M. le président. La parole est à Mme Valérie Létard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Valérie Létard. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avec la crise sanitaire, les Français ont pris conscience de la faiblesse de notre industrie, dont ils n’imaginaient pas l’extrême fragilité, entraînant une dépendance de la France dans des secteurs essentiels à notre société. Cette situation concerne le monde entier, et pas uniquement la France, mais regardons ce qui se passe chez nous : là est le sujet d’aujourd’hui.
La crise du Covid-19 a mis en lumière de façon plus nette les constats que nous faisions dans cet hémicycle, il y a à peine quelques mois, sur la sidérurgie, la politique industrielle française et la nécessité de réindustrialiser les territoires.
La crise du Covid-19 a agi comme un révélateur de l’urgence de repenser notre organisation, afin de disposer d’outils efficaces pour que la France et, plus largement, l’Union européenne puissent s’assurer une indépendance stratégique industrielle.
Jusqu’à présent, une vision économique prudente consistait à multiplier les fournisseurs pour ne pas faire dépendre son approvisionnement d’une seule entreprise. Or la crise sanitaire a mis en lumière que, au-delà des fournisseurs, il pouvait être dangereux que l’approvisionnement dépende d’une seule zone géographique.
La crise a mis en évidence la nécessité de contrôler certaines activités stratégiques, particulièrement la chaîne de production et d’approvisionnement de matériel médical, de principes actifs, de produits anesthésiants comme le curare. Notre dépendance en la circonstance s’est révélée problématique, dans la mesure où les décisions ont malheureusement dû être prises en fonction de la disponibilité des stocks. Notre collègue Catherine Fournier ne dirait pas autre chose…
Dès lors, le principe de souveraineté commande non pas d’étudier la nécessité même de relocaliser certaines productions – elle s’est imposée d’elle-même –, mais de travailler dès maintenant sur les modalités de la démarche : quelles relocalisations ? Où et comment ?
Si la crise sanitaire a servi de catalyseur à l’examen de la question des relocalisations, il faut élargir le spectre, car la lutte contre la prochaine crise mondiale ne mobilisera peut-être pas les mêmes productions. En effet, si nous voulons que la réflexion sur la souveraineté ait une réelle portée, il faudra identifier l’ensemble, ou du moins l’essentiel, des « productions stratégiques », lesquelles ne peuvent être circonscrites aux seuls produits médicaux et pharmaceutiques.
Il s’agit d’abord des produits de première nécessité, ceux qui sont liés à l’idée que l’on se fait de l’indépendance et de la souveraineté. À ce titre, outre celui des produits médicaux, plusieurs secteurs devront à notre sens être examinés de près : l’agroalimentaire, l’énergie, les transports, ainsi que l’amont des chaînes de valeur, telle la production d’acier.
Toutefois, cette approche fondée sur les productions de première nécessité correspond à une conception défensive des relocalisations et de la souveraineté, nécessaire mais pas suffisante.
La stratégie industrielle doit aussi être pensée de manière prospective, en prenant en considération des produits à très forte valeur ajoutée et essentiels à la transition écologique – les batteries, les piles à hydrogène… – ou au numérique –microprocesseurs, internet des objets… Il faudra nécessairement prendre en compte, dans l’analyse, tous les diagnostics environnementaux et numériques pour accompagner ces mutations industrielles, que Thierry Breton nous avait présentées lors de son audition devant la commission des affaires économiques voilà peu.
Il faudra mener un grand travail d’identification et de définition des productions stratégiques. Madame la secrétaire d’État, quelles modalités le Gouvernement envisage-t-il pour cela ? Il faut en outre évaluer les risques liés aux relocalisations.
Tout d’abord, ôter de l’activité industrielle à des pays développés ou en voie de développement, c’est prendre le risque que leurs populations s’appauvrissent, avec les conséquences que cela implique.
Un deuxième risque tient à la prise de mesures de rétorsion face à ce qui pourrait être analysé comme du protectionnisme.
Enfin, il faut avant tout déterminer pourquoi des productions ont été délocalisées, analyser les coûts de production en France et leur répercussion sur le prix du produit fini. Le citoyen français et le consommateur ne regardent pas toujours dans la même direction !
Pointer ces risques, ce n’est pas renier la position que je viens de défendre, c’est prendre en compte l’ensemble des enjeux pour définir les outils à mettre en place.
Il faudra répondre à la question : où relocaliser ? La complexité de l’identification des secteurs stratégiques ne pourra être surmontée sans aborder la question de la relocalisation au sein de l’Union européenne : le marché intérieur français ne suffit pas. La crise doit amener un sursaut de l’Union européenne. Celle-ci ne pourra se relancer qu’en élaborant une réflexion sur la production industrielle au sortir de la crise sanitaire.
La notion de mondialisation va évoluer. Les attentes des populations vont changer. Pour que les chaînes de production ne soient plus mises en péril, il faudra passer d’une localisation unique – à titre d’exemple, la Chine produit 90 % de la pénicilline mondiale – à une multilocalisation de la production industrielle. Le système multirégional permettra de se rapprocher des marchés de proximité et des lieux de consommation, de réduire l’empreinte carbone des produits et, par là même, d’être plus compétitif.
Afin de déterminer où relocaliser les productions stratégiques, il faudra mener une démarche multipartite avec le monde industriel, France Industrie, l’État, en lien avec l’Europe, les régions, les intercommunalités. Madame la secrétaire d’État, comment le Gouvernement entend-il engager ce chantier de la relocalisation industrielle et selon quels modes de coopération avec tous ces acteurs ?
Il faudra répondre à la question des moyens à mettre en œuvre pour faciliter ce tournant industriel. La stratégie industrielle post-crise sanitaire commande que l’Union européenne préserve sa souveraineté, mais aussi maintienne et développe son poids économique avec des outils adéquats. Instaurer la taxation carbone aux frontières de l’Union européenne est une nécessité.
Pour restaurer des conditions de concurrence équitables, il faut une politique volontariste de la Commission européenne, qui doit se saisir pleinement de nouveaux outils de défense commerciale, ceux existant aujourd’hui étant insuffisants et peu adaptés. Il faut absolument les réviser, à un rythme différent du tempo européen habituel.
Par ailleurs, quels moyens l’État entend-il mettre à disposition des entreprises ? Quel plan d’investissement prévoit-il pour les accompagner dans la mise en œuvre de leur stratégie de relocalisation ou de réorientation de leur activité économique vers la production de biens à forte valeur ajoutée ? La question des fonds propres se posera avec acuité.
La question de la fiscalité de production sera inévitablement posée. Attention aux fausses bonnes idées ! La cotisation foncière des entreprises (CFE) et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sont les instruments des communautés d’agglomération – j’en ai présidé une pendant huit ans – pour conduire l’aménagement économique des territoires, développer des zones d’activités, l’immobilier d’entreprise, des infrastructures de desserte. Comment feront-elles si elles n’ont plus accès à ces recettes ? On ne peut pas suspendre les entreprises en l’air !
Quels seront les dispositifs incitatifs destinés aux entreprises ? Quelles contreparties l’État pourra-t-il leur demander ? Le recours aux outils financiers que l’État mobilisera pour renforcer la recherche, l’innovation, l’investissement devra être assorti de contreparties. En la matière, l’exemple de Sanofi est éloquent et le cas de Renault interroge. D’ailleurs, madame la secrétaire d’État, nous comptons sur le Gouvernement pour que l’État, s’il accompagne et donne généreusement, ait en retour des exigences : pas de suppressions d’emplois s’il apporte des financements, c’est bien le minimum ! L’économie doit être au service des citoyens, des hommes et des femmes de notre pays.
Il faudra que l’État engage une simplification des obligations administratives. Il faudra sans doute aussi inventer de nouveaux outils financiers, à l’instar des partenariats public-privé, peut-être autoriser les régions à émettre des obligations convertibles, faire émerger des groupements d’acheteurs publics…
Enfin, la formation est évidemment un enjeu majeur pour nos concitoyens, en particulier les jeunes. Qualification et industrie du futur sont indissociables. L’inadéquation entre offre et demande nous menacerait si nous n’avions pas ce principe à l’esprit.
Madame la secrétaire d’État, je ne saurais conclure mon propos sans réaffirmer une position que je défends de longue date : il faut un État stratège. La situation actuelle nous montre que, pour renforcer le pilotage de la politique industrielle, il faut mettre en place un véritable ministère de l’industrie, non pas symbolique, mais doté de moyens humains et budgétaires appropriés et capable d’anticipation, afin d’élaborer une vision stratégique d’avenir. Ses équipes devront travailler à des projets en lien avec les territoires, qui seront à même d’accompagner des entreprises dans leur démarche de relocalisation, selon une approche territoriale partenariale.
M. le président. Il faut conclure.
Mme Valérie Létard. Madame la secrétaire d’État, vous pourriez être cette ministre de l’industrie. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut que cette ambition soit clairement incarnée : elle ne peut être l’addition de petites initiatives venant de tous les ministères. La France a été un grand pays d’industrie, elle doit le redevenir. Faisons en sorte qu’il en soit ainsi ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains, SOCR et CRCE.)
M. le président. La parole est à Mme Sophie Primas.
Mme Sophie Primas. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je partage l’enthousiasme débordant de Valérie Létard et je fais miens, presque en tous points, les propos qu’elle vient de tenir.
Madame la secrétaire d’État, il est des crises qu’il ne faut pas gâcher, des crises qui sont occasion de progrès. J’ai le sentiment que c’est le cas de celle que nous vivons.
Cela a été dit, l’un des principaux enseignements de cette crise est qu’elle nous rappelle le rôle structurant de l’industrie et sa nécessaire revalorisation dans notre politique économique.
La réorientation, voire le tarissement de certains flux de produits industriels, qui ont résulté de la pandémie sont un rappel à l’ordre : il est certains produits, certaines activités dont la Nation ne peut se passer. Le risque est trop grand pour la santé publique, pour l’activité de notre pays ou pour sa souveraineté.
C’est pourquoi la gaulliste que je suis se félicite que « souveraineté » ne soit plus un gros mot. La leçon à tirer de la crise ne serait-elle pas, finalement, que nous avons plus que jamais besoin, à côté du marché, d’un État stratège ? (Mme Valérie Létard approuve.)
Bien sûr, nous ne pourrons pas tout relocaliser, tout produire sur notre territoire national. Cela n’est d’ailleurs pas nécessaire ni possible, mais nous devons conduire une réflexion stratégique sur nos priorités industrielles. Il faut en tout cas faire renaître le débat sur une plus grande proximité entre le lieu de production et le consommateur : outre l’enjeu stratégique, c’est également un enjeu environnemental, un enjeu de société, car il y va du lien entre les Français et leurs territoires.
Madame la secrétaire d’État, c’est sur ces objectifs et les moyens de cette relocalisation que je souhaite vous interroger.
Vous avez évoqué, à l’Assemblée nationale, une relocalisation des activités à forte valeur ajoutée. Concernant les masques, que les choses soient claires : c’est un produit à faible valeur ajoutée dont nous avons un besoin vital. Comment allez-vous traiter ce sujet-là ? La même question se pose pour notre sécurité alimentaire. Comment fait-on pour des productions à faible valeur ajoutée, mais vitales pour le pays ? Abandonne-t-on ces marchés ? On ne cesse de répéter que nous n’allons faire que des produits à forte valeur ajoutée, mais je pense que cela ne peut que nous fragiliser. Pensez-vous que les autres, la Chine, l’Asie, les États-Unis, l’Amérique du Sud, ne sont pas capables d’introduire de la valeur ajoutée dans leurs productions ?
Vous avez déclaré que la fiscalité doit être l’un des outils de la relocalisation. Quelles pistes étudiez-vous, alors que le pacte productif aurait dû traiter de ce sujet cet été ? Vous nous parlerez probablement vous aussi des impôts de production, mais qu’en est-il de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), dont la suppression est étudiée depuis plusieurs années ? Selon vous, un effort fiscal suffira-t-il à sécuriser les activités les plus essentielles ?
Parlons de l’Europe. Les règles européennes encadrent strictement les aides que l’État peut dédier à la relocalisation, alors que le Japon offrira près de 2,2 milliards d’euros de subventions aux entreprises rapatriant leur production. Pour que l’Europe ne soit pas de nouveau à la traîne, allons-nous pouvoir gagner en flexibilité et être autorisés, vous l’État, nous les régions, à aider directement nos entreprises ?
L’Europe est bien sûr une solution, mais il ne faut pas pour autant négliger, dans la relocalisation, l’espace méditerranéen, plus proche de nous et avec qui nous sommes historiquement, géographiquement, économiquement liés.
Mme Valérie Létard. Très bien !
Mme Sophie Primas. Il offre tout autant d’opportunités pour sécuriser et diversifier notre approvisionnement. Le Gouvernement entend-il relancer et approfondir cette coopération économique ? Il me semble que c’est un bon moment pour l’envisager.
Enfin, la première étape de la relocalisation ne consiste-t-elle pas à empêcher la destruction de l’industrie existante ? L’effort colossal consenti par la Nation au titre du soutien d’urgence aux entreprises et du plan relance doit aussi être un outil de non-délocalisation. La semaine dernière, le Premier ministre me répondait que le Gouvernement serait « intransigeant » sur le maintien des sites français du groupe Renault. Bruno Le Maire a déclaré lundi que vous ne demanderiez pas de contreparties, en termes de relocalisation, à Renault, à qui nous nous apprêtons pourtant à consentir un prêt garanti de 5 milliards d’euros, sur les 8 milliards d’euros du plan automobile. Madame la secrétaire d’État, je pense qu’il ne faut pas reculer.
Relocaliser n’est pas si simple. Il ne suffit pas, pour paraphraser quelqu’un parlant d’un autre sujet, de bondir sur son siège comme un cabri en répétant « relocalisations, relocalisations, relocalisations »… Mais, il faut que le Gouvernement, le Parlement et les partis politiques répondent « présent », car nous n’avons pas le droit de gâcher les enseignements de cette crise. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Tissot. (Applaudissements sur des travées du groupe SOCR.)
M. Jean-Claude Tissot. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, la crise due au Covid-19 a jeté une lumière crue sur notre dépendance à l’égard d’acteurs lointains. Elle nous invite ainsi à reconsidérer en profondeur notre système économique, avant de le relancer.
La France, sixième puissance économique mondiale, qui possédait le meilleur système de santé du monde il y a encore quelques années, s’est pourtant trouvée fort démunie face à cette épidémie. Au nom d’un modèle présenté comme « l’horizon indépassable de l’humanité », notre pays a été progressivement réduit à l’impuissance : système hospitalier et recherche publique affaiblis, tissu industriel démantelé, entreprises et savoir-faire délocalisés…
Avec la crise engendrée par cette pandémie, on se rend finalement compte que ceux qui ont privilégié une logique de rentabilité immédiate plutôt que de soutenir l’investissement dans les secteurs stratégiques étaient davantage les cigales que les fourmis de la fable.
La prise de conscience de la nécessité de retrouver de la souveraineté est désormais largement partagée et transcende certains clivages politiques, comme le démontre le débat aujourd’hui.
Au sein du groupe socialiste et républicain, nous avons travaillé, ces dernières semaines, selon une démarche prospective, pour préparer le « monde d’après », et pouvons ainsi apporter quelques réponses aux questions posées à l’occasion de ce débat sur la relocalisation des productions stratégiques.
Quelles sont ces productions ? Les secteurs clés que nous identifions sont la santé, l’alimentation, l’énergie, les transports, le numérique, sans bien sûr oublier les productions industrielles qui se sont révélées indispensables dans la crise.
Où faut-il relocaliser ? La présence d’entreprises industrielles dans nos territoires conditionne de fait le maintien de nos emplois. Aussi la reconquête industrielle ne doit-elle pas se réaliser au détriment des territoires ruraux. Ceux-ci doivent profiter des plans de relance et de relocalisation industrielle.
Comment ? En assumant une rupture claire avec les politiques d’austérité menées ces dernières années et en prenant systématiquement en compte la préoccupation environnementale pour la reconstruction de notre système de production.
À la vision idéologique du « tout marché », nous proposons de substituer une vision pragmatique et d’analyser la faisabilité d’une relocalisation secteur par secteur.
Plus largement, notre assemblée a déjà produit de nombreuses réponses à ces questions, à travers différents travaux conduits ces dernières années. Mme Létard l’a mentionné : voilà un an, la mission d’information sur l’avenir de la sidérurgie préconisait un engagement fort de l’État pour soutenir cette filière, symbolique du déclin de l’industrie dans notre pays, pallier les défaillances du marché et relever les grands défis, comme celui de la décarbonation.
La crise a encore révélé d’autres faillites de notre appareil productif, particulièrement insupportables dans le secteur sanitaire. Dans de tels cas, la reprise de contrôle doit passer par une nationalisation. C’est dans ce sens que notre groupe a déposé une proposition de loi portant nationalisation des entreprises Luxfer, Famar et Peters Surgical. Madame la secrétaire d’État, je vous ai déjà interrogée sur ce sujet. Vous m’avez indiqué prendre l’attache des dirigeants de Famar. Mon collègue Gilbert-Luc Devinaz les a rencontrés voilà quelques jours : apparemment, aucun travail n’a encore été engagé avec le Gouvernement. Qu’en est-il ?
La proposition de résolution de notre collègue Françoise Laborde sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale, présentée au mois de décembre dernier, s’est révélée particulièrement visionnaire ! Même si elle mettait plutôt l’accent sur le risque de catastrophe climatique, elle nous alertait sur la grande dépendance alimentaire de nos territoires et le ballet de camions qu’elle induit. Le degré d’autonomie alimentaire de nos territoires n’est que de 2 % en moyenne, alors même qu’ils disposent d’actifs agricoles permettant de couvrir 54 % des besoins de leurs habitants. Il ne manque donc que la volonté politique pour organiser la reconnexion entre production et consommation.
Dans tous les cas, la relocalisation de nos productions doit s’accompagner d’une reconversion écologique de notre industrie et de notre agriculture.
Cela implique, d’une part, un engagement massif de l’État dès le prochain plan de relance, et, d’autre part, un conditionnement des aides d’État à un engagement véritable des entreprises dans la transition écologique, ainsi qu’au maintien de l’emploi et des investissements en France.
Bien entendu, la reconversion écologique de notre industrie et la réindustrialisation de nos territoires doivent pouvoir s’appuyer sur l’Union européenne, notamment sur son « pacte vert ». Il faudra cependant aller plus loin et réorienter la construction européenne en faisant le pari de la coopération plutôt que de la concurrence libre et non faussée, et doter l’Union européenne d’un véritable budget, abondé par exemple par une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. Bien sûr, il faudra tourner le dos aux traités commerciaux, tels que le Tafta et le CETA, qui mettent à mal nos normes protectrices.
Enfin, cette reconquête industrielle doit être socialement inclusive, pour que l’on puisse véritablement s’attaquer à l’extrême pauvreté révélée par la crise, mais présente depuis des décennies en raison du creusement des inégalités.
Pour atteindre ces objectifs ambitieux, nous devons disposer d’indicateurs autres que le PIB, qui n’est que purement quantitatif et monétaire. Le groupe de réflexion sur les nouveaux indicateurs de richesse, créé sur l’initiative de notre collègue Franck Montaugé, a déjà produit deux propositions de loi particulièrement bienvenues pour penser le « monde d’après ».
De même, nous devons nous emparer de la notion de biens communs, qui questionne les limites de la marchandisation de la nature et du travail. C’est que vient de faire notre collègue Nicole Bonnefoy en déposant une proposition de loi visant à inscrire dans la Constitution les principes de protection du sol et de garantie de la souveraineté alimentaire.
Ainsi, les outils et les moyens pour relocaliser nos productions stratégiques ont, pour beaucoup, déjà été pensés sur ces travées.
Le Covid-19 et la crise qu’il a induite ont joué un rôle de révélateur de la trop grande dépendance de notre pays dans plusieurs secteurs clés. Pour que cette prise de conscience ne soit pas sans lendemain, il faut que de premiers jalons soient très vite posés afin de préparer une relocalisation durable, demain, des secteurs clés de notre économie. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR et sur des travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé.
M. Joël Labbé. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je remercie le groupe Union Centriste d’avoir permis la tenue de ce débat sur un sujet dont la crise du Covid-19 a révélé toute la pertinence.
La relocalisation des productions était déjà présente dans le débat avant cette crise sanitaire, mais les récents événements ont agi comme un coup de projecteur sur nos vulnérabilités : pénurie de matériel médical, tensions dans l’approvisionnement en médicaments ou en intrants agricoles, tensions dans la chaîne logistique de l’industrie agroalimentaire…
La crise du Covid-19 nous invite donc à penser la construction de notre indépendance dans de nombreux secteurs essentiels à la Nation. Avoir dans cet hémicycle un débat sur la relocalisation des productions stratégiques pour assurer notre souveraineté est fondamental à cet égard.
Avant d’évoquer la relocalisation des moyens de production, il convient de s’interroger sur le maintien des outils existants afin de préserver ces outils et d’éviter la poursuite des délocalisations : l’annonce de la possible fermeture de la Fonderie de Bretagne, filiale de Renault implantée près de Lorient, a suscité une énorme et légitime crispation. Il est incompréhensible que cette usine qui emploie près de 380 personnes, dont l’outil de production est neuf et la qualité de production reconnue, ferme au moment même où l’on se soucie de relocalisation et où la puissance publique soutient fortement le groupe Renault par l’apport de gros moyens financiers. Il en est de même pour trois autres filiales de Renault.
De manière générale, il convient de réfléchir collectivement aux conditions de la relocalisation. Comment garantir un retour en France des industries sans rentrer dans la course au moins-disant social et environnemental ? Comment garantir l’accessibilité, pour les plus pauvres, des biens produits en France, qui seront souvent plus coûteux, du fait de normes plus exigeantes ? Relocaliser signifie aussi repenser nos politiques de lutte contre les inégalités.
Enfin, je pense que, à plus long terme, la souveraineté ne passe pas uniquement par une relocalisation de la production ou la constitution de stocks stratégiques : elle passe aussi par une réduction de nos besoins, donc de notre dépendance. Bien sûr, nous ne pouvons pas nous passer de médicaments, mais combien de maladies pourraient-elles être évitées grâce à une politique de santé axée sur la prévention ? En matière énergétique également, les gisements d’économies sont particulièrement importants.
Je consacrerai la suite de mon propos au secteur de l’alimentation. S’il est une production stratégique, c’est bien celle-ci. La souveraineté alimentaire des territoires, dont on parle de plus en plus, passe par un certain nombre de ruptures.
Même si la France reste une puissance agricole, la vulnérabilité de notre modèle a également été mise en lumière pendant cette crise. Notre groupe a d’ailleurs présenté, sur l’initiative de notre collègue Françoise Laborde, une proposition de résolution sur le lien entre résilience alimentaire des territoires et sécurité nationale. Les analyses sur les tensions et les risques de rupture d’approvisionnement en cas de crise qui le fondent ont montré toute leur pertinence.
J’ajoute que la crise du Covid-19 ne doit en aucun cas être dissociée de l’urgence climatique, qui pèse aussi grandement sur la résilience de notre modèle alimentaire. Relocaliser l’agriculture, ce n’est surtout pas revenir sur nos exigences environnementales pour produire plus. Ce n’est pas poursuivre dans la voie d’un modèle agroindustriel responsable de près d’un quart des émissions de gaz à effet de serre et participant à l’effondrement de la biodiversité, à la déforestation, à la dégradation de la qualité des sols, de l’air, de l’eau. Ce n’est pas poursuivre dans la voie d’un modèle qui, on le sait, détruit des emplois agricoles et la vie dans les territoires ruraux, via l’agrandissement sans fin des exploitations ; un modèle qui engendre de la détresse chez celles et ceux qui parviennent, non sans peine, à se maintenir à flot.
La transition agricole et alimentaire est attendue par une partie grandissante de notre population ; elle passe à la fois par une relocalisation des productions et par une transition vers l’agroécologie, en vue d’assurer la souveraineté alimentaire de nos territoires.
Les solutions sont déjà amorcées localement via l’agriculture biologie diversifiée, qui approvisionne les circuits courts, mais de nouvelles filières doivent être organisées sur les territoires pour garantir une autonomie à l’échelle locale. Les pistes pour assurer cette souveraineté alimentaire des territoires sont nombreuses. Je voudrais évoquer celles contenues dans un tout récent rapport produit par Les Greniers d’abondance.
Pour ce collectif de chercheurs, d’enseignants et de citoyens travaillant sur la résilience alimentaire, réussir la souveraineté alimentaire des territoires nécessitera d’augmenter la population agricole et le nombre de fermes, de préserver totalement les terres agricoles, de favoriser l’autonomie technique et énergétique des fermes, de diversifier les variétés cultivées, avec des semences adaptées aux terroirs pour pouvoir affronter les crises qui nous attendent, d’adopter une gestion intégrée de la ressource en eau pour faire face aux menaces de sécheresse, de diversifier les productions pour satisfaire localement aux besoins de la population, de sortir, via l’agroécologie, de la dépendance aux pesticides, de développer des outils locaux de stockage et de transformation pour traiter la production sur place, de simplifier la logistique et l’achat alimentaire pour réduire notre dépendance aux transports et à la grande distribution et nous alimenter grâce aux filières locales, d’adopter une alimentation plus végétale, d’en finir avec la spécialisation de l’agriculture dans les territoires pour revenir au système polyculture-élevage et de sortir de la dépendance aux engrais chimiques.
Ces principes devraient être appliqués sur l’ensemble de nos territoires, mais aussi sur toute la planète. Cela n’implique bien sûr en aucun cas la fermeture aux échanges, mais ceux-ci doivent se réaliser dans le cadre d’un commerce juste et équitable, respectueux du droit fondamental à l’alimentation des populations, au rebours de la logique des accords de libre-échange.
Pour parvenir à la relocalisation de l’alimentation sur les territoires, un vaste plan est nécessaire, assorti de financements pour accompagner la transition agricole, l’organisation des filières de proximité, ainsi que la généralisation des projets alimentaires territoriaux, outils qui ont fait leurs preuves pour assurer l’ancrage territorial de l’alimentation. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, SOCR et CRCE.)