relative à l’avenir du régime de garantie des salaires
Le Sénat,
Vu l’article 34-1 de la Constitution,
Vu le chapitre XVI du Règlement du Sénat,
Vu les articles 46, 54, 57 et 58 de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances,
Considérant le risque de défaillances d’entreprises, voire de faillites en cascade à venir, avec des conséquences très préjudiciables pour l’emploi ;
Considérant le rôle d’amortisseur social que joue l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), qui se substitue à l’entreprise placée en procédure collective lorsqu’elle n’a pas les fonds pour verser les salaires ;
Considérant que l’efficacité de ce système de garantie des salaires tient au surprivilège dont jouit l’AGS actuellement au troisième rang dans l’ordre des créanciers d’une entreprise en procédure collective ;
Considérant que la rétrogradation de ce surprivilège à un rang inferieur dans l’ordre des créanciers aurait pour effet de réduire mécaniquement les remboursements de créance que l’AGS parvient à récupérer ;
Considérant qu’une telle déstabilisation du régime de garantie des salaires pourrait conduire demain à ce que les salariés des entreprises sous le coup d’une procédure de sauvegarde ne puissent plus être payés ;
Considérant l’impératif de préserver notre modèle de protection des salariés, dans un contexte de crise économique violente ;
Invite le Gouvernement à réaffirmer le caractère fondamental et inamovible du surprivilège de l’AGS ;
Invite le Gouvernement à défendre la singularité du régime actuel de garantie des créances des salariés, qui a fait la preuve de son efficacité, en concourant à la solidarité vis-à-vis des salariés dont l’emploi est menacé ;
Invite le Gouvernement à préserver le régime actuel de garantie des créances des salariés en envisageant un élargissement du champ d’intervention de l’AGS à des mesures de reclassement des salariés ainsi que dans les procédures préventives ;
Invite le Gouvernement à envisager l’ouverture d’une protection spécifique de garantie des salaires des indépendants durement éprouvés par la crise.
Vote sur l’ensemble
M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explications de vote.
Je mets aux voix la proposition de résolution.
(La proposition de résolution est adoptée.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures cinquante, est reprise à seize heures, sous la présidence de M. Gérard Larcher.)
PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher
M. le président. La séance est reprise.
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Avenir institutionnel, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur l’avenir institutionnel, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, dans la perspective du terme du processus défini par l’accord de Nouméa du 5 mai 1998.
Dans le débat, la parole est à M. Pierre Frogier, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Médevielle applaudit également.)
M. Pierre Frogier, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que s’ouvre ce débat, je pense à mes compatriotes qui nous écoutent sur cette terre de Nouvelle-Calédonie, perdue dans le Pacifique et si lointaine vue de Paris.
Les uns sont à la recherche d’un chemin vers l’indépendance, les autres ont choisi depuis longtemps celui de la France, mais tous poursuivent leur marche dans les ténèbres, en se cognant contre les murs.
Et maintenant, que fait-on ?
C’est la question que j’entends vous poser, monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues. Malheureusement, je ne suis pas certain que les réponses abondent. Alors que l’accord de Nouméa est désormais un accord ancien, dont l’esprit est moribond et la lettre sans espoir, personne ne sait comment en sortir, personne ne sait ce qui va se passer.
Vous comprendrez donc que cette situation génère une profonde et légitime inquiétude au sein d’une population qui ressent l’impasse dans laquelle elle a été menée. Cette angoisse se double d’une incompréhension dans la partie de la population qui a déjà exprimé, à deux reprises et sans ambiguïté, sa volonté de rester française : elle ne comprend pas la désinvolture, voire l’indifférence, des plus hautes autorités de l’État, comme si la revendication d’indépendance avait plus de légitimité que le combat qu’elle mène pour rester française.
Pourtant, depuis trente ans, la Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus exemplaire. Après les violents affrontements des années 1980, qui nous ont conduits à une quasi-guerre civile, nous avons choisi le chemin de la paix et de la réconciliation.
En 1988, la signature des accords de Matignon, scellés par la poignée de main de Jacques Lafleur et de Jean-Marie Tjibaou, a mis un terme à l’escalade de la violence.
Dix ans plus tard, ces accords ont trouvé leur prolongement dans l’élaboration d’une solution consensuelle, qui s’est traduite par la signature de l’accord de Nouméa. Mais celui-ci, que nous avons signé dans l’urgence, était inachevé, incomplet et imparfait. Peut-être le problème était-il plutôt que nous n’étions pas suffisamment conscients du fait que ce processus était fragile et délicat, et qu’il nécessitait, pour s’épanouir, de la confiance, de la sérénité et une vraie sincérité, en dehors de toute arrière-pensée, notamment, électoraliste.
Je fais le constat aujourd’hui, devant vous, que l’accord de Nouméa a été un acte manqué.
Il a été dénaturé dès 2007, avec le gel du corps électoral pour les élections provinciales, qui a justifié par la suite toutes les revendications et toutes les surenchères des indépendantistes. Cet accord a été géré de manière partisane par tous ceux qui y trouvaient leur intérêt. Il a été confisqué quand on a voulu faire prévaloir son texte sur son esprit. Au lieu de le faire vivre, de le laisser s’épanouir et se transformer, on l’a enfermé, monsieur le ministre, dans une formule coupable, « l’accord, tout l’accord, rien que l’accord », qui empêchait toute évolution.
Pendant des années, j’ai proposé de rechercher cette sortie harmonieuse de l’accord, cette nouvelle solution consensuelle, ce nouveau compromis qui aurait constitué la suite logique et cohérente de ce que nous vivons depuis trente ans et serait venu compléter cet accord imparfait. Mais je n’ai été entendu ni de ma famille politique, ni des indépendantistes, ni de l’État, et aujourd’hui, nous nous retrouvons dans une impasse ! Faute d’être parvenus à un nouvel accord, nous en sommes réduits à l’affrontement sans fin de convictions inconciliables.
J’avais aussi la conviction que nous devions faire l’économie de ces référendums mortifères, qui ne pouvaient que raviver les tensions, les divisions et les affrontements.
À deux reprises déjà, en 2018 et en 2020, nous nous sommes retrouvés face à face. C’est un exercice inutile puisqu’aucun des deux camps ne se soumettra jamais aux convictions de l’autre et que, quel que soit le résultat, nos convictions et celles des indépendantistes ne varieront pas.
C’est aussi un exercice dangereux. Nous qui étions des partenaires, nous sommes redevenus des adversaires, comme si nous n’avions pas travaillé et géré la Nouvelle-Calédonie ensemble, comme si nous n’avions pas porté une ambition commune. Ces référendums à répétition sont devenus un engrenage infernal, qui anéantit toute capacité de dialogue.
Je retiens néanmoins deux enseignements de ces consultations. Le premier est qu’il n’y a pas de majorité pour l’indépendance. Le second est qu’une triple fracture – politique, identitaire et géographique – scinde notre société. Les électeurs du Sud sont massivement favorables au maintien de la Calédonie dans la France. Les électeurs du Nord et des îles sont massivement favorables à l’indépendance.
Nous devons, sans concession, regarder cette réalité en face, même si elle bouscule nos certitudes et nos ambitions.
Malgré les efforts de rééquilibrage financiers et les initiatives économiques, culturelles et sociales, nous n’avons pas progressé dans la construction d’une communauté de destin. Les indépendantistes sont et resteront farouchement indépendantistes ; quant à nous, nous sommes et nous resterons indéfectiblement attachés au maintien de la Calédonie dans la France, parce que chacun de nous reste et restera intimement attaché à son identité.
Ces référendums auront malheureusement enfermé la vie politique locale dans une logique d’affrontements identitaires.
À l’évidence, ce que nous avions imaginé il y a vingt ans est dépassé. La réalité est que la Nouvelle-Calédonie est une terre aux identités multiples, où chacun doit pouvoir développer ses atouts dans une relation saine, stable et pérenne.
En effet, la recherche à tout prix de convergences factices nous a conduits à des confusions néfastes. La réalité est que nous avons un défi à relever : apprendre à savoir vivre ensemble, assumer nos différences pour rendre notre collectivité humaine plus forte, et nous entendre sur nos divergences pour en limiter les effets. Je crois que nous en sommes capables.
Alors, voici ce que je vous propose : après avoir négocié deux accords, il nous faut être capables, aujourd’hui comme demain, de négocier un désaccord !
Au-delà de la formule, qui peut sembler un bel oxymore, négocier un désaccord, c’est l’assurance d’une coexistence apaisée, dans le respect de nos identités et de nos différences.
Il s’agit non pas de nous séparer ni de nous tourner le dos, mais de nous entendre sur nos divergences afin d’en limiter les effets, de reconnaître ce que nous partageons, d’accepter ce qui nous sépare et, sur cette base, d’organiser notre avenir.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi de tracer devant vous les grandes lignes de cette solution ; j’espère qu’elle permettra à la Calédonie d’inventer son avenir et à ses populations de vivre durablement réconciliées.
Cette solution repose sur deux principes. Le premier consiste à reconnaître la nécessité d’avoir cette terre en partage ; le second, à réaffirmer la prééminence de la collectivité provinciale.
Quand je dis qu’il faut avoir cette terre de Calédonie en partage, je pense à cette nuit interminable de juin 1988, alors que nous posions les principes fondateurs des accords de Matignon, lesquels, en partageant le territoire en trois provinces, ont permis le retour à la paix civile. Personne, jusqu’à aujourd’hui, n’a engagé de procès en partition de la Nouvelle-Calédonie contre ses signataires : ni contre Michel Rocard, ni contre Jean-Marie Tjibaou, ni contre Jacques Lafleur.
C’est donc sur cette base retrouvée que je propose d’unifier en harmonisant les contraires, au lieu d’uniformiser en écrasant les différences.
Le cœur de cette proposition, c’est de redonner toute sa place à la collectivité provinciale.
En conséquence, la collectivité de la Nouvelle-Calédonie sera composée de trois provinces dotées de la compétence de principe et garantissant les différentes identités de la Nouvelle-Calédonie. Les communes seront des collectivités des provinces et certaines compétences pourront leur être déléguées. Chaque province sera dotée de son conseil coutumier kanak, composé de représentants des chefferies des aires coutumières de son ressort. Surtout, chaque assemblée de province sera élue selon son propre régime électoral afin que nul ne soit exclu.
L’État continuera à assurer toutes les compétences régaliennes – défense, justice, ordre public, monnaie, affaires étrangères –, mais les provinces pourront partager certaines de ses prérogatives, en accord avec lui.
Pour assurer la gouvernance de la collectivité de Nouvelle-Calédonie, et pour éviter de tomber dans les travers et les lourdeurs du gouvernement collégial mis en place par l’accord de Nouméa, je propose la constitution d’un collège médiateur, composé du représentant de l’État, évidemment, et de représentants des assemblées de province. Son président représentera la Nouvelle-Calédonie en toutes circonstances.
Cette gouvernance est un processus de coordination des provinces et de l’État en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement, mais c’est aussi un mode d’organisation qui impliquera des négociations permanentes, sur un pied d’égalité, entre les provinces. Il s’agira non plus de dicter des priorités d’en haut, mais de se contenter de réguler et d’arbitrer, afin d’assurer le libre épanouissement des provinces. Il s’agira d’une répartition plus horizontale du pouvoir.
Le savoir vivre ensemble nécessitera des règles communes, mais, au lieu d’être imposées d’en haut, les mesures prises résulteront d’un processus d’élaboration collective guidée par la recherche de réponses aux défis communs, conformément à des valeurs contenues dans une charte. Celle-ci définira un engagement de valeurs partagées, de droits et de libertés garantis par le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel de la République. Elle exprimera par ailleurs l’adaptation du droit civil aux identités plurielles de la Nouvelle-Calédonie concernant les personnes, la famille, les rapports entre les personnes et leurs rapports au groupe social.
Cette solution institutionnelle sera bien sûr soumise à l’approbation des populations intéressées.
Monsieur le ministre, j’entamais mon propos en évoquant le sort de mes compatriotes qui continuent de cheminer dans les ténèbres.
Il est vrai que cela est dû, en grande partie, à cet État que vous incarnez aujourd’hui, à cet État qui hésite encore, qui hésite toujours : doit-il se débarrasser de la question calédonienne ou la traiter ?
Se débarrasser de la question calédonienne, c’est laisser entendre qu’une indépendance en association ou en partenariat reste possible, à la condition, bien sûr, que les intérêts économiques et militaires de l’État soient garantis.
Se débarrasser de la question calédonienne, c’est malheureusement abandonner toute cette population à son sort et alimenter les tensions.
Traiter la question calédonienne, en revanche, c’est apporter une solution d’aujourd’hui à un vieux problème ; ce n’est pas réparer le passé !
C’est réussir à conjuguer respect de la démocratie locale, respect des identités, respect des différences et intérêt de la France.
Monsieur le président, mes chers collègues, je m’adresse à vous car la Nouvelle-Calédonie ne peut plus attendre. Elle a besoin de développer un autre visage. Elle a besoin que, sans attendre, une main lui soit tendue.
En incarnant la bonne volonté de la République à l’endroit de tous les Calédoniens, en employant sa culture de la sagesse à résoudre une question territoriale qui peut avoir des conséquences importantes, y compris dans d’autres territoires ultramarins, notre Haute Assemblée pourrait incarner cet espoir et permettre à la Nouvelle-Calédonie de devenir un laboratoire de l’adaptation républicaine aux réalités des territoires et de vivre les différences sereinement.
En favorisant par l’intelligence collective la coconstruction d’une solution d’aujourd’hui, nous passerions d’une logique de centralisation, puis de décentralisation, à une logique de regroupement des territoires.
Monsieur le président, je veux conclure en vous priant d’avoir en tête le sort du jeune indépendantiste par solidarité identitaire et celui de son ami loyaliste à l’identité culturelle si différente. Je vous demande, pour eux, de vous engager afin de les libérer de la peur de l’autre, afin de leur permettre d’être français ensemble, en valorisant et en respectant leurs différences et en inscrivant leur avenir dans une appartenance commune. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et INDEP. – M. Mikaele Kulimoetoke applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux d’abord remercier nos collègues du groupe LR d’avoir proposé ce débat, mais aussi le président Larcher d’avoir pris l’initiative d’un groupe de travail sénatorial transpartisan sur la question calédonienne, qui est d’une brûlante actualité et continuera à l’être ces prochaines années.
Alors que nous arrivons au terme du processus de Nouméa, le Caillou a occupé, occupe et occupera votre gouvernement, monsieur le ministre, comme aucun autre au XXIe siècle. Il sera également l’un des premiers gros dossiers du gouvernement qui sortira des urnes en 2022.
La demande d’un troisième référendum d’autodétermination intervient dans une situation économique dégradée, dans une situation politique fragmentée et dans une situation sociale toujours plus conflictuelle. Cela n’a rien d’étonnant, alors que l’on s’approche de la fin d’un processus qui a été entamé il y a plus de trente ans et dont l’issue représente un vide politique, une feuille presque blanche qui reste à écrire.
La situation particulièrement tendue et bloquée de l’hiver dernier a néanmoins connu une légère accalmie. Je salue à ce propos l’intervention bienvenue de l’État, qui a favorisé une solution de reprise du complexe minier Vale. Cette solution est plutôt intéressante : le capital sera majoritairement détenu par les collectivités calédoniennes et un partenariat conclu avec Tesla pour stabiliser les débouchés économiques. Elle s’accompagne d’un projet ambitieux, sur le papier du moins, de préservation de l’environnement. Rappelons que ce site accueille la plus grosse usine mondiale d’acide sulfurique, dans une zone riche d’une biodiversité exceptionnelle. Vous vous doutez bien que les écologistes seront particulièrement exigeants sur ce dernier point.
Ce week-end, c’est la paralysie politique qui durait depuis la mi-février qui semble trouver une issue, avec le compromis qui s’esquisse entre les formations indépendantistes à la tête du gouvernement de l’île.
Entre-temps, la demande d’un troisième référendum, à l’automne 2022, a été effectuée. Vous avez invité toutes les formations politiques calédoniennes à Paris à la fin du mois, monsieur le ministre, pour envisager ce référendum et les conséquences des deux scénarii dans lesquels la Nouvelle-Calédonie pourrait s’engager à l’issue de ce scrutin.
Votre démarche nous semble la bonne. Néanmoins, elle ne sera utile que si toutes les forces politiques sont effectivement présentes. Aussi, il nous paraît essentiel de convaincre les partis indépendantistes de faire le déplacement, en affinant rapidement votre programme de travail et, au besoin, en envoyant un émissaire gouvernemental sur l’île pour caler les choses.
Sans cela, vous ne parviendrez pas à tenir votre promesse d’un travail consistant sur les conséquences du oui et celles du non, un travail à même d’éclairer le débat référendaire, les électrices et les électeurs, mais aussi tout le pays. Le calendrier étant ce qu’il est, vous ne pourrez pas vous engager sur une gestion de l’après-référendum, qui ne sera peut-être pas du ressort de l’exécutif actuel. Nous vous demandons donc de construire en amont, avec toutes les forces politiques nationales, le compromis politique le plus large possible sur ce que sera l’attitude de la France.
Ainsi, on pourra soutenir et favoriser, en cas de victoire du non, l’émancipation du peuple kanak, seule à même d’apaiser les tensions, ou bien accompagner l’indépendance, en cas de victoire du oui, autant qu’il le faudra et dans les meilleures conditions possible.
C’est la seule manière d’apporter des perspectives relativement stables aux Calédoniens, pour un débat transparent qui ne courre par le risque d’une spectaculaire volte-face à la fin du printemps 2022.
Quel que soit le choix du peuple calédonien, il n’effacera pas l’héritage colonial de l’île ni son corollaire de divisions, d’inégalités socioéconomiques inacceptables et de conflictualité.
Quel que soit ce choix, il ne réglera pas la trop forte dépendance de l’île envers l’extraction du nickel, aux très graves conséquences écologiques et sociales.
Quel que soit ce choix, il ne fera pas disparaître l’intérêt, parfois presque prédateur, de la France pour l’île, qu’il s’agisse de ses ressources minières où de l’intérêt géostratégique de sa présence dans le Pacifique.
La dépendance envers la métropole qui s’est construite depuis plus d’un siècle est de toute façon beaucoup trop forte pour permettre au peuple calédonien de disposer librement de lui-même. Les destins de la France et de la Nouvelle-Calédonie resteront liés, quel que soit le choix des urnes.
Mais pour favoriser autant que possible un choix autonome, la France doit apporter des garanties sur le devenir politique de l’île, quel que soit le scénario choisi démocratiquement dans dix-huit mois.
Monsieur le ministre, c’est une tâche exaltante à laquelle vous vous attelez : contribuer à inventer le devenir d’un territoire et de ses populations pour se libérer enfin du poids de l’héritage colonial et pour engager une transition sociale, économique et écologique à même de réduire les inégalités, de construire le vivre-ensemble et de préserver un environnement et une biodiversité incomparables. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. le président. La parole est à M. Mikaele Kulimoetoke.
M. Mikaele Kulimoetoke. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est humblement, en tant que sénateur des îles Wallis et Futuna, connaissant à ce titre le tiraillement entre deux cultures, que je me tiens devant vous aujourd’hui. C’est également en tant qu’Océanien français, profondément ancré dans les traditions et les coutumes de mes îles, que je prends la parole pour témoigner comme voisin et spectateur privilégié de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, surnommée « le Caillou ». À cette occasion, je salue chaleureusement la communauté wallisienne et futunienne de Nouvelle-Calédonie.
Celle-ci entre dans la dernière phase d’un processus inédit, qui a été une source exceptionnelle d’optimisme. Il a démontré la capacité des femmes et des hommes à trouver, au sein de la République française, des solutions novatrices pour répondre aux défis qui s’imposent à eux. Toutefois, cette source se tarit à mesure que se rapproche le prochain référendum.
Mes chers collègues, ne nous voilons pas la face sur la situation de la Nouvelle-Calédonie ! Ce territoire reste divisé entre deux communautés. Si elles s’acceptent et se respectent désormais, elles continuent toutefois de nourrir des ambitions antagonistes pour leur avenir. Les inégalités y sont encore trop fortes, d’autant qu’elles s’inscrivent dans une réalité ethnique qui les rend révoltantes et insoutenables.
D’un côté, les indépendantistes militent pour que la communauté kanake, dont chacun sait ici les souffrances et les humiliations qu’elle a subies dans son histoire, recouvre une dignité et une légitimité existentielles qui lui sont dues, avec comme horizon l’accession de la Nouvelle-Calédonie à son indépendance.
De l’autre, les loyalistes, attachés aux valeurs françaises et à l’accompagnement de l’État, aspirent à évoluer en restant au sein de la République.
Cette division est partagée de manière proportionnelle par l’ensemble des différentes communautés vivant sur le Caillou ; les deux premiers référendums en sont le reflet.
Par deux fois déjà, les Calédoniens et les Calédoniennes ont prouvé leur capacité à se réinventer en faisant le pari de l’intelligence collective, au détriment de l’affrontement. Cela a été symbolisé par la poignée de main historique entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur.
Les Calédoniens seront donc bientôt amenés, une fois encore, à décider de leur avenir institutionnel. Au nom des Français que nous représentons, je veux leur dire combien nous souhaitons qu’ils fassent le choix du dialogue et de la sagesse. Mes chers collègues, la Nouvelle-Calédonie est à l’orée d’une nouvelle période de son histoire. Elle fait cependant face à d’importants défis.
En tant qu’île du Pacifique, elle sera aux premières loges des conséquences du réchauffement climatique, comme l’ensemble des terres d’outre-mer menacées par la montée des eaux.
Elle doit également composer avec des perspectives économiques moroses. L’économie calédonienne reste dépendante d’un or vert et d’usines non rentables, qui n’ont pas tenu leurs promesses de diversification, malgré l’intervention de l’État.
Nichée au cœur de l’axe indopacifique, sur lequel le président Emmanuel Macron a eu raison de porter un regard attentif, la Nouvelle-Calédonie attise les convoitises. Ses ressources minières et halieutiques aiguisent l’appétit d’influences dont l’intérêt pour les droits humains et écologiques est bien moins marqué que celui de la France.
Comment la Nouvelle-Calédonie compte-t-elle répondre à tous ces défis ? Comment compte-t-elle financer la diversification de son économie ? Comment compte-t-elle assurer le rééquilibrage économique et social ? Comment compte-t-elle résister à la présence croissante d’influences étrangères ? Enfin, quelle sera la stratégie géopolitique de la France dans la région ?
Voilà autant de problématiques qui seront au centre des discussions dans les semaines à venir, grâce à l’implication du ministre Sébastien Lecornu, que je salue. Il est urgent d’échanger sur les conséquences du oui et du non. C’est un impératif absolu.
Mais la principale question, mes chers collègues, est la suivante : quelle est la position de l’État français dans ce débat ?
Si l’avenir de la Nouvelle-Calédonie n’a pas vocation à se dessiner dans les hémicycles métropolitains, il est néanmoins indispensable que l’État et la représentation nationale prennent toute leur place dans ce débat. En engageant l’avenir des Calédoniens, le Gouvernement engage également celui des Français. Je saisis donc l’occasion qui m’est donnée ici pour remercier le président Larcher d’avoir pris l’initiative de cet échange porteur d’espoir. Je salue aussi à cette occasion mes collègues sénateurs de Nouvelle-Calédonie, MM. Pierre Frogier et Gérard Poadja.
Monsieur le ministre, les Calédoniens sont inquiets. À quelques mois du prochain référendum, aucun accord n’a été trouvé. Aucune assurance n’est donnée aux Calédoniens, qu’ils soient pour ou contre l’indépendance.
Pour ma part, j’invite les leaders et dirigeants calédoniens à une concertation collective, je les invite à penser de nouvelles perspectives et des garanties susceptibles de rassurer la population dans son ensemble.
Le débat calédonien interroge tous les Ultramarins, mais également chaque Français. Il soumet à notre réflexion l’évolution des rapports que nous, collectivités ultramarines, pouvons entretenir avec la métropole.
Cette relation se doit d’être apaisée, la place et les coutumes de chacun doivent y être respectées. Elle doit aussi être pérenne, pour lever le voile de l’incertitude et permettre à tous de se projeter vers un destin commun. Enfin, elle doit offrir à notre jeunesse les moyens de réussir à relever les nombreux défis qu’elle devra affronter.
Cette jeunesse nous écoute, que ce soit à Nouméa, à Koné, à Wé, mais aussi à Mata-Utu, à Saint-Denis, à Pointe-à-Pitre ou à Papeete. Elle porte nos espoirs, même dans des situations compliquées, comme quand elle doit venir étudier en métropole. Mais cette jeunesse n’abandonne pas : elle nous regarde avec insistance. Aujourd’hui, elle attend, comme tous les Calédoniens, que ses représentants et l’État soient clairs sur l’avenir que nous lui préparons. Pour cela, nous devons dire les choses.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Gouvernement doit rassurer les Calédoniens et les Français. Les silences de cet horizon incertain poussent chacun dans ses derniers retranchements et creusent le lit d’une inquiétude et d’une colère dont on sait qu’elles seront à l’origine de tragiques événements. Il est de notre responsabilité de faire maintenir le dialogue entre les différentes composantes calédoniennes, afin que la dernière consultation aboutisse à un avenir radieux et prometteur pour l’ensemble des Calédoniens.
Malo, oleti, mauruuru : merci à vous ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 24 septembre 1953, à l’occasion du centenaire de la présence de la France en Nouvelle-Calédonie, si Louis Jacquinot, ministre de la France d’outre-mer, soulignait que, un siècle plus tôt, la France adoptait la Nouvelle-Calédonie en affirmant des droits sur cette terre, il savait aussi que ces droits comportaient des devoirs. C’est à l’un de ces devoirs que nous sommes d’autant plus confrontés que, pour notre part, nous estimons que la Nouvelle-Calédonie a pleinement sa place dans la République.
Car, aujourd’hui, l’espoir d’un régime qui se pérennise est de plus en plus proche, qu’il se poursuive avec la France ou qu’il se dirige vers l’indépendance. C’est la continuation de ce qu’avaient engagé, il y a trente ans, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur : ce projet doit aller à son terme.
Le lien entre la France et la Nouvelle-Calédonie est le fruit d’une histoire coloniale souvent pesante et d’un processus de décolonisation laborieux.
Depuis les accords de Nouméa jusqu’au troisième référendum, qui pourrait avoir lieu d’ici à 2022, nous demeurons à la recherche d’un équilibre avec ce territoire aux antipodes de la métropole.
Les enjeux politiques et sociaux y sont particulièrement complexes et justifient pleinement qu’un débat soit consacré à ces questions, pour lesquelles chacun doit savoir faire preuve de prudence et de tempérance.
D’autant que la recherche d’équilibre se traduit également par des aspects précis et délicats, notamment d’un point de vue juridique.
Je souhaite évoquer en particulier l’équilibre de l’application, en Nouvelle-Calédonie, de deux régimes de droit inhérents, si l’on schématise, à l’existence de deux populations : celle des autochtones kanaks et celle qui résulte du processus colonial.
Comme nous le savons, une partie du droit kanak originel continue d’être appliqué, notamment par le truchement du statut civil coutumier. De ce point de vue, la coexistence des systèmes juridiques et normatifs pose des difficultés concrètes.
Bien entendu, la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, qui a suivi les accords de Nouméa, est venue organiser l’articulation des droits coutumiers et du droit commun.
Il n’en reste pas moins que les dispositions de cette loi ne résolvent pas pleinement les questions pratiques qui se posent aux autorités coutumières. Leur complexité est telle que les quelques articles de notre législation permettent mal aux juridictions de faire face à ce que l’on peut qualifier d’une crise de juridicité de la coutume.
Voilà donc l’une des problématiques fondamentales à laquelle se confronte la sortie des accords de Nouméa. En plus des enjeux politiques et institutionnels, le choix de l’indépendance ou du maintien devra aussi tenir compte de cette dimension juridiquement concrète.
Quelle que soit la solution retenue, qu’adviendra-t-il du droit commun, du droit coutumier et de ce qui a déjà été acquis dans leur articulation ?
Certaines avancées ont déjà eu lieu. Ainsi, le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie a adopté, en 2011, une délibération sur un cadre de résolution des conflits en milieu coutumier, qui vise à s’appliquer avant que le conflit ne dépasse le terrain coutumier pour gagner le terrain judiciaire et pénal.
Il reste néanmoins du chemin à parcourir pour aboutir à un système pérenne, que soit choisie la voie du maintien ou celle de l’indépendance.
Par ailleurs, si essentielle soit-elle, cette question de l’indépendance tend parfois à mettre un voile sur d’autres difficultés que rencontre la Nouvelle-Calédonie. Je pense, par exemple, à certaines problématiques matérielles liées aux infrastructures du réseau routier, qui ont souffert et souffrent toujours du passage de la dépression tropicale Lucas au mois de février dernier.
Durant plusieurs mois, des routes furent barrées ou endommagées, compliquant significativement la vie quotidienne de nos concitoyens. Les services techniques sont débordés et peinent encore à répondre à toutes les demandes.
Je n’évoque pas ces questions par goût de l’anecdote, mais parce qu’elles sont susceptibles d’affecter la qualité du débat démocratique engagé depuis plusieurs années et qui devrait se poursuivre encore. Je veux souligner d’ailleurs que le Sénat doit prendre toute sa place dans le processus. Nous devrons rester mobilisés pour nous prononcer sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie après les échéances que nous connaissons.
Au fond, le choix de l’indépendance ou du maintien dans la France ne suffira pas à résoudre certaines difficultés structurelles et économiques. Les référendums ne réparent pas les routes et les ponts ; se rendre aux urnes ne suffit pas à éteindre les difficultés…
Aussi, je conclurai mon intervention en formulant le souhait que la France, tout en respectant l’expression démocratique dans laquelle le Gouvernement est pleinement investi – je m’en félicite –, poursuive son soutien à la Nouvelle-Calédonie afin que cette dernière accède à davantage de sérénité tant politique, qu’économique et sociale.
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’histoire de la Nouvelle-Calédonie est marquée par des épisodes douloureux, par des tensions qui ont abouti aux « événements » des années 1980, cette quasi-guerre civile qui a fait couler le sang entre partisans et opposants à l’indépendance.
C’est dans ce contexte de violence qu’ont été signés les accords de Matignon en 1988, puis l’accord de Nouméa en 1998. À strictement parler, nous arrivons au terme du processus référendaire, puisque les indépendantistes du Congrès ont demandé la tenue du troisième référendum.
D’ici à octobre 2022, la préparation du dernier référendum ne peut se limiter à la seule réponse binaire d’un oui ou d’un non à l’indépendance. Nous respecterons le résultat du référendum, car nous sommes particulièrement attachés au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; mais, quel qu’il soit, il ne mettra pas fin aux tensions.
Le précédent référendum a été la scène d’une campagne très violente entre indépendantistes et loyalistes. Ces derniers ont récemment perdu le contrôle du Gouvernement, alors qu’ils y étaient majoritaires depuis 1998.
Le dialogue engagé par l’État entre l’ensemble des interlocuteurs est essentiel, car, quoi qu’il arrive, ils doivent faire société. Les conflits politiques créent des situations de blocage institutionnel, comme nous le voyons avec la difficulté pour le nouveau Gouvernement calédonien d’élire son président.
L’avant-référendum implique donc une large campagne d’informations et de concertations. D’une part, il s’agit d’expliciter à chaque citoyenne et citoyen calédonien les enjeux liés à ce référendum en matière fiscale, agricole et industrielle, sur la citoyenneté et sur les questions régaliennes ; d’autre part, il est nécessaire de recueillir leur avis. Tout en conservant sa neutralité, l’État a ici un rôle à jouer pour mettre ces informations à disposition.
Monsieur le ministre, où en est-on dans les consultations lancées à l’échelon local ?
Selon l’économiste Olivier Sudrie, si la Nouvelle-Calédonie était un pays indépendant, elle serait la deuxième nation la plus inégalitaire de l’Organisation de coopération et développement économiques (OCDE).
L’héritage colonial structure encore la société calédonienne avec des disparités ethniques importantes, malgré la division par deux des inégalités entre Kanaks et Caldoches en vingt ans.
Le taux de pauvreté de la province Nord demeure de 35 %, contre 9 % au Sud. Il s’élève à 52 % dans les îles Loyauté, où les Kanaks sont encore plus présents que dans le Nord. Les 10 % les plus aisés ont un niveau de vie huit fois plus élevé que les 10 % les plus modestes.
Ces clivages nourrissent la volonté d’indépendance, mais on ne peut affirmer que celle-ci permettrait une réduction des inégalités.
Si le oui l’emporte, il nous faudra accompagner les Calédoniens dans leur transition vers l’indépendance et développer la coopération, afin de nous assurer que la dépendance actuelle vis-à-vis de la métropole ne creuse davantage les inégalités.
Si le non l’emporte, de nouveaux outils devront permettre de favoriser un développement égalitaire de l’archipel. L’État n’a pas su préserver les identités des différentes populations qui le composent ni faire cesser les discriminations raciales ou reconnaître à leur juste hauteur la place des populations kanakes.
Ces lacunes ont créé des incompréhensions ; elles nourrissent les distensions – le prochain référendum n’y mettra pas fin. La démocratie parlera ; nous écouterons le choix des Calédoniens.
Mais comment imaginer une destinée commune avec de telles inégalités économiques et sociales ? Le statut juridique n’est pas l’alpha et l’oméga, contrairement à l’objectif de faire fonctionner une société pluriethnique et pluriculturelle.
L’Hexagone et la Nouvelle-Calédonie sont liés par une douloureuse histoire. Que l’archipel demeure dans notre République ou à ses côtés, l’État ne peut s’en déresponsabiliser. À cela s’ajoutent des enjeux d’autonomie économique, l’archipel bénéficiant de ressources qui ne sont aujourd’hui pas mises à profit, comme sa faune et sa flore marines.
La dépendance à l’industrie du nickel, qui emploie un salarié du privé sur quatre, dont 60 % d’ouvriers, a montré ses limites, comme l’a prouvé la vente de l’entreprise Vale. Des impératifs non seulement économiques mais aussi environnementaux impliquent une diversification de l’économie calédonienne. Enfin, des aspects géopolitiques viennent se lier à ces questions puisque l’archipel est convoité à l’international.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’aimerais non pas clore, mais ouvrir mon intervention par ces mots de Louise Michel, envoyée au bagne en Nouvelle-Calédonie en 1873 pour avoir été communarde : « Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que, le jour où le règne de la liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux ». (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Poadja. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Gérard Poadja. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ils étaient 111 : 111 Kanaks exhibés lors de l’exposition universelle de 1931 au parc de Vincennes.
On les avait exposés, à côté des crocodiles, parce que les « sauvages » devaient être aux côtés des bêtes sauvages. La brochure disait : « Venez voir les Kanaks, car c’est une race qui va bientôt disparaître. »
Seul. Il a pris une balle seul, sur la propriété de ses parents. C’était une belle journée de janvier 1985. Il avait 17 ans et la mort a frappé, de manière aveugle. Il s’appelait Yves. James, aussi, fut tué, et tant d’autres encore.
Ils étaient 4 : 4 sous le soleil de Fayaoué, loin de leur terre natale, dans leur brigade, quand le temps s’arrêta. C’était deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle de 1988.
Ils étaient 2. Ils venaient pour la levée de deuil, un an après : 2 à serrer les mains, à saluer les autorités coutumières et les familles, quand ils ont été abattus par l’un des leurs. Ils s’appelaient Jean-Marie et Yéyé. C’était un 4 mai.
Si je raconte cette histoire, c’est parce que c’est la mienne. Celle d’un Kanak originaire de la tribu de Poindah, dans l’aire coutumière Paici-Camûki, en province Nord.
Si je raconte cette histoire, c’est parce que c’est celle de mon peuple, le peuple calédonien.
Si je raconte cette histoire, c’est parce que c’est la nôtre, celle de la France. C’est 170 ans d’une histoire dont nous sommes les héritiers.
Je prononce ces mots avec gravité, à la veille d’un double anniversaire hautement symbolique, celui de l’assaut de la grotte de Gossanah à Ouvéa et de la signature de l’accord de Nouméa.
Mes chers collègues, nous n’écrirons pas sur une page blanche au moment où le peuple calédonien sera appelé à décider, pour la troisième fois en quatre ans, si la Nouvelle-Calédonie doit devenir indépendante ou si elle doit demeurer au sein de la République française.
Pourtant, je crois plus que jamais au destin commun entre la France et la Nouvelle-Calédonie, un destin commun nourri par une histoire, une langue, une école et des valeurs, mais aussi par trente ans de souveraineté partagée.
Je crois plus que jamais au destin commun du peuple calédonien, lié par des sangs mêlés, une culture métissée et des mémoires entrelacées, ainsi que par une gouvernance partagée des institutions du pays, entre indépendantistes et non-indépendantistes.
C’est parce que ces destins communs sont au cœur de notre histoire que je ne veux pas d’un troisième référendum binaire : comment la moitié de la population du pays pourrait-elle imposer son choix à l’autre moitié, quand on connaît notre histoire ?
C’est pourquoi nous proposons de substituer à cette troisième consultation un référendum de rassemblement.
Construire un référendum de rassemblement, c’est admettre, pour les indépendantistes, que l’indépendance n’est pas une baguette magique face aux inégalités, à l’échec scolaire et à la délinquance qui mine notre société.
Construire un référendum de rassemblement, c’est accepter, pour les non-indépendantistes, de revisiter notre lien à la France.
Un référendum de rassemblement, c’est conjuguer ce qui nous a jusqu’alors opposés : la souveraineté et la République.
Ce sont ces deux essences que nous devrons fusionner pour poser le nouveau poteau central de la grande case du pays.
La souveraineté, parce qu’elle est nécessaire en termes de reconnaissance et de dignité pour les indépendantistes, après 170 ans d’histoire.
La République, parce qu’elle assure le lien entre toutes les communautés du pays, parce qu’elle nous protège en garantissant notre sécurité à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, parce qu’elle nous permet de bénéficier de l’un des niveaux de vie les plus élevés de la région Pacifique.
Construire un référendum de rassemblement, c’est conjuguer le oui et le non pour tisser un nouveau consensus sur un avenir partagé, comme lors des accords de Matignon et de Nouméa.
Construire un référendum de rassemblement, c’est poursuivre la trajectoire de notre émancipation, tout en restant protégé par la France.
Le dialogue prochain, sous l’autorité du Président de la République, pourrait nous offrir cette opportunité.
Soit nous sommes capables de poser les bases de ce référendum de rassemblement et son organisation en septembre 2022 fait sens, car elle nous donne le temps de finaliser un projet d’avenir partagé, soit nos échanges sont infructueux et, dans ce cas, autant organiser le troisième référendum dès la fin de l’année 2021, afin d’ouvrir le plus rapidement possible les discussions sur l’après-accord de Nouméa.
Mais attention : les discussions après le troisième référendum seront compliquées, car il y a aura alors un vainqueur électoral et un vaincu.
Les concessions réciproques pour construire un consensus sont possibles avant le troisième référendum. Après, elles seront très difficiles, voire impossibles. En cas de non, le droit à l’autodétermination devra, de toute façon, continuer à s’exercer.
Jusqu’à quand ? Avec quelles conséquences ?
Sur ce chemin, certains brandissent désormais comme solution la « partition » du pays ou ses déclinaisons – l ’hyper-provincialisation et la différenciation.
Cet apartheid géographique nous conduirait à effacer 150 ans d’histoire commune : les Kanaks avec les Kanaks, les autres avec les autres.
Croyez-moi, beaucoup de ceux qui aujourd’hui vivent en province Nord, d’où je suis originaire, sont radicalement opposés à cette perspective !
Notre réalité, c’est un pays un et indivisible, dont l’accord de Nouméa a exclu, dès l’origine, toute partition en fonction des résultats du référendum.
Notre réalité, c’est un pays qui n’a pas de frontières. Le découper, c’est l’amputer, c’est le ghettoïser.
Notre avenir, c’est de continuer à conjuguer nos deux rêves pour une même terre, et non d’affecter chaque rêve à une terre.
C’est, selon moi, le seul chemin possible pour favoriser l’émergence d’un pays rassemblé, en paix avec lui-même et confiant en sa destinée.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vive un référendum de rassemblement avec tous les Calédoniens, vive le peuple calédonien, vive la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Mikaele Kulimoetoke applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons déjà eu l’occasion de débattre du devenir de la Nouvelle-Calédonie dans des circonstances autrement plus dramatiques. Nous pouvons nous féliciter de ce que ce débat se déroule aujourd’hui dans un contexte de paix civile.
Il constitue l’occasion – j’en remercie le groupe LR – d’évoquer le passé, mais surtout l’avenir, à l’aube du troisième référendum sur l’indépendance.
Le passé, c’est la colonisation, qui a entraîné un traumatisme durable pour la population d’origine. C’est une histoire qui a vu les Kanaks devenir minoritaires dans leur propre pays. La Nouvelle-Calédonie charrie encore la mémoire de révoltes écrasées dans le sang et de luttes, parfois instrumentalisées, entre les tribus.
Malgré ces souffrances indicibles, les Kanaks ont accepté de reconnaître que les femmes et les hommes qui se sont installés en Nouvelle-Calédonie, qui ont contribué à son développement et à l’effort collectif, ont sans nul doute vocation à participer à la détermination d’un destin commun.
C’est ce constat qui figure dans le préambule de l’accord de Nouméa de 1998, accord dans lequel nous nous inscrivons : « Ni nous sans vous, ni vous sans nous »… Dans le prolongement et la fidélité aux accords de Matignon de 1988, nous sommes tous là dans le même bateau.
Ces accords ont durablement instauré un esprit de dialogue entre les signataires. On a beaucoup parlé à l’époque de « miracle » à leur propos, mais ils sont surtout le résultat de la générosité, de l’intelligence, de la détermination d’hommes et de femmes dans un contexte où la violence avait atteint son paroxysme lors de la prise d’otages d’Ouvéa et de son issue sanglante.
Ce fut l’honneur des gouvernements Rocard et Jospin, mais aussi de Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, ainsi que de celles et ceux qui s’inscrivirent dans leur sillage, d’avoir su entendre les revendications du peuple kanak et les doutes des autres composantes de la société calédonienne. Ils ont prouvé que l’État n’est pas seulement autoritaire et répressif, mais qu’il joue d’abord un rôle de pacification.
Tout ce qui a été entrepris depuis en Nouvelle-Calédonie repose sur un idéal de tolérance et de respect de l’autre, qui permet d’envisager le passage d’un destin communautaire et parcellaire à la construction d’un destin commun et partagé. Il s’agit maintenant de rester fidèle à ces principes, de garantir le maintien des conditions de la concorde et de la paix.
Mais l’accord de Nouméa est temporaire. C’est ainsi qu’il a été voulu.
L’avenir, c’est le choix des liens nouveaux entre la Nouvelle-Calédonie et la République française.
La perspective de l’ultime référendum durcit les relations entre les forces politiques. Quel qu’en soit le résultat – nous savons d’ores et déjà qu’il sera serré –, l’État ne pourra pas se dérober.
Il nous revient d’appréhender les conséquences concrètes de tous les scénarios. L’État, sans se départir de son impartialité, laquelle est d’ailleurs garantie par les accords de Matignon, doit s’engager sur la Nouvelle-Calédonie d’après.
Ce qui doit primer, c’est d’avoir un processus, un cheminement, qui puisse rassembler. L’État devra proposer une solution, il devra dire comment il accompagnera la Nouvelle-Calédonie dans les voies qu’elle pourra choisir.
Aujourd’hui, monsieur le ministre, la voix du Gouvernement doit être plus ferme.
Dans ce cadre, nous ne partageons pas ce que suggère notre collègue Pierre Frogier, lui qui fut pourtant l’homme des deux drapeaux côte à côte. Comment peut-il raisonnablement penser que la solution soit le « chacun chez soi », un drapeau au Nord, un autre au Sud. La différenciation politique qu’il propose rime avec confédération.
Monsieur Frogier, puisque les résultats électoraux confirment scrutin après scrutin que la Nouvelle-Calédonie est une addition de particularismes géographiques et ethniques, vous pourriez nous dire : « Respectons ces différences et organisons la partition politique ! »
Ce que vous suggérez n’est rien d’autre qu’une partition territoriale à laquelle nous ne pouvons pas adhérer.
Cette idée de provincialisation consiste en réalité à accroître les prérogatives des provinces. Ce qui est présenté comme une décentralisation est en fait une division stricte du territoire avec des fortunes économiques particulièrement déséquilibrées.
Un tel projet est insoutenable, impraticable. Il aiguisera inexorablement l’acrimonie entre les deux camps.
Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain n’a aucune certitude, mais il a des convictions. Il se pose en garant de l’esprit de Nouméa, en refusant fermement la partition et en rappelant que l’héritage Rocard-Jospin est celui d’hommes et de femmes qui ont compris que tout était à redouter si chacun persistait à s’isoler.
Faisons place, mes chers collègues, à une nouvelle imagination. Pourquoi ne pas imaginer une solution de dialogue et de compromis, qui pourrait être acceptable en préconisant la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie dans le cadre d’un partenariat institutionnel avec la France ?
Elle impliquerait l’inscription d’un partenariat dans les constitutions respectives de chaque pays. Il s’agit en quelque sorte d’une formule d’États associés, qui a déjà fait ses preuves ailleurs dans le monde.
L’État est un arbitre, mais aussi un partenaire : un arbitre, parce qu’il doit veiller à l’application des engagements pris ; un partenaire, parce qu’il ne peut pas rester spectateur indifférent, et qu’il doit accompagner.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je laisserai le dernier mot à Jean-Marie Tjibaou, homme de paix, qui déclarait tranquillement : « L’indépendance, c’est la faculté de choisir ses interdépendances. » Cette phrase pourrait devenir prophétique. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Cathy Apourceau-Poly applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle.
M. Pierre Médevielle. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les enjeux liés à la Nouvelle-Calédonie me sont chers et familiers, parce que je m’y suis rendu récemment, comme un certain nombre d’entre vous, parce que mon frère y est installé depuis trente ans – il a travaillé dans les trois provinces et se trouve aujourd’hui responsable de la vaccination anti-covid pour toute la province Sud.
Aujourd’hui, je suis inquiet. Très inquiet.
Quelques semaines après le deuxième référendum, le 4 octobre dernier, nous avons vu la Nouvelle-Calédonie s’embraser.
Nous avons aussi assisté à des scènes proches de la guerre civile sur le dossier de rachat de l’usine Vale du Sud.
Heureusement, aucune victime n’est à déplorer. Nous le devons, monsieur le ministre, à votre responsabilité s’agissant de maintien de l’ordre, ainsi qu’à la volonté politique des acteurs de sortir par le haut de ce dossier brûlant.
Mais je reste néanmoins préoccupé par ce qui peut arriver maintenant.
Lors du deuxième référendum, le 4 octobre dernier, les bureaux de vote ont été pris d’assaut par des militants indépendantistes, drapeau identitaire kanak à la main, au mieux pour influencer, au pire pour dissuader, voire menacer, certains électeurs loyalistes.
Il est clair, au vu de leur réaction pendant le conflit de l’usine du Sud, que les loyalistes ne vont plus subir en silence ces actions hostiles de la part de leurs adversaires.
À quoi tout cela va-t-il nous mener ?
Que se passera-t-il lorsqu’il y aura, devant les bureaux de vote, des militants de chaque camp qui considéreront qu’ils jouent là leur dernière cartouche ?
Je pense que laisser se tenir un référendum binaire dans la situation actuelle, tel qu’il est prévu dans l’accord de Nouméa, alors que l’on sait que la population est divisée en deux et que l’on connaît le caractère explosif de la Nouvelle-Calédonie, c’est prendre un risque majeur pour l’avenir et figer de façon mortifère les oppositions ethniques, sociales et politiques.
Monsieur le ministre, certains pourraient être tentés de simplement repousser la date du troisième référendum, au plus tard en septembre 2022, considérant que les prochains gouvernants traiteront ce sujet et que la Nouvelle-Calédonie ne représentera pas, dans ce cas, un risque majeur pour la campagne électorale. Ce serait une erreur !
Si le Gouvernement décidait de maintenir la même question que lors des deux premières consultations et de fixer la date au plus tard, la campagne présidentielle serait de fait instrumentalisée par les deux camps, et le moindre fait divers impliquant une ethnie contre l’autre serait utilisé pour servir sa cause.
C’est un risque que vous ne pouvez pas faire prendre à notre pays et à la Nouvelle-Calédonie. Je porte, avec certains collègues, la conviction qu’une autre voie est possible.
À plusieurs reprises, le pari de l’intelligence a été gagné en Nouvelle-Calédonie : en 1988, au moment des accords de Matignon, où une entente improbable a été trouvée en quelques jours grâce à la volonté de Michel Rocard ; en 1998, en quelques semaines, parce que les responsables politiques locaux ont considéré que les plaies n’étaient pas suffisamment refermées pour organiser un nouveau référendum ; en mars dernier, au travers de l’accord sur l’usine du Sud, auquel plus personne ne croyait.
Cette autre voie, elle existe. Chacun en Nouvelle-Calédonie le sait. Indépendantistes et loyalistes savent que l’accord de Nouméa leur impose de se retrouver pour examiner la situation créée le lendemain du troisième référendum. Pourquoi attendre que les Calédoniens se déchirent une troisième fois pour rechercher cette solution ?
Il est de la responsabilité du Gouvernement de poser un projet sur la table ; un projet qui maintiendra le lien si particulier que la France a construit depuis près de deux siècles avec la Nouvelle-Calédonie ; un projet qui reconnaîtra l’identité kanake et les autres identités qui cohabitent en Nouvelle-Calédonie ; un projet qui prendra en compte le fait que les divisions y sont à la fois géographiques, ethniques et politiques.
Les accords de Matignon étaient fondés sur un partage du pouvoir entre les deux légitimités qui vivent en Nouvelle-Calédonie. Ce partage géographique et politique a donné deux provinces sur trois aux indépendantistes et a permis dix ans de paix et de développement économique sans précédent.
C’est lorsque l’accord de Nouméa a tenté de gommer les différences et de centraliser le pouvoir dans un gouvernement collégial que les choses se sont gâtées : dix-sept gouvernements en vingt-deux ans ! Sans commentaire…
La raison est simple : les différences sont trop fortes pour être fondues dans une seule institution. Je suis convaincu que la solution consiste en l’acceptation et en l’addition des différences.
Ce n’est pas nous, responsables métropolitains, qui construiront cette solution ; ce sont les responsables politiques calédoniens. Pour se retrouver, ils ont besoin, cette fois encore, que le Gouvernement prenne l’initiative, qu’il demande aux indépendantistes ce qu’ils attendent réellement de l’indépendance et aux loyalistes ce qu’ils veulent de la France.
Le Gouvernement doit prendre le temps de rapprocher les solutions, avec la conviction qu’il ne peut pas échouer : « Là où il y a une volonté, il y a toujours un chemin. »
L’avenir d’un petit bout de la France est entre vos mains, monsieur le ministre. Les Calédoniens comptent sur vous ! (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et UC.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je suis très heureux que nous ayons ce débat, qui a été demandé par mon groupe. Il porte une double marque et veut adresser un double message.
Ce débat porte la marque de nos deux sénateurs calédoniens, même si je tiens à saluer tout particulièrement l’action de notre collègue Pierre Frogier et ses contributions. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Il porte également la marque du président du Sénat, dont chacun sait l’investissement personnel, au-delà de notre institution, à la résolution de la question calédonienne. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes travées.) Derrière l’attachement de Gérard Larcher, il y a aussi l’attachement jamais démenti de notre institution comme assemblée des territoires – territoire métropolitain, mais aussi territoires ultramarins.
Cette double marque s’accompagne d’un double message.
Le premier message s’adresse à nos compatriotes de la Nouvelle-Calédonie : leur avenir nous concerne, leur avenir est le nôtre. Je ne conçois pas le destin de la Nouvelle-Calédonie comme étant différent du destin français.
Le second message vous est adressé, monsieur le ministre, et, au-delà de votre personne, au Gouvernement.
Dès lors que le processus des accords est en train de s’achever, le Gouvernement va devoir quitter une posture de neutralité et d’arbitrage, si j’ose dire. L’heure des choix est arrivée et avec elle, celle des décisions, qui n’a évidemment rien de facile.
Nous vous accompagnerons, car nous ne faisons pas de cette problématique une question partisane. (M. Pierre Frogier applaudit.) Elle concerne tout notre pays et demande la mobilisation de toutes les bonnes volontés pour qu’une juste issue soit trouvée. Nous vous aiderons, mais il faudra que le Gouvernement prenne ses responsabilités : il lui faut dessiner une perspective, faire des choix et prendre des décisions. L’heure est grave : c’est le moment de tous les dangers.
Un précédent orateur a souligné les tensions et le retour de la tentation de la violence. Nous l’avons vu au moment du deuxième référendum, comme des discussions autour de l’usine du Sud de nickel. À ce propos, monsieur le ministre, je salue votre investissement, l’investissement de l’État, qui montre bien que, sans votre engagement, sans engagement de l’État, aucune solution ne se dégagera en Nouvelle-Calédonie.
Les multiples crises qui s’entrecroisent montrent, elles aussi, que nous sommes au moment de tous les dangers, et je ne parle même pas de la crise sanitaire ! Elles peuvent se cristalliser dangereusement : à la fracture géographique Nord-Sud s’ajoutent des fractures identitaire, sociale, économique, mais aussi institutionnelle. Pour la première fois depuis plus de quarante ans, les mouvements indépendantistes se sont emparés de l’exécutif et ne parviennent pas à désigner un président pour le gouvernement. La crise institutionnelle est bien réelle.
Il nous faut regarder la réalité en face. Vingt-trois ans après l’accord de Nouméa, trente-trois ans après les accords de Matignon, ce processus de pacification et de réconciliation est en train de s’épuiser. Le risque est aujourd’hui grand qu’il ne laisse un grand vide et que ne s’y s’engouffrent les vieux démons, notamment le démon de la violence.
Dans le vide créé par cette situation historique, à savoir l’épuisement du processus permis par ces deux accords, que pouvons-nous faire pour écarter ces vieux démons ?
Il nous faut bien sûr faire le pari de la démocratie, c’est-à-dire celui du suffrage. À l’occasion des deux premiers référendums, nos compatriotes néo-calédoniens se sont clairement prononcés : ils ont exprimé sans aucune ambiguïté le choix de deux destins liés, le destin du Caillou et celui de la France.
Depuis le mois d’avril dernier, les groupes indépendantistes ont demandé l’organisation d’un troisième référendum. Je n’ignore pas que c’est leur droit. (M. le ministre acquiesce.)
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Bruno Retailleau. Je formulerai toutefois deux remarques.
S’il devait y avoir un troisième référendum, que l’on n’attende pas le dernier moment, c’est-à-dire l’après-présidentielle ! Comme vient de le souligner Pierre Médevielle, un tel calendrier serait propice à toutes les instrumentalisations et personne n’y a intérêt. Il faudrait donc qu’il ait lieu rapidement, dès la rentrée prochaine.
Par ailleurs, pour reprendre les propos de Pierre Frogier, le référendum n’est pas la solution. Certes, nous devons respecter la démocratie, laquelle s’exprime par le suffrage, c’est-à-dire la règle du nombre, de l’arithmétique. Or l’arithmétique ne conduit pas nécessairement à l’unité et à la pacification, car elle peut être soumise à des effets d’antagonisation : les indépendantistes resteront indépendantistes, tout comme les loyalistes resteront loyalistes. Aujourd’hui, on le voit bien, deux Nouvelle-Calédonie se font face.
Il faut sortir de cette situation par le haut, en inventant un nouveau cadre, un nouveau compromis, ce qui ne se fera pas sans trois conditions.
La première condition, c’est l’esprit qui a présidé aux accords de Matignon et à l’accord de Nouméa. Je pense à l’esprit de respect de chacun, de chaque identité culturelle, de chaque histoire.
Je pense aussi à l’esprit de réconciliation qui s’est incarné dans cette poignée de main historique entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, et qui s’est également manifesté à la tribune même d’où je parle quand Dick Ukeiwé a prononcé son grand discours, diffusé dans toutes les mairies de métropole. Il faudra à nouveau des hommes et des femmes qui sachent incarner cet esprit, fassent montre de hauteur et dépassent leurs origines et identités.
La deuxième condition, je le dis sans ambages, c’est un nouveau compromis institutionnel. Jamais Pierre Frogier n’a réclamé une partition, jamais. Pour notre part, nous avons toujours été contre une telle perspective.
Quand Dick Ukeiwé évoquait dans son discours la lutte contre le séparatisme, c’était bien de cela qu’il s’agissait. Nous qui refusons la partition entre la Nouvelle-Calédonie et la France, nous n’accepterons pas non plus de déplacer les frontières à l’intérieur du Caillou. En revanche, nous prônons la provincialisation. Il faut reconnaître à Pierre Frogier ce mérite : avoir pris le risque de poser des propositions sur la table. J’attends que chacun fasse de même pour sortir de l’ambiguïté.
La troisième condition, c’est vous, monsieur le ministre, et à travers vous l’État. Le compromis qu’il nous faut trouver ne doit pas laisser les deux Nouvelle-Calédonie face à face.
Sans l’État, pas d’accords de Matignon pas plus que d’accord de Nouméa ! C’est la grande leçon de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie et vous le savez parfaitement, monsieur le ministre, pour vous être investi personnellement dans cette histoire douloureuse qui a charrié tant de tragédies individuelles et collectives. Moi aussi qui vous parle, je le sais.
L’État doit sortir de sa neutralité. Il n’est pas un observateur de l’ONU.
Mme Sophie Primas. Absolument !
M. Bruno Retailleau. Il ne peut pas être un spectateur désengagé et je sais que vous avez la volonté de vous engager, monsieur le ministre, c’est absolument nécessaire. Là encore, vous trouverez M. le président du Sénat, notre assemblée et tous les groupes, quels qu’ils soient, à vos côtés – je le dis aussi à Pierre Frogier et à Gérard Poadja – pour la construction d’un nouvel avenir pour la Nouvelle-Calédonie.
Désormais, la Nouvelle-Calédonie doit écrire une nouvelle page de son histoire. Je souhaite qu’elle l’écrive dans la France et avec elle.
Je ne conçois pas la Nouvelle-Calédonie en dehors de la France, laquelle ne serait pas totalement la France sans nos compatriotes d’Océanie.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, faisons de ce moment de tous les dangers un moment de tous les possibles et de tous les espoirs pour nous, mais surtout pour tous nos compatriotes néo-calédoniens, quelle que soit leur origine. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, fidélité : c’est pour nous le mot le plus important.
Fidélité à cette poignée de main, car il y avait tant de raisons pour qu’elle n’eût pas lieu.
Fidélité à l’œuvre de Michel Rocard, à celle de Lionel Jospin comme à celle de tous ceux sans lesquels il n’y aurait pas eu les accords de Matignon. Je veux parler des politiques, de tous ceux qui, dans la société civile intellectuelle, philosophique et spirituelle se sont mobilisés pour parvenir à ces accords. C’était quelque chose d’improbable, d’impossible presque, tant il y avait eu de haine et alors même que le sang des victimes n’avait pas séché. Pourtant, cela a eu lieu.
On met aujourd’hui en exergue les difficultés existantes, par exemple ce qui s’est passé dans la province du Sud à propos du nickel. Mais ce n’est rien à côté de celles qu’il a fallu affronter quand ont été signés les accords de Matignon voilà trente-trois ans : elles étaient beaucoup plus nombreuses et la situation bien plus impossible qu’aujourd’hui.
Monsieur Frogier, nous avons du respect pour vous, vous avez le sens du dialogue. Pour autant, nous ne pouvons pas souscrire à cette chose singulière que vous avez proposée, à savoir un accord pour le désaccord. Quel oxymore ! Vous connaissez ce pays tellement mieux que nous que je parle avec beaucoup de modestie, mais, à vous entendre, on croirait que tout est impossible et qu’il convient de se résigner.
J’ai écouté avec attention Bruno Retailleau : s’il n’y a plus ni provinces, ni Congrès, ni gouvernement, qu’est-ce donc que la Nouvelle-Calédonie ? Vers quoi se dirige-t-on sinon vers la séparation et le consentement à cette extrémité, qui n’est pas la fidélité à ce qui a été accompli par ceux que j’ai mentionnés au début de mon propos ?
Il nous faut agir dans la loyauté. Ce troisième référendum est prévu, c’est un engagement, il doit avoir lieu.
Monsieur Retailleau, j’ignore si l’organiser avant l’élection présidentielle plutôt qu’après donnera lieu à moins d’instrumentalisation. Je fais confiance aux instrumentalisateurs de tous bords pour être présents… (M. Jérôme Bascher acquiesce.)
Il faut que ce référendum ait lieu parce que c’est l’engagement qui a été pris. Pour le reste, nous souhaitons de tout cœur que demeure un lien très fort, quoi qu’il arrive : soit la Calédonie restera dans la France, et elle bénéficiera sans doute de davantage d’autonomie et de nouveaux chemins seront tracés ; soit des coopérations très fortes s’opéreront, comme les indépendantistes eux-mêmes le demandent.
Je me suis rendu à l’île des Pins où furent enterrées les femmes de la Commune de Paris, cependant que Victor Hugo plaidait ici même, en vain, pour une amnistie qui n’a jamais été décidée de son vivant. Dans cette paix, au milieu de ces statues ancestrales, comment ne pas penser qu’il peut arriver dans l’histoire que le destin ne soit pas la haine, la guerre et la mort, mais que continuent de se lever contre les forces du mal des êtres humains qui, trente-trois ans après, suivent le même chemin ? (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre des outre-mer. Monsieur le président du Sénat, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon tour, je remercie la Haute Assemblée d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour de ses travaux et le groupe Les Républicains d’en être à l’origine.
Je commencerai par quelques réflexions personnelles. Mon implication dans ce dossier et l’affection que je porte à un certain nombre d’acteurs de ce territoire m’incitent à réagir aux propos qui viennent d’être tenus. Qui plus est, de par mes fonctions ministérielles et de représentant de l’État, je me dois bien légitimement de vous rendre compte de ce que le Gouvernement a voulu accomplir, et a accompli, ces derniers mois sur le dossier dit « calédonien », et surtout de ce qu’il souhaite faire dans les temps à venir.
Je remercie d’autant plus le Sénat que jamais ce dossier, dans un moment aussi décisif – Patrick Kanner l’a rappelé –, n’a suscité autant d’indifférence à Paris. Il s’agit d’une indifférence globale qui touche toutes les élites, les médias, les différentes formations politiques, quelles qu’elles soient. Il faut malheureusement que des tensions apparaissent, comme celles que nous avons connues sur le dossier de l’usine du Sud, pour que la Nouvelle-Calédonie fasse de nouveau sa réapparition dans le débat public national, en tout cas parisien.
Je remercie donc le Sénat de prendre ce temps de réflexion et d’échanges. Même si l’on pressent que certaines positions ne pourront se conjuguer, vos interventions contribuent à nourrir un débat de qualité sur un dossier qui le mérite et sur lequel nous devons nous impliquer en laissant de côté toutes tendances partisanes. Il y va en effet de la France et de sa parole historique.
Dans cette Océanie compliquée, il faut se garder d’arriver avec des idées simples, car la situation est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. J’ai écouté attentivement Éliane Assassi, Patrick Kanner et Bruno Retailleau : en tant que responsables politiques nationaux, nous devons à ce moment précis nous poser toutes les bonnes questions. Qu’est-ce qu’un processus de décolonisation encadré par les Nations unies dans lequel est impliquée la France, membre du Conseil de sécurité des Nations unies ? Quel est son avenir ?
Nous serons amenés à répondre à ces enjeux et le Sénat de la République aura à se prononcer, comme l’ont souligné les deux orateurs du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Il en sera de même pour les loyalistes.
Je me garde bien de m’en remettre à l’histoire de ce dossier, mais, avant de lancer des « y a qu’à » et des « faut qu’on », il faut regarder ce qui a été accompli ces vingt dernières années. Nous le soulignions hier, Alain Richard et moi, dans un autre cercle : les différentes révisions constitutionnelles ont entraîné des créations pour le moins originales dans le droit constitutionnel français ; Bruno Retailleau avait d’ailleurs voté contre l’une d’entre elles.
M. Bruno Retailleau. N’est-ce pas !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Je pose la question à ceux qui appellent à ce que l’on s’engage pour que la Nouvelle-Calédonie reste dans la République : jusqu’où faut-il adapter le droit et le modèle républicain pour que la Nouvelle-Calédonie demeure française ?
Il s’agit là d’une question ouverte qui se pose au législateur, qu’il s’agisse du Sénat ou de l’Assemblée nationale, et au Gouvernement. Pierre Frogier l’a d’ailleurs souvent posée en Nouvelle-Calédonie, dans les assemblées locales.
On ne peut se contenter d’affirmer que la Nouvelle-Calédonie doit rester française. La belle affaire ! Jusqu’à quel point adapter les choses pour qu’il en soit ainsi ?
On parle de séparatisme, mais la double citoyenneté, le gel du corps électoral et la discrimination sont aujourd’hui reconnus par notre bloc de constitutionnalité. La discrimination à l’embauche est effective ; or cela est souvent méconnu. Mesdames, messieurs les sénateurs, cela tranche avec d’autres débats plus récents que vous avez pu avoir dans cet hémicycle…
Nous ne ferons pas l’économie de ce double débat, et le législateur français n’y échappera pas. Dans cette Océanie compliquée, je le répète, il ne faudra pas venir avec des idées simples.
Depuis que je me suis investi dans ce dossier en tant que ministre des outre-mer, j’ai le sentiment qu’il ne faut pas enfermer la Nouvelle-Calédonie dans son passé. Cela ne signifie pas qu’il faut oublier ou refuser tout travail de mémoire – Gérard Poadja a commencé son intervention avec des mots très forts –, mais je me méfie beaucoup de ceux qui agitent le spectre des années 1980 comme un programme. La réalité est tout autre et l’histoire beaucoup plus riche et plus complexe.
Pour avoir passé trois semaines avec vous, messieurs les sénateurs néo-calédoniens, je peux témoigner que la Nouvelle-Calédonie a changé depuis mon premier déplacement dans ce territoire voilà quelques années.
La Nouvelle-Calédonie est-elle dans la même situation qu’en 1988 ou 1998 ? La réponse est non. Le cours du nickel, promesse essentielle d’un certain développement, est-il aujourd’hui le même qu’à l’époque ? La réponse est encore non. Dans l’Indopacifique, le grand voisin chinois a bouleversé l’organisation géographique de l’Océanie, c’est une évidence. Et que dire du réchauffement climatique ?
Tous ces sujets font que le dossier calédonien n’est plus tout à fait celui de 1988 ou de 1998 : ce n’est ni le même contexte ni la même ambiance.
Quand on apprend par la presse que des coutumiers bloquent une réunion politique du FLNKS, il faut méconnaître le dossier pour ne pas comprendre que la coutume et les coutumiers, autorité reconnue dans la République, ont aujourd’hui une place et une envergure différentes – je le dis de manière prudente. Ne considérons donc pas le dossier calédonien en regardant uniquement dans le rétroviseur.
Si je devais allonger la liste des conditions pour réussir tous ensemble et répondre aux enjeux de la Nouvelle-Calédonie, je préciserais qu’il nous faut partager les contraintes et en appréhender les contours : tout change, beaucoup et très vite.
J’ai été nommé ministre des outre-mer au mois de juillet dernier, et il me revient de vous rendre compte de ce que nous avons fait depuis cette date ; cela me permettra de répondre aux différentes interventions. Les deux sénateurs de Nouvelle-Calédonie ont déjà eu l’occasion de me faire passer un examen de contrôle sur place, si j’ose dire…
Il a fallu organiser convenablement le deuxième référendum. M. Sueur a eu raison de rappeler qu’un accord a été conclu, dont l’État est signataire et sur lequel il doit tenir sa parole.
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Certes, une initiative politique peut toujours émerger, mais jusqu’à preuve du contraire, le droit positif prévaut et parole a été donnée.
Le premier référendum devait être organisé et il l’a été par le gouvernement d’Édouard Philippe. Le deuxième référendum devait être organisé au mois d’octobre dernier ; là encore, il l’a été, mais dans des conditions inévitablement difficiles. En effet, chaque référendum crée une tension nouvelle, cela a été souligné.
Qui plus est, Gérard Poadja et Pierre Frogier portent pour la première fois un masque… Je rappelle que la Nouvelle-Calédonie, à l’exception d’un mois de confinement, a été covid free, pour le dire en bon français, et a créé une relation particulière avec l’Hexagone, qui passait de confinement en confinement alors que la Nouvelle-Calédonie se trouvait dans une situation sanitaire complètement différente.
Enfin, ainsi que l’a rappelé Pierre Médevielle, un certain nombre d’incidents devant les bureaux de vote ont fait monter la tension. Lors de mon déplacement en Nouvelle-Calédonie, j’ai moi-même saisi l’autorité judiciaire et le parquet de Nouméa. Je tiens à indiquer au Sénat qu’une enquête judiciaire est toujours en cours.
Je rappelle, car plus personne ne le dit, que nous avons aussi cherché à permettre le retour de l’État de droit. On finit presque par oublier que, jusqu’à preuve du contraire, la Nouvelle-Calédonie est dans la République. À ce titre, les lois de la République que vous votez, mesdames, messieurs les sénateurs, ont vocation à s’y appliquer, y compris celles qui sont relatives à la liberté de circulation ou à l’impossibilité de porter atteinte à la sincérité du suffrage.
Je tiens à rendre hommage aux forces de l’ordre qui, dans le dossier de reprise de l’usine du Sud, se sont exposées comme rarement des forces de l’ordre de notre République l’ont fait : à peu de choses près, des gendarmes ont failli perdre la vie.
On attend souvent du Gouvernement une réponse de fermeté. Elle est là ! Moyennant quoi, il ne faudrait pas grand-chose pour que la justice et l’autorité judiciaire de notre République soient de nouveau regardées comme une « justice coloniale » – je cite ce que je peux lire dans les gazettes.
Pour faire société, il faut aussi soutenir les pouvoirs constitués sur le Caillou, en tout cas l’autorité judiciaire. Il faut réaffirmer l’État de droit dans ce territoire, cela fait partie de nos priorités, alors qu’une forme de laxisme ou de laisser-aller a malheureusement pu être constatée.
J’ai aussi cherché à reprendre un dialogue multilatéral. Cela a été rappelé, l’histoire politique de ce dossier est une histoire à trois. Dans cette relation triangulaire, on s’aperçoit que, lorsque l’État disparaît, les différents acteurs politiques ont plus de difficultés à échanger. Le fameux « format Leprédour », qui est au fond un format de circonstances mais très symbolique, a permis, au mois d’octobre dernier, de rassembler autour de la table un certain nombre d’acteurs politiques qui ne s’étaient pas adressé la parole depuis près d’un an et demi pour échanger sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Cela dépasse largement le ministre des outre-mer en tant que tel, mais, comme l’a souligné Bruno Retailleau, cela pose la question du rôle de l’État en Nouvelle-Calédonie. Quand dans un processus de décolonisation surgit un dossier comme celui de la reprise de l’usine du Sud, il ne faut pas s’étonner de voir émerger des demandes de nationalisation. Alors même que l’on veut que l’État se retire du Caillou, on en appelle à l’État pour qu’il prenne totalement possession d’un outil de production. Voilà qui illustre bien la complexité du rapport à l’État et du regard que l’on porte sur lui.
Guillaume Gontard a parlé de protection de l’environnement. Toute une jeunesse calédonienne, qu’elle penche pour le oui ou pour le non, qu’elle soit kanake ou non, clame que le parc naturel de la mer de Corail est un motif de fierté, qu’il faut protéger le récif corallien et que ce sujet est suffisamment important pour que l’État s’en occupe, contrariant en cela la répartition des compétences entre la République et les institutions calédoniennes ! Aujourd’hui, la notion même de pouvoir régalien doit être réinterrogée en profondeur en Nouvelle-Calédonie.
Le dialogue multilatéral a été rompu et il faut reconnaître que nous avons perdu du temps, car le dossier de reprise de l’usine du Sud s’est invité dans le débat.
On a beaucoup parlé de l’accord de Nouméa, mais rappelons qu’il a eu pour préalable l’accord de Bercy, que Pierre Frogier connaît bien. Il s’agissait d’une réflexion opérationnelle poussée sur la ressource minière et sur la question du nickel. D’ailleurs, permettez-moi de m’étonner devant vous, mais avec bienveillance, de l’intitulé de ce débat, qui aurait dû porter sur l’avenir institutionnel, politique, économique et social de la Nouvelle-Calédonie. Il n’a pratiquement pas été question du nickel, alors que les cours du nickel de 1988 ou de 1998 ne sont pas du tout ceux de 2021 et que la promesse n’est plus du tout la même.
On a parlé de l’usine du Sud : permettez-moi de dire devant le Sénat que la SLN (Société Le Nickel) de Nouméa dont, comme vous le savez, l’État est actionnaire via Eramet – cette question intéresse donc directement la représentation nationale –, est confrontée à des difficultés assez redoutables et inquiétantes pour l’avenir du site, de ses employés et de leurs familles. L’usine du Nord, située sur le massif de Koniambo, est également confrontée à une situation qui pourrait se révéler dangereuse dans les mois à venir.
Ne nous payons pas de mots : je serai un partenaire évidemment engagé sur la question de l’avenir institutionnel de l’île, mais je souhaite aussi apporter le plus de réponses possible sur le volet économique du dossier, comme l’a fait la présidente Assassi sur le champ social.
En effet, derrière l’enjeu du référendum, il y a une population, à qui l’on ne parle que du oui et du non, alors qu’elle a des attentes semblables à celles qui s’expriment dans nos propres territoires : accès à la santé, à l’éducation et à la formation, violences faites aux femmes – les chiffres en la matière ne sont pas glorieux en Nouvelle-Calédonie –, protection de l’environnement.
Il ne faudrait pas que, depuis Paris, on se contente de traiter le volet institutionnel du dossier. On risquerait en effet de créer un biais au détriment de nos concitoyens qui, eux, se posent des questions touchant à leur vie quotidienne, comme celle de la reprise des vols internationaux ou du déconfinement de l’économie touristique. Tous ces sujets méritent d’être abordés. Je pourrais y revenir une autre fois devant la Haute Assemblée.
J’évoquerai tout de même la question institutionnelle, puisque c’est l’enjeu central du débat qui nous réunit.
L’organisation d’un troisième référendum a été demandée. Quand on est gaulliste, on se doit d’être attentif à la parole de l’État. Par conséquent, former le vœu qu’une alternative puisse voir le jour relève de l’initiative politique. En tout état de cause, il est indispensable d’être précis : les différentes propositions ne peuvent pas nous amener à revenir sur la parole donnée, qui est d’ailleurs celle du législateur lui-même au travers des révisions constitutionnelles successives.
Vous me permettrez aussi – et il ne s’agit pas là d’une coquetterie sémantique – de revenir sur cette distinction propre à nos institutions entre État et gouvernement. L’État est neutre ; le Gouvernement peut ne pas l’être. L’État organise le scrutin comme il organise les élections sénatoriales ou municipales : on ne va donc pas demander au haut-commissaire de la République à Nouméa de commencer à faire campagne pour le oui ou pour le non.
Il faut faire attention aux mots que nous employons. Les parlementaires, les dirigeants de formations politiques ou les ministres peuvent-ils faire part de leur préférence ou parler de l’avenir politique de la Nouvelle-Calédonie ? La réponse est naturellement oui, mille fois oui.
En revanche, l’État en tant qu’État doit-il contrevenir à son obligation de neutralité – le terme figure dans l’accord de Nouméa, qu’un certain nombre d’entre vous ont d’ailleurs ratifié en votant la loi constitutionnelle ? Il m’est arrivé d’être surpris par certains propos que j’ai entendus, notamment lors des séances de questions d’actualité au Gouvernement : à mon sens, on ne peut pas demander à l’État de déroger du jour au lendemain à la neutralité qu’il est tenu de respecter.
Le Gouvernement de la République française peut-il s’engager davantage ou s’exprimer ? La réponse est oui. Je l’ai d’ailleurs dit lorsque j’étais sur place. Quand le Premier ministre Jean Castex, en réponse à une question d’actualité au Gouvernement de Philippe Bas, ici même dans cet hémicycle, a exprimé sa préférence à titre personnel, personne ne l’a relevé. Pourtant, à cette occasion, le chef du Gouvernement a bien indiqué une préférence.
Je vous renvoie également au discours que le Président de la République a tenu au théâtre de Nouméa lors de sa visite sur l’île : le chef de l’État, davantage encore que le Gouvernement, a très clairement exprimé sa préférence.
Le vrai sujet est autrement plus redoutable : pourquoi l’écart entre le oui et le non est-il aussi faible ? Si vous pensez que votre serviteur peut significativement changer la donne en faisant campagne, vous me prêtez bien trop de pouvoir. Du reste, on n’attend pas que nous autres, depuis Paris, fassions campagne, car une campagne électorale se mène sur le terrain.
En tout cas, on peut tenter de sortir du choix binaire entre le oui et le non, mais on ne peut pas demander à l’État et aux deux assemblées, dans le cadre de la révision constitutionnelle, de manquer à leur parole, laquelle garantit que l’accord de Nouméa ira jusqu’à son terme.
C’est un dossier sur lequel il importe d’être subtil. Mais, chemin faisant, l’accord de Nouméa arrive de toute façon à son terme.
Pour autant, comme l’ont dit certains orateurs, le moment est-il venu de mettre toutes les idées sur la table et de réfléchir ? Je crois que oui. Le président Kanner vient lui-même de déclarer que l’on pouvait concilier les deux exigences : mener l’accord de Nouméa jusqu’au bout, tout en examinant des propositions et en engageant une réflexion sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
C’est ce que l’on va tenter de faire, notamment en invitant les forces politiques calédoniennes à venir à la fin du mois de mai pour rencontrer non seulement le Gouvernement, mais aussi les parlementaires.
Le président du groupe Les Républicains a rappelé l’attachement personnel du président du Sénat au dossier calédonien. Celui-ci a noué des liens étroits – avec votre autorisation, je me permettrai de m’exprimer en son nom –, avec des partisans tant du non que du oui.
Je dis souvent à mes interlocuteurs que la parole du Gouvernement n’a de sens que si elle emporte également l’adhésion de tout le Parlement. Sur des questions aussi importantes que la citoyenneté ou la nationalité, le Gouvernement peut certes défendre une position, mais il revient toujours au seul Parlement de décider in fine.
On a bien vu avec les révisions constitutionnelles de la fin des années 1990 et des années 2000 que ce processus n’était pas un long fleuve tranquille. Il suffit de regarder quel avait été le vote du groupe Les Républicains à l’époque – je n’étais pas là, mais je m’en souviens malgré tout. Les avis étaient partagés au sujet du corps électoral. Du reste, un certain nombre de sénateurs se sont opposés à la réforme proposée par le président Jacques Chirac, quand d’autres l’ont votée.
L’humilité qui s’impose à tous sur ce dossier doit nous conduire à « casser » les problèmes en petits morceaux et à avancer avec méthode.
La méthode que je vous propose, et que j’ai proposée aux formations politiques calédoniennes, pour tenter de sortir du choix binaire qui résulte du référendum consiste à travailler en priorité sur les implications du oui et du non.
J’ai l’âge de mes artères, mais je m’étonne tout de même que, vingt ans après, on débatte et on s’interroge encore, au sein du comité des signataires de l’accord de Nouméa, sur la question qu’il faudrait poser lors du référendum, sur la date à laquelle il faudrait la poser, et sur le corps électoral auquel il faudrait s’adresser.
Figurez-vous qu’à aucun moment durant ces vingt ans on n’a travaillé sur les conséquences d’une victoire du oui ou du non, ce qui questionne tout de même quelque peu l’action de plusieurs gouvernements successifs de sensibilités politiques très différentes. On a finalement laissé dire que la victoire du oui mènerait à certains résultats, et que celle du non aboutirait à d’autres…
Quand j’ai été nommé rue Oudinot, je me suis naïvement dit qu’il devait forcément exister un dossier quelque part dans cette République, dans les services de l’État, qui nous instruirait sur les conséquences d’une éventuelle indépendance et, le cas échéant, ce qui serait encore plus compliqué juridiquement, sur ce qui découlerait d’un troisième non au référendum. En réalité, personne n’avait envisagé qu’il faudrait autant travailler sur les conséquences de ce référendum !
À force de répéter que l’accord de Nouméa nous « donnait du temps », parce qu’il nous en faisait perdre ou nous permettait d’en gagner – au mauvais sens du terme –, nous sommes tombés dans ce travers.
Je crois beaucoup à ce travail sur les effets d’une victoire du oui ou du non. Nous allons proposer un premier document aux formations politiques calédoniennes ; nous le leur adresserons avant leur arrivée à Paris à la fin du mois de mai. Je le transmettrai évidemment aux deux assemblées parlementaires, car j’estime que ce travail doit faire l’objet d’une coconstruction et d’un partage très en amont.
Le document détaillera les effets intangibles d’une victoire du oui, tout comme ceux qui résulteraient d’une victoire du non, et ce quel que soit le ministre des outre-mer, le Président de la République ou le groupe majoritaire à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le oui et le non emportent un certain nombre de conséquences : cela doit être dit et écrit, notamment parce qu’il y a peu de consultations référendaires autour desquelles on entretient un flou aussi important, sur une question qui plus est aussi stratégique.
Le oui, s’il l’emporte, aura des effets redoutables et spectaculaires, dont certains pourraient même créer un choc de confiance au niveau de l’économie calédonienne, avec des effets financiers, monétaires et bancaires considérables. Il faut donc « entrer dans le dur » et assumer collectivement ce que cela peut signifier de porter à la connaissance de chacun les implications d’une victoire du oui ou du non.
Ensuite, une fois que les représentants politiques calédoniens seront à Paris, nous mettrons un deuxième document sur la table, qui précisera les conséquences liées au référendum pouvant faire l’objet d’une négociation. En effet, pour réfléchir au jour d’après, encore faut-il se placer dans une situation qui favorise la réflexion.
Comme Pierre Médevielle l’a rappelé, l’accord de Nouméa comporte une jolie formule, mais assez angoissante à certains égards, selon laquelle « les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ». La phrase est un peu vague, surtout s’il s’agit d’expliquer aux forces de sécurité intérieure, à l’autorité judiciaire et à l’administration pénitentiaire ce à quoi ils doivent s’attendre le jour d’après, en cas d’indépendance.
Il faut donc commencer à discuter très sérieusement des implications d’une victoire du oui. Certains opposeront que, en faisant ce travail, on prépare l’indépendance, que c’est le début de la capitulation – je l’ai entendu dire là-bas –, qu’on est en train d’écrire le brouillon des accords d’Évian ; chacun y va de sa référence.
Non ! On peut tout à fait retourner l’argument : puisqu’on arrive au terme de l’accord de Nouméa, je ne peux pas, en tant que ministre des outre-mer, signer le décret portant convocation des électeurs sans expliquer à ces derniers ce qu’implique une victoire du oui ou une victoire du non.
Pour autant, cela fait-il perdre tout intérêt à la discussion politique que nous aurons à Paris autour du caractère négociable des résultats du référendum ? Cela dépendra des différentes formations politiques. La monnaie d’une Kanaky indépendante a-t-elle vocation à s’adosser à l’euro ? En principe non, mais une telle demande pourrait peut-être faire l’objet d’une négociation plus globale. C’est aussi simple que cela.
Le processus dans son ensemble est terriblement complexe. Du reste, j’y pense en voyant le président de la commission des affaires étrangères, il aura des conséquences majeures sur la zone.
Cette réflexion m’amène à poser quatre questions importantes.
Que signifie l’indépendance en 2021 ? Est-ce l’indépendance qu’évoquait et promouvait Jean-Marie Tjibaou dans les années 1980 ? C’est une vraie question, qu’a posée Pierre Frogier dans son intervention.
Quelle est la définition de la pleine souveraineté ? Nous avons certes la définition que le droit international nous propose. Mais quand on discute avec les formations politiques indépendantistes, on s’aperçoit que la notion de pleine souveraineté n’est pas toujours forcément acceptée ou conçue de la même façon chez les uns et chez les autres. Sur de tels sujets, il faut prendre le temps de discuter avec l’Union calédonienne notamment, d’un côté, et l’Union nationale pour l’indépendance (UNI) ou le Palika, de l’autre, car ils soulèvent la question de la relation de la Nouvelle-Calédonie à la France, sur laquelle les différentes sensibilités ont besoin de s’exprimer.
La troisième question porte sur la relation que l’on souhaite établir avec la République. Le Président de la République a tenu des propos forts à ce sujet lorsqu’il s’est exprimé au théâtre de Nouméa. Il a parlé des nouvelles routes de la soie qui pourraient conduire à la mise en place d’un nouvel impérialisme dans le Pacifique – je le dis devant les commissaires aux affaires étrangères –, ce qui démontre qu’il a parfaitement identifié le défi du moment.
Certains indépendantistes vous parlent de la mère patrie ou du sang versé lors des grands conflits, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale, tandis que certains loyalistes, sur place, affirment que la France est avant tout un passeport… Attention, mon propos ne doit pas être caricaturé : ceux-là ne constituent pas la majorité du genre. Je dis simplement que le constat est beaucoup plus nuancé qu’il n’y paraît et que le sujet mérite d’être approfondi.
Dernière question, qu’est-ce qu’être Français en 2021 ? Cela traumatise beaucoup de jeunes en Nouvelle-Calédonie. Mais si l’on poussait la porte d’un collège de Vernon, dans l’Eure, et que l’on posait cette question aux collégiens, j’ai bien peur qu’elle leur paraisse tout aussi redoutable.
Tous ces sujets doivent être abordés avec patience et nécessitent beaucoup de temps. Vous avez tous noté que, si des accords ont été possibles en 1988 et en 1998, c’est parce que l’État était là. C’est aussi, de ce que j’ai cru comprendre dans les propos des différents protagonistes, parce que nous avons su faire preuve à l’époque de tempérance, d’écoute, de dialogue et de compréhension à l’égard des aspirations les plus profondes des différentes parties.
Il faut replacer le dossier calédonien dans son contexte international. Je l’ai dit pour ce qui concerne l’espace indopacifique. Je rappelle également qu’il est lié au processus de décolonisation, sujet qui peut intéresser la commission des affaires étrangères du Sénat. (M. Christian Cambon acquiesce.) Nous sommes membres des Nations unies : c’est un processus encadré par le Comité spécial de la décolonisation (C24).
Ces sujets ont des effets sur d’autres territoires de la République, qu’ils soient ultramarins ou non. Il faudra apporter un éclairage sur les répercussions d’un nouveau référendum. Si le non l’emportait une troisième fois, le processus d’autodétermination s’éteindrait-il pour autant ? Certains l’affirment, mais pour l’État, la réponse est non. Un tel résultat ne signifierait pas que l’on mettrait fin au droit à l’autodétermination. Voilà un sujet complexe qui mérite d’être apprécié à sa juste valeur et approfondi.
Je ne reviendrai pas sur les aspects économiques et sociaux du débat. Je précise tout de même qu’en loi de finances le Gouvernement proposera une hausse de 82 millions d’euros des crédits de la Nouvelle-Calédonie pour soutenir le budget du gouvernement calédonien, augmentation justifiée pour l’essentiel par la crise liée à la covid-19. Je rappelle que, pour préserver le territoire de l’épidémie, nous avons dû décider un certain nombre de fermetures de frontières et mettre en œuvre des quatorzaines, qui ont particulièrement affecté les finances calédoniennes. Les parlementaires se sont d’ailleurs mobilisés sur le sujet ; qu’ils en soient remerciés.
Dans la cadre du processus actuel de décolonisation, le fait que l’État abonde de 82 millions d’euros le budget du gouvernement autonome de la Nouvelle-Calédonie dit quelque chose de la période que nous vivons.
Un certain nombre d’entre vous m’ont interpellé ou ont interrogé Olivier Véran lors des questions d’actualité au Gouvernement à propos des vaccins. La Nouvelle-Calédonie n’a manqué à aucun moment de vaccins. La solidarité nationale a largement joué, et des décisions importantes ont été prises. On oublie de rappeler que, lorsqu’il y a un coup dur, la République est là. C’est une réalité.
M. Jérôme Bascher. Heureusement !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Certes, mais regardons l’histoire et ce qui s’est passé ces vingt dernières années. Tout le monde dit qu’il faut s’engager, mais l’engagement d’un gouvernement ne peut se résumer à des paroles : il faut des actes ! C’est lorsque surviennent les coups durs que l’on parvient à mesurer la fraternité républicaine. En tout cas, le Gouvernement a agi.
Je terminerai en soulignant trois points.
Le premier point concerne le calendrier. Les accords sont clairs : un troisième référendum peut être demandé dans les six mois suivant le précédent. Dès lors qu’il a été demandé, il doit avoir lieu dans un délai de deux ans, ce qui nous amène au mois d’octobre 2022. La décision, qui prend la forme d’un décret portant convocation des électeurs, relève du pouvoir réglementaire : c’est donc au Gouvernement qu’il revient d’agir.
J’attends beaucoup de la rencontre qui doit avoir lieu à la fin du mois de mai.
J’essaie à la fois d’être cohérent et de m’exprimer sans langue de bois, monsieur le président Retailleau. J’observe que les indépendantistes réclament que ce troisième référendum se tienne très vite. N’oubliez pas qu’ils ont la faculté de demander son organisation durant toute cette période : ils auraient pu le faire plus tard ou, ce qui n’est pas interdit étant autorisé, ils auraient parfaitement le droit de retirer leur demande et de la réintroduire dans trois, quatre ou six mois.
Selon une première interprétation, si les indépendantistes demandent aussi rapidement que le référendum ait lieu, c’est sûrement parce qu’ils ont envie qu’il se tienne vite ; c’est une lecture normande et simple de la situation, mais elle est efficace. Les services de l’État se tiennent par conséquent prêts à l’organiser, tant en cette fin 2021 qu’à la fin de l’année 2022 : techniquement, nous faisons en sorte de pouvoir l’organiser quel que soit le cas de figure.
La date retenue dépendra évidemment beaucoup des échanges politiques qui auront lieu à la fin du mois, mais aussi de notre capacité collective à préciser les implications d’une victoire du oui ou du non. J’aurais du mal à assumer la tenue d’un référendum précipité dont les conséquences n’auraient pas forcément été explicitées.
Le choix de la date dépendra donc essentiellement de la discussion politique que nous allons avoir. Je pense que tout le monde viendra à Paris. En tout cas, nous serons présents et, si je dois rester seul, ma main restera tendue pour que l’on puisse avancer sur ce dossier. Tel est notre engagement. L’accord arrive à son terme, et personne ne comprendrait que nous laissions filer les choses et que nous nous désintéressions de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Le deuxième point a trait au travail important que nous avons mené auprès de la société civile. Il n’en pas été fait mention et je sais que ce type de démarche est parfois caricaturé, mais la Nouvelle-Calédonie est un territoire particulièrement jeune où la prise de parole d’un certain nombre d’habitants n’est pas toujours chose aisée.
Je précise, puisqu’il est aussi question du corps électoral dans cette affaire, que ce n’est pas parce que l’on n’est pas inscrit sur les listes électorales que l’on n’a rien à dire. Le travail que nous avons conduit avec la société civile a permis aux corps intermédiaires, à l’université, au patronat, aux syndicats de s’emparer, à un moment donné, de ces questions et de s’interroger sur ce qu’ils souhaitaient faire.
J’ajoute, à l’attention du sénateur des îles Wallis et Futuna, que j’évoque une démarche dans laquelle les Wallisiens et les Futuniens se sont fortement impliqués, notamment parce qu’ils ont longtemps été les grands oubliés de la question calédonienne. Voilà un troisième territoire français du Pacifique auquel on doit s’intéresser au travers des communautés wallisiennes et futuniennes présentes à Nouméa.
Un rapport sur le travail conduit auprès de la société civile sera rendu dans les jours qui viennent. Je le communiquerai aux deux assemblées parlementaires, parce qu’il constituera une base de réflexion et d’échange sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.
Le troisième point porte sur la proposition de Pierre Frogier.
Là encore, je vais m’exprimer avec beaucoup de franchise. Tout d’abord, je vous remercie, monsieur le sénateur, car toutes celles et tous ceux qui prennent des risques dans ce dossier sont des personnes courageuses.
M. Bruno Retailleau. Absolument !
M. Sébastien Lecornu, ministre. La critique est aisée, mais l’art est difficile, et j’en sais quelque chose… Beaucoup disent « y a qu’à », « faut qu’on », mais peu sont ceux qui se mettent derrière leur clavier ou qui prennent un stylo pour formuler des idées par écrit.
Vous avez le dos large, monsieur le sénateur Frogier. Vous êtes expérimenté, et vous êtes un habitué de la vie politique calédonienne : de l’avis de tous, le double drapeau, ou plutôt les deux drapeaux, constitue une avancée majeure et s’inscrit dans l’esprit de l’accord de Nouméa que vous avez signé, et dont vous avez rappelé ici même les limites, qui sont notamment liées au contexte.
Et pourtant, ces deux drapeaux ont fait l’objet de caricatures qui me semblent injustes et déplacées. Je tenais à le dire ici, à la tribune du Sénat. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
Il faut désormais mettre votre proposition sur la table. Elle a d’ores et déjà fait réagir, à en juger par les réactions des différents groupes politiques. Il se dit beaucoup de choses, mais après tout, c’est le propre d’une démocratie. Et puis on aime la politique dans ce qu’elle a de plus noble, ce qui doit nous amener à étudier cette proposition dans le détail.
Je la mettrai en débat lorsque nous serons tous réunis à la fin du mois de mai ; je soumettrai toutes les propositions, les bonnes comme les mauvaises, dès lors qu’elles auront fait l’objet d’un travail préalable. Car au fond, ce qui a manqué parfois dans ce dossier, c’est le travail. À un moment donné, on ne peut pas dire qu’il faut absolument élaborer un troisième projet, sortir du choix binaire qui nous est imposé et faire autrement sans travailler. Il faut se mettre à l’épreuve du réel !
Votre proposition, monsieur le sénateur, a plusieurs mérites. Elle pose notamment une question essentielle, celle de la répartition des pouvoirs entre les institutions calédoniennes. Ce sujet doit nous intéresser, quelle que soit l’issue du processus référendaire. Elle pose aussi la question de la fiscalité et de la répartition des richesses. Elle questionne l’organisation géographique de la Nouvelle-Calédonie : on ne peut pas le nier, on a le sentiment que le Sud pourrait être retranché.
Bref, elle soulève de nombreuses questions, ce dont on ne doit pas s’effrayer car, pour que le dialogue s’établisse, encore faut-il qu’il y ait des idées. Or, malheureusement, je n’en ai pas beaucoup entendues ces derniers mois.
Sachez que, en tant que ministre – peut-être aussi un peu en tant que sénateur –, je serai toujours disponible pour travailler avec l’ensemble des formations politiques du Sénat et de l’Assemblée nationale en vue de faire avancer ce dossier. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER, UC et Les Républicains.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’avenir institutionnel, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, dans la perspective du terme du processus défini par l’accord de Nouméa du 5 mai 1998.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux pour quelques instants.
(La séance, suspendue à dix-sept heures cinquante, est reprise à dix-sept heures cinquante-cinq, sous la présidence de M. Pierre Laurent.)
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Laurent
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
5
Souveraineté économique de la France
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Républicains, sur la souveraineté économique de la France.
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l’auteur de la demande dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. Serge Babary, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Serge Babary, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, malgré ses dégâts économiques et sociaux effroyables, la crise actuelle a pour mérite d’obliger les États et les entreprises à s’interroger sur l’organisation et la localisation de la production de biens et services présentant un caractère stratégique.
L’épidémie de covid-19 nous oblige à questionner la logique de mondialisation. De fait, en délocalisant et en désindustrialisant, nous nous sommes privés de certains produits essentiels. Nous avons pris conscience de certaines illusions de la mondialisation heureuse.
La pandémie a mis en lumière les risques inhérents à des chaînes de valeur fragmentées et mondialisées. Elle relance le débat sur le rôle de l’État, la nécessité d’une stratégie industrielle, et les risques économiques du « laisser-faire, laisser-aller ». Le sentiment de vulnérabilité du pays, qui a frappé nos concitoyens, a indéniablement ralenti l’élan, hier irrésistible, du train de la mondialisation.
Reprendre en main notre destin commun ne veut bien sûr pas dire faire table rase du passé. D’ailleurs, les solidarités économiques construites ces quarante dernières années et nos engagements internationaux nous interdiraient de nous engager dans une telle voie.
Cela implique toutefois de retrouver un État véritablement stratège, un État capable de définir les priorités essentielles et d’aider les entreprises à instaurer, là où c’est vital pour les intérêts stratégiques du pays, davantage de sécurité dans leurs circuits de production et d’approvisionnement. En d’autres termes, un État stratège plutôt que piètre gestionnaire…
Le Président de la République vient de se prêter au jeu consistant à imaginer la France de 2025. Il y évoque « l’excellence industrielle française, son nouveau modèle productif plus écologique et numérique ».
Mais je m’étonne qu’il n’insiste pas sur l’urgente nécessité, d’une part, de garantir notre autonomie alimentaire et, d’autre part, de renforcer notre souveraineté dans le domaine de la sécurité sanitaire.
Serait-il aveugle aux faiblesses de notre recherche, dont les ratés dans la mise au point d’un vaccin contre la covid-19 ne sont qu’un révélateur ?
En janvier dernier, le Conseil d’analyse économique a examiné les raisons du retard français dans la course à l’innovation technologique, en mettant notamment en avant l’insuffisance des financements publics alloués à la recherche et à l’écosystème d’innovations.
N’est-ce pas suicidaire à long terme ?
Madame la ministre, comment comptez-vous rattraper ce retard ? Envisagez-vous, par exemple, de réduire la complexité du millefeuille administratif, le poids des normes et des procédures, de rapprocher les mondes de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée – tous ces thèmes que le Sénat défend depuis des années ? En bref, comment comptez-vous renforcer l’attractivité des métiers de la recherche ?
Dans la high-tech et dans la biotech, les mêmes causes alimentent un retard français similaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que les deux laboratoires parmi les plus en pointe, l’américain Moderna et le laboratoire suédo-britannique AstraZeneca, sont dirigés par des Français. Pourquoi a-t-on laissé partir Valneva au Royaume-Uni, alors que son siège était basé à Saint-Herblain et que cette entreprise de biotech franco-autrichienne va produire un nouveau vaccin ?
L’été dernier, la start-up Snowflake a affolé Wall Street avec son introduction en Bourse record. Elle a été créée par deux ingénieurs français, qui ont trouvé leur bonheur au cœur de la Silicon Valley.
Et n’oublions pas qu’Emmanuelle Charpentier, prix Nobel de chimie en 2020, ne travaille plus en France depuis plus d’un quart de siècle. Elle y a pourtant été formée, a travaillé au sein des instituts Pasteur et Curie, des références mondiales dans ses spécialités. Et puis… rien ! En tout cas, rien en France !
Pourquoi ne savons-nous pas suffisamment retenir nos chercheurs ou les faire revenir ?
La maîtrise minimale de la souveraineté économique sous-entend que la prise de décision doit s’exercer au niveau de l’État-nation. Elle doit se conjuguer, bien entendu, en complémentarité avec nos partenaires membres de l’Union européenne. Si l’Europe peut être plus efficace dans certains domaines, alors appliquons-nous à développer une souveraineté européenne avec les partenaires prêts à nous rejoindre ! Sinon, vive le principe de subsidiarité !
Pionnières en matière de responsabilité sociale des entreprises, la France et l’Europe doivent se donner les moyens d’en défendre les principes et les règles. Il nous faut défendre les normes financières et extrafinancières – c’est-à-dire celles qui recouvrent des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance – d’un capitalisme responsable. Réinvestissons dans le long terme !
Il y a aussi un préalable à la localisation ou la relocalisation d’activités en France : améliorer les conditions de la compétitivité et de la productivité. C’est incontournable car, ne nous faisons pas d’illusion, la compétitivité par les prix reste le noyau dur des arbitrages, des individus comme des organisations.
Cela vaut également, d’ailleurs, pour le prix des médicaments : la sécurité sociale est-elle prête à payer plus cher le paracétamol, par exemple ?
Assurer la souveraineté économique, n’est-ce pas également préserver le tissu économique de la prédation d’entreprises étrangères ?
Je pense aux nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui sont ainsi menacées, alors même que la crise les fragilise. En trois mois, 500 d’entre elles ont fait l’objet de tentatives de prédation.
Je pense aussi aux PME, nombreuses à être concernées par les 270 menaces identifiées par Bercy comme visant des entreprises de secteurs stratégiques au cours des dix premiers mois de 2020.
Certains ont critiqué le refus de la France de voir le canadien Couche-Tard s’associer à Carrefour, ou encore l’interdiction du rachat de Photonis par l’américain Teledyne. Chacun peut avoir son idée sur les secteurs les plus stratégiques à surveiller.
Pour ma part, je préfère que l’État soit vigilant sur ces sujets. Mais nous ne serons véritablement efficients que si nous arrivons à convaincre très rapidement nos partenaires européens de l’urgence à réviser les règles européennes de la concurrence. Celles-ci ne protègent pas suffisamment nos entreprises et les règles européennes des marchés publics ne les aident pas assez.
En outre, le manque d’harmonisation fiscale et le niveau de la fiscalité française, y compris au moment de la transmission de l’entreprise, sont des obstacles supplémentaires.
Quelles sont les priorités ? Comment les concrétiser et les financer ? Attention à la double injonction politique qui devient contradictoire dans certains territoires : relocalisation de l’activité industrielle et, « en même temps », application d’une politique « zéro artificialisation nette », sans oublier d’autres entraves, comme la longueur des procédures d’urbanisme industriel ou commercial. Comment localiser ou relocaliser une entreprise, si l’on ne peut pas construire d’entrepôts ?
Enfin, je voudrais insister sur un sujet majeur sur lequel la délégation sénatoriale aux entreprises travaille actuellement : la cybersécurité. Ce sujet nous concerne tous, individus, collectivités publiques, entreprises. Or ni la France ni même l’Europe ne sont souveraines dans ce domaine. Il n’existe même pas de cloud européen souverain où stocker les données !
En France, 80 % des entreprises du CAC 40 et 75 % des entreprises du Next 40 sont clientes des services d’une multinationale américaine. Des entreprises stratégiques qui sont donc, par extension, soumises à la législation américaine du Cloud Act. Cette dernière offre un cadre légal à la saisie de documents, de mails et, plus largement, de toutes les communications captées à l’étranger par les serveurs des sociétés américaines. À quand un cloud souverain, madame la ministre ?
« Sans indépendance économique, il n’y a plus d’indépendance tout court », disait Charles de Gaulle ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Franck Menonville applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée chargée de l’industrie.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, les débats sur des sujets comme la souveraineté économique – et je tiens à remercier votre groupe, monsieur Babary, d’avoir mis ce thème à l’ordre du jour – sont à mener avec pragmatisme et mesure, au-delà du nécessaire temps des constats.
Ces constats portent sur les conséquences de la mondialisation et l’émergence de nouvelles superpuissances, que nous pensions, hier, simples ateliers du monde, ou d’entreprises numériques représentant des capitalisations pharaoniques. Ils portent aussi sur les conséquences des choix stratégiques nationaux de ces trente dernières années, négligeant malheureusement des pans entiers de notre économie, notamment l’industrie.
Équilibre : c’est le mot qui doit caractériser notre débat de cet après-midi.
Ne tombons pas dans l’anathème, dans la caricature ! L’heure est bien trop grave pour chercher des responsabilités individuelles face à la destruction d’un million d’emplois industriels en vingt ans, pour s’étonner du déclassement de l’industrie pharmaceutique française en l’espace de deux décennies – cette dernière est passée de la première à la quatrième place et a perdu la moitié de sa part de marché mondiale – ou pour regretter des fermetures d’usines qui ont dévitalisé nos territoires.
Le temps est venu, désormais, de travailler ensemble à la reconquête de notre souveraineté économique, et c’est tout le sens de la politique menée depuis le début du quinquennat par le Président de la République et la majorité présidentielle.
L’impérieuse urgence de cette reconquête a été mise en exergue par la crise sanitaire sans précédent que nous traversons.
Mais cette crise ne fait que révéler un état de fait, provoquant un effet de loupe sur des défaillances profondément ancrées dans notre pays depuis des décennies. Les difficultés d’approvisionnement en masques sanitaires, en médicaments, en matières premières stratégiques ou encore en intrants critiques essentiels, comme les semi-conducteurs, ont mis en lumière nos dépendances manifestes vis-à-vis d’autres continents. Le sujet n’est pas uniquement français ; il est européen. La crise est le révélateur profond d’enjeux de souveraineté trop longtemps négligés.
Soulignons que dans cette crise, et face à ces difficultés, nos industriels ont fait montre d’une formidable capacité d’adaptation, de souplesse, d’ingéniosité. Je tiens ici à les en remercier. Ils ont agi en lien étroit avec l’État et les collectivités locales, souvent en improvisant des partenariats inédits. Cela démontre la force de l’intelligence collective et du collectif, et c’est probablement sur ce type de modèles que nous devrions avancer.
L’équilibre que j’évoquais précédemment doit aussi résider dans les solutions que nous avons à apporter, en nous méfiant des raccourcis et des amalgames. La souveraineté économique n’est pas le nationalisme mortifère ; la mondialisation et ses échanges sont, non pas des ennemis, mais des espaces dans lesquels nous devons inscrire notre action sans naïveté ; l’Europe n’est pas un handicap, bien au contraire, mais elle doit devenir notre principal atout et notre échelle de réflexion face aux puissances chinoise et américaine – pour ne citer qu’elles.
Dès le début du quinquennat, sous l’impulsion du Président de la République, nous avons avec Bruno Le Maire engagé un mouvement de reconquête industrielle, d’investissement dans les compétences et les technologies de demain, de modernisation, de digitalisation de notre outil productif, pour que la France retrouve sa place parmi les grandes nations industrielles.
Ce sont des premières mesures de refondation de notre économie qui ont été engagées, comme l’allégement de la fiscalité sur les investissements productifs, la suppression de cotisations sociales afin d’augmenter de façon directe, et non détournée, les salaires tout en baissant le coût du travail, la réforme des ordonnances Travail, qui facilite l’accès à l’emploi pour les plus vulnérables. Par ailleurs, la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite Pacte, a renforcé le contrôle des investissements étrangers prédateurs pour protéger nos actifs stratégiques.
Nous avons voulu rompre avec ce fatalisme qui consistait à faire de la France un pays d’économie post-industrielle, uniquement positionnée sur les services et qui jugeait notre industrie dépassée, polluante et incapable d’être compétitive. Nous voulons au contraire bâtir une industrie forte, innovante, décarbonée, participant à sa manière à la souveraineté des territoires et à leur continuité.
Ces choix ont déjà permis de recréer des emplois industriels pour la première fois depuis 2000 – en 2017, 2018, 2019 – et de redevenir le pays d’Europe le plus attractif pour les investissements étrangers en matière industrielle en 2018 et 2019.
Au niveau européen, nous devons porter l’idée que l’Europe est un atout, tout en défendant, comme l’a fait le Président de la République, l’impératif d’une relance massive et coordonnée des économies européennes. C’est tout le sens des plans de relance européen et français, s’élevant respectivement à 250 milliards d’euros et 100 milliards d’euros, qui portent l’ambition de rebâtir une souveraineté : celle de la France, celle de l’Europe. Ainsi, 35 milliards d’euros seront destinés à soutenir notre industrie – nous faisons le pari de l’industrie !
J’ai bien noté que l’intitulé du débat n’évoque que la souveraineté économique française. Mais, à l’heure où les États-Unis et la Chine ont engagé des plans d’investissements massifs, je ne crois pas que nous rivaliserons seuls contre ces grandes puissances. La souveraineté française est indissociable de la souveraineté européenne.
Nous avons besoin de plus d’Europe, mais surtout de « mieux d’Europe ». Il nous faut une Europe industrielle, ambitieuse en matière d’innovation, de transition écologique et de transformation des compétences, une Europe qui protège du dumping fiscal et environnemental, avec la mise en place d’une taxation sur les plateformes numériques, par exemple, ou d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, une Europe qui impose une concurrence réellement loyale, à l’heure où des entreprises non européennes accèdent à des marchés domestiques sans contrepartie et sont fortement subventionnées. C’est pourquoi nous soutenons des mesures de réciprocité sur l’accès aux marchés publics. C’est également pourquoi nous avons soutenu des mesures additionnelles en matière de filtrage des investissements au niveau européen.
Sur le plan national, nous avons quatre objectifs.
Relocaliser et, en premier lieu, relocaliser des chaînes d’approvisionnement critiques. Je pense aux secteurs de la santé, de l’agroalimentaire, de l’électronique. Je pense aux intrants critiques, ces principes actifs chimiques ou ces éléments de métallurgie essentiels à notre industrie, mais également à la 5G – parce qu’il faut regarder devant nous – et évidemment au nucléaire. Sur ces six secteurs, nous investissons massivement, avec 273 projets de relocalisation soutenus dans le cadre du plan de relance.
Innover. Il s’agit là d’avoir le quart d’heure d’avance qui nous permettra d’être dans la cour des grandes nations industrielles en 2030, tout en nourrissant notre croissance actuelle. C’est toute l’ambition du programme d’investissements d’avenir, doté de 20 milliards d’euros, dont 11 milliards d’euros doivent être déployés dès les années 2021 et 2022. Une quinzaine de chaînes de valeurs stratégiques sont concernées. Vous avez cité la cybersécurité, monsieur Babary ; elle figure dans la liste ! Nous finançons également, dans le domaine de la santé, les bioproductions et la santé digitale, ou la filière hydrogène en matière de transition énergétique.
La recherche, que vous avez évidemment mentionnée, s’inscrit dans un continuum avec l’innovation. Recherche fondamentale, recherche appliquée, tout l’enjeu de la loi de programmation de la recherche que nous venons de voter est de doter la recherche de moyens complémentaires, mais aussi de renforcer ce continuum de recherche, de faire en sorte que des talents comme les Emmanuelle Carpentier ou les Stéphane Bancel – le patron d’AstraZeneca est plutôt un bon dirigeant, mais pas nécessairement un chercheur – restent en France et y développent leur activité. Sur ces sujets, je le rappelle, nous avons fait des avancées fondamentales.
Décarboner. La décarbonation, c’est une façon, à la fois, d’affronter la transition écologique et de construire un avantage compétitif.
Il se trouve que l’Europe est plutôt bien positionnée dans ce domaine. Nous devons donc inventer des solutions que nous pourrons ensuite développer pour les autres pays, comme nous l’avons déjà fait dans les secteurs de l’eau, des déchets ou de l’énergie, dans lesquels nous disposons de grands groupes industriels innovants. Il faut poursuivre nos efforts dans ce sens.
Il faut également travailler sur les mobilités vertes. Les entreprises qui seront à la pointe de la batterie électrique, du moteur électrique, du moteur à hydrogène seront les entreprises qui gagneront les marchés internationaux de demain. Ces entreprises doivent être françaises ; elles doivent être européennes.
Enfin, la décarbonation passe aussi par des processus industriels, dans lesquels nous investissons 1,2 milliard d’euros. On l’oppose souvent à la filière métallurgie. Or c’est précisément dans ce type de filières que nous avons le plus à gagner et à innover, là où nous pouvons emporter des parts de marché en développant des solutions innovantes, tout en décarbonant notre économie. C’est le but visé dans le cadre du plan de relance, étant rappelé que si l’industrie, de par ses émissions, représente 20 % des problèmes en matière de décarbonation de notre économie, elle représente 100 % des solutions !
Moderniser. Nous ne devons pas perdre de vue que nous disposons d’un tissu de PME, d’ETI, de sous-traitants qui ne demandent qu’à bénéficier d’une montée en compétences, au niveau des chaînes de production comme des salariés qui y travaillent. D’où notre investissement massif dans ce tissu au travers du plan de relance.
Cela doit aller de pair avec un accompagnement et une simplification de nos procédures administratives, ce que nous avons fait avec la loi, dite ASAP, du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique.
Cela doit aller de pair avec un cadre fiscal valorisant l’investissement productif. C’est le sens de la baisse des impôts de production, qui bénéficie, au premier chef, aux entreprises investissant sur les territoires.
Cela doit aller de pair avec une commande publique valorisant l’empreinte environnementale et sociale. C’est pourquoi nous avons modifié les cahiers des clauses administratives générales et techniques (CCAG).
M. le président. Pardonnez-moi, madame la ministre, mais il vous faut vous acheminer vers la conclusion…
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. Cela doit aller de pair, enfin, avec un capitalisme français qui prend des risques. C’est le sens du fonds « French Tech Souveraineté » ou des fonds « Tibi », que nous orientons vers ces pépites industrielles.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nos territoires, que vous connaissez bien et que je sillonne quotidiennement, recèlent des atouts exceptionnels. Il nous appartient maintenant de bâtir une industrie puissante et une France en positif. C’est ce qu’attendent nos compatriotes !
Débat interactif
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à Mme Marie Evrard.
Mme Marie Evrard. Madame la ministre, depuis le début de la pandémie de covid-19, la souveraineté économique est revenue au cœur des débats. Pourtant, à l’origine, la souveraineté est un concept plus politique, juridique et militaire qu’économique. Jean Bodin la définissait comme « le pouvoir de commander et de contraindre sans être commandé ni contraint ». C’est une gageure au niveau économique.
Loin de la volonté de tout faire soi-même et du mercantilisme, le Gouvernement a fait le choix d’une politique de souveraineté économique à la fois responsable et réaliste, avec ce qu’Emmanuel Combe et Sarah Guillou appellent dans une récente étude, d’une part, la « relocalisation des activités jugées stratégiques » et, d’autre part, une « politique industrielle de rattrapage technologique ».
La stratégie pour le développement d’un hydrogène décarboné est un exemple concret de cette politique industrielle de rattrapage technologique. Lancée en septembre 2020, elle permet déjà à notre pays de se placer parmi les pays les plus en pointe dans cette technologie.
Avec le soutien de France Relance – plan qui, rappelons-le, contient une enveloppe de 100 milliards d’euros –, les industriels et les territoires ont répondu à l’appel.
Le 5 mars dernier, l’écosystème territorial hydrogène de l’Auxerrois, dans l’Yonne, a ainsi été présenté. Il s’appuie sur la création d’une station de production et de distribution multimodale d’hydrogène vert, issu exclusivement de sources renouvelables.
La multiplication des hubs hydrogène dans nos territoires nous permettra de relever le défi de la souveraineté énergétique et industrielle, tout en décarbonant notre économie. Pouvez-vous, madame la ministre, nous apporter des précisions sur l’état d’avancement de la stratégie pour le développement de l’hydrogène décarboné ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Je vous remercie, madame la sénatrice Evrard, de m’interroger sur l’hydrogène : c’est une des technologies sur lesquelles nous souhaitons très fortement investir, afin d’accélérer la production industrielle française.
On parle d’hydrogène vert. Je dirais, pour ma part, qu’il s’agit d’un hydrogène bas-carbone, puisqu’il peut s’appuyer sur les énergies renouvelables ou sur le nucléaire, ce dernier étant une énergie bas-carbone.
Nous allons consacrer, au total, 7 milliards d’euros à un plan hydrogène couvrant plusieurs années, dont 2 milliards d’euros seront spécifiquement consommés en 2021 et 2022 afin de donner une impulsion à nos entreprises industrielles.
L’enjeu est de créer les briques technologiques industrielles sur lesquelles on puisse s’appuyer pour, ensuite, déployer une véritable stratégie hydrogène dans deux directions : le développement des mobilités vertes, à travers les véhicules à hydrogène, et la décarbonation de nos processus industriels. C’est très exactement, pour ne prendre que cet exemple, ce qui est en jeu dans la décarbonation des aciéries.
En janvier, nous avons mis en place un Conseil national de l’hydrogène, qui a dessiné une feuille de route particulièrement précise, et nous avons d’ores et déjà lancé deux appels à projets. Le premier, « Briques technologiques et démonstrateurs hydrogène », est doté de 350 millions d’euros et vise à accompagner des projets portés, sur le territoire, par nos industriels ayant la capacité d’innover. Le second, « Écosystèmes territoriaux hydrogène », est national, doté de 325 millions d’euros, et accompagnera des consortiums réunissant des collectivités et des industriels fournisseurs de solutions pour favoriser au maximum des économies d’échelle, avec des projets ancrés sur les territoires.
Par ailleurs, nous finalisons le lancement d’un IPCEI (Important Project of Common European Interest – projet important d’intérêt européen commun), d’un montant de 1,6 milliard d’euros, pour la construction d’une feuille de route stratégique européenne, qui concernera un certain nombre d’entreprises industrielles et nous permettra de gagner nos positions sur cette nouvelle technologie.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. Madame la ministre, permettez-moi de vous soumettre une question au nom de ma collègue Guylène Pantel, qui est empêchée.
Le récent refus du rachat des Chantiers de l’Atlantique par Fincantieri ainsi que le refus du rachat du groupe Carrefour par un actionnaire canadien, s’ils sont bienvenus, ont montré une volonté de la part du Gouvernement de réaffirmer la souveraineté économique de la France.
La crise de la covid-19 et les confinements qu’elle a engendrés ont encouragé de nombreux Français à revoir leur mode de consommation pour s’orienter vers des circuits plus courts et les acteurs locaux. Les scènes de rayons vides, la pénurie de masques au début de la pandémie ou encore les délais de vaccination, s’ils ne sont pas complètement imputables à notre stratégie économique, interrogent sur notre capacité à avoir un appareil productif performant pour répondre à la demande nationale.
Ils interrogent d’autant plus qu’en parallèle la France est le pays européen ayant connu la plus forte désindustrialisation au cours des vingt dernières années, avec comme conséquences des délocalisations, de nombreuses suppressions d’emplois, l’automatisation et l’externalisation. Un seul objectif visé : réduire les coûts de production.
Je parlais de concurrence mondiale, mais celle-ci est également européenne.
Vous connaissez, madame la ministre, l’attachement de mon groupe à la construction européenne. Si la concurrence intraeuropéenne, qui est un fait établi, n’est pas près de s’arrêter au vu des différents coûts de production dans les États membres, seule l’Union européenne peut nous permettre de faire face aux géants que sont les États-Unis et la Chine.
Aussi je vous poserai cette question : quelles solutions mettez-vous en œuvre pour rendre possible la réindustrialisation et la souveraineté économique et alimentaire dans cette économie libérale mondialisée et dans une Europe concurrentielle ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Comme je l’ai évoqué dans mon propos introductif, il s’agit pour nous de renforcer la compétitivité du « site » France, en travaillant sur la compétitivité-coût, en réduisant les impôts de production, en encourageant l’innovation, et donc le développement de solutions mieux adaptées pour nos clients, en modernisant notre économie à travers l’investissement dans les chaînes de production de l’industrie du futur.
Au niveau européen, par ailleurs, on trouve tous les IPCEI – santé, cloud souverain, hydrogène, microprocesseurs, batteries électriques – que nous avons lancés ou que nous souhaitons lancer dans les prochains mois. Nous allons investir massivement sur de nouvelles technologies et de nouveaux sites industriels, de manière à renforcer notre compétitivité face à des pays situés en dehors de l’Union européenne.
Au sein de cette dernière, enfin, un travail est mené autour d’une plus grande convergence sociale et fiscale, afin de jouer avec les mêmes règles du jeu. Notre mot d’ordre, c’est la concurrence loyale. Si nous voulons que la transition écologique se mette en place, si nous voulons améliorer notre compétitivité sociale, il faut tirer les autres pays vers le haut. Là est l’enjeu !
C’est d’ailleurs le même enjeu qui se noue au niveau du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Ce dispositif doit permettre de taxer des importations ayant un contenu carbone beaucoup plus important que nos produits, afin de favoriser une concurrence loyale et permettre aux entreprises de jouer avec des forces égales.
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. La France doit défendre ses intérêts, ses entreprises, ses emplois, et savoir affronter ce qu’il faut bien appeler une guerre économique, au niveau tant mondial qu’européen.
Pour notre part, nous plaidons pour la coopération. Mais ne soyons ni les naïfs de la mondialisation libérale ni les Bisounours d’une Europe qui, non seulement se protège mal, mais organise en son sein une concurrence effrénée avec des dumpings sociaux et fiscaux. La France est particulièrement touchée.
Il faudra bien changer ce cadre, mais, en attendant, il faut agir vite ! Si nous voulons inverser la spirale de désindustrialisation, de délocalisation, de détérioration grave de notre balance commerciale, en particulier avec nos partenaires européens, il faut mettre en œuvre une politique d’intelligence économique.
Je concentrerai mon propos sur ce point, parce qu’il y a beaucoup à faire dans de nombreux domaines.
La plupart des grands pays développés ont des programmes d’intelligence économique, ainsi que des outils particuliers voués à cette fonction. Je pense, en particulier, aux États-Unis et à l’Allemagne. Si nous avions eu des structures réellement opérationnelles, avec une mobilisation de tous les acteurs territoriaux et sociaux, avec une culture partagée de l’intelligence économique, nous aurions certainement pu anticiper et éviter la vente d’une partie de notre fleuron national Alstom à General Electric et le démantèlement de Technip, qui passe sous pavillon américain. Je prends ces deux exemples, mais de nombreuses PME et PMI font tous les jours l’objet d’opérations de prédation de la part d’entreprises étrangères.
L’intelligence économique est donc un outil permettant de mobiliser les forces vives du pays – l’État, les territoires, etc. – pour, d’une part, anticiper et déployer une stratégie de veille sur les risques menaçant les entreprises, grandes ou petites, et, d’autre part, créer des outils en vue de réagir à temps, très rapidement. À nouveau, les États-Unis ou l’Allemagne font cela très bien, par exemple en modifiant la fiscalité ou la législation pour s’adapter à la stratégie des prédateurs.
Il faut donc une stratégie d’intelligence économique. Nous avons déposé un projet de loi très complet en la matière, considérant que la France doit se doter de tels outils. Madame la ministre, le Gouvernement est-il prêt à présenter une loi pour une nouvelle stratégie d’intelligence économique en France ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Lienemann, comme vous le savez, un Service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) a été créé en 2016 par la réunion de différentes entités tournées vers l’intelligence économique. Ce service, rattaché au ministère de l’économie, des finances et de la relance, dispose de correspondants territoriaux dans les régions. De même, le Président de la République a fait de l’économie une priorité des services de renseignement en la repositionnant dans la politique de renseignement globale de la France.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Cela ne marche pas !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. S’agissant de la lutte contre les prédations, nous avons, avec la loi Pacte puis par la loi d’urgence sanitaire, renforcé la réglementation applicable aux investissements étrangers en France de manière à permettre un filtrage de ces investissements, l’objectif étant d’interdire toute prédation sur des PME et des ETI qui possèderaient des savoir-faire ou des technologies uniques.
En outre, grâce à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), nous avons renforcé nos outils de lutte contre les cyberattaques, qui sont une autre façon de déstabiliser des entreprises par l’acquisition d’informations économiques ou par la déstructuration des systèmes d’information.
Bien sûr, il est possible d’aller plus loin. C’est pourquoi nous avons porté ces propositions au niveau européen. Je rappelle que le règlement de filtrage des investissements étrangers a été largement soutenu par la France, qui a été avant-gardiste dans ce domaine. Nous sommes prêts à poursuivre notre travail dans cette direction, en ayant cependant le souci de ne pas utiliser ce règlement comme un moyen de protection visant à empêcher toute circulation de l’innovation et tout investissement productif. Il faut trouver un juste équilibre.
En tout état de cause, on ne peut pas dire, me semble-t-il, que le gouvernement français ait fait preuve de naïveté ces dernières années. Il a clairement investi dans l’intelligence économique.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Moga.
M. Jean-Pierre Moga. La crise sanitaire a souligné un phénomène de fond : celui d’une perte relative de souveraineté, au fil des décennies, en raison de l’abandon ou de l’externalisation par les pays occidentalisés de certaines productions.
Mais, plus inquiétant encore pour notre souveraineté économique, nous n’avons pas les moyens de nos ambitions en matière de recherche. En effet, notre recherche scientifique est fondamentale pour notre souveraineté, car elle garantit notre capacité à innover.
Notre indépendance passe par l’innovation, notamment dans la production pharmaceutique, comme j’ai souvent eu l’occasion de le rappeler dans cet hémicycle en alertant sur nos vulnérabilités s’agissant des produits et équipements médicaux.
La bataille économique se joue aujourd’hui sur le terrain scientifique et technologique. Une course s’est engagée et notre recherche nationale est notre meilleur atout pour favoriser les gains de productivité et la compétitivité.
Toutefois, comme je l’évoquais, à l’automne dernier, dans mon rapport pour avis sur ce texte, la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 a été une occasion partiellement manquée, ne donnant pas suffisamment à notre pays les moyens de rehausser son effort de recherche.
Dès lors, madame la ministre, quel bilan faites-vous de cette loi ? Que proposez-vous afin que la recherche publique débouche sur la diffusion de connaissances nouvelles, notamment en lien avec la recherche privée, alors que la dernière loi de finances, certes en application de directives européennes, supprimait le doublement de l’assiette du crédit d’impôt recherche ? Quel rôle la recherche doit-elle jouer dans la bataille économique actuelle ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Moga, la recherche est clairement un élément de compétitivité hors coût sur lequel nous devons augmenter les investissements.
Le bilan que je tire de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche est plus favorable puisqu’est prévue une augmentation de 25 milliards d’euros des moyens destinés à la recherche sur les dix prochaines années.
Cette augmentation, inédite, a deux objets : donner plus de moyens à la recherche, mais aussi revaloriser le statut des chercheurs.
Comme vous l’avez mentionné dans votre propos introductif, cette revalorisation est absolument essentielle si nous voulons que les chercheurs restent en France, qu’ils continuent à mener des recherches et qu’ils puissent alterner aussi aisément que possible recherche fondamentale et recherche appliquée dans le domaine industriel. Je pense en particulier aux dispositions de la loi Pacte tendant à une meilleure circulation de la recherche et à celles qui permettent une meilleure protection de la propriété intellectuelle. Sur ces points, le Parlement a vraiment fait œuvre utile.
Au-delà de cette question de la recherche fondamentale, le programme d’investissements d’avenir (PIA) permettra de mobiliser 20 milliards d’euros au cours des cinq prochaines années. Surtout, nous nous employons à activer immédiatement 11 milliards d’euros sur des projets précis relevant d’une quinzaine de technologies clés. Cette feuille de route stratégique sous-tend des appels à projets ou des appels à manifestation d’intérêt en direction des entreprises de nos territoires, tant des TPE, des PME, des ETI que de grands groupes. L’objectif est très précis : définir les moyens budgétaires à mobiliser pour que ces entreprises puissent déployer dans les cinq ans ces travaux de recherche.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Moga, pour la réplique.
M. Jean-Pierre Moga. Madame la ministre, j’entends ce que vous dites et je ne minimise pas vos efforts. Cependant, vous le savez, nous partons de très bas. Au cours de ces dernières années, le nombre de doctorants est passé de 20 000 à 16 000, tandis que les salaires de nos chercheurs sont inférieurs de 30 % à la moyenne de ceux de nos pays voisins.
Effectivement, vous faites des efforts, comme l’atteste la loi de programmation, mais, par le plan de relance, vous devez faire en sorte que notre recherche soit à la hauteur de nos ambitions.
M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé.
M. Franck Montaugé. En 2021, dans un monde où la France dépend en réalité de ses partenaires et de nombre de fournisseurs étrangers pour des ressources hautement stratégiques – je pense notamment aux terres rares, si nécessaires aux industries qui font la compétitivité et donc les emplois d’aujourd’hui, et plus encore de demain –, quels sont selon vous les critères, les déterminants de la notion de souveraineté économique nationale ?
Comment prenez-vous en compte la dimension européenne incontournable de ce concept ? On ne connaît bien, notamment pour y travailler, que ce que l’on mesure. Faute de quoi, on se paie de mots et on n’avance pas collectivement dans le bon sens, qui doit être celui d’un « confortement » de notre souveraineté économique nationale.
Prenons un exemple, celui de la souveraineté numérique, sur laquelle le Sénat a travaillé et fait des propositions de progrès voilà deux ans au travers du rapport de Gérard Longuet, rendu au nom de la commission d’enquête que je présidais.
Le numérique innerve tous les domaines de la vie de la Nation. Sa gouvernance, si elle est plutôt claire et rassurante pour la défense nationale, l’est beaucoup moins pour les acteurs économiques, les entreprises, grandes, moyennes et petites, dans notre territoire. Notre rapport l’a souligné et nous avons proposé que le Parlement discute, sur l’initiative du Gouvernement, une loi d’orientation et de suivi de la souveraineté numérique nationale.
Cette loi d’orientation serait au numérique ce que la loi de programmation militaire est à la défense nationale.
Madame la ministre, qu’en pensez-vous et y êtes-vous favorable ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Montaugé, vous avez raison de le souligner : clairement, le numérique est un élément de notre souveraineté. Aujourd’hui, nous pouvons dresser plusieurs constats.
Premièrement, la France et l’Europe sont absentes, ou bien leurs entreprises sont d’une taille bien moins importante que les grandes plateformes numériques, qui disposent d’un accès privilégié, au niveau mondial, aux données des consommateurs.
Deuxièmement, compte tenu du niveau de valorisation de ces entreprises, nous ne faisons pas jeu égal avec elles en termes d’investissements et de capacité à investir, ces entreprises ayant développé une maîtrise des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Je vise là les plateformes numériques non seulement américaines, mais également chinoises.
Dans cet esprit, les commissaires Thierry Breton et Margrethe Vestager travaillent à un plan tendant à accélérer le développement du numérique, notamment le cloud souverain, afin que nous ne perdions pas le deuxième temps de cette bataille, celle des données non pas individuelles, mais industrielles. En la matière, nous avons un projet IPCEI qui a vocation à définir des solutions et des briques technologiques indépendantes européennes.
Au-delà, il est prévu d’investir 1 milliard d’euros dans le cyber au travers du PIA 4, dont 720 millions d’euros de fonds publics. Nous avons d’ores et déjà fixé la feuille de route et lancé les appels à manifestation d’intérêt. Le Campus Cyber, qui verra le jour en septembre prochain, permettra de réunir toutes les forces en présence.
M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé, pour la réplique.
M. Franck Montaugé. Madame la ministre, vous ne m’avez pas répondu sur les critères et les déterminants de la souveraineté économique nationale. Nous ferons donc sans…
Intuitivement, comme hélas ! beaucoup de Français, je pense, au regard de l’évolution tendancielle de notre industrie en particulier, que le niveau de souveraineté économique de la France est orienté depuis des décennies à la baisse. La débâcle sanitaire nous a renvoyé à la figure L’Étrange défaite de Marc Bloch, chronique du désastre de 1940 en France. Elle aussi aura, je le crains, des conséquences morales durables sur les Français.
Nos compatriotes sont capables de comprendre, pour peu qu’on leur donne des éléments de représentation de la situation, sur quoi l’accent doit porter, en quoi ils sont concernés, en commençant par les plus jeunes ou les chercheurs que nous ne sommes pas capables – à moins que nous ne le voulions pas – de garder en France. La responsabilité des gouvernements est aussi là !
M. le président. La parole est à M. Jean-François Rapin.
M. Jean-François Rapin. La pandémie a révélé la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondiales de certaines industries stratégiques. Elle a confirmé la dépendance excessive de la France et, plus largement, de l’Europe à l’égard des producteurs asiatiques et chinois en particulier.
La souveraineté économique de notre pays exige une stratégie industrielle et technologique à long terme.
La France dispose d’atouts pour relever ce défi. Certes, elle peut et elle doit s’appuyer sur ces filières d’excellence. Les dynamiques d’innovation des entreprises françaises sont les premiers supports de cette ambition.
Notre pays doit aussi mobiliser les leviers européens pour renforcer sa souveraineté économique et industrielle.
L’an dernier, j’ai été interpellé par une entreprise de taille moyenne, qui avait le projet d’implanter une usine de production d’hydrogène par électrolyse d’eau. Elle ambitionnait d’intégrer un projet IPCEI, véhicule précieux qui autorise des synergies européennes dans un cadre assoupli en matière d’aides d’État. Seul un soutien public pouvait permettre de développer cette initiative qui devait conduire à la création d’emplois locaux.
La France doit appuyer la création de ces outils européens et faciliter leur mise à disposition pour faire émerger des leaders industriels dans des filières innovantes comme celles de la production d’hydrogène ou des semi-conducteurs.
Les acteurs industriels sont prêts à s’en saisir et les collectivités souhaitent s’y associer pour le développement économique de leurs territoires.
La France doit aussi s’atteler à obtenir un soutien financier de l’Europe, bien sûr, pour ces filières d’importance stratégique.
La négociation en cours de la taxonomie verte est à cet égard décisive. Il s’agit de définir le périmètre des investissements nécessaires à l’accompagnement de la transition climatique. Si la filière nucléaire en était exclue, c’est tout l’avenir de cette filière d’excellence française qui se trouverait compromis. C’est un enjeu essentiel d’autonomie stratégique.
Madame la ministre, comment le Gouvernement entend-il faire de notre appartenance à l’Union européenne un levier pour la compétitivité de notre industrie, pour l’emploi et la vitalité de nos territoires et, finalement, pour la souveraineté économique de la France ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Rapin, l’enjeu est en effet de déployer une politique industrielle européenne ambitieuse. Ce sera d’ailleurs l’objet de la prochaine communication du commissaire Breton lors du Conseil « Compétitivité », auquel j’assisterai aux côtés des vingt-six autres ministres européens de l’industrie. L’objectif est double.
Premièrement, il faut réinvestir massivement le secteur industriel avec des projets d’innovation. Un projet IPCEI autour de l’hydrogène devrait voir le jour dans les prochaines semaines. Mais nous devons l’accompagner d’autres projets. C’est pourquoi nous portons des projets en matière de santé, de cloud souverain, d’intelligence artificielle, de nanoélectronique ou de microprocesseurs, qui ont vocation à être mis en œuvre dans les prochains mois et les prochaines années.
Deuxièmement, nous devons adopter des mesures défensives, de réciprocité, en veillant à ce que la concurrence soit réellement loyale. Cela passe par un passage en revue de tous les instruments européens en matière de politique commerciale, de politique de la concurrence, de politique de la commande publique.
Ainsi, en matière de politique de la concurrence, nous devons retravailler les règles pour tenir compte de la spécificité des modèles des plateformes numériques, en considérant, au regard des rapprochements qui s’opèrent entre les grands groupes industriels, que le marché est non pas uniquement européen, mais mondial. Partant, dès lors qu’une entreprise exerce une activité en Europe tout en percevant des subventions de son pays d’origine, nous devons considérer que c’est là une situation de concurrence déloyale.
Dans le même ordre d’idées, nous devons demander la transparence sur les subventions et sur les politiques d’aides des autres pays, qui permettent à certaines entreprises de faire du dumping.
Je pourrais poursuivre ainsi chapitre par chapitre, mais, me semble-t-il, mon propos est assez clair. Nous allons pousser dans ce sens avec le commissaire Thierry Breton.
M. le président. La parole est à M. Franck Menonville.
M. Franck Menonville. Face à la crise et au regain des tensions internationales, la question de la souveraineté économique est aujourd’hui fondamentale.
Tout en saluant la pertinence et la nécessité d’un tel débat, je souhaite rappeler que cette souveraineté peut bien être envisagée au niveau national mais également, et surtout, au niveau européen.
Comme dans les autres domaines, la France doit assurer sa souveraineté en matière économique. Travailler avec nos partenaires européens nous permettra de développer des solutions efficaces et pérennes.
Notre dépendance dans le domaine industriel a été mise en lumière au plus fort de cette crise sanitaire. Au cours des dernières années, nous avons laissé beaucoup de filières s’affaiblir, quitter notre territoire. La France est donc l’un des pays les plus touchés par la désindustrialisation en Europe.
Ces délocalisations se sont traduites par une dépendance accrue de notre pays dans plusieurs domaines. Nous sommes nombreux à souhaiter qu’il retrouve le contrôle de ses capacités de production. Notre industrie doit cependant faire face à une concurrence déloyale, notamment en matière écologique. À cet égard, la filière sidérurgique me semble emblématique : la part de l’acier européen n’a cessé de reculer dans la production mondiale, rendant l’Europe de plus en plus dépendante en la matière.
Les concurrents de notre industrie ne sont pas tous astreints aux mêmes obligations de réduction de gaz à effet de serre.
En mars dernier, le Parlement européen a voté le principe d’une taxe carbone aux frontières pesant sur les importations. Cette taxe doit permettre de concilier la poursuite des objectifs de préservation de l’environnement et de localisation de la production européenne. Pensez-vous, madame la ministre, que ce mécanisme renforcera efficacement la compétitivité de notre tissu industriel et de nos entreprises ? Pourra-t-il être adopté et généralisé au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Menonville, vous avez parfaitement raison. Pour ce qui est d’une industrie comme celle de l’acier, l’enjeu est de lutter contre une forme de concurrence déloyale que constituent les surcapacités et l’importation massive d’acier en provenance de pays qui n’ont pas les mêmes modèles sociaux et environnementaux que les nôtres. Leurs entreprises, de surcroît, ont pu bénéficier d’une certaine forme de soutien, soit par un accès privilégié au marché domestique – cela leur permet de se constituer un « pécule » qui leur donne ensuite la capacité d’exporter massivement –, soit par des soutiens en matière d’innovation.
C’est pour cette raison, en premier lieu, que nous soutenons les mesures de sauvegarde sur l’acier qu’a mises en place la Commission européenne.
En second lieu, nous sommes à la pointe du combat en faveur du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui repose sur le marché des Emissions Trading Schemes (ETS), les systèmes d’échange de quotas d’émissions. Le but est de rééquilibrer la concurrence, l’acier produit en Europe l’étant avec une empreinte carbone bien moins importante qu’elle ne l’est dans d’autres pays, qui exportent un acier dont l’empreinte carbone est très élevée.
Je rappelle un fait important : l’empreinte carbone de l’industrie, entre 1995 et 2015, a été réduite de 40 %.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Forcément, les industries sont parties !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. Effectivement, le jeu des délocalisations y a contribué.
Ce sont donc les importations qui expliquent pour l’essentiel l’augmentation de 17 % de notre empreinte carbone : nous avons échangé des emplois contre des émissions de CO2. C’est le mouvement inverse que nous voulons enclencher et nous y travaillons au niveau européen. Ainsi, la Commission européenne devrait présenter dans les prochains mois une proposition portant sur quelques secteurs clés, ces mesures ayant vocation à être étendues.
Parallèlement, nous travaillons à décarboner notre industrie, ce qui permettra de la rendre plus compétitive dans le cadre de la mise en place de ce mécanisme.
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard.
M. Guillaume Gontard. Madame la ministre, ma collègue Sophie Taillé-Polian, empêchée, m’a chargé de vous poser cette question.
La période de crise a démontré, une fois de plus, qu’un pilotage de notre stratégie économique était plus que jamais nécessaire. Les exemples ne manquent pas la matière. Le moment est bel et bien au redéploiement de l’économie de notre pays dans une nouvelle direction, celle d’une écologie réelle.
C’est tout particulièrement le cas concernant la gestion des déchets. Création d’emplois, savoir-faire des salariés, circuits courts, recyclage, respect de l’environnement, écologie de pointe : avec tous ces atouts pour l’économie française, ce secteur d’avenir est malgré tout, depuis plusieurs années, en danger.
C’est notamment le cas de l’usine française Chapelle Darblay, spécialisée dans le processus de recyclage des déchets et de la production de papier 100 % recyclé. Depuis 1985, cet établissement mobilise un savoir-faire de qualité pour assurer la gestion des déchets sur le territoire de la Normandie. Depuis février 2020, les salariés ont lutté pour le maintien du site. Alors que celui-ci aurait pu être converti en bijou écologique grâce à l’expertise des salariés, il y a eu plus de 250 licenciements en juillet dernier, et le site risque d’être démantelé dans huit semaines.
Il est donc temps de passer de la parole aux actes. Le Gouvernement doit soutenir les salariés, qui souhaitent changer les habitudes des modes de production, tendre vers une industrie écologique et radicale créatrice d’emplois, qui rompt avec la logique passéiste dont on connaît trop bien les ravages à la fois sociaux, climatiques et environnementaux.
Si le groupe UPM reste propriétaire de cette usine, l’État doit favoriser les dossiers qui promeuvent la papeterie écologique et le recyclage des déchets. Il faut une réponse sur un sujet global : la collecte des filières de recyclage.
Alors que le plan de relance prévoit 30 milliards d’euros pour la transition écologique et que le ministre Bruno Le Maire annonçait, l’année passée, que cette dernière devait être l’horizon de notre économie, le Gouvernement ne donne aucune réponse sur l’avenir de la filière du papier recyclé en France et, plus largement, sur les projets industriels tournés vers les sujets environnementaux. Nous regrettons ainsi l’absence totale de contreparties sociales et environnementales pour notre économie.
Madame la ministre, pouvez-vous nous assurer que la papeterie Chapelle Darblay, fleuron de l’économie circulaire, demeurera un site spécialisé dans le secteur de la gestion et du recyclage des déchets réels et un véritable atout pour notre économie ? Vous avez ici l’occasion de faire un geste concret pour l’environnement !
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Gontard, votre question me permet de rappeler l’engagement du Gouvernement pour trouver une solution de reprise du site de Chapelle Darblay, dont vous avez raison de dire qu’il coche toutes les cases en matière de transition écologique et d’industrie.
Le Gouvernement s’est engagé à lever les obstacles à la reprise et à accompagner le projet dans le cadre du plan de relance. Pas plus tard que le 30 mars dernier, j’ai pris des engagements écrits en signant un courrier de confort à deux repreneurs potentiels, leur assurant qu’une partie des investissements nécessaires à la reconversion de l’usine Chapelle Darblay devraient être financés sur les crédits du plan de relance.
Par ailleurs, nous avons fait en sorte que la convention de revitalisation conclue entre l’État et UPM prévoie que ce groupe verse 500 000 euros en faveur du projet de reprise du site.
Une commission industrielle sera présidée par le préfet de Normandie le 10 mai pour passer en revue les différents projets. À cette date, quatre projets dans le secteur du papier-carton ainsi que deux autres projets relevant d’autres secteurs sont annoncés. J’ai reçu les organisations syndicales la semaine dernière, et nous avons d’ores et déjà indiqué notre préférence pour un projet qui continuerait à utiliser les installations de Chapelle Darblay, la cogénération et le savoir-faire des salariés. C’est ce qui nous paraît le plus logique.
Nous allons mener à terme l’examen de ces quatre projets de reprise, en veillant à ce qu’ils soient fermes et non pas soumis à des conditions que nous aurions toutes les peines à remplir. Nous travaillons avec UPM pour que, le 15 mai, les projets de reprise soient définitifs, afin de donner un avenir aux salariés et au territoire. Nous travaillons main dans la main avec les organisations représentatives du personnel et les élus locaux.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier.
Mme Anne-Catherine Loisier. Alors que l’exécutif soutient l’impérieuse reconquête de notre souveraineté numérique, comment expliquer, madame la ministre, les choix faits ces derniers mois de confier des données stratégiques sensibles à des entreprises américaines ?
Je pense bien sûr à la plateforme des données de santé (PDS), également appelée « Health Data Hub » (HDH), que l’État français a choisi d’attribuer à une firme américaine, Microsoft, et ce, a priori – vous nous le confirmerez –, sans aucun appel d’offres.
Je pense également à l’aérospatiale, avec la firme américaine de big data Palantir Technologies et l’avionneur Airbus, alors même que celui-ci est en plein conflit avec l’américain Boeing.
Je pense au renseignement français – direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) – pour le traitement de leurs données sensibles, confiées toujours et encore à l’américain Palantir.
Je pense enfin aux prêts garantis par l’État (PGE), confiés à Amazon Website, qui dispose donc aujourd’hui d’informations stratégiques sur les entreprises françaises et peut ainsi cibler les acquisitions opportunes pour des investisseurs étrangers hors Union européenne.
Ces géants américains du numérique, nous le savons, ont un savoir-faire technologique indéniable. Amazon investit chaque année 22 milliards d’euros dans la recherche et le développement.
Mais nul besoin, madame la ministre, de rappeler les dispositions extraterritoriales du Cloud Act en matière de transfert des données aux États-Unis. Nul besoin non plus de rappeler qu’Amazon Website gère le cloud de la CIA et de l’organisme américain chargé de la régulation et du contrôle des marchés financiers.
Si nous voulons réellement, au-delà des mots, reconquérir notre souveraineté numérique et donc économique, l’achat public doit devenir le levier majeur de la politique industrielle française, y compris pour le numérique, comme les États-Unis le pratiquent eux-mêmes depuis des années avec le succès que l’on connaît.
L’État ne doit-il donc pas, madame la ministre, soutenir et privilégier davantage les offres souveraines existantes et équivalentes ou presque à l’offre américaine et dépasser cette forme de défiance que nous avons à l’égard de nos propres acteurs français de l’écosystème et que l’on observe malheureusement depuis un certain nombre d’années ?
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Anne-Catherine Loisier. Quelle place également pour le cloud européen Gaïa-X, tant attendu, qui se révèle être davantage une base de données et de logiciels unifiée dans le but de les connecter qu’un outil de souveraineté numérique européenne destiné à protéger les données des Européens ? (Mmes Sophie Primas et Marie-Noëlle Lienemann applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Loisier, la question que vous posez met en exergue la situation à date : d’un côté, des plateformes numériques étrangères qui proposent un haut niveau de service ; de l’autre, des briques technologiques françaises et européennes qui n’ont pas la capacité, à ce jour, d’offrir une solution complète de cloud souverain.
C’est très exactement l’enjeu du projet d’IPCEI de cloud souverain Gaïa-X, sur lequel nous travaillons avec la volonté de rechercher une solution non pas seulement de stockage des données, mais également de traitement des données.
Nous menons ces travaux avec deux objectifs.
D’une part, il s’agit de veiller à ce que les lois d’extraterritorialité ne puissent être invoquées par aucun pays, quel qu’il soit. Vous avez mentionné les États-Unis, mais je crois savoir que la Chine s’est également dotée d’une telle législation, laquelle oblige les entreprises soumises au droit de ce pays à communiquer des données sur simple demande. À cette fin, il est envisageable d’ériger des frontières entre les structures juridiques, y compris avec des solutions étrangères.
D’autre part, et c’est notre second objectif, nous devons créer les briques technologiques qui nous manquent. L’enjeu est moins d’utiliser des solutions souveraines que d’aider à leur émergence. Nous y œuvrons au travers de notre stratégie en matière de cloud souverain. Vous le savez, Bruno Le Maire et Cédric O sont fortement engagés sur ces sujets.
Outre le fait qu’un projet IPCEI, comme je l’ai dit, devrait voir le jour dans les prochaines semaines, le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA), qui sont en cours de discussion et qui seront évoqués au cours du prochain Conseil « compétitivité » à la fin du mois, ont également vocation à nous doter d’un levier d’action contre les grandes infrastructures numériques, sur lesquelles nous n’avons aujourd’hui pas suffisamment prise en tant qu’État souverain.
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat.
Mme Florence Blatrix Contat. L’innovation technologique est un facteur de développement économique, lequel n’est pas dirigé par une « main invisible » qui tendrait vers le meilleur et le plus juste. C’est aux humains et aux sociétés politiques qu’il appartient d’y mettre de l’ordre et de la justice : notre débat de ce jour sur la souveraineté économique de la France nous renvoie à cette évidence.
Cela étant, pour être effective et aller de l’avant, la souveraineté économique ne doit pas se construire dans le repli : elle doit se nouer dans des partenariats avec celles et ceux qui ont les mêmes objectifs de moyen terme que nous.
Qu’il s’agisse de la fiscalité des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), des risques d’ingérence de puissances étrangères ou de la dépendance de l’État envers des acteurs technologiques extraeuropéens, la question de la souveraineté numérique, évoquée par plusieurs orateurs, est majeure aujourd’hui. Il est donc essentiel de faire émerger, en Europe, de nouveaux acteurs du numérique dont les activités respecteraient les principes et les valeurs des Européens.
Aujourd’hui, le développement de l’industrie numérique et digitale impose sans doute une mise en ordre de l’effort national, mais dans une logique de coopération ouverte et européenne.
Avant tout, il convient de constituer le cadre réglementaire pour circonscrire l’activité des entreprises et des professionnels de ce secteur. Il est également nécessaire de garantir les droits et libertés de nos concitoyens et la capacité d’action des autorités publiques de régulation.
D’un point de vue industriel, comment l’Union européenne et la France contribuent-elles à créer un écosystème vertueux susceptible de constituer demain une concurrence européenne aux Gafam et aux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) ? Doit-on, comme j’ai cru vous l’entendre dire, se résigner à ce que la bataille soit définitivement perdue ?
Plus précisément, où en est la mise en œuvre de l’initiative européenne sur l’informatique en nuage, l’acquisition de calculateurs à haute performance de nouvelle génération et le développement de la technologie quantique ? Quelle est la part spécifique de la France dans ces chantiers d’avenir ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Blatrix Contat, en réponse à votre question, qui prolonge celle d’un précédent orateur, je rappellerai l’objet de la feuille de route numérique défendue par Cédric O et Bruno Le Maire.
Les priorités détaillées par ce document sont au nombre de cinq : renforcer notre souveraineté numérique en soutenant la création et l’usage de solutions de confiance, qui protègent les données des citoyens, des entreprises et des administrations – vous vous souvenez que certains hôpitaux ont également fait l’objet de cyberattaques ; soutenir le développement de l’offre de la filière industrielle du cloud et promouvoir l’interopérabilité ; soutenir la recherche, le développement et l’innovation dans les domaines du cloud présentant un fort potentiel de création de valeur, comme l’intelligence artificielle, la 5G et l’edge computing – désolée pour la multiplication des termes anglais ! ; soutenir le verdissement de la filière numérique ; et, enfin, soutenir la formation en technologie – vous savez qu’il s’agit également d’un enjeu, compte tenu du manque de compétences que déplore la France.
Ces cinq orientations stratégiques s’articulent totalement avec les priorités définies au niveau européen.
Il y a quelques instants, j’ai mentionné la mise en œuvre d’un plan d’investissement innovation et préindustrialisation massif en faveur du cloud souverain : c’est un des éléments de cette action.
Nous menons également un travail au sujet du quantique. À cet égard, les calculateurs de haute performance font l’objet d’un projet européen. Atos, notamment, prend part à l’appel d’offres en cours pour Barcelone et, à ce titre, nous nous efforçons de défendre l’intérêt des solutions européennes.
Au-delà, les deux directives que j’ai évoquées, le DSA et le DMA, qui doivent être soumises au prochain Conseil « Compétitivité », apportent également des réponses en matière de régulation. Ces actions se sont renforcées et ont une importance toute particulière dans le contexte dont nous débattons !
M. le président. La parole est à M. Stéphane Piednoir.
M. Stéphane Piednoir. Le nucléaire est aujourd’hui la troisième filière industrielle de notre pays. Il fait vivre près de 220 000 personnes et de 3 000 entreprises. Accessoirement, il produit 70 % de notre électricité…
Las, les petits arrangements politiques et le manque de décisions anticipatrices nous conduisent à une stratégie floue pour l’ensemble de la filière nucléaire, voire à une absence totale de stratégie.
Ainsi, en décembre dernier, le Président de la République affirmait que notre avenir énergétique et écologique passait par le nucléaire. Pourtant, six mois plus tôt, le même Emmanuel Macron fermait définitivement la centrale de Fessenheim. Au cœur de l’été 2019, il annonçait même l’arrêt du programme Astrid, dédié aux réacteurs de quatrième génération.
Sur ce dernier point, je mène depuis plusieurs mois une mission pour l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Sans dévoiler les conclusions de ce travail, je tiens à déplorer le coup de frein brutal infligé à la recherche nucléaire. En la matière, la France était le leader incontesté depuis de nombreuses années ; mais, aujourd’hui, elle ne représente plus une hypothèse incontournable pour nombre de projets internationaux.
J’insiste également sur notre capacité à former des techniciens et des ingénieurs : ces professionnels n’auront, hélas ! bientôt plus de perspectives dans notre pays. Ils n’auront donc guère d’autres choix que de se tourner vers des groupes étrangers, qui reviendront bientôt pour nous vendre de nouveaux réacteurs !
Sur le plan industriel, il est primordial de soutenir les projets de Small Modular Reactors (SMR), qui pourraient être montés en usine et exportés à l’international. Ne l’oublions pas : la filière nucléaire est un outil adapté à la réindustrialisation des territoires. De surcroît, elle favorise l’attractivité internationale.
Madame la ministre, comment comptez-vous assurer à notre pays la souveraineté économique et industrielle de la filière nucléaire ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Piednoir, il n’y a aucune ambiguïté : le nucléaire fait partie des six secteurs prioritaires soutenus dans le cadre du plan France Relance.
J’en veux pour preuve le fait qu’il est l’un des six secteurs nommément cités dans le dispositif d’appel à projet Résilience, qui vise à permettre des relocalisations industrielles en France. J’en veux également pour preuve les 470 millions d’euros que le plan de relance consacre au soutien de la filière nucléaire.
Il y a deux semaines, j’étais avec Bruno Le Maire sur le site de Bernard Controls, où nous avons signé l’avenant au contrat stratégique de la filière nucléaire.
Au-delà, un certain nombre de mesures vont dans le sens du renforcement de la filière nucléaire. Vous savez que, dans le cadre du plan de relance, nous soutenons financièrement un certain nombre d’entreprises et de chantiers, notamment celui des SMR. S’y ajoutent un fonds d’investissement pour accompagner les PME et les ETI de la filière, qu’EDF va abonder à hauteur de 100 millions d’euros, et un programme de renforcement et de modernisation des compétences via des appels à projet et des manifestations d’intérêt.
L’enjeu est de former plus de techniciens et de renforcer l’attractivité du secteur, laquelle était considérable dans les années 1970 : cette filière doit retrouver ses lettres de noblesse.
Enfin, pour ce qui concerne l’énergie nucléaire, la recherche et le développement font l’objet d’un soutien fort, à hauteur de 270 millions d’euros. Le soutien au projet de SMR s’inscrit dans ce cadre.
Notre objectif est donc clairement de renforcer la filière nucléaire en construisant à partir de nos atouts. Au-delà des projets d’EPR, nous défendons un ensemble de projets d’avenir ; c’est également ce dont nous discutons avec EDF, dans le cadre de sa stratégie !
M. le président. La parole est à M. Stéphane Piednoir, pour la réplique.
M. Stéphane Piednoir. Madame la ministre, j’ai bien entendu les chiffres en tête et je me félicite que des centaines de millions d’euros soient fléchés vers la filière nucléaire. Comme vous, j’estime qu’il faut reconstruire notre souveraineté en se concentrant sur des secteurs clés de notre industrie. La filière nucléaire est l’un d’entre eux, ne l’oublions pas, d’autant qu’elle présente une dimension territoriale.
Je le répète : les acteurs concernés ont l’ambition de construire cette souveraineté dans les territoires. Les étudiants manifestent une véritable appétence pour la filière nucléaire. Or, aujourd’hui, le coup de frein infligé à la recherche pousse nos chercheurs les plus chevronnés à se tourner vers l’étranger. Espérons que nous n’aurons pas à le regretter dans quelques années !
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Michau.
M. Jean-Jacques Michau. Voilà plusieurs années que nos entreprises sont confrontées à une série de cessions d’activités à des groupes étrangers qui débouchent rapidement sur la fermeture de sites.
M. le ministre Bruno Le Maire déclarait il y a peu que « la France entendait se montrer très vigilante quant à ces projets de rachats qui menacent la souveraineté européenne ».
Madame la ministre, permettez-moi de vous donner un exemple qui illustrera parfaitement mon propos et l’objet du débat de ce jour.
L’entreprise ariégeoise Aluminium Sabart, fleuron de l’industrie française pour la production d’aluminium de haute qualité, a été placée en liquidation judiciaire en 2016 avant d’être rachetée in extremis par le groupe chinois Jinjiang Industries Europe.
Ce groupe a ensuite repris l’usine de la SAM, installée en Aveyron, celle de FVM en Meurthe-et-Moselle et celle d’Alfisa en Espagne. En 2019, l’usine Gardner à Bélesta, également dans mon département, a clos cette série de rachats.
À l’en croire, le groupe Jinjiang suivait une véritable stratégie industrielle d’intégration verticale. Pourtant, très rapidement, les inquiétudes ont resurgi : le groupe chinois semble faire table rase de ses belles promesses. En effet, après la fermeture du site d’Alfisa, le placement en redressement judiciaire de la SAM et de la FVM, nous avons appris récemment des suppressions d’emplois au sein d’Aluminium Sabart. Le constat est sans appel : toutes les entreprises du groupe Jinjiang sont en grande difficulté !
Madame la ministre, dès lors, nos interrogations sont nombreuses. Comment expliquer ce désastre industriel ? Ne faut-il pas s’alarmer de l’accaparement d’un savoir-faire unique en Europe ? Au cours de la précédente mandature, le ministre du redressement productif avait mis en place une série d’outils, qui semblent encore tout à fait d’actualité. À ce titre, quelles sont les armes, tant d’anticipation que de contrôle, dont dispose l’État pour défendre les actifs stratégiques nationaux ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Michau, vous mentionnez la situation d’une entreprise sur laquelle vous avez d’ailleurs alerté notre cabinet. À cet égard, nous avons engagé un certain nombre de travaux.
Au total, neuf emplois de l’équipe de production sont menacés dans cette entreprise, faute d’une activité suffisante : le carnet de commandes est vingt fois inférieur à celui de 2017.
Comme vous le savez, la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises, en lien avec ma conseillère parlementaire Célia Agostini, a réuni les élus le 19 avril dernier. À la suite de cette rencontre, nous avons pris l’attache de la direction générale de l’armement (DGA) pour déterminer les moyens de poursuivre le travail.
Par ailleurs, le directeur de l’usine dit travailler à un projet avec Tarmac Aerosave à Tarbes, site de démontage et de recyclage d’avions. Les premiers retours dont nous disposons sont positifs.
En tout état de cause, l’enjeu, pour nous, est de trouver une solution industrielle pour ce site. Vous avez raison de mentionner la situation dans laquelle se trouve la fonderie SAM, elle aussi reprise par Jinjiang à la barre du tribunal. De tels rachats sont, par définition, des situations assez particulières : c’est au tribunal de commerce qu’il revient d’apprécier les différentes propositions de reprise et il se prononce en fonction de l’existant.
Quant au projet de cession d’Iveco, je précise qu’il a été abandonné. À ce jour, il n’y a donc pas de menace de rachat par un groupe chinois.
Notre système de filtration des investissements étrangers permet de fixer des conditions pour autoriser ou interdire des opérations de cette nature, mais il permet aussi de discuter en amont d’un certain nombre de projets. Je peux vous assurer que nous avons eu, à cet égard, des échanges assez nourris avec des acheteurs potentiels et avec la direction d’Iveco !
M. le président. La parole est à Mme Christine Bonfanti-Dossat.
Mme Christine Bonfanti-Dossat. Je ne peux que me réjouir de la tenue de ce débat, alors même que la souveraineté économique était, il y a encore peu, le pire des blasphèmes.
La souveraineté économique, c’est la capacité d’un État à maîtriser son destin économique en assurant son indépendance dans des secteurs stratégiques. C’est aussi une certaine idée de la protection des Français.
Pourtant, l’industrie du médicament, secteur éminemment stratégique, se porte mal en France. Il faut se le dire : notre pays n’est plus souverain en la matière !
Il y a trois ans déjà, l’excellent rapport de notre collègue Jean-Pierre Decool mettait en lumière les pénuries de médicaments et de vaccins. La crise sanitaire n’a fait que confirmer les conclusions de ce travail. Qu’il s’agisse de traitements lourds et durables ou de médicaments aussi quotidiens que le paracétamol, la France souffre régulièrement de pénuries.
À de multiples reprises, j’ai attiré l’attention du Gouvernement sur ce problème, en prenant comme exemple le cas d’UPSA, fleuron lot-et-garonnais qui continue à souffrir d’une politique déraisonnable du prix du médicament. Pourtant, cet acteur de premier plan a su se mettre au service de la France pour faire face à la pénurie de paracétamol.
Pour rester concurrentiels, les industriels français sont désormais contraints de se tourner vers l’étranger ! Les conséquences sont terribles : c’est malheureusement à Singapour, et non en France, que Sanofi annonce publiquement la construction d’une usine pour un total de 400 millions d’euros.
Madame la ministre, qu’en est-il de vos promesses ? Où en est le plan présenté le 18 juin 2020, visant à rapatrier les industries de santé stratégiques sur le territoire national dans les trois ans ? (MM. Bernard Fournier et Laurent Burgoa acquiescent.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Bonfanti-Dossat, je vous remercie de votre question, qui me permet de rappeler très précisément la politique que le Gouvernement déploie depuis plusieurs mois, et même plusieurs années, pour réimplanter des sites industriels.
Tout d’abord, en juin dernier, avant même d’évoquer la construction de son site de Singapour, Sanofi a annoncé la création d’une usine équivalente en France. Nous sommes les premiers à avoir eu le bénéfice de ces investissements, qui bénéficieront à l’ensemble du continent européen.
Il ne faut donc pas opposer ces deux investissements. L’investissement à Singapour vise à servir le marché asiatique. L’usine annoncée en juin dernier, qui représente 600 millions d’euros et 200 emplois, dans la région lyonnaise, sera dédiée à la fabrication de vaccins, dont ceux à ARN messager. Elle verra le jour en 2025 et, j’y insiste, ce site sera le premier à sortir de terre.
De surcroît, nous avons fait de la santé un secteur relevant de l’appel à projet Résilience. Dans ce cadre, nous accompagnons aujourd’hui 273 entreprises pour des relocalisations. La santé bénéficie en outre d’un dispositif particulier, dit « capacity building », dans lequel nous avons investi 160 millions d’euros en juin dernier – il s’agit de l’annonce du 18 juin que vous mentionnez. Grâce à ce dispositif, quatre sites de production de vaccins sont déjà actifs ou vont commencer la production dans les prochaines semaines : Delpharm, Recipharm et deux sites de Fareva.
Au-delà, beaucoup d’autres sites participent aux chaînes de production de vaccins, de médicaments et de dispositifs médicaux dans le cadre de la lutte contre la covid. J’ajoute que 25 % des lauréats du plan Résilience appartiennent au secteur de la santé, qu’ils soient spécialisés dans les principes actifs ou dans les dispositifs médicaux.
Vous constatez donc que, depuis six mois, nous avons accéléré le mouvement, d’autant qu’un nouvel appel à projet de 300 millions d’euros est d’ores et déjà lancé pour continuer à relocaliser des sites de production en France !
M. le président. La parole est à Mme Christine Bonfanti-Dossat, pour la réplique.
Mme Christine Bonfanti-Dossat. Madame la ministre, je vous remercie de votre réponse. Toutefois, les exemples de naufrages français sont nombreux, alors même que l’on peut, selon moi, y remédier facilement.
Après les promesses, il faudra des actes, car une promesse c’est comme une fonction : il faut l’honorer quoi qu’il en coûte !
M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat.
M. Cyril Pellevat. Le sujet que je vais aborder fera certes l’objet d’un débat spécifique ce soir même, mais il s’agit d’une composante essentielle de la souveraineté économique de la France : l’agriculture.
La France importe encore à ce jour 20 % de son alimentation, dont 25 % de la viande de porc, 34 % de la volaille, 50 % des protéines végétales et des fruits. Si nous n’avons fort heureusement pas souffert de pénuries du fait de la crise sanitaire, l’épidémie n’en a pas moins révélé les faiblesses de l’industrie alimentaire française.
Ces considérations ont mené le ministre de l’agriculture et de l’alimentation à annoncer, en décembre 2020, une stratégie nationale pour le développement des protéines végétales. En outre, le budget du ministère consacre 1,7 milliard d’euros à la compétitivité de l’agriculture.
L’immense majorité de ce budget vise à augmenter les capacités de production agricoles. Il serait pourtant naïf de penser que ces crédits suffiront pour restaurer la souveraineté économique de la France en matière d’agriculture.
Un ensemble de facteurs doit être pris en compte et les investissements ne doivent pas tous être fléchés vers des machines permettant de meilleurs rendements ou l’augmentation des surfaces agricoles.
Le terrible épisode de gel que nous avons connu il y a quelques semaines en est d’ailleurs le parfait exemple : sans investissement dans la résilience de l’agriculture face au changement climatique, l’augmentation de la production est réduite à néant.
De même, sans éducation de la population – il faut expliquer pourquoi les prix de l’agriculture française peuvent être plus élevés tout en insistant sur les bienfaits d’une consommation locale –, nos efforts sont vains.
Il est également important d’appliquer de telles considérations à la commande publique, notamment afin que les collectivités territoriales se tournent davantage vers des solutions d’alimentation locales – je pense notamment aux écoles.
Enfin, j’insiste sur la nécessité d’investir dans la recherche et le développement. Au total, 20 millions d’euros du plan seront destinés à la recherche, mais ce n’est pas suffisant. Notre autonomie, notamment protéique, est un objectif pertinent, mais encore faut-il maîtriser toute la chaîne, car aujourd’hui la majorité de nos semences sont importées.
Madame la ministre, comment prévoit-on d’aider l’agriculture à s’adapter au changement climatique ? Comment comptez-vous inciter à la consommation française ? Allez-vous investir plus massivement dans la recherche pour que la souveraineté alimentaire française ne reste pas une pure utopie ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Pellevat, je rappelle tout d’abord que l’agriculture, ou plus exactement l’agroalimentaire – c’est en effet d’industrie que nous parlons –, figure parmi les six secteurs stratégiques des appels à projet Résilience. C’est même le deuxième secteur lauréat bénéficiant de ce soutien aux relocalisations.
Dans ce cadre, deux éléments stratégiques font l’objet d’une attention toute particulière : les protéines végétales et les protéines à base d’insectes destinées à l’élevage animal. Je pense notamment à des projets concrets comme Ynsect et InovaFeed. Ainsi, Ynsect va lancer son opération de recrutement le 6 mai prochain, en présence du ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
En parallèle, la recherche et le développement font l’objet d’une feuille de route dans le cadre du PIA, car le bien manger fait partie des enjeux clés d’innovation sur lesquels nous avons mis un coup de projecteur.
Tel est le travail que nous menons pour moderniser l’ensemble de l’industrie agroalimentaire, avec les guichets « industrie du futur » et les territoires d’industrie. Il est assez frappant de constater que beaucoup de projets déposés dans ce cadre relèvent du secteur agroalimentaire.
La prise en compte de ces enjeux va donc bien au-delà des montants que vous mentionnez. Je tiens à vous rassurer : aux initiatives du ministère de l’agriculture s’ajoutent l’ensemble des politiques menées, en complément, par le ministère de l’industrie et le volet du PIA, avec, à la clé, la création de 2 000 emplois pour l’ensemble des projets Résilience !
M. le président. La parole est à Mme Céline Boulay-Espéronnier.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Plus que jamais, la révolution du big data représente un péril pour la souveraineté de la France.
Tous les jours, les Gafam se livrent à un véritable pillage en exploitant massivement les données de millions de Français. Soumis à des lois extraterritoriales, ces géants du numérique sont désormais des entreprises systémiques, capables de concurrencer les États.
Comme l’expliquait déjà notre collègue Gérard Longuet dans son rapport d’octobre 2019, les Gafam menacent le monopole fiscal de la France. Avec une capitalisation boursière qui correspond à plus de deux fois celle du CAC 40, le chiffre d’affaires des Gafam est désormais comparable aux recettes fiscales françaises.
Réponse nécessaire, mais insuffisante, du Gouvernement, la taxe sur les services numériques instaurée en 2019 n’a répondu que partiellement au défi fiscal posé par les entreprises du numérique. Ces dernières continuent d’échapper largement à l’impôt.
Alors que plane au-dessus de notre économie le spectre des représailles américaines, la préservation de notre souveraineté économique implique une reprise rapide des négociations au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en vue d’instaurer un taux minimum mondial d’imposition, qui pourrait être fixé à 12,5 %.
Cela étant, la lutte pour la souveraineté numérique de la France ne se résume pas à l’harmonisation interétatique de la taxation des Gafam. Reprendre le contrôle de notre souveraineté numérique suppose aussi d’organiser le rapatriement des données de nos concitoyens et des entreprises françaises sur le territoire national. Aujourd’hui, 92 % des données occidentales sont hébergées aux États-Unis. Afin de garantir la sécurité économique de nos entreprises, il est primordial de sortir de cette situation de dépendance numérique en proposant des solutions d’hébergement sûres, réparties équitablement sur l’ensemble du territoire national.
Enfin, la France doit impérativement capitaliser sur l’expertise de ses ingénieurs en développant un modèle économique compétitif fondé sur les technologies digitales de pointe. C’est à cette unique condition que notre pays pourra sortir de sa position de colonisé numérique et créer des gisements de croissance grâce au levier du digital.
Quel plan le Gouvernement entend-il mettre en œuvre pour pallier le désarmement numérique de la France et atteindre l’indépendance technologique dont dépendent la sécurité et la souveraineté économiques de ses entreprises ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Madame la sénatrice Boulay-Espéronnier, j’ai déjà répondu assez largement aux interrogations quant à la situation de l’économie française face aux géants du numérique, qui – je le rappelle – ne sont pas seulement américains. Je vais donc reprendre les différents éléments sur lesquels j’ai déjà insisté, à commencer par la taxation des plateformes numériques, que les Français ont été les premiers à instaurer.
Ce faisant, nous avons engagé un mouvement à l’échelle européenne comme au sein de l’OCDE et dans un certain nombre d’États-nations, qui se sont engouffrés derrière la France pour élaborer leur propre législation.
S’ensuit, aujourd’hui, un autre mouvement au sein de l’administration américaine, à la faveur de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Président, qui prend le sujet très au sérieux. Pour examiner les enjeux de concurrence soulevés par les plateformes numériques, il vient de nommer une personnalité extrêmement active, qui a étudié toutes les distorsions que ces plateformes induisent dans l’économie et dont le discours sur le sujet est assez offensif. Pour notre part, nous accompagnons ces démarches au niveau de l’Union européenne avec Margrethe Vestager.
Une taxation minimale est effectivement à l’étude. Je rappelle qu’au sein de l’OCDE l’on distingue deux piliers : la taxation de l’ensemble des entreprises, quelle que soit leur origine – c’est à cet égard que l’on défend le taux de 12,5 % – et la taxation spécifique aux plateformes numériques.
Pour sa part, la France prélève sur les plateformes numériques quelle que soit leur nationalité, y compris européenne. Nous espérons pouvoir nous rallier ensuite à un projet international : notre intention est de jouer un rôle d’aiguillon dans cette réflexion.
Vous évoquez la protection des données des Français et la limitation du pouvoir des plateformes. C’est tout l’enjeu du règlement général sur la protection des données (RGPD) et des deux directives que j’ai mentionnées, le DSA et le DMA.
Enfin, comme je l’ai indiqué, le projet de cloud souverain devrait connaître de nouveaux développements dans les prochains mois : le projet Gaïa-X vise précisément à créer les briques technologiques du cloud souverain européen !
M. le président. La parole est à M. Bernard Fournier.
M. Bernard Fournier. Malheureusement, comme souvent, il aura fallu une crise historique pour que, collectivement, nous nous rendions compte à quel point notre pays était devenu dépendant sanitairement, industriellement et, au total, économiquement d’autres grandes puissances.
Que n’ai-je pas entendu ces dernières années, ici même, dans cette assemblée, quand nous parlions de la désindustrialisation de nos territoires, de la défense de notre souveraineté, de la protection de nos entreprises, qui se faisaient racheter une par une ; quand nous défendions la branche énergie d’Alstom, Aéroports de Paris (ADP) ou encore Photonis, dont personne ne parlait ? Nous étions des conservateurs, des souverainistes qui n’avaient rien compris à la mondialisation, au commerce international ou aux règles du libre-échange !
Aujourd’hui, je souhaite tout simplement pour notre pays, et plus largement pour l’Europe, que nous fassions preuve de plus de réalisme et de pragmatisme.
Les Français, légitimement, comprennent de moins en moins notre naïveté face à des pays comme la Chine ou les États-Unis, qui utilisent toutes les armes économiques, douanières, fiscales ou monétaires pour se protéger et qui investissent massivement chez nous.
Nous pouvons le regretter, mais, depuis plusieurs années, tous les grands pays se referment et renforcent leur législation pour mieux protéger leurs entreprises des rachats par des investisseurs étrangers.
En France, depuis 2014, nous avons élargi le décret qui soumet certains investissements étrangers à l’autorisation du Gouvernement. Ces mesures, que vous avez encore améliorées, madame la ministre déléguée, ne suffisent pas, car nos groupes sont particulièrement vulnérables depuis la crise du covid.
Nous devons trouver un chemin étroit et difficile entre la protection de nos entreprises et une économie ouverte, attractive, dans laquelle plus de 2 millions d’emplois dépendent de groupes étrangers installés sur notre territoire.
Aussi, je souhaiterais que vous nous précisiez la politique que met en œuvre le Gouvernement pour que la France protège plus efficacement ses entreprises, notamment au regard des pays qui observent des règles très strictes de contrôle des investissements étrangers.
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’économie, des finances et de la relance, chargée de l’industrie. Monsieur le sénateur Fournier, la doctrine de l’État en matière d’investissements étrangers en France (IEF) a évolué, sous l’impulsion du Président de la République et de Bruno Le Maire, qui ont renforcé les outils juridiques en matière d’IEF, et veillé à ce que leur application soit plus stricte et mobilise l’ensemble des leviers à notre disposition. Je m’y suis également employée.
Cette démarche a aussi inspiré la doctrine de filtration des investissements en Europe, dont on peut penser qu’elle pourrait aller plus loin, mais qui, à tout le moins, nous permet d’échanger des données, comme nous avons pu le faire avec l’Italie, sur le dossier Iveco.
Cela emporte des conséquences concrètes : Photonis est un investissement qui a été bloqué ; s’agissant de General Electric, Bruno Le Maire a annoncé travailler à une solution souveraine sur la partie Arabelle ; en ce qui concerne Liberty, c’est précisément parce que les conditions relatives aux investissements étrangers en France sont très fortes que nous avons pu obtenir un certain nombre de mouvements et préserver l’actif Ascoval et Hayange à date.
Sur ce dernier dossier, la recherche de repreneurs est très bien engagée, un certain nombre d’industriels, présentant un passé industriel, sont intéressés. La transformation d’Ascoval que nous avons menée durant ces deux dernières années porte ses fruits, puisque, aujourd’hui, l’actif est beaucoup plus désirable et les savoir-faire sont beaucoup mieux reconnus.
En 2020, nous avons suivi 275 opérations de contrôle sur les IEF, ce qui montre l’efficacité du dispositif, et nous sommes prêts à aller plus loin.
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion de ce débat, la parole est à Mme Sophie Primas, pour le groupe auteur de la demande.
Mme Sophie Primas, pour le groupe Les Républicains. Madame la ministre déléguée, il est de ces vérités que l’on redécouvre sans qu’elles n’aient jamais cessé d’être vraies. C’est le cas de l’impératif de souveraineté économique.
Après des décennies de mondialisation, l’indépendance économique totale est un objectif qui ne peut être atteint, et qui n’est pas même souhaitable. Les liens économiques qui nous unissent à nos partenaires sont denses, innombrables, bénéfiques pour notre économie, sources d’innovation, de conquête, d’ouverture et sont donc inaltérables.
La question centrale, celle de la souveraineté, reste néanmoins valable : la France est-elle en mesure, aujourd’hui, d’assurer ses propres besoins fondamentaux, ceux de l’État et ceux de ses citoyens, quels que soient les risques géopolitiques, commerciaux ou, on l’a vu, sanitaires ? Force est de constater que ce n’est pas le cas.
Les biens considérés comme « stratégiques » constituent aujourd’hui 20 % des importations françaises. Pour certains, la dépendance aux partenaires extérieurs est totale : nous le constatons malheureusement dans le domaine de la santé, mais c’est aussi le cas s’agissant de produits moins visibles, comme les semi-conducteurs, dont la pénurie met aujourd’hui en difficulté notre filière automobile.
J’attire votre attention sur un point : vos services estiment que l’approvisionnement de la France n’est trop concentré que pour 121 produits, si l’on peut dire. C’est beaucoup, mais c’est aussi négliger l’effet en cascade sur les filières, qui est extrêmement déstabilisateur.
Les produits industriels ne représentent pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Notre modèle, nos échanges, reposent sur un équilibre fragile que les tensions géopolitiques et commerciales peuvent faire vaciller.
Or nous savons – car c’est là une politique assumée – que des pays comme la Chine, mais aussi les États-Unis, regardent avec intérêt nos meilleures entreprises et nos savoir-faire uniques. Je vous ai alerté sur ce point, alors que vous insistiez pour faire aboutir la vente des Chantiers de l’Atlantique à Fincantieri, associé à l’entreprise d’État chinoise CSSC. Que dire de la vente d’Alstom à General Electric ?
Une fois ces transferts de technologie réalisés, que nous restera-t-il ? Nous résumons souvent la souveraineté économique à la sauvegarde des biens et des services nécessaires à nos activités régaliennes : à la défense, aux communications, éventuellement à l’énergie. Sur ces secteurs stratégiques, des outils sont déjà en place et ont été renforcés, comme le filtrage des investissements étrangers.
Nous constatons toutefois que cette définition régalienne est celle d’hier ; il nous faut voir plus loin. La souveraineté économique n’est-elle pas aussi la défense de notre potentiel économique national, de nos compétences, de nos savoir-faire, de nos start-up, de notre tissu productif, qui sont le patrimoine commun de notre Nation ? N’est-elle pas la préservation de notre capacité de production agricole ? Des bassins productifs au cœur de nos territoires, qui ont le plus souffert de la désindustrialisation ?
Or, pour restaurer ce potentiel productif, il ne suffira pas de mettre des milliards sur la table. C’est un effort de long terme, que vous avez engagé, offensif plutôt que seulement défensif, auquel nous devons nous réatteler pour recréer les conditions réglementaires, fiscales, opérationnelles de l’attractivité et de la compétitivité.
Dans ce domaine, nous sommes bien dans le « en même temps », parfois destructeur. De réels efforts fiscaux de production sont faits, mais « en même temps » se profilent le spectre du délit d’écocide, celui du « zéro artificialisation » pour monter des entreprises, comme l’a signalé Serge Babary, ou encore celui de la surtransposition, qui tétanisent les investisseurs.
Je me permets de vous suggérer d’associer les territoires à votre réflexion. Ceux-ci savent identifier leurs besoins et leurs atouts, on l’a vu durant la crise. La qualité d’un tissu économique tient aussi à l’infrastructure, à la formation et aux services publics : les collectivités jouent là un rôle de premier plan. Des entreprises structurantes sur le plan local peuvent être des piliers de la souveraineté économique ; un capitalisme territorial rénové peut être un levier fort.
Enfin, il nous faut protéger juridiquement nos entreprises face à la législation de pays puissants usant de l’extraterritorialité de leur droit, décidée unilatéralement. Nos amis américains ou chinois sont redoutables ; ils sont nos amis, mais nous ne pouvons les laisser dépouiller notre économie à leur guise.
Or c’est un danger majeur pour notre souveraineté, qui s’appuie sur la puissance du cloud des Gafam, en particulier, mais aussi sur celle du dollar.
Dois-je rappeler, une fois encore, la vente d’Alstom à General Electric, acceptée dans des conditions de pression incroyable de la part des États-Unis ? Je ne reviendrai pas sur ce que M. Frédéric Pierucci a subi en raison de ces dispositifs extraterritoriaux, qui laissent une trace indélébile dans notre industrie et dans sa vie.
Dois-je rappeler l’amende d’Airbus ou celle de BNP Paribas – un record de plus de 8 milliards d’euros – ainsi affaiblis par ces ponctions financières ? Ce n’est pas admissible et je ne vois pas ce dossier majeur de la protection de nos entreprises contre les dispositifs extraterritoriaux abusifs avancer autrement que par des initiatives privées.
Une suggestion en guise de conclusion : que le Président Macron s’engage sur ce sujet lorsque la France prendra la présidence de l’Union européenne au début de l’année prochaine, car il s’agit naturellement d’une brique fondamentale de notre souveraineté. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Franck Menonville. applaudit également.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur la souveraineté économique de la France.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Vincent Delahaye.)
PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
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Enjeux nationaux et internationaux de la future PAC
Débat organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, sur le thème : « Enjeux nationaux et internationaux de la future PAC. »
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses, dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que l’auteur de la demande dispose d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répond pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande dispose d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. Jean-Claude Tissot pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Claude Tissot, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a souhaité l’inscription de ce débat sur la question, fondamentale des enjeux de la prochaine politique agricole commune (PAC).
Parmi les politiques européennes, la PAC tient une place à part. Elle reste en effet, à ce jour, la seule véritable politique européenne intégrée, dotée d’un budget spécifique. Quant à notre pays, il en est aujourd’hui le premier bénéficiaire.
Après de premières annonces inquiétantes, l’accord du Conseil européen du 21 juillet 2020 a finalement permis un relatif maintien du budget de la PAC, en euros courants, à hauteur de 386 milliards d’euros. La France bénéficiera ainsi d’une enveloppe stable à hauteur de 62,4 milliards d’euros : 51 milliards sur le premier pilier et 11,4 milliards sur le second.
Pourtant, le maintien facial de ce budget cache en réalité une baisse, car, exprimé en euros courants, il ne prend pas en compte l’inflation. Si celle-ci atteint 2 % par an sur la période, on perdrait en réalité 39 milliards, en euros constants, par rapport au budget précédent, soit plus d’une année d’aides du premier pilier.
Cette baisse, qui n’est qu’en partie imputable au Brexit, n’est pas un bon signal alors que les défis qui sont devant nous n’ont jamais été aussi grands.
Parmi les dix objectifs de cette nouvelle PAC, je retiendrai : assurer un revenu équitable aux agriculteurs ; agir contre le changement climatique ; garantir la qualité des denrées alimentaires et la santé ; dynamiser et soutenir le développement économique des zones rurales. Comme vous le voyez, face à de tels enjeux, ce n’est pas le moment de baisser la garde !
Le plan stratégique national (PSN) est la grande nouveauté de cette future PAC. À partir de 2023, chaque État membre devra obligatoirement mettre en place un PSN qui définira les modalités de mise en œuvre opérationnelle de la PAC à l’échelle nationale.
Nous devrons être très vigilants afin que cette subsidiarité accrue ne fasse pas perdre le sens du « C » de la PAC, qui doit être résolument préservé. En effet, si les déclinaisons des PSN revenaient à faire autant de politiques agricoles qu’il y a d’États membres, des distorsions, voire du dumping, pourraient apparaître. Il faut, je le répète, que la PAC reste une politique collective et que tous les agriculteurs, quel que soit leur pays, soient traités sur un pied d’égalité.
En outre, le PSN doit garantir que l’agriculture bio ne soit pas la grande oubliée de la future PAC. Actuellement, seulement 2 % du budget de la PAC sont consacrés au bio, ce qui est loin d’être suffisant car, pour atteindre l’objectif de 25 % de terres cultivées en bio en 2030, fixé dans les stratégies Biodiversité et Farm to Fork, il faut des mesures fortement incitatives pour transformer les pratiques agricoles.
Le PSN, qui conditionnera les règles d’attribution des aides, pourrait donc être le levier pour se rapprocher de l’objectif de 15 % de surfaces en bio en France à l’horizon 2022, que vous aviez réaffirmé, monsieur le ministre, dans le cadre du plan Ambition Bio. Il y en aura besoin car, en 2020, nous en étions seulement à 8,5 %. C’est dans ce sens que nous avons signé une tribune, avec 300 élus locaux et nationaux de différentes sensibilités, sur l’initiative de la Fédération nationale pour l’agriculture biologique (Fenab), appelant le Gouvernement à intégrer l’objectif du bio dans le PSN.
L’autre enjeu de cette nouvelle PAC est une meilleure redistribution des subventions. Le 21 juin 2020, le Conseil a validé le principe d’un plafonnement des aides à hauteur de 100 000 euros par exploitation. Les États membres auront, en outre, la faculté de mettre en place un mécanisme progressif de réduction des aides à partir de 60 000 euros.
Ce plafonnement à 100 000 euros nous semble trop peu ambitieux, d’autant qu’il n’est finalement que facultatif. Je souhaite que notre pays se saisisse de ces mécanismes de plafonnement et de dégressivité. Sans un réel plafonnement des aides, monsieur le ministre, tout le reste n’est que littérature !
Je terminerai par un mot sur les enjeux internationaux de cette nouvelle PAC. Ses objectifs vont dans le bon sens, mais ils sont en complète contradiction avec ce que l’Europe fait, dans le même temps, avec le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement – accord économique et commercial global) ou le Mercosur.
Les normes sanitaires et environnementales que la France et l’Union européenne imposent à nos agriculteurs ont fait évoluer leurs pratiques, faisant de notre agriculture l’une des plus sûres au monde, toujours plus vertueuse en matière de protection de l’environnement.
Or ces évolutions ont un coût pour nos agriculteurs en termes d’investissement, de formation et de prise de risque. A contrario, avec le CETA et le Mercosur, l’Union européenne veut ouvrir le marché européen à des produits alimentaires moins chers, mais qui s’affranchissent des normes sanitaires et environnementales s’imposant à nos paysans.
C’est pourquoi je voudrais terminer mon intervention par une question très solennelle, monsieur le ministre : quand aurons-nous enfin un vrai débat avec vous sur ces traités et sur leurs conséquences sur l’agriculture et l’alimentation dans notre pays ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. Christian Redon-Sarrazy.
M. Christian Redon-Sarrazy, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis une trentaine d’années, chaque phase de négociation de la PAC constitue une période d’incertitudes pour les professionnels du monde agricole, en particulier pour les éleveurs. C’est précisément la définition des arbitrages pour répartir un budget en baisse qui ouvre le champ à de vives inquiétudes de la part de nombreux territoires et filières.
Le 7 avril dernier, vous avez notamment rappelé au Sénat, monsieur le ministre, que la PAC française devait encourager une agriculture de territoires avec une attention portée aux spécificités locales, le maintien de l’indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN) et une meilleure prise en compte des zones intermédiaires.
Faute, pourtant, d’une définition officielle et unique, l’identification de ces zones intermédiaires, et donc le ciblage de leurs aides, est bien plus difficile que pour les zones défavorisées, qui bénéficient par exemple de l’ICHN.
Le critère géographique est lui-même variable selon les appréciations, puisque les pouvoirs publics situent les zones intermédiaires sur une diagonale allant de la Charente au Grand Est. Cette interprétation arbitraire exclut toutefois de nombreux territoires, par exemple dans les régions Nouvelle-Aquitaine ou Occitanie qui, pourtant, sembleraient être parmi les plus concernées. Un travail de définition précis de ces zones intermédiaires est donc attendu de votre part.
Il nous faudra aussi savoir comment celles-ci seront identifiées au sein de la PAC, et de quelles aides spécifiques elles pourront bénéficier, à l’image de l’ICHN. S’agissant de cette indemnité, le maintien au niveau actuel que vous proposez pose question. Pour atteindre cet objectif, il faudra que la France le finance sur son budget afin de combler la baisse du taux de cofinancement européen de 10 % actée par le Conseil en octobre dernier. C’est un arbitrage qui se défend mais qui aura nécessairement, à enveloppe globale constante, des conséquences sur les autres aides.
À cet égard, les zones de polyculture-élevage et les professionnels de l’élevage allaitant craignent que le rééquilibrage de l’enveloppe des aides couplées en faveur de notre autonomie protéique ne se fasse à leurs dépens. Ces aides représentent actuellement 13 % au maximum de l’enveloppe des aides directes, et 2 % pour ce qui est des protéines végétales.
Or le Gouvernement envisage une augmentation jusqu’à 4 % des aides dédiées aux protéines afin de renforcer notre indépendance alimentaire et de limiter le recours aux importations. L’objectif est louable, mais les exploitations précitées, qui ont déjà été, pour certaines, sorties du dispositif de l’ICHN et demeurent fragiles, ne pourront pas supporter de nouvelle diminution.
Par exploitation, le montant des aides allouées correspond à peu près au salaire mensuel des éleveurs, c’est-à-dire 800 euros par mois. Si rééquilibrage il doit y avoir, celui-ci devra engager financièrement les filières agricoles les moins impactées par la crise. Par ailleurs, notre groupe attend des avancées sur le sujet des paiements redistributifs et sur la convergence des aides.
Si rien n’est encore acté, je tiens tout de même à rappeler que ces aides couplées bénéficient pour 80 % à l’élevage. La Fédération nationale bovine (FNB) s’est fait l’écho de cette préoccupation, en demandant que les aides couplées du premier pilier soient impérativement maintenues à leur niveau actuel. Il y va de la survie de nombreuses exploitations et donc, plus largement, de l’équilibre économique mais aussi environnemental de nombreux territoires ruraux.
L’élevage extensif qui les caractérise contribue, grâce aux prairies permanentes, à la captation du carbone et permet l’approvisionnement des agglomérations proches des exploitations en produits de qualité via des circuits courts. Il présente donc de nombreux avantages qui correspondent aux objectifs fixés par la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite Égalim, en matière d’accessibilité à une alimentation saine et durable.
Le volet concernant l’équilibre des relations commerciales entre producteurs et grande distribution de cette loi étant un échec manifeste après trois ans de mise en œuvre, on est en droit d’attendre du Gouvernement un soutien massif en faveur de ce modèle agricole.
D’autre part, une question demeure concernant l’augmentation de notre autonomie protéique : visera-t-elle en priorité l’alimentation animale ou humaine ? Sur ce point, les éleveurs manquent de précisions, surtout au regard du souhait du Gouvernement de pérenniser les repas végétariens hebdomadaires dans les cantines scolaires.
Face à ces multiples impératifs – préserver notre modèle d’élevage extensif et augmenter notre autonomie protéique – où placer le curseur ? Comment arbitrer ?
Monsieur le ministre, il faut selon moi, avant tout, déterminer quel modèle agricole et alimentaire nous voulons. Un modèle qui promeut des pratiques, tant d’élevage que de culture, vertueuses et respectueuses de l’environnement, des animaux et des hommes ? Ou un modèle d’agriculture intensive dont on ne cesse de rappeler les multiples effets dévastateurs ?
Une fois ce choix fait, les arbitrages devraient logiquement en découler. Pour une fois, faites en sorte que les éleveurs ne soient pas les seuls à porter l’effort budgétaire, alors que leur situation ne le permet pas. Pouvez-vous nous assurer que les zones de polyculture-élevage ne seront pas les sacrifiées de la future PAC ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Jean-Pierre Corbisez applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, le débat d’aujourd’hui porte sur une politique absolument structurante en matière de souveraineté, de territoires, de développement économique et d’environnement : la politique agricole commune.
Je voudrais d’abord rappeler le contexte européen dans lequel se situe cette PAC. La première proposition de budget faite par la Commission européenne n’était absolument pas acceptable pour la France. Sur l’initiative de la France, nous avons réussi à revenir sur cette proposition d’octobre 2018 pour faire en sorte que le budget de la politique agricole commune soit, en euros courants, peu ou prou le même que celui de la PAC actuelle.
Je vous laisse imaginer la teneur des débats que nous aurions eus ce soir si nous n’avions pas réussi à faire revenir la Commission sur son premier jet ! Nous aurions débattu d’une PAC dont le budget aurait été, en fonction des dispositifs dont elle est constituée, en diminution de 5 % à 15 %.
La seconde étape a été, à l’automne dernier, le Conseil européen des ministres de l’agriculture, qui nous a permis d’élaborer le cadre politique de cette PAC avec, notamment, un élément très important : les fameux écorégimes. Ceux-ci doivent s’appliquer à tous les États membres, sans exception, sans dérogation, pour faire, enfin, de cette convergence dans les normes et les standards agroenvironnementaux une réalité, y compris au sein du marché commun.
Nous avons obtenu gain de cause, reste maintenant à établir le plan stratégique national. Vous l’avez dit, monsieur le sénateur, il faut absolument veiller à ce que ces PSN ne créent pas à cette aune des distorsions de concurrence, mais soient bien tous conformes au cap de la PAC.
Les négociations au niveau européen sont toujours en cours, ce qui complexifie le débat. Le trilogue n’est pas encore finalisé. On ne sait pas, par exemple, si l’écorégime s’appliquera à 20 %, à 25 % ou à 30 % du premier pilier. Il nous faut faire avec ! Le trilogue se terminera probablement d’ici à la fin du mois de mai ou au début du mois de juin, en tout cas sous la présidence portugaise.
Quelques avancées ont cependant déjà été actées, dont l’une me tenait particulièrement à cœur et sur laquelle nous nous sommes beaucoup battus : l’inclusion du droit à l’erreur au sein des fondamentaux de la PAC. À mon sens, c’est essentiel. Combien d’entre vous ont déjà alerté le ministre que je suis ou mes prédécesseurs en évoquant un rappel non justifié des paiements de la PAC ? Ce point est résolu puisque nous avons obtenu gain de cause sur l’inclusion du droit à l’erreur.
Un autre exemple est la prolongation des autorisations de plantations viticoles de 2030 à 2045. Les grands défenseurs des territoires viticoles que vous êtes savent à quel point il s’agissait d’une demande importante du secteur.
D’autres questions sont encore sur la table : l’écorégime, la conditionnalité d’un certain nombre de règles, la rotation des cultures – un sujet sur lequel nous nous battons aussi –, l’organisation commune des marchés, c’est-à-dire des mécanismes permettant de soutenir le secteur en cas de crise, comme l’épisode dramatique de gel de ces dernières semaines.
Notre agenda consiste à finaliser ce PSN d’ici à cet été, puis à mener les évaluations environnementales requises afin d’être en mesure de solliciter l’approbation définitive de la Commission avant la fin de l’année. Nous avons déjà franchi beaucoup d’étapes pour parvenir à ce résultat.
Nous nous sommes tout d’abord livrés à un exercice de diagnostic avec l’ensemble des filières.
Nous avons ensuite mené une consultation sous la forme d’un débat public, ainsi que la loi l’exige. La très forte participation des citoyens à cet exercice nous a permis de recueillir plus de 1 083 recommandations. Nous avons rendu les conclusions de cette consultation au mois d’avril dernier.
Enfin, nous nous livrons à un exercice de concertation et de consultation de l’ensemble des filières, des organisations civiles, notamment les ONG, mais aussi – c’est très important – des régions car, comme vous le savez, la loi portant diverses dispositions d’adaptation du droit national au droit de l’Union européenne, dite Ddadue, que le Sénat a adoptée, prévoit le transfert aux régions d’une partie du deuxième pilier, notamment les aides non surfaciques telles que l’aide à l’installation des jeunes agriculteurs. Toutes ces concertations sont en cours et leur calendrier se resserre.
Au-delà de ces différents éléments de contexte, permettez-moi de préciser la vision que je souhaite porter au travers de ce PSN. Celle-ci s’articule autour de quatre axes primordiaux sur lesquels nous reviendrons en détail dans le cadre du débat interactif.
Le premier axe est celui de la compétitivité.
La PAC doit permettre de garantir le revenu des agriculteurs au travers de mesures de soutien direct. Cela nécessite une certaine stabilité dans la politique menée et suppose, par exemple, de ne plus opérer de gros transferts tels que ceux décidés dans le cadre des deux précédentes PAC. Ces transferts avaient notamment conduit, monsieur le sénateur Redon-Sarrazy, à une diminution très significative des paiements de base dans les zones intermédiaires. Si certains s’en sont réjouis, d’autres, notamment dans les zones intermédiaires, en ont subi les conséquences. J’estime pour ma part qu’une forme de stabilité est nécessaire pour préserver les territoires, les cultures et les filières végétales et animales.
Le deuxième axe est la souveraineté alimentaire. Cela passe par la production de protéines, mais aussi par la structuration au sein des filières et par un certain nombre de revues visant notamment – nous y reviendrons – à calculer les aides couplées en fonction des unités de gros bétail (UGB) ; nous en discutons avec la filière.
Assurer la souveraineté alimentaire suppose également – il ne faut jamais l’oublier – d’agir sur d’autres leviers que la PAC. Je pense notamment à la loi Égalim, dont nous avons longuement débattu dans cette haute assemblée, mais aussi au nouveau projet de loi qui sera examiné dès le mois de juin à l’Assemblée nationale puis au Sénat.
Le troisième axe est la transition agroécologique. Il faut que les écorégimes soient corrigés de manière à devenir inclusifs. Pour ma part, j’estime qu’il est très important que les écorégimes soient appliqués par tous les États membres et qu’ils soient inclusifs, de sorte que nos cultures n’en soient pas exclues mais qu’elles soient au contraire accompagnées dans cette transition.
Le quatrième axe est la prise en compte des spécificités des territoires, notamment de montagne, et des zones intermédiaires.
Au-delà de ces quatre axes stratégiques, je tiens à rappeler qu’il ne s’agit pas d’un débat budgétaire. Celui-ci a déjà eu lieu, et la France – je vous remercie de l’avoir rappelé, monsieur le sénateur Tissot – a obtenu gain de cause.
Il s’agit aujourd’hui de répartir cette enveloppe financière au sein des différentes productions et des différents territoires. Nous ne pouvons donc renforcer tel secteur qu’en opérant de facto un transfert au détriment d’un autre. Nous devons être conscients que chaque « plus » que nous allouons à un budget suppose d’en grever un autre d’un « moins ». L’exercice n’en est évidemment que plus complexe.
Pour conclure, je souhaite insister sur deux derniers points.
En dehors du PSN, nous devons continuer à avancer sur le sujet de la rémunération des agriculteurs dans le cadre de la revue de la loi Égalim. Celle-ci a permis des avancées, mais il faut aller plus loin.
Par ailleurs, je suis intimement convaincu – cette conviction est largement partagée sur les travées de cet hémicycle – qu’il faut absolument aller plus loin dans ce qu’on appelle les « clauses miroirs ». Alors que la transition agroécologique s’accélère au sein du marché commun où l’écorégime devient un standard – et c’est très bien ainsi –, nous devons absolument sortir d’une forme d’hypocrisie et arrêter d’importer des produits qui ne respectent pas les standards imposés par l’Union européenne elle-même.
Cela nécessite un travail à l’échelon européen – je le mènerai dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne – mais aussi à l’échelon international, notamment avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui édicte les règles du commerce international. C’est un point absolument essentiel dont je souhaite faire un marqueur fort de mon action. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – M. Pierre Louault applaudit également.)
Débat interactif
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. Monsieur le ministre, après la gelée noire subie dans la nuit du 8 au 9 avril par un grand nombre d’exploitations en France et compte tenu de mes travaux depuis 2016 sur ce sujet, je n’aborderai qu’un seul thème : celui de l’assurance récolte.
La gestion des risques – nous en sommes désormais tous convaincus – est centrale pour l’avenir de notre agriculture. En France, les filières se sont engagées dans des modes de production durables. L’Europe, via la future PAC, a conditionné les aides à des objectifs de verdissement. Ces mutations répondent à la demande sociétale et aux enjeux de santé publique et de protection de l’environnement.
Mais encore faut-il accompagner notre agriculture dans sa résilience. Celle-ci doit s’appuyer sur plusieurs solutions : l’épargne de précaution, les mesures de stockage, les outils de stabilisation des revenus et l’assurance récolte.
Cette dernière ne correspond pas aux besoins de nos agriculteurs puisque, malgré la mise en place du contrat socle, seuls 30 % sont assurés. De nombreuses préconisations ont été formulées par la profession pour qu’un maximum d’agriculteurs s’engagent. Les réponses restent toujours en suspens, en raison – nous en avons conscience – des enjeux financiers que constituent la réforme du calcul de la moyenne olympique, l’abaissement du seuil de déclenchement de 30 à 20 % du potentiel de recueil et l’augmentation des aides de 65 à 70 % pour la souscription de contrats.
Le 24 juin 2020, lors du débat sur la proposition de résolution visant à encourager le développement de l’assurance récolte déposée par le groupe RDSE, M. Marc Fesneau avait évalué le surcoût important que cela entraînerait, amputant de près de 2 milliards d’euros le budget du second pilier. Monsieur le ministre, êtes-vous prêt à défendre ces objectifs dans la future PAC ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur Cabanel, le sujet de l’assurance récolte est absolument essentiel.
Aujourd’hui, le budget de l’assurance récolte au sein du second pilier est d’environ 150 millions d’euros. Or les risques s’accumulant, nous savons que nous devons revoir nos projections tendancielles.
Il est vrai que l’on ne tire pas le règlement Omnibus au maximum de ses possibilités. Comme vous l’avez indiqué, nous pourrions abaisser de 30 à 20 % le montant de la franchise et augmenter les subventions de 65 à 70 %, mais financer ces mesures au moyen de la PAC impliquerait de faire d’autres choix.
En effet, je rappelle que le second pilier finance l’ICHN, les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC), le bio et l’assurance récolte. Nous devons choisir : effectuer un transfert soit du premier pilier au bénéfice du second – mais alors, quid de l’impact compétitif sur les revenus ? –, soit au sein du second pilier. C’est une sacrée question, d’autant que les enjeux financiers sont très importants.
Pour avoir beaucoup travaillé avec mes équipes sur le sujet, j’estime qu’il faut non pas revoir les critères mais refonder complètement le modèle. Très peu de pays ont réussi à le faire. L’Espagne, qui a été confrontée il y a plusieurs décennies aux mêmes questions, est un exemple qui doit nous inspirer. Ce pays a mis plusieurs années à élaborer un système qui repose sur plusieurs dispositifs, notamment des subventions sur les primes, des pools de coassurance et des réassurances.
D’autres systèmes existent, que nous étudions également. Quoi qu’il en soit, nous devons repenser complètement le modèle pour créer une nouvelle architecture. Nous y travaillons actuellement.
Par ailleurs, s’agissant du financement, j’ai la conviction que le monde agricole ne peut pas financer seul les aléas liés au changement climatique. Or un financement de ces aléas par la PAC reviendrait à cela.
Si nous souhaitons pérenniser le dispositif, nous devons assumer qu’une forme de solidarité nationale accompagne le monde agricole. À défaut d’une telle solution, je vous renvoie à la difficulté des choix que j’ai résumés au début de la réponse à votre question.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel, pour la réplique.
M. Henri Cabanel. Je suis bien conscient des enjeux financiers que vous avez évoqués monsieur le ministre. Permettez-moi toutefois de souligner l’importance du plan que vous avez annoncé dans l’Hérault, ce dont je vous remercie. D’un montant de plus de 1 milliard d’euros, celui-ci permettra d’apporter une réponse à cette gelée noire, exceptionnelle tant par son intensité que par son ampleur.
Pour autant, les professionnels attendent beaucoup des arbitrages à venir. Je comprends la difficulté de faire des choix avec des budgets contraints. Vous appelez de vos vœux une solidarité élargie au-delà du monde agricole. Cela me rassure car, comme chacun dans cet hémicycle, vous savez qu’au vu des circonstances, notre agriculture a plus que jamais besoin d’acquérir une forme de résilience. Nous attendons fermement vos propositions en ce sens.
M. le président. La parole est à M. Gérard Lahellec.
M. Gérard Lahellec. Monsieur le ministre, le traité de Lisbonne spécifie que la PAC a pour but « de stabiliser les marchés » et surtout d’assurer « un niveau de vie équitable à la population agricole ». Force est de constater que depuis le découplage des aides, ces objectifs ne sont plus remplis.
Or la PAC demeure un levier d’accompagnement majeur de l’agriculture. Je conçois que l’exercice soit complexe, et que les aides du premier pilier soit structurantes pour l’économie d’un grand nombre d’exploitations agricoles. Permettez-moi toutefois de citer deux chiffres : un maraîcher qui exploite un hectare et emploie cinq salariés perçoit 5 000 euros de PAC quand un céréalier qui exploite 5 000 hectares percevra 1 million d’euros. (Mme Sophie Primas le conteste.)
Bref, nous avons besoin d’une politique plus redistributive et plus juste, car une distribution plus équitable permettrait aussi une meilleure rémunération, par exemple des 52 premiers hectares. Cela est également vrai pour le second pilier.
Par ailleurs, monsieur le ministre, il ne serait pas anormal que vous puissiez vous appuyer sur les collectivités territoriales, singulièrement les régions, pour définir la mise en œuvre d’un certain nombre de dispositions spécifiques du second pilier.
Il nous faut donc obtenir de l’Europe l’application du principe de subsidiarité et la possibilité pour la France de moduler et de plafonner elle-même ses aides. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur, vous dites qu’il faut effectuer davantage de paiements redistributifs, en particulier au bénéfice des exploitations de moins de 52 hectares. Je le conçois, et cela d’autant plus si l’on considère le territoire de vos origines. Mais je laisse M. le sénateur Redon-Sarrazy vous indiquer ce que les agriculteurs de son propre territoire en penseraient ! Pourtant, vos valeurs ne sont pas si éloignées…
Dans les zones intermédiaires, le paiement redistributif a une conséquence très importante sur le revenu des agriculteurs. Toute la difficulté est là : ce qui est probablement favorable aux agriculteurs de votre territoire ne l’est pas du tout pour des agriculteurs d’autres territoires, notamment dans les zones intermédiaires.
Dans ces zones, l’une des conséquences de la mise en place du paiement redistributif est que le niveau de rémunération de base, les fameux droits à paiement de base (DPB), est aujourd’hui inférieur à la moyenne nationale et très inférieur aux moyennes constatées dans le reste de l’Europe. Ceux qui souhaitent passer de 10 à 20 % de paiements redistributifs ont-ils évalué les conséquences d’une telle augmentation dans les zones intermédiaires ?
Je suis opposé à toute approche qui ne tiendrait compte que de la taille des exploitations. Dans les zones intermédiaires – M. Redon-Sarrazy vous le dirait mieux que moi –, les agriculteurs ont de grandes exploitations non parce qu’ils sont riches, mais parce que la rentabilité d’un hectare cultivé est si faible qu’il faut beaucoup d’hectares pour pouvoir en vivre. Telle est la réalité !
C’est pourquoi l’accentuation du paiement redistributif aurait des conséquences dramatiques dans les zones intermédiaires. Nous devons donc trouver le juste équilibre. C’est une tâche difficile, car certains jugent toujours que ce n’est pas assez quand d’autres estiment que cela va beaucoup trop loin.
M. le président. La parole est à M. Gérard Lahellec, pour la réplique.
M. Gérard Lahellec. J’entends vos arguments, monsieur le ministre, mais il faut tout simplement être plus juste. J’observe que l’Allemagne infléchit ses politiques dans un sens plus redistributif…
M. Gérard Lahellec. Or il arrive que l’on fasse référence à la politique allemande, y compris dans cette enceinte. Il s’agit d’une mesure de justice qui, à mon sens, pourrait être mieux définie et relever de la compétence et des choix politiques de l’État français. (Mme Cathy Apourceau-Poly approuve.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Louault. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Pierre Louault. Je souhaite tout d’abord saluer le travail du ministre de l’agriculture qui a engagé une forte concertation et approfondi de multiples hypothèses.
Une enveloppe a effectivement été définie pour conduire la PAC. Il faut continuer à se battre pour infléchir la politique européenne afin que les États membres obéissent aux mêmes règles et disposent de marges de manœuvre locales beaucoup plus réduites, et que soit limitée la concurrence entre pays. En effet, l’agriculture française est soumise à des règles de concurrence qu’elle a du mal à tenir.
J’ai eu l’occasion de vous parler des zones intermédiaires, monsieur le ministre, un sujet dont vous vous êtes saisi. Il faut comprendre que le schéma est un peu faussé car dans ces zones se trouvent souvent des vignobles, par exemple, qui contribuent à augmenter le revenu global des agriculteurs.
La situation de l’agriculture est catastrophique. Il n’y a plus ni revenus ni jeunes qui veulent s’installer. À défaut d’autre solution, la seule issue est malheureusement l’agrandissement des exploitations. Nous devons d’urgence trouver des solutions pour les zones intermédiaires qui, bien souvent, sont des zones de polyculture, en partie d’élevage bovin et en partie de cultures céréalières. La suppression des zones défavorisées a été une catastrophe pour l’élevage.
Par ailleurs, monsieur le ministre, il faut se battre pour ne pas faire de surtransposition dans le droit français : il faut des règles européennes, et rien que ces règles.
Enfin, même si les calculs sont forcément un peu compliqués, je tiens à insister sur la nécessité de faire simple pour éviter tous les conflits de contrôle, qu’ils concernent les agriculteurs ou même la France. Je rappelle en effet que notre pays a déjà été condamné parce que la lisibilité n’était pas suffisante et que les règles n’étaient pas forcément respectées. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je vous remercie de vos propos, monsieur le sénateur Louault. Comme je l’ai indiqué dès que j’ai été nommé à ce poste, les zones intermédiaires constituent à mes yeux une priorité. Les deux dernières politiques agricoles communes ont très largement affecté les revenus des 80 000 à 90 000 agriculteurs qui sont installés dans ces zones.
Nous partons toutefois d’une situation donnée. Les agriculteurs installés dans les zones intermédiaires demandent à juste titre une augmentation de leur rémunération. Mais en l’état actuel des choses, cela suppose d’opérer des transferts massifs au sein du premier pilier. Or les seuls transferts possibles sont entre les aides couplées et le paiement de base. Je me tourne donc vers les autres représentants du secteur de l’élevage, avec lesquels – je l’imagine – vous aurez un débat nourri, monsieur le sénateur…
Il nous faut trouver à nouveau un équilibre tout en ayant deux points en tête.
Premier point : le fameux écorégime que j’évoquais a une vertu très intéressante pour les zones intermédiaires puisqu’il consiste à répartir de 20 à 30 % – cette proportion n’est pas encore arrêtée – du premier pilier à l’ensemble des agriculteurs dès lors qu’ils atteignent les conditions de l’écorégime. Cette répartition est calculée sur la base d’un taux moyen à l’échelle nationale du paiement de base. Or les zones intermédiaires se situant en moyenne très largement en dessous du taux moyen national, ce système de convergence totale permettra de redonner un peu d’air auxdites zones.
Deuxième point : nous ne sommes pas parvenus, depuis 2012, à affecter suffisamment de crédits des MAE aux zones intermédiaires. Il s’agit de l’un des grands défis de cette nouvelle PAC.
Je pourrais évoquer d’autres sujets, mais le temps qui m’est imparti est épuisé. Quoi qu’il en soit, soyez assuré, monsieur le sénateur, que je suis très attentif à ce sujet.
M. le président. La parole est à Mme Gisèle Jourda. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Gisèle Jourda. Imputé sur le second pilier de la PAC, l’ICHN s’élève à environ 1,1 milliard d’euros par an et bénéficie à un tiers des exploitations françaises.
Monsieur le ministre, vous vous êtes engagé publiquement à plusieurs reprises en faveur du maintien en l’état de l’enveloppe consacrée à l’ICHN dans la nouvelle PAC. Malgré cela, le taux de cofinancement européen proposé par le Conseil passe de 75 % à 65 %. Si ce taux était définitivement retenu et si la France décidait de maintenir l’enveloppe actuelle, elle devrait financer sur son budget 10 % supplémentaires, soit environ 108 millions d’euros.
Dans le contexte de la négociation qui va s’ouvrir demain à enveloppe fermée, quels arbitrages comptez-vous faire pour financer ces 108 millions d’euros, si bien entendu vous comptez le faire ?
Le second volet est lié aux conséquences de la sortie du zonage des zones défavorisées dites « simples ».
Ce zonage a fait l’objet d’une révision en 2018. Celle-ci a eu pour effet d’exclure 1 350 communes de la cartographie, laquelle fut présenté à la Commission européenne par vos prédécesseurs dans des conditions plus que déplorables, au vu desquelles ils s’étaient fermement engagés à la tribune du Sénat à accompagner par de multiples mesures les exploitations qui sortaient du dispositif, pour éviter l’effet ciseaux.
Qu’en est-il ? Dans l’Aude, rien, nada : l’ICHN a bel et bien disparu, mais aucune des promesses faites n’a été tenue. Quel dispositif avez-vous prévu pour aider, soutenir ces agriculteurs et ces éleveurs qui ne demandent qu’à vivre dignement de leurs exploitations ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi que sur des travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice Jourda, permettez-moi d’évoquer deux points très importants.
L’ICHN est financée par le second pilier de la PAC, dont le budget est arrêté à l’échelon européen et éventuellement complété par des transferts du premier pilier.
Or tout transfert du premier pilier vers le second entraîne une diminution de la rémunération de nos agriculteurs. Dans la mesure où je prône une PAC compétitive, vous comprendrez que je n’y sois guère favorable.
Les quatre principaux enjeux du second pilier sont : le financement des MAEC, levier d’accompagnement spécifique dont il convient de maintenir le niveau ; le maintien du niveau de l’ICHN ; l’assurance récolte ; le bio.
Si nous voulons maintenir les ambitions du second pilier de la PAC, il faut que l’État apporte non pas seulement 108 millions, mais 140 millions d’euros du budget national. La négociation de cette PAC nous conduit donc à faire des choix budgétaires. Telles sont les discussions que nous avons au sein du Gouvernement, au cours desquelles, pour ma part, je défends le maintien d’une grande ambition.
À défaut de cet effort supplémentaire de l’État à hauteur de 140 millions d’euros par an, soit 700 millions d’euros sur la période, nous ne pourrons pas maintenir nos objectifs en termes de bio, de maintien des MAEC et de l’ICHN, de tendanciel de l’assurance récolte. C’est dire l’importance de notre tâche.
M. le président. La parole est à Mme Gisèle Jourda, pour la réplique.
Mme Gisèle Jourda. J’entends vos propos, monsieur le ministre. Cependant – je vous l’avais indiqué lorsque vous étiez venu dans l’Aude –, quand on fait des effets d’annonce en promettant à nos agriculteurs de les accompagner en cas de coup rude, comme la sortie d’une cartographie ou lorsqu’ils font face à des risques naturels, il faut respecter la parole donnée.
C’est pourquoi j’attends que des accompagnements soient au rendez-vous pour atténuer le drame que traversent ces éleveurs et agriculteurs, en particulier les jeunes qui avaient investi dans des secteurs défavorisés et qui ne peuvent plus vivre. (Applaudissements sur des travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. Jean-François Rapin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Rapin. Depuis sa présentation le 1er juin 2018, le projet de réforme de la Commission européenne pour la PAC a nourri de difficiles échanges au sein du Conseil et du Parlement européens.
Le Sénat a effectué pour sa part un important travail de réflexion et de proposition. Ainsi, trois propositions de résolution européenne ont été adoptées en 2017, 2018 et 2019, les deux dernières en séance publique et à l’unanimité.
Au-delà de la question de la stabilité des moyens budgétaires, nous nous sommes vivement inquiétés de l’architecture générale du projet de la Commission européenne, notamment de l’impact du nouveau mode décentralisé de mise en œuvre de la PAC.
Décentraliser la PAC, c’est prendre le risque de distorsions de concurrence supplémentaires au sein du marché unique. Le Sénat y voit un réel danger de remplacement de la PAC par vingt-sept politiques agricoles nationales, désormais de moins en moins compatibles entre elles. En dernière analyse, nous courons le risque d’une déconstruction de la PAC.
Or, sur tous ces points essentiels, la position de la Commission européenne n’a pour ainsi dire jamais changé d’un iota. Depuis 2017, vos prédécesseurs, monsieur le ministre, n’ont pas agi à temps et efficacement pour faire bouger les lignes. Cette réforme ne correspondra donc guère aux vœux du Sénat ni aux besoins de nos agriculteurs dont l’inquiétude va croissant.
Reste désormais à clarifier un problème de fond : celui de l’articulation entre les modalités détaillées de la future PAC et la transcription juridique des objectifs affichés dans la transition verte.
J’en viens ainsi à mes deux questions, qui sont liées : qu’en est-il de la publication par la Commission européenne de ses études d’impact sur la stratégie concernant la biodiversité et sur celle nommée « de la ferme à la table » ? Comment, selon vous, articuler la réforme de la PAC et le Green Deal si l’on veut éviter un recul drastique de la production agricole européenne à l’horizon 2030, recul que le ministère américain de l’agriculture évalue pour sa part à 12 % ? Autre question de taille : face à une perspective de décroissance d’une telle ampleur de nos productions nationales, que deviendrait l’objectif de souveraineté alimentaire ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur Rapin, je vous trouve sévère dans votre analyse de la régionalisation de la PAC.
Premièrement, le cadre politique de la PAC a été défini par les ministres en octobre de manière très précise. Par exemple, ce cadre impose l’écorégime à tous les États membres et empêche les effets d’éviction ou les dérogations.
Deuxièmement, si je n’ai pas encore obtenu gain de cause, sachez que je me bats pour que les fameux PSN soient non pas simplement signés dans des bureaux entre les États membres et la Commission, mais présentés au niveau du Conseil des ministres. En effet, j’estime que le plan stratégique national est un document politique dont tous les ministres des États membres doivent avoir connaissance et pouvoir discuter.
J’en viens à vos questions. Nous ne disposons toujours pas d’étude d’impact concernant la stratégie Farm to Fork. D’autres ministres européens en demandent sans relâche, comme moi, la réalisation.
Cette situation est d’autant plus problématique, notamment en termes de pur signal démocratique, que la seule étude d’impact dont nous disposons aujourd’hui concernant cette stratégie est américaine. Ce n’est pas acceptable, mais soyez assuré, monsieur le sénateur, qu’avec plusieurs ministres d’autres États membres, nous suivons ce dossier de près.
Cela étant dit, il ne faut pas confondre la stratégie Farm to Fork et la PAC. La première fixe des ambitions dont les moyens sont fournis par la seconde. Cela minimise d’ailleurs les conséquences du point précédent.
Enfin, je fais partie de ceux qui considèrent que la PAC est un des éléments du Green Deal. Mais tous les efforts que nous faisons dans le cadre de la PAC ne serviront à rien si la filière commerce, le fameux trade, ne suit pas. C’est pourquoi je me bats avec mes collègues, notamment Franck Riester et Clément Beaune, pour que l’écorégime que nous établissons pour la filière agricole soit transposé dans la filière commerce. En effet, nous ne pourrons lutter contre les distorsions de concurrence à l’échelle internationale sans nous assurer du respect de ce socle par les accords conclus à l’avenir.
M. le président. La parole est à M. Alain Marc.
M. Alain Marc. Monsieur le ministre, le violent épisode de gel qui a frappé nos agriculteurs vient alourdir des années compliquées. Je tiens de nouveau à leur apporter tout mon soutien et à saluer leur courage. En Aveyron, l’arboriculture a été touchée.
Les annonces sont plutôt rassurantes, notamment la création d’un fonds de solidarité exceptionnelle doté d’un milliard d’euros, comme l’a indiqué précédemment mon collègue Henri Cabanel.
Les enjeux restent toutefois nombreux : le changement climatique, la pandémie de covid-19, les défis de souveraineté et d’alimentation… L’agriculture est, depuis toujours, synonyme d’adaptation.
Je voudrais faire remonter les craintes de nos agriculteurs de zones très rurales au sujet de la future PAC. Les exploitations y sont de taille moyenne, voire petite, avec un modèle souvent orienté vers l’élevage – l’Aveyron est le premier département ovin de France, et l’un des tout premiers pour l’élevage bovin. Il s’agit d’une agriculture exigeante, qui demande un travail 365 jours par an !
Les aides directes du premier pilier de la PAC sont d’une importance capitale dans ces territoires.
Bien sûr, des ajustements sont nécessaires : nous comprenons les appels à l’évolution du système assurantiel du second pilier, mais nous redoutons des transferts depuis le premier pilier, qui auraient pour conséquence une diminution des aides impactant de plein fouet nos petites fermes. Une nouvelle étape dans l’exode rural que nous subissons déjà pourrait alors être franchie, malgré les efforts considérables de nos maires ruraux.
Monsieur le ministre, alors que vous planchez sur le plan stratégique national, quelles sont vos pistes concernant les vases communicants, et plus précisément l’évolution du taux de transfert du premier vers le second pilier dans la future PAC ? (M. Pierre Louault applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur, pour moi, il y a quatre maîtres-mots dans la nouvelle politique agricole commune.
Nous voulons une PAC compétitive, c’est-à-dire de production, une PAC qui tienne compte des spécificités des territoires, une PAC qui accompagne – le mot est très important – les transitions, notamment agroécologiques, enfin une PAC qui nous permette de regagner en souveraineté alimentaire.
Il ne sera possible d’atteindre ces quatre objectifs que si nous arrivons à stabiliser le premier pilier. Il a beaucoup été question des rémunérations lors des premières prises de parole. Mais si l’on veut aussi réussir l’accompagnement au titre du second pilier, l’État devra abonder ce dernier à hauteur de 140 millions d’euros par an pendant cinq ans, soit 700 millions d’euros.
Les discussions et les négociations qui sont en cours avec l’ensemble des parties prenantes montrent l’ampleur du défi, sans parler de la refonte de l’assurance récolte, que j’évoquais en réponse à M. le sénateur Cabanel. Si ce sujet est intrinsèquement lié à la PAC, car il relève du règlement Omnibus, j’ai aussi la conviction qu’il ne peut pas être traité exclusivement au sein de la politique agricole commune, sauf à opérer un transfert massif du premier pilier vers le second ou à réduire significativement l’ICHN, les MAEC ou le programme Ambition Bio, bref, le deuxième pilier dans son ensemble.
S’agissant de l’assurance récolte, il me semble que le monde agricole ne peut pas, seul, sur ses propres budgets ou ceux de la PAC, faire face aux aléas du changement climatique. D’où ma proposition de refonte du système.
M. le président. La parole est à M. Alain Marc, pour la réplique.
M. Alain Marc. Monsieur le ministre, en termes d’aménagement du territoire, nous avons la chance en France d’avoir un maillage extrêmement dense, avec des fermes et des agriculteurs partout sur notre sol.
Mais certains agriculteurs gagnent très mal leur vie, nombre d’entre eux touchant moins de 1 000 euros par mois. Je vous demande, à travers la PAC, d’être attentif à cette situation.
Enfin, permettez-moi de nouveau de vous inviter en Aveyron, monsieur le ministre. Nous vous recevrons de façon fort amicale et exprimerons ici et là nos problématiques.
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Joël Labbé. Elle était belle, l’ambition de la France, impulsée par Stéphane Le Foll, d’atteindre 15 % de la surface agricole utile (SAU) en bio en 2022.
Or, vous l’avez annoncé vous-même il y a une dizaine de jours, monsieur le ministre, la France n’atteindra pas cet objectif de développement, loin de là. Il en ira très vraisemblablement de même de l’objectif d’intégration de 20 % de produits bio dans la restauration collective, voté dans la loi Égalim.
Mme Sophie Primas. Des importations !
M. Joël Labbé. Pourtant, malgré ces échecs, le Gouvernement continue de baisser l’accompagnement financier à cette agriculture. Après la fin du financement national de l’aide au maintien, c’est aujourd’hui la réforme de la PAC qui acte un nouveau recul.
Alors que la performance économique, sociale et environnementale de l’agriculture biologique est établie, alors que la demande des consommateurs ne cesse de croître, alors que l’urgence écologique est toujours plus prégnante, les premières propositions du PSN montrent que la bio sera la grande perdante de cette réforme.
D’après les chiffres qui sont sur la table des négociations, un agriculteur bio ne serait rémunéré qu’à hauteur de 70 euros d’aides environnementales par hectare dans la prochaine programmation, contre 202 euros dans la PAC actuelle, soit une baisse de 66 %.
Monsieur le ministre, comment expliquez-vous une telle diminution du soutien au maintien en agriculture biologique, alors même que la rémunération des services environnementaux faisait partie des engagements présidentiels ?
Il est certes essentiel d’accompagner tous les agriculteurs dans la transition, et pas seulement ceux qui sont en bio. Pour autant, monsieur le ministre, comment justifier ce coup de frein ? Allez-vous proposer un scénario alternatif permettant d’atteindre les objectifs de la France et de rémunérer ce système à la hauteur de ses performances économiques et écologiques conjuguées ? (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur Labbé, tout d’abord, notre objectif était effectivement 15 % de bio en 2022. On finira vraisemblablement à 12,5 % ou 13 %. Je suis le premier à dire que ce n’est pas assez, mais c’est tout de même une augmentation de 50 % par rapport à 2017. Sans se contenter de ce résultat, on ne peut pas non plus critiquer à l’excès – ce n’est pas ce que vous faites, mais d’autres n’hésitent pas. Notre gouvernement aura augmenté de 50 % la SAU en bio dans notre pays en l’espace de cinq ans. Nous n’avons pas à rougir de ce résultat.
Quant aux écoles, il ne vous aura pas échappé que ce n’est pas moi qui passe les commandes ! Mais je sais que vous vous engagez aussi au niveau local.
Enfin, sur la PAC, j’ai pris connaissance avec grand étonnement de ce chiffre avancé d’une diminution de 66 %. Il y a en effet un différend sur la question de l’aide au maintien – nous en avons souvent parlé dans cet hémicycle. Faut-il plutôt porter nos efforts sur l’aide au maintien ou sur d’autres dispositifs ?
Mais les scenarii mis sur la table des négociations prévoient que l’enveloppe de financement du bio passerait de 250 millions à 340 millions d’euros. Cela, personne ne le dit ! On préfère clamer que le Gouvernement propose une diminution de 66 % des aides. Certains savent mieux que d’autres utiliser ce genre de chiffres quelque peu magiques.
Mme Sophie Primas. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé, pour la réplique.
M. Joël Labbé. Nous sommes d’accord sur les grandes masses, monsieur le ministre, mais vous ne pouvez nier le développement extraordinaire de l’agriculture biologique, lequel doit encore être accéléré.
L’attention au revenu des agriculteurs est louable et nécessaire, mais beaucoup d’agriculteurs restent aussi oubliés de la PAC. Je pense aux petites fermes, aux maraîchers, aux arboriculteurs, aux paysans herboristes, qui sont en marge du système et qui ne sont pas pris en considération, alors qu’ils assurent la résilience, l’emploi et le respect de l’environnement.
M. le président. La parole est à Mme Patricia Schillinger.
Mme Patricia Schillinger. Monsieur le ministre, pour notre pays, qui occupe la première place de l’Union européenne en matière agricole, l’agriculture est un secteur stratégique, qui se situe aujourd’hui au carrefour de nombreux enjeux. En plus de devoir assurer notre souveraineté alimentaire, il doit répondre à une exigence croissante de qualité.
Il s’agit aussi pour la profession de s’orienter vers une agriculture plus durable, respectueuse de l’environnement et soucieuse du climat.
Répondre à ces enjeux nécessite de la part des agriculteurs qu’ils réalisent de gros efforts, alors même qu’ils sont déjà soumis à de nombreuses contraintes telles que la multiplication des aléas climatiques ou encore la volatilité des prix. Dans ce contexte, les négociations en cours concernant la PAC constituent un enjeu de taille pour notre pays et ses agriculteurs.
À ce titre, nous savons tous que vous n’avez pas ménagé vos efforts pour placer la France au cœur des enjeux européens, ce qui a permis à la PAC de demeurer le premier budget européen, et à notre pays de conserver l’enveloppe qui lui était allouée. Ces aides de la PAC, sans lesquelles beaucoup d’agriculteurs auraient des revenus négatifs, doivent les encourager sur le chemin de ces mutations.
Les contours encore flous de cette nouvelle PAC suscitent toutefois des inquiétudes chez les agriculteurs. Ils craignent notamment qu’une mise en œuvre différenciée des objectifs de la politique européenne au travers des PSN n’aboutisse à des situations de distorsion de concurrence entre États membres.
Ils se soucient également des critères d’accès aux écorégimes, qui doivent être aussi inclusifs et incitatifs que possible.
Comment entendez-vous répondre à ces inquiétudes ? Plus largement, comment préserver la compétitivité et la rentabilité de notre agriculture tout en encourageant sa mutation vers un modèle plus durable et plus raisonné ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice, tout d’abord, nous nous sommes beaucoup battus sur le caractère obligatoire de l’écorégime pour tous les États membres. Cette obligation est essentielle à mes yeux, car elle concourra véritablement à stopper la spirale de concurrence déloyale au sein du marché commun européen.
Rien n’est plus décourageant et désespérant que de voir deux produits issus de deux lieux de production différents au sein d’un même marché commun répondre à des normes de production différentes. L’écorégime va enfin permettre d’inverser cette tendance et de rétablir une concurrence loyale au sein du marché commun, puisqu’il s’imposera à tous les États membres.
J’insiste aussi sur le fait que cet écorégime, élément de transition agroécologique de la nouvelle PAC, doit être inclusif et permettre l’accompagnement des agriculteurs. La transition ne se fera pas sans les agriculteurs, et le dispositif doit être accessible. Il nous faut trouver les voies et moyens de parvenir au bon équilibre.
M. le président. La parole est à Mme Patricia Schillinger, pour la réplique.
Mme Patricia Schillinger. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre. Venant d’un territoire frontalier, l’Alsace, je tenais encore à insister sur les inquiétudes en termes de concurrence que pourraient engendrer les mesures de la future PAC.
Le risque de concurrence déloyale existe à l’intérieur des frontières de l’Union européenne, mais aussi à ses portes.
Aussi, nous comptons sur vous, avec l’Europe, pour veiller à ce que les importations extraeuropéennes répondent à des exigences qui soient au moins équivalentes à celles que nous imposons à nos agriculteurs. Il y va de la survie de notre agriculture.
M. le président. La parole est à M. Philippe Folliot. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Philippe Folliot. Ils s’appellent Pascal, Sébastien, Joël, Claude, Françoise, Muriel. Ils sont agricultrices et agriculteurs de nos zones de montagne du sud du Massif central et lancent aujourd’hui un véritable cri d’angoisse et de désespérance face à la situation sans précédent qu’ils vivent.
Ils étaient 105 000 agriculteurs en zone de montagne en 1995, puis 75 000 en 2005 et moins de 70 000 aujourd’hui. Cette situation de déprise est difficile et injuste, car l’agriculture de montagne et d’élevage est plus respectueuse de l’environnement : grâce à une moindre densité, elle produit souvent des produits de qualité.
Pourtant, lundi dernier, au marché de Valence-d’Albigeois, les veaux se sont vendus au même prix qu’il y a trente ans. C’est inacceptable ! Face à cette situation, les attentes de nos agriculteurs et de nos éleveurs sont particulièrement fortes.
Il faut maintenir l’ICHN et prévoir des mesures d’accompagnement permettant de favoriser l’installation des jeunes agriculteurs et de stopper cette véritable hémorragie.
Pouvez-vous nous rassurer, monsieur le ministre, sur les perspectives à moyen terme de cette agriculture ? (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Je vous remercie, monsieur le sénateur, pour l’hommage que vous avez rendu à nos éleveurs : ils contribuent à la souveraineté alimentaire de notre pays et forgent l’identité de beaucoup de nos territoires qui, additionnés, dessinent la physionomie de notre beau pays.
S’agissant de la rémunération, je ne reviendrai pas sur l’ICHN. Gardons juste en mémoire que, pour maintenir l’ensemble des éléments du second pilier, il faudrait que le budget national complète la solidarité européenne au titre de la PAC à hauteur de 140 millions d’euros par an pendant cinq ans, soit 700 millions d’euros. Maintenir ainsi l’intégralité du second pilier, qui se compose de l’ICHN, des MAEC, des aides au bio et de l’assurance récolte, témoignerait du choix stratégique de l’État d’accompagner fortement notre agriculture.
Sur les aides couplées, beaucoup a été dit. Ma conviction, assez largement partagée, est qu’il est pertinent de passer au modèle de l’unité de gros bétail (UGB). Toutefois, le diable se cache dans les détails, et il reste encore beaucoup de paramètres à définir. D’importants travaux sont en cours à ce sujet.
Le troisième élément concerne bien évidemment l’installation des jeunes agriculteurs. Celle-ci peut relever du premier ou du second pilier, et, dans ce dernier cas, elle sera désormais de la compétence des régions. Il est important que vous l’ayez en tête, car cela fera aussi partie des discussions à mener avec les régions sur la dotation jeune agriculteur (DJA).
Enfin, la question de la rémunération, notamment sur les marchés, relève de tous les travaux que nous avons entrepris en remettant sur le métier la loi Égalim, avec notamment cette fameuse proposition de loi Besson-Moreau, dite Égalim 2, dont nous aurons, je l’espère, l’occasion de discuter très rapidement au Sénat.
La loi Égalim était une avancée, mais la loi Égalim 2 doit aller au bout de la logique pour améliorer, enfin, la rétribution dans les cours de ferme.
M. le président. La parole est à M. Philippe Folliot, pour la réplique.
M. Philippe Folliot. Vous nous communiquez un élément particulièrement important, monsieur le ministre. Sachez toutefois que ce cri du cœur des agriculteurs est vraiment un cri de désespérance.
Tout se tient en effet dans nos secteurs de montagne et de ruralité. Lorsqu’il n’y a plus ni élevage ni agriculture, le reste s’effondre : emplois induits, services publics…
Or, pour des raisons physiques, nous n’avons à ce jour pas d’autres choix que l’élevage dans nos secteurs de montagne. Il est donc essentiel que nous soyons soutenus et appuyés dans le cadre d’une juste compensation des handicaps naturels. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Michau. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Jacques Michau. Monsieur le ministre, vous nous disiez, ici même, le 7 avril dernier, que le soutien à une agriculture de territoire de montagne avec une meilleure prise en compte des spécificités et le maintien de l’ICHN était l’une des priorités de la nouvelle PAC.
Élu d’un territoire de montagne, je ne peux que souscrire à cette volonté, qui permet de maintenir un maillage d’actifs agricoles et une présence humaine dans ces territoires. C’est le plus sûr moyen d’empêcher l’abandon des terres et leurs conséquences négatives en termes de paysage, de biodiversité et de développement, notamment touristique.
La PAC 2023-2029 introduira une innovation en termes de gouvernance, à travers les PSN, qui renvoient à chaque État membre le soin de définir les modalités de mise en œuvre de la PAC à l’échelle nationale. Vous aurez donc, monsieur le ministre, à décider du soutien que vous accorderez à l’agriculture de montagne.
Bruxelles a d’ores et déjà annoncé une baisse de 10 % de l’enveloppe pour l’ICHN. L’État français abondera-t-il de 10 % l’enveloppe consacrée à l’ICHN pour compenser la baisse européenne annoncée ? J’ai entendu que vous vous engagiez à hauteur de 140 millions d’euros par an. J’espère que cette promesse sera tenue !
Pouvez-vous aussi nous confirmer que les surcoûts des exploitations de montagne liés aux handicaps naturels continueront d’être compensés au moins à leur niveau actuel, au travers d’une ICHN forte qui ne subira pas de baisse ? Et qu’en est-il de possibles extensions à certaines productions végétales ?
Enfin, monsieur le ministre, si nous appelons de nos vœux une meilleure gestion et prise en charge des risques climatiques, il ne faudrait pas non plus que de nouvelles mesures viennent diminuer les aides existantes.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur, j’ai déjà eu l’occasion de répondre à plusieurs reprises sur le volet ICHN. Aujourd’hui, nous sommes en train de finaliser la recherche du meilleur équilibre.
Il me semble que nous pouvons collectivement nous satisfaire de la négociation budgétaire : c’est véritablement grâce à la France, et singulièrement au Président de la République, que nous avons réussi à maintenir des budgets conséquents.
Mais, encore une fois, si nous voulons maintenir toutes les ambitions du second pilier, il faut l’abonder par des crédits nationaux à hauteur de 140 millions d’euros par an. Sauf à opérer des transferts du premier vers le second pilier – mais cela aurait alors des conséquences très importantes sur un grand nombre de cultures présentes sur le territoire représenté par votre voisin… (Sourires.) –, cet abondement est nécessaire. Nous sommes en train de discuter de ces différents éléments, mais ma vision est très claire, et je me battrai pour la faire prévaloir : il s’agit d’allier une PAC à la fois compétitive, de production, à une PAC qui prenne aussi en compte les spécificités des territoires.
Enfin, pour reprendre les propos de certains de vos collègues, il ne me semble pas que le problème réside vraiment dans une opposition entre l’assurance récolte et les normes.
Mettons-nous à la place d’un jeune agriculteur. Comment pourra-t-il s’installer en ayant cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête, à savoir le risque de perdre sa récolte une année sur deux, comme cela a malheureusement été le cas dernièrement avec le gel dans le territoire que vous représentez ? Si l’on ne prévoit pas de filet de sécurité, il sera très compliqué de convaincre la jeune génération de s’installer, alors que 50 % des agriculteurs vont partir à la retraite dans les cinq à sept prochaines années.
Réussir à refonder le modèle de l’assurance récolte, c’est donc aussi une question de souveraineté. C’est un sacré chantier, mais on s’y attelle depuis des mois et j’espère bien le faire aboutir.
M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Michau, pour la réplique.
M. Jean-Jacques Michau. Ne sacrifiez pas l’agriculture de montagne, monsieur le ministre ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Vivette Lopez. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Vivette Lopez. Monsieur le ministre, aux yeux des Français et des principaux concernés eux-mêmes, les agriculteurs, la PAC reste complexe, mal comprise. Pourtant, chacun s’accorde à dire combien elle est nécessaire pour répondre aux enjeux complémentaires et parfois contradictoires qui permettent d’assurer notre sécurité alimentaire, tout en renforçant les actions favorables à l’environnement mais aussi au tissu socioéconomique des zones rurales.
À cet égard, une évidence se fait jour : la France doit effectuer des propositions qui vont dans le sens de la simplification, en rendant la PAC plus accessible et plus lisible. Dans cette perspective, elle se doit de construire l’architecture des PSN autour de celui qui fait l’agriculture : l’agriculteur. Ce dernier doit être au centre de nos préoccupations pour redonner du bon sens aux politiques européennes.
L’agriculteur, qu’il soit entrepreneur ou paysan, est en effet un professionnel qui produit, et qui aménage le territoire avec des approches et des pratiques différentes. Il se doit d’être accompagné dans la réalité de son métier pour percevoir une juste rémunération. Il en va de la reconnaissance de la valeur travail comme du nécessaire renouvellement des générations.
Au regard de l’évolution du métier, du revenu, de la main-d’œuvre occupée sur l’exploitation et de l’objet social, au regard de ceux qui exercent non seulement une véritable activité agricole, mais aussi des activités non agricoles en dehors de leur exploitation, au regard des spécificités des surfaces et des territoires – je pense là aux zones de châtaigneraies, de chênaies, ou encore aux zones humides de Camargue, dans le département du Gard, qui sont encore soumises à dérogation –, pourrions-nous définir, afin de le protéger, un statut de l’agriculteur ?
Pouvons-nous compter sur vous, monsieur le ministre, pour porter l’exigence de cette clarification et intégrer cette question dans les prochaines échéances ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice, vous évoquez un sujet très important, dont la spécificité est double. Ce n’est pas votre cas, mais on a parfois tendance dans les débats à assimiler les actifs et les agriculteurs véritables, alors que ce sont deux sujets très différents.
La question des actifs est un premier sujet au niveau européen. Aujourd’hui, les aides de la PAC sont fondées sur les hectares des exploitations, et non sur le nombre de personnes qui y travaillent. D’ailleurs, un de vos collègues se demandait précédemment s’il ne fallait pas revenir sur un système « à l’actif », plutôt qu’à l’hectare.
Soyons très clairs : si nous faisions cela, la France y perdrait beaucoup. En effet, toutes choses égales par ailleurs, il y a davantage d’actifs dans certains pays de l’Union européenne qu’en France, et des niveaux de salaires qui ne sont pas comparables. Si la répartition des aides se faisait sur le nombre d’actifs, la somme totale dont la France bénéficierait au titre de la PAC serait bien inférieure à celle dont elle dispose aujourd’hui, notamment parce qu’on ne s’est jamais entendu au niveau européen sur la définition de l’actif.
Je comprends que certains veuillent avancer sur ce sujet, mais si c’est pour réduire l’enveloppe globale que la France perçoit de la PAC, personne n’y a intérêt. Nous devons donc avancer au niveau européen sur cette définition de l’actif, en tenant compte des spécificités des uns et des autres.
Le deuxième sujet, porté notamment par les jeunes agriculteurs, concerne l’agriculteur véritable. Je suis prêt à travailler sur cette question, une fois que nous nous serons entendus sur les répartitions, notamment pour éviter les cas que vous soulevez dans votre question, madame la sénatrice. Nous aurons d’ailleurs un peu de temps pour le faire, puisque ce thème n’est pas à proprement parler inclus dans les maquettes financières.
M. le président. La parole est à Mme Vivette Lopez, pour la réplique.
Mme Vivette Lopez. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre et, à l’instar de mon collègue Alain Marc, je vous renouvelle mon invitation à venir déguster les produits locaux de nos agriculteurs gardois !
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Florence Blatrix Contat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les crises sanitaires et les dérèglements climatiques mettent en évidence la nécessité de repenser nos modèles économiques et de développement.
Construire des circuits courts, économes en énergie, de la production à l’assiette du consommateur, élaborer des process de qualité, entretenir et améliorer chaque jour le cadre naturel et environnemental, tels sont aujourd’hui les principaux axes de travail pour tous les États membres de l’Union européenne, à l’heure où nous discutons de la réforme de la politique agricole commune.
Le modèle d’exploitation agricole français s’est construit à partir d’unités de production de taille modeste, souvent familiales et transmises sur plusieurs générations. Alors que beaucoup jugeaient ce modèle dépassé au profit de plus grandes unités, il retrouve sa pertinence dans le cadre de la mutation nécessaire vers un véritable Green Deal.
Pourtant, ce modèle subit une érosion démographique très forte qui menace son existence même. La réforme de la PAC et le plan stratégique national, le PSN, qui l’accompagne nous semblent être l’occasion d’affirmer l’importance de ce modèle économique, qui a montré sa grande résilience. Nous souhaitons aujourd’hui nous assurer, monsieur le ministre, que telle est bien votre ambition.
Dans ce contexte, dans le dédale complexe de la PAC et du futur PSN, comment entendez-vous favoriser concrètement les exploitations petites et moyennes, ainsi que l’emploi en leur sein ?
Par quels mécanismes précis envisagez-vous de privilégier les aides à l’actif – j’ai entendu vos réticences sur ce point –, plutôt que la majoration des aides sur les premiers hectares, qui risque de pénaliser les zones intermédiaires ? Quel équilibre mettre en place pour favoriser les petites exploitations ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice, vous affirmez que le modèle français est fondé sur des exploitations petites et moyennes. Il est vrai que la taille des exploitations dans notre pays est souvent bien plus petite que chez nos partenaires européens, notamment en ce qui concerne l’élevage, qu’il soit bovin – allaitant ou laitier –, de volailles ou encore de truies. C’est encore plus vrai si nous procédons à des comparaisons internationales plus larges.
Pour autant, la réalité de la ferme France est nettement plus diverse en termes de taille d’exploitation. Nous en avons parlé tout à l’heure, cette diversité tient d’abord à nos territoires, qui sont eux-mêmes très divers : ils sont évidemment très différents, que nous nous situions en zone intermédiaire, en zone de montagne ou encore dans ma belle Normandie, que j’aime tant. C’est ce que l’on appelle le taux de chargement, c’est-à-dire le nombre d’animaux rapporté à la taille de l’exploitation.
Il n’existe donc pas un modèle unique en France, et ce serait une erreur de penser que nous devrions tendre vers un tel schéma. C’est aussi ce qui rend la recherche d’un équilibre si difficile.
En ce qui concerne les paiements redistributifs, je n’ai pas dit que j’y étais opposé ; j’ai simplement constaté que notre système est plus redistributif qu’en Allemagne : j’ai d’ailleurs vérifié ce point depuis nos échanges précédents et je puis vous indiquer que le taux de redistribution est de 10 % en France, contre 7 % en Allemagne.
Faut-il aller plus loin ? À cette question, je réponds que nous devons être prudents, parce que cela impliquerait une réduction significative de revenus pour certains exploitants.
Nous devons aussi trancher une autre question dans le cadre de la politique agricole commune : aujourd’hui, la taille moyenne des exploitations est de 63 hectares, et le paiement redistributif s’applique dans la limite de 52 hectares, ce qui est favorable aux exploitations de petite taille. Modifier ou non ce critère ne revient pas à toucher au taux global des paiements redistributifs, mais il nous faudra prendre une décision.
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat, pour la réplique.
Mme Florence Blatrix Contat. Monsieur le ministre, je sais que les équilibres sont complexes et que les exploitations agricoles ont des tailles diverses.
Pour autant, nous avons absolument besoin d’une PAC sociale, pour soutenir les femmes et les hommes qui contribuent à nous fournir une alimentation de qualité et pour favoriser l’emploi et la création de valeur ajoutée.
Il faut aussi que la PAC soutienne notre souveraineté alimentaire, offre une plus grande attractivité aux territoires ruraux et permette de lutter contre l’accroissement endémique de la taille des exploitations.
M. le président. La parole est à M. Fabien Genet. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.)
M. Fabien Genet. Monsieur le ministre, il y a quelques jours, vous en appeliez dans une tribune à « revenir à l’essentiel ». Naturellement, les conceptions gouvernementales en matière d’essentiel et de non essentiel peuvent parfois nous interpeller… (Sourires.)
En tout cas, en matière agricole, l’essentiel est aujourd’hui effectivement en jeu, notamment pour l’élevage bovin allaitant.
« Alors que les agriculteurs ont un genou à terre, nous devons les aider à se relever », écriviez-vous. La question que je souhaite vous poser ce soir est celle que se posent en fait les éleveurs de viande charolaise de mon département de la Saône-et-Loire : la nouvelle version de la politique agricole commune pour la période 2023-2027 va-t-elle les aider à se redresser, ou ne fera-t-elle, au contraire, qu’accentuer les difficultés actuelles, qui peu à peu dissuadent les éleveurs de poursuivre leur exploitation et les jeunes de s’installer ?
Trois ans après la loi Égalim, les éleveurs de bovins ont perdu 30 % de leurs revenus, pour se contenter désormais de moins de 700 euros par mois en moyenne, ces maigres revenus correspondant justement aux aides de la PAC qui leur sont versées… Diminuer ces aides signifierait réduire encore leurs revenus.
C’est cela l’essentiel, monsieur le ministre ! Dans ce contexte, vous engagez-vous à garantir à ces éleveurs, au minimum, le niveau d’aides actuel ? Pouvez-vous nous préciser votre projet de modification des aides couplées pour les bovins allaitants ?
L’aide à l’unité de gros bétail, l’UGB, que vous souhaitez instaurer sera-t-elle la même pour les bovins laitiers et les bovins allaitants ? Quel en sera le montant ? Allez-vous les plafonner à 100 UGB ? En effet, les plafonner, ce serait condamner plusieurs milliers d’exploitations de Bourgogne-Franche-Comté à une chute des aides de 30 % à 50 %.
En cas de baisse importante de ces aides, comment éviterez-vous une décapitalisation violente dans les élevages, avec les conséquences que l’on imagine sur les prix et la filière ?
Ce ne sont pas là, monsieur le ministre, des « carabistouilles », pour reprendre votre expression, mais des questions empreintes d’inquiétude, qui appellent des réponses précises et chiffrées. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur, le département de la Saône-et-Loire, comme d’autres territoires de même nature ayant des zones intermédiaires, a une spécificité : il est plutôt bénéficiaire de la convergence, en particulier en ce qui concerne l’écorégime.
S’il peut être naturel de nourrir des inquiétudes dans le cadre d’une telle réforme, il me semble que tout le monde est convaincu que passer à un système d’UGB est une bonne idée.
Néanmoins, il est vrai que le diable se cache dans les détails et que plusieurs questions se posent. Par exemple, faut-il un UGB commun au secteur laitier et au secteur allaitant ? Cette piste avait été évoquée au début de nos discussions, mais je pense que nous devons mettre en place deux niveaux distincts, parce que les seuils sont très différents, si bien que les transferts seraient trop importants. Si une telle décision était prise, il resterait bien sûr à définir précisément ces deux UGB.
En ce qui concerne les paramètres, ceux-ci sont en fait plusieurs. Vous avez évoqué le plafond de 100 UGB, mais nous avons évalué différentes hypothèses à ce sujet, certaines à 120 UGB et d’autres plus élevées encore. Sur le taux de chargement, nous avons aussi considéré plusieurs hypothèses : 1,4, 1,5, 1,6, etc. Par ailleurs, devons-nous appliquer les mêmes critères à toutes les filières concernées ? Devons-nous mettre en place un dispositif mixte ?
Vous le voyez, bien des questions se posent. Elles nécessitent d’importantes et larges concertations ; ce ne sont pas les services du ministère qui vont inventer seuls les dispositifs permettant d’y répondre ; et ce sera encore moins le ministre tout seul… Ces concertations sont en cours.
Je suis plutôt convaincu à ce stade que nous devons mettre en place des niveaux différents, et pas un niveau unique. Nous devons être attentifs à la création de valeur et aux territoires dont nous avons déjà parlé, par exemple les zones intermédiaires. Il nous faut trouver un équilibre, ce qui constitue un véritable travail d’orfèvrerie. D’où la nécessité de réaliser des concertations et de prendre le temps nécessaire.
M. le président. La parole est à M. Fabien Genet, pour la réplique.
M. Fabien Genet. Monsieur le ministre, j’étais prêt à vous laisser mon temps de parole de réplique pour que vous puissiez nous donner des chiffres précis…
En effet, vous nous avez parlé de la problématique d’ensemble, mais pas des choses concrètes. Surtout, vous ne répondez pas à la question : allez-vous garantir le maintien du niveau d’aide, afin que le revenu des éleveurs ne baisse pas ?
À cette heure tardive de nos débats, méditons le vers de Jean de La Fontaine : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ! Il ne faudrait qu’il se transforme, pour nos éleveurs, en : « Moins tu auras »… (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Nadia Sollogoub applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Kristina Pluchet. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Kristina Pluchet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la déclinaison française de la politique agricole commune 2023-2027, au travers du plan stratégique national, inquiète les producteurs de grandes cultures, en particulier la filière betterave-sucre-alcool, qui requiert une attention particulière.
Fleuron de notre secteur agroalimentaire et de nos territoires ruraux, notamment dans l’Eure, cette filière connaît depuis 2017 une succession de crises.
Depuis trois ans, en effet, le prix du sucre se situe sous le seuil d’alerte, le revenu des betteraviers a reculé de plus de 30 % et la taille des surfaces françaises a diminué de près de 20 %, pour revenir à son niveau de 2016.
En 2019, la France a perdu quatre sucreries. En 2020, la crise de la jaunisse a fait perdre un tiers de la production betteravière nationale. Ces dernières semaines, c’est le gel qui affecte de manière inédite la filière : quelque 40 000 hectares de betteraves en cours de levée ont ainsi été détruits.
Enfin, le Brexit peut nous faire craindre une réorientation des flux commerciaux, ce qui fait peser des risques supplémentaires sur les débouchés.
Monsieur le ministre, la filière betteravière est aujourd’hui en réel danger. Vous insistez régulièrement sur la question de la souveraineté alimentaire de notre pays ; cette filière y participe, et les enjeux sont aussi agricoles qu’industriels. Il faut répondre à cette urgence, et il est essentiel que le plan stratégique national de la PAC comporte un volet de nature à sécuriser, conforter et relancer la filière de la betterave.
Au-delà de la question des dispositifs des premier et deuxième piliers et de l’accompagnement de la structuration des filières, les professionnels en appellent à une stratégie sectorielle de gestion des risques, complémentaire du développement de l’assurance récolte.
Ils soutiennent également la mise en œuvre d’un instrument de stabilisation qui serait de nature à conforter les revenus des betteraviers face au choc économique et aux sinistres sanitaires non éligibles au Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnementale, le FMSE, tels que la jaunisse.
Monsieur le ministre, que prévoit le Gouvernement, en termes de priorités, de dispositifs et de moyens, dans le cadre de la prochaine PAC, pour sauvegarder et relancer la filière betteravière ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice, je crois que je n’ai plus à démontrer mon amour pour la filière betteravière… Je resterai sans doute connu comme le ministre de la betterave, et j’en suis très fier ! (Sourires.)
Plusieurs questions de fond se posent aujourd’hui pour cette filière.
Tout d’abord, son accès à l’écorégime. Des concertations sont en cours à ce sujet, et elles abordent de manière très précise les sujets qui sont posés. Les modèles initiaux ne distinguaient pas entre les différents types de plantes ; il n’y avait pas de spécificité pour telle ou telle plante. Nous sommes en train de voir comment faire évoluer les choses.
Ensuite, la gestion des risques. La mise en place de fonds de stabilisation a été engagée dans plusieurs textes européens ; nous essayons de les mettre en œuvre et la filière betterave est très allante. D’autres systèmes peuvent également être envisagés.
Je rappelle d’ailleurs que les risques sanitaires et climatiques sont souvent intrinsèquement liés. C’est le cas par exemple pour les pucerons, puisque ces derniers se multiplient dès lors que les hivers n’ont pas été suffisamment froids. En tout cas, en ce qui concerne la refonte du système de gestion des risques, je vous renvoie à ce que j’ai déjà indiqué à l’occasion d’une question précédente.
Enfin, l’accompagnement des filières. La nouvelle politique agricole commune nous fournit des instruments, notamment les programmes opérationnels. Nous devons maintenant décider où nous mettons de l’argent et à quelle hauteur. Nous pouvons les financer soit par des aides couplées, soit par des droits au paiement unique, soit par les deux.
Néanmoins, nous retombons sur le problème que j’ai déjà évoqué : nous devons faire des choix, parce que chaque fois qu’il y a un plus quelque part, il y a un moins ailleurs. Autrement dit, si nous abondons un dispositif, nous prenons de l’argent à un autre. Nous devons tous avoir ce problème en tête.
M. le président. La parole est à Mme Kristina Pluchet, pour la réplique.
Mme Kristina Pluchet. Monsieur le ministre, vu l’urgence de soutenir la filière betteravière, peu importe le volet que vous utilisez ! Cette filière se porte vraiment mal : les agriculteurs ont perdu entre 400 et 500 euros par hectare, certains planteurs ont carrément arrêté la betterave…
Mme Pascale Gruny. Et d’autres vont suivre !
Mme Kristina Pluchet. … et les surfaces ont été réduites de 30 % à 50 %.
M. le président. La parole est à M. Laurent Somon. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Laurent Somon. Monsieur le ministre, les objectifs de la PAC 2021-2027 sont posés : favoriser une agriculture assurant souveraineté et santé alimentaire ; développer les actions favorables aux objectifs environnementaux et climatiques fixés par l’Union européenne ; renforcer le tissu économique des zones rurales.
Depuis 2014, la convergence progressive des aides a eu pour conséquence une forte baisse des aides directes pour certaines régions, dont les Hauts-de-France, au profit d’autres régions. La moyenne par exploitation dans la Somme, par exemple, a diminué de 42 % en dix ans.
En 2014, le paiement redistributif, passé de 5 % à 10 %, a permis à certaines régions de compenser pour partie cette convergence du paiement de base. Tel ne fut pas le cas dans la Somme, qui, de plus, comme d’autres départements, ne bénéficie pas des indemnités compensatoires de handicaps naturels, les ICHN, du second pilier.
Les importants transferts du premier pilier au second pilier ont donc eu un impact négatif sur les paiements de base dans ces territoires. La convergence progressive aujourd’hui proposée à 80 % correspond, dans la Somme, à une nouvelle diminution de 12 euros par hectare, soit 5,66 millions d’euros. Et, si la convergence était de 100 %, elle serait de 8,5 millions d’euros.
Dans le cadre du plan stratégique national, le PSN, vous devez, entre autres objectifs, définir les quatre modalités de la convergence interne du montant de paiement de base : convergence nationale ou régionale ; seuil de déclenchement de la convergence ; écart à la moyenne comblée par convergence ; limitation ou non et compensation ou non des pertes suscitées par la convergence.
Monsieur le ministre, quelles garanties apportez-vous sur le montant du premier pilier et sur le transfert ou non des montants du premier au second pilier permis par le règlement ? Quelle convergence, quel taux et quel calendrier envisagez-vous ?
Par ailleurs, pour limiter la compensation des pertes successives pour les systèmes de production des grandes cultures, dont dépendent les filières industrielles, comme le blé, le protéagineux ou la betterave, permettrez-vous un accès aux écorégimes simples à tous les modèles de production, avec la prise en compte des évolutions agroéconomiques, comme la gestion de l’eau ou l’agriculture de précision, et quelle convergence des droits sera appliquée ?
Enfin, dans le cadre de la convergence, à quel niveau allez-vous fixer la part du paiement redistributif, dont on sait qu’il est, certes, un facteur de convergence des aides découplées, mais dont le doublement de la part, de 10 % à 20 % du montant du premier pilier, entraînerait, dans la Somme, une perte supplémentaire de 5 euros à 10 euros l’hectare ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur Somon, votre intervention fait écho à celle de votre collègue de Saône-et-Loire, voilà quelques minutes. Or, dans ce dernier cas, la convergence est positive, alors que, dans votre département de la Somme, elle a un impact négatif.
La question qui est posée est la suivante : faut-il aller très rapidement vers la convergence, sachant que, aujourd’hui, on a le choix entre 85 % et 100 % ? Votre collège aura tendance à répondre par l’affirmative, car cela permet d’améliorer encore plus le revenu des agriculteurs de son territoire, ce qui était le point saillant de son intervention.
En revanche, vous y êtes opposé, au motif que cela va dégrader le revenu des agriculteurs de la Somme, qui ont parfois la même activité, puisque la convergence est indépendante de cet aspect – c’est ce que l’on appelle les bases historiques.
Il faut donc que je trouve le bon équilibre, car, de toute manière, il faut continuer à réaliser cette convergence, ce que personne ne remet en cause. La question, je le répète, est de savoir s’il faut l’achever très rapidement, à l’horizon de 2027, ou progressivement.
Vous aurez compris, je crois, dans mes propos, que je suis plutôt un partisan de la stabilité, et je ne crois pas que c’est là un manque de courage. Parfois, avoir de la stabilité fait beaucoup de bien.
Par ailleurs, s’agissant des écorégimes, c’est oui, mille fois oui, ils doivent être accessibles. En revanche, et j’ai eu l’occasion d’attirer l’attention des filières sur ce point, cette accessibilité doit être fondée non pas uniquement sur des moyens, mais sur des résultats.
Autrement dit, on doit continuer avec l’ensemble des professionnels, en étant d’accord sur des critères de résultats, et pas seulement sur des critères de moyens. Je comprends la philosophie qui consiste à se fonder sur les moyens, mais, en l’occurrence, pour reprendre une expression de votre collègue, qui me citait justement, il ne faut jamais raconter de carabistouilles. (Sourires.)
En effet, si l’on se limite à cela, le plan stratégique national ne passera pas les fourches caudines de la Commission européenne, précisément parce que l’on s’est battu pour que ce soit obligatoire pour tous les États membres et pour que ce soit vérifiable.
Si l’on reste sur les moyens, certains vont profiter de la brèche « au carré » et ils ne feront jamais la convergence vers ces standards que nous appelons de nos vœux pour pouvoir justement lutter contre la concurrence déloyale.
En résumé, je dis oui aux écorégimes accessibles et je souhaite plutôt des transitions que des bascules importantes.
M. le président. La parole est à M. Olivier Rietmann. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Olivier Rietmann. Monsieur le ministre, comme vous le savez, le Sénat est le reflet de nos territoires. C’est pourquoi j’aimerais fertiliser ce débat en exprimant le point de vue des agriculteurs du territoire que je représente, la Haute-Saône, qui se disent aujourd’hui très inquiets.
Cette inquiétude est très légitime au regard des nombreux points de désaccord et de la très lente progression des négociations en trilogue sur la réforme de la PAC. Et elle est renforcée dès lors que l’on mesure les conséquences que pourraient avoir des arbitrages sur les équilibres fragiles de certaines exploitations.
En Haute-Saône, monsieur le ministre, plus de 80 % de la surface agricole utile est en zone défavorisée, caractérisée par des sols superficiels, voire très superficiels.
Pour pallier ces handicaps, les efforts sont incontestables. En polyculture-élevage, les agriculteurs développent des systèmes particulièrement autonomes, résilients et vertueux sur le plan environnemental, qui méritent une attention toute particulière.
La politique agricole commune, au travers du second pilier, soutient et accompagne ces exploitations situées en zone défavorisée. Or la PAC va changer, mais les contraintes de production, elles, ne changent pas ; elles ont même tendance à s’aggraver.
Si la faible qualité des sols est presque routinière pour nos paysans, le fléau de l’excès de sécheresse est une calamité à laquelle on ne se fait pas.
Dans ce contexte, un changement brutal de paradigme serait un coup mortel porté à nos agriculteurs, dont les revenus sont au plus bas, et, en cascade, à nos paysages et à notre biodiversité.
Pour éviter ce désastre, une prise en considération totale de l’ICHN s’impose en faveur des zones défavorisées simples, en Haute-Saône notamment. Il importe aussi de reconnaître certaines spécificités, comme celles des zones intermédiaires. L’État devra également s’engager à compenser la baisse des cofinancements du Fonds européen agricole pour le développement rural, le Feader.
Monsieur le ministre, dans quelle mesure ces spécificités territoriales seront-elles prises en compte ? En d’autres termes, quelle « agriculture des territoires » attend demain ces paysans des terres à handicap et à faible potentiel ?
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur Rietmann, la prise en compte de difficultés territoriales est une spécificité de la politique agricole française. Nombre de pays européens ne les prennent pas en compte, mais, en France, nous avons fait ce choix, et je m’en félicite.
Certes, pour maintenir, notamment, ce niveau d’ICHN, comme je le disais à vos collègues, et de manière générale, pour conserver le second pilier, il est nécessaire que l’État abonde ce dernier à hauteur de 140 millions d’euros par an sur cinq ans, soit 700 millions d’euros. C’est un choix politique considérable que nous avons à faire.
Sur les zones intermédiaires qui ne sont pas éligibles à l’ICHN, certains de vos collègues ont réclamé un abondement en paiements de base, mais, dans ce cas, c’est au titre du premier pilier, et cela nécessite d’opérer un transfert massif, j’y insiste, des aides couplées vers les paiements de base. Et là, l’élevage ne s’en relèverait pas.
Il faut vraiment l’avoir en tête, un écorégime accessible, y compris dans un département comme le vôtre, permettra de bénéficier, sur 20 % à 30 %, d’une convergence totale, si je puis dire, et de redonner plus à des zones intermédiaires. Votre territoire est un très bon exemple à cet égard.
Se pose aussi le problème des mesures agroenvironnementales, les MAE, qui n’ont jamais fonctionné dans les zones intermédiaires. Il nous faut, cette fois, trouver les voies et moyens adéquats.
Voilà ce que je voulais vous indiquer sur les zones intermédiaires, sachant que le principal enjeu en la matière, aujourd’hui, mais encore plus demain, c’est la gestion du risque et, surtout, l’accessibilité à l’eau. Vous connaissez mon engagement sur ce sujet ; nous allons notamment organiser un « Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique » dans les prochains jours.
Comme c’est ma dernière prise de parole, je veux vraiment vous remercier, mesdames, messieurs les sénateurs, d’avoir permis un débat de cette qualité. Vous avez tous réclamé des aides urgentes et martelé que vos territoires avaient des besoins, tout en reconnaissant qu’il était difficile d’y pourvoir.
C’est toute la complexité du sujet : dès qu’il y a un plus quelque part, il y a un moins ailleurs. Je dois donc trouver des équilibres. À la fin, je subirai les remontrances de tout le monde, mais la conjugaison de ces reproches montrera peut-être que j’ai trouvé un bon point d’équilibre. C’est la difficulté de l’exercice. Heureusement, je peux compter sur un budget qui a été préservé, je le répète, grâce à l’action de la France.
En tout cas, même si, à la fin, les résultats des uns et des autres sont considérés comme insuffisants, j’aurai la certitude d’avoir fait ces choix avec le plus de concertation et de professionnalisme possible. C’est un engagement de moyens et pas forcément de résultats.
Pardonnez-moi de me contredire par rapport à ma réponse de tout à l’heure, monsieur le sénateur, mais je crois que c’est ainsi que l’on fait avancer les choses, en tout cas dans le cadre d’un PSN, avec, et je veux les remercier, des services qui, derrière moi, travaillent jour et nuit depuis de nombreux mois sur cette question pour mener ces concertations, qui ne manquent pas de complexité. Je remercie en tout cas le Sénat d’avoir permis d’en débattre.
Pour conclure, je soumets une idée à votre sagacité, mesdames, messieurs les sénateurs. Il se trouve que la loi prévoit énormément de concertations, mais n’exige pas la tenue de débats au Parlement. Vous en avez organisé un de vous-même, et c’était très important, mais nous devrions peut-être mener une réflexion collective sur ce point dans le cadre de la réforme de la politique agricole commune. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, UC et RDSE.)
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion du débat, la parole est à M. Franck Montaugé, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Franck Montaugé, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au terme de ce débat de contrôle demandé par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, je voudrais remercier tous les intervenants des groupes, ainsi que M. le ministre, qui a développé devant nous les positions et les approches du Gouvernement.
Dans ce moment inédit de mise au point du plan stratégique national, le PSN, dont l’issue aura de lourdes conséquences pour nos agriculteurs et nos territoires, et en m’inspirant des mots du philosophe – « Que puis-je connaître ? Que m’est-il permis d’espérer ? Que dois-je faire ? » –, je vais m’attacher à conclure ce débat.
Tout d’abord, nous connaissons le budget dont bénéficiera la ferme France. Le contexte du cadre financier pluriannuel était difficile avec le départ des Britanniques, contributeurs nets. Il est facialement équivalent à celui de la période précédente, mais il sera en baisse en euros constants, seule unité de mesure sérieusement utilisable pour comparer des budgets sur longue période.
On constate donc une perte en matière de soutien, qu’il faudra compenser par ailleurs, pour, au mieux, maintenir la compétitivité, ainsi que le revenu qui en est pour moi une composante essentielle.
Le PSN est aussi construit sur la base de l’enveloppe nationale et il doit répondre à dix objectifs, comme nous le savons maintenant.
Permettez-moi de rappeler un principe cardinal préalable, auquel nous tenons : les agriculteurs français doivent tous pouvoir vivre décemment de leur métier. La Nation doit leur assurer un revenu équitable, tout en répondant aux attentes de la société en matière de qualité, de santé et d’impact sur l’environnement et le climat.
Avec un budget en baisse et des marchés que nous ne maîtrisons pas – il s’agit d’un sujet que nous n’avons pas abordé –, où va-t-on trouver les moyens de répondre à cet objectif ?
Tout d’abord, il faut rééquilibrer les pouvoirs dans la chaîne d’approvisionnement alimentaire. La loi Égalim première version a été, malgré nos avertissements de l’époque, un échec. Il est urgent de rouvrir le débat sur la base d’une construction du prix payé par le premier acheteur, intégrant des critères de coûts de production dans un cadre contractuel pluriannuel.
C’est tout l’inverse du ruissellement, dont le premier des Américains vient de nous dire qu’il n’a jamais marché… Les paysans français l’avaient compris depuis longtemps à leurs dépens. Il aurait certainement fallu les écouter !
Et que dire aux agriculteurs qui ont été injustement et dramatiquement sortis de la carte des zones défavorisées ? Pour beaucoup d’entre eux, le revenu correspondait aux ICHN, pour un travail réalisé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, je le rappelle au passage.
Aussi, vous comprenez, monsieur le ministre, que le désespoir et la colère montent chez ces agriculteurs, comme chez ceux à qui l’on a dit que la prime à la vache allaitante allait baisser. Ne faites pas l’erreur de jouer les protéines contre l’élevage allaitant. La réforme de l’unité de gros bétail, l’UGB, doit apporter aux éleveurs, et non pas les affaiblir
À enveloppe constante, nous pensons qu’il faut cibler les aides sur les systèmes productifs à enjeu, comme le bio, l’agriculture de conservations des sols, les démarches de qualité certifiée, telles que l’agriculture biologique, ou AB, la haute valeur environnementale, ou HVE, voire la responsabilité sociale des entreprises agricoles, ou RSEA, sans oublier les appellations et autres marques de pays.
Garantir la qualité des denrées alimentaires et la santé en réponse aux attentes de la société passe indéniablement par ces démarches, qu’il faut soutenir davantage.
Par ailleurs, pour appuyer le renouvellement des générations, nous vous demandons de plafonner à 60 000 euros les aides du pilier 1, ou P1, et de mieux cibler les aides du pilier 2, ou P2.
Les écoschémas du P1 doivent intégrer des dispositifs de valorisation des externalités positives de l’agriculture, à travers la mise en place de paiements pour services environnementaux, ou PSE. Plus largement, la notion d’aménités rurales doit se traduire par une meilleure reconnaissance de la place de la ruralité dans notre pays.
C’est un enjeu national, qui déborde le strict cadre de l’agriculture. Monsieur le ministre, nous vous demandons d’ouvrir ce chantier.
L’objectif de préservation des paysages et de la biodiversité doit être travaillé à l’aune du concept d’« aménités rurales », que le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, le CGAAER, vous propose de mettre en œuvre.
Il y va aussi de la dynamisation et du soutien au développement des zones rurales. Les collectivités locales y auront toute leur place, en lien avec l’agenda rural. La question cruciale du renouvellement des générations passera par là. La définition de l’actif agricole et des nouvelles dispositions de gestion du foncier agricole y contribuera également grandement.
Nous souhaitons en outre que votre feuille de route sur les zones intermédiaires, les ZI, puisse prendre en compte la diversité des territoires en difficulté. Les ZI ne se limitent pas à la diagonale « Charente-Maritime-Moselle », ou aux terroirs de grandes cultures. Bien des systèmes productifs en grande difficulté peuvent y prétendre. C’est le cas, par exemple, de la polyculture-élevage, qui caractérise, vous le savez, mon département du Gers. Nous espérons pouvoir travailler avec vous sur ce point, monsieur le ministre.
Le revenu et la compétitivité passeront aussi par la protection et la création de ressources naturelles, au premier rang desquelles nous plaçons la ressource en eau. Vous avez ouvert le dossier, et nous sommes disponibles pour travailler avec vous sur ce sujet majeur et urgent, qui ne concerne pas que le sud de la France.
Il faudra donc améliorer la compétitivité sans sacrifier les enjeux de qualité alimentaire, de santé et d’impact des productions sur l’environnement. S’il est indispensable que les circuits courts et autres projets alimentaires territoriaux, les PAT, se développent, ceux-ci ne suffiront pas, seuls, à régler la question du revenu et de la compétitivité agricole nationale.
Monsieur le ministre, quatre ans après que le Sénat eut voté à l’unanimité une proposition de loi socialiste visant à développer les outils de gestion des risques en agriculture, à laquelle j’avais travaillé avec Henri Cabanel, vous rouvrez le chantier. C’est une bonne chose, et nous sommes prêts, là encore, à travailler avec vous.
Pour conclure, je dirai un mot sur les enjeux internationaux de la PAC pour notre pays.
Monsieur le ministre, nous vous demandons de faire en sorte que les producteurs français soient traités équitablement, donc que les critères d’exportation soient équivalents aux critères d’importation et intègrent notamment la problématique du carbone et des normes sanitaires. Je vous rappelle enfin le souhait du Sénat de pouvoir discuter du CETA, l’accord économique et commercial global, dans cet hémicycle.
L’agriculture française ne peut ni ne doit être la variable d’ajustement d’autres secteurs économiques nationaux, fussent-ils à enjeux. La souveraineté alimentaire nationale passe aussi par là. Monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous remercie tous de votre participation. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Les enjeux nationaux et internationaux de la future PAC ».
7
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mercredi 5 mai 2021 :
À quinze heures :
Questions d’actualité au Gouvernement.
À seize heures trente :
Débat sur la réponse européenne à la pandémie de covid-19 ;
Débat sur le thème « Contrat de Relance et de Transition Écologique (CRTE), ne pas confondre vitesse et précipitation ».
Le soir :
Débat sur le thème « L’impact de la Réduction Loyer Solidarité sur l’activité et l’avenir du logement social ».
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt-trois heures quinze.)
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
ÉTIENNE BOULENGER