M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Je remercie nos collègues du groupe Union Centriste pour la tenue de ce débat, qui soulève de multiples enjeux et touche principalement et intrinsèquement au lien entre l’individu et la collectivité, à l’heure où le droit à la mobilité et la liberté d’aller et venir se sont trouvés restreints.
Comment continuer à apprendre, à comprendre, à travailler alors que l’on est assigné à résidence ? Les fractures et les inégalités se sont indéniablement trouvées renforcées.
À l’heure de la mondialisation libérale, une telle situation a bousculé nos certitudes et nos habitudes. Il convient de dresser un inventaire et de proposer des pistes d’action.
Tout d’abord, il est clair que le numérique, ou plutôt l’accès au numérique, est apparu pour ce qu’il est : un pan essentiel du service public de la communication et de l’information. Pour cette raison, nous demandons, malheureusement sans succès jusqu’à présent, l’intégration du très haut débit au service universel. Nous espérons que, à la lumière de cette expérience, la définition du service universel pourra évoluer.
L’ensemble de nos concitoyens doivent pouvoir accéder au numérique. C’est un droit qui conditionne l’accès à l’enseignement, au travail, à la santé, aux loisirs, à la culture et à l’information. Pourtant, aujourd’hui, les progrès restent trop faibles en matière de raccordement, puisque près de 15 % du territoire est mal couvert. Les objectifs définis par les opérateurs sont rarement respectés, faute de véritables sanctions. Les collectivités territoriales, qui assument une part majeure de l’investissement dans les réseaux d’initiative locale, ne sont pas suffisamment soutenues.
Mes chers collègues, lorsque je veux « démontrer » la faillite des politiques de privatisation, je prends toujours cet exemple : en privatisant France Télécom, l’État s’est privé de la rente du cuivre, qui aurait permis de financer le déploiement de la fibre sur l’ensemble du territoire.
L’investissement public a, une nouvelle fois, été détourné au profit d’actionnaires, à contresens de l’intérêt général. Cela devrait nous interpeller et nous conduire à placer sous protection publique les réseaux à très haut débit, dont l’accès est si important pour nos concitoyens. Toutes les infrastructures de communication, qu’elles soient routières, aériennes ou numériques, doivent être sous maîtrise publique ; cela comprend les aéroports, les autoroutes, mais aussi la fibre.
Cette crise doit également nous amener à nous interroger sur nos modèles d’aménagement urbain. Le logement, structure de base de l’habitat, mais aussi, et de plus en plus, du travail, ne peut plus être à ce point le parent pauvre des politiques publiques. Puisque les liens sont plus forts que les lieux, la structure première qu’est le logement doit redevenir une priorité des politiques publiques, au même titre que l’enseignement.
Sur ce sujet, nous avons pu voir comment le numérique a renforcé les fractures à l’école. Lors de l’annonce de la fermeture des établissements d’enseignement, Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal ont promu la « continuité pédagogique ». Deux mois et demi plus tard, on ne peut que voir les failles d’une telle démarche.
En voulant simplement transposer l’enseignement de la classe à la maison par le biais de l’ordinateur, sans donner les outils nécessaires aux enseignants, l’éducation nationale n’a fait que creuser les inégalités entre les élèves : inégalités d’accès aux outils informatiques et à un débit convenable, inégalités de maîtrise des outils et du travail en autonomie, inégalités d’environnement de travail et d’accompagnement.
Le retour à l’école n’a pas profité aux jeunes en difficulté, alors que c’était l’objectif affiché. À ce titre, il est impératif que la rentrée de septembre serve à rattraper le retard et à raccrocher les 5 % à 8 % d’élèves totalement « perdus », soit entre 600 000 et 960 000 jeunes.
Le numérique, indispensable outil d’apprentissage à l’école lorsqu’il s’appuie sur un véritable encadrement pédagogique, ne pourra remplacer ni la présence dans les établissements scolaires ni l’apprentissage de la vie sociale et collective. Il serait dangereux d’utiliser cette crise pour déshumaniser le service public de l’enseignement.
Enfin, l’un des faits les plus marquants de cette crise est la généralisation du télétravail.
La violence de l’épidémie a entraîné une évolution immédiate des méthodes de travail pour des milliers de salariés, de travailleurs indépendants et de professionnels libéraux. Rappelons toutefois que nombreux sont celles et ceux qui ont continué, sans se protéger, à se rendre sur leur lieu de travail pour assurer, en particulier, la continuité du service public ou maintenir la chaîne alimentaire. Il faut les saluer une nouvelle fois.
Le télétravail a longtemps été plébiscité et souhaité par de nombreux travailleurs, quand leur métier pouvait s’y adapter, mais ils ont souvent et rapidement déchanté au vu des conditions imposées depuis le 16 mars. La permanence du télétravail, la nécessité de garder les enfants, l’impréparation en termes de formation et de matériel ont parfois transformé cet épisode de travail à la maison en un cauchemar.
Comme l’indiquait un expert dans un article récent, « les salariés parlent d’abandon, de solitude, de surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter, de surcharge de travail, d’un sentiment d’être surveillé à l’excès par les managers, des difficultés à coopérer avec les collègues et de l’impossibilité de concilier vie privée et vie professionnelle ». D’ailleurs, de nombreux cas de détresse psychologique sont recensés.
Les salariés confrontés à des difficultés de transport et au stress de la vie urbaine aspirent à passer moins de temps au travail. Dans cet objectif, le télétravail doit être organisé dans le respect des droits et selon des plages horaires précises, avec des remparts contre le harcèlement numérique.
Mais ne faut-il pas se dégager de cette problématique en promouvant le partage du travail, comme en Nouvelle-Zélande tout récemment, et en développant la semaine de quatre jours et de trente-deux heures ? La véritable nécessité, pour l’humanité, est non pas de maintenir ou de renforcer le temps de travail sous des formes renouvelées, comme le télétravail, mais de le partager et de le réduire.
Pour conclure, s’il a permis de maintenir dans une mesure significative le fonctionnement de notre société, le numérique a aussi révélé des inégalités criantes. C’est sur ce point que je voulais insister dans mon propos. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Je voudrais tout d’abord remercier à mon tour le groupe Union Centriste d’avoir permis l’inscription de ce débat à notre ordre du jour.
Le 5 mars dernier, Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne chargée du numérique, appelait à faire des choix clairs pour notre futur. La crise que nous traversons exacerbe la nécessité de penser la place du numérique dans la société non pas demain, mais dès aujourd’hui. Le numérique n’est pas entré dans nos vies en mars 2020, mais il est devenu incontournable dans plusieurs pans de notre société et de notre quotidien. Le Parlement doit s’emparer de ce sujet majeur, car, si les avancées sont notoires, les limites le sont tout autant, et une adaptation de notre système est primordiale.
Beaucoup d’enseignements, propres à chaque sujet, ont pu être tirés pendant la crise sanitaire.
Je parlerai d’abord de l’éducation, sujet qui me tient particulièrement à cœur.
Je souhaite saluer le travail impressionnant fourni par la majorité du corps professoral pour s’adapter, durant la crise et encore aujourd’hui, et réorganiser la vie scolaire. Ce travail, parfois bien compliqué, a permis à notre jeunesse d’avoir accès à l’enseignement à distance, et ce fut un succès dans beaucoup de cas.
Cependant, comme nombre d’entre nous, j’ai aussi noté des limites, et même des fractures profondes dans notre société. Cette période a révélé les inégalités existant dans notre pays. L’accès à un ordinateur, à une tablette ou à un smartphone ne va pas de soi, par exemple lorsque plusieurs enfants doivent suivre simultanément un enseignement à distance, lorsque parents et enfants ont besoin d’un accès au numérique ou, dans le pire des cas, lorsqu’aucun accès n’est possible.
Tous les enfants n’ont pas les mêmes besoins en matière d’éducation. Les parents ne peuvent pas encadrer les enfants comme le font les professeurs, dont c’est le métier. Tous les élèves ne disposent pas d’un espace suffisant pour se concentrer et suivre de manière assidue un enseignement en ligne.
Enfin, nous ne sommes pas égaux devant l’outil informatique, et cela vaut aussi pour les élèves et les professeurs. Ainsi, quelque 13 millions de Français rencontrent des difficultés pour utiliser l’outil numérique.
Les états généraux du numérique éducatif annoncés pour la rentrée permettront de réfléchir à une nouvelle flexibilité dans l’enseignement. Nous devons capitaliser sur le travail fourni durant cette crise.
Cependant, l’enseignement ne peut pas se faire uniquement à distance et via des supports numériques. L’humain doit rester au centre de la transmission. Les deux approches, loin d’être incompatibles, doivent être appréhendées comme complémentaires. L’enseignement à distance peut être très utile, par exemple pour les enfants malades, qui peuvent continuer de participer à la classe grâce au tableau blanc interactif, ce qui est extrêmement important.
Le second sujet que je voudrais aborder est celui du télétravail. Depuis le début de cette crise, pas un jour ne passe sans qu’il soit évoqué dans les médias.
Avec 7 % de télétravailleurs réguliers en 2019, selon les chiffres d’Eurostat publiés en mars 2020, la France est en retard. À titre d’exemple, la Finlande compte 14 % de télétravailleurs réguliers et la Bulgarie 0,5 %. Les causes de cette situation sont diverses.
Des différences sont également visibles au sein même de notre pays, entre territoires et secteurs d’activité. D’après les chiffres de l’Insee, 1,2 % des employés et 0,2 % des ouvriers pratiquaient le télétravail en France en 2017, contre plus de 11 % des cadres. De manière générale, les entreprises, grandes ou petites, étaient quelquefois réticentes à le mettre en place.
Depuis mars, notre regard sur le sujet a évolué et chacun a pris conscience des avantages que le télétravail pouvait apporter aux entreprises et aux salariés, si bien que, des grandes entreprises aux start-up, les adaptations ont été rapides et de nouvelles organisations sont apparues.
Les avantages du télétravail sont nombreux, d’abord pour l’environnement : d’après une étude de l’Ademe, la réduction des transports entre domicile et lieu de travail diminuerait de 30 % les impacts environnementaux de ces déplacements. Je préciserai que cette question doit être envisagée de manière globale et qu’il reste à connaître l’impact du numérique sur l’environnement – le Sénat s’est d’ailleurs saisi de cette question.
Dans les territoires, le télétravail profitera aux villes moyennes proches des grandes agglomérations. Quand on travaille deux jours par semaine à domicile, il devient intéressant de s’installer à une heure d’une métropole. Enfin, les entreprises y trouvent aussi leur intérêt, en réduisant les coûts grâce à une réorganisation des locaux.
Pour autant, beaucoup de questions se posent ; je n’en évoquerai que quelques-unes : l’isolement social de la personne en télétravail, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, le volet juridique du télétravail ou encore l’accès à internet. Toutes ces interrogations nous incitent à envisager un système hybride, donnant sa juste place au numérique.
Je voudrais rappeler qu’environ 20 % des Français n’ont pas accès à internet ou sont reliés à un réseau de mauvaise qualité. Il reste encore des citoyens vivant en zone blanche, même si des progrès sont à l’œuvre. Pour eux, pouvoir accéder au numérique est vraiment essentiel, son absence étant synonyme de difficultés et d’isolement.
Le numérique est donc bien crucial dans notre société. De nombreuses facettes positives ont été dévoilées. Il reste maintenant à mener une large réflexion, au regard tant de la place du numérique avant la crise que des expériences importantes vécues depuis le mois de mars. De nombreux chantiers étaient déjà engagés, notamment au niveau européen ; il s’agira de les approfondir, de les penser ensemble. L’expérience a enrichi notre réflexion.
Enfin, nous devrons aussi prendre en compte les dimensions de l’indépendance et de la sécurité, notamment en ce qui concerne la protection des données ; ce sera essentiel pour sortir de cette crise en instaurant une relation mature avec le numérique, qui doit encore trouver sa juste place dans notre société !
M. le président. La parole est à Mme Denise Saint-Pé.
Mme Denise Saint-Pé. La période de confinement que nous venons de traverser a mis en évidence la place incontournable du numérique dans notre société. Ses usages n’ont cessé de se diversifier pour répondre aux différents besoins des Français : le recours au télétravail s’est massifié, la téléconsultation s’est répandue, l’enseignement à distance s’est généralisé. Autant de changements nécessaires, mais adoptés dans la précipitation du fait de la pandémie.
Alors que le déconfinement est bien engagé, il paraît approprié de dresser un premier bilan des évolutions radicales qu’ont connues les Français dans leur rapport au numérique durant ces derniers mois. Pour ma part, si je crois cette démarche essentielle, je crains toutefois qu’elle n’occulte la priorité en la matière, à savoir résorber la fracture numérique pour que tous les Français soient égaux devant ce qui devrait relever du service public.
Cette carence a généré un nouveau fléau, l’illectronisme. Malheureusement, ce phénomène n’est pas marginal, puisque, selon le Défenseur des droits, un quart de la population française n’a toujours pas accès à internet ou ne sait pas utiliser les outils numériques. De même, dans 75 % de nos communes de moins de 1 000 habitants, la couverture par le réseau n’est pas suffisante pour équiper 100 % des foyers. Ce n’est pas acceptable !
Le plan France Très haut débit vise à corriger partiellement cette situation, par la couverture de 80 % du territoire d’ici à 2022, mais la crise sanitaire va causer de nombreux retards, empêchant de tenir cet objectif. Dans ce contexte, je tiens à saluer l’ordonnance prise par le Gouvernement le 20 mai afin que les assemblées générales de copropriété puissent se tenir de manière dématérialisée, pour prendre des décisions telles que celle d’installer la fibre, dont le déploiement pourra ainsi se poursuivre dans les zones urbaines.
Quant aux territoires ruraux, des plans pour la couverture en très haut débit sont mis en œuvre dans de nombreux départements, avec des projets de déploiement de la fibre optique jusqu’à l’habitation. Pour des raisons économiques, la desserte par la fibre des zones rurales ne s’opèrera pas en souterrain, mais en aérien, en utilisant les lignes des réseaux préexistants.
Or on constate, sur certains territoires, le déploiement de la fibre sur les réseaux aériens téléphoniques d’Orange, des réseaux privés non entretenus et tombant en désuétude, ce qui induit à terme un risque de desserte de mauvaise qualité, souvent interrompue. Le bon sens voudrait pourtant que le recours aux réseaux électriques, propriété des collectivités territoriales, entretenus par Enedis et régulièrement rénovés par les syndicats d’énergie, soit privilégié, et que la convention ad hoc signée entre l’Association des maires de France, Enedis et la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) soit appliquée. À mon sens, cela limiterait le retard du déploiement de la fibre dans le monde rural et permettrait à ce dernier de connaître les changements sociétaux suscités par le numérique.
Monsieur le ministre, le Gouvernement a dit que le numérique serait un pilier de la relance économique, mais comment comptez-vous accompagner concrètement les différents acteurs de la filière, privés comme publics, de manière que tous les Français puissent avoir accès au numérique dans des conditions optimales ? (Applaudissements sur des travées du groupe UC. – M. Yvon Collin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Chaize.
M. Patrick Chaize. La crise sanitaire et le confinement ont constitué un test grandeur nature de l’état des réseaux numériques de notre pays. Quel bilan doit-on tirer de ce test ? La réponse n’est pas univoque.
Côté pile, les moyens de communication numérique se sont affirmés, pour la première fois à grande échelle, comme de formidables outils de résilience et de garantie de la continuité de pans essentiels de la vie de notre nation. Les réseaux ont tenu, alors qu’au début du confinement on pouvait légitimement craindre des engorgements, voire des saturations. Cela n’a pas été le cas, et nous pouvons nous en réjouir.
Côté face, la crise sanitaire a révélé les failles et les injustices de notre société numérique. Des millions de Français ont ainsi subi une double peine : en plus du confinement, beaucoup ont connu un isolement numérique intolérable, les coupant parfois de leur travail, de l’éducation, de la santé et de leurs proches.
La fracture est double. Certains sont déconnectés faute de compétences numériques ou de terminaux pour communiquer – on parle alors d’illectronisme –, d’autres n’ont pas accès à des réseaux fixes ou mobiles de qualité.
Ainsi, plusieurs milliers de zones blanches mobiles doivent encore être résorbées. Près de la moitié du territoire n’est pas couvert en très haut débit fixe. Pis encore, une connexion en « bon » haut débit, permettant de réaliser des recherches internet de base, est encore attendue par des milliers de nos concitoyens, alors que le Gouvernement a promis un accès à ce « bon » haut débit pour tous les Français d’ici à la fin de l’année.
Il revient aux pouvoirs publics de gagner la bataille de l’aménagement numérique du territoire, au travers des programmes France Très haut débit pour le fixe et New Deal pour le mobile. Le premier vise une couverture intégrale du territoire en très haut débit en fixe pour 2022 et en fibre optique pour 2025. Le second a notamment pour ambition de faire basculer l’ensemble des antennes mobiles existantes en 4G d’ici à la fin de l’année et de résorber des milliers de zones blanches d’ici à 2025, par le déploiement d’un dispositif de couverture ciblée.
Malheureusement, la crise sanitaire menace la tenue de ces objectifs. On peut certes se féliciter que certains chantiers aient pu se poursuivre pendant la période de confinement, quand d’autres secteurs étaient à l’arrêt – je voudrais, à cet instant, saluer les acteurs de la filière. Il est cependant probable que certaines échéances ne pourront pas être tenues. C’est ce qui ressort des auditions que j’ai menées pendant le confinement pour la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable avec mes collègues Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte.
Il faut tirer plusieurs leçons de ces constats.
Premier enseignement, la crise ne doit pas empêcher le régulateur – l’Arcep – d’exercer son pouvoir de contrôle et de sanction en cas de non-respect des objectifs assignés aux opérateurs, en adaptant, s’il le faut, les échéances au contexte. Une chose est certaine : il faudra étudier les demandes de report des échéances formulées par les opérateurs au cas par cas et ne pas accepter n’importe quel retard justifié par la crise, d’autant plus que des doutes avaient été émis, avant même le début du confinement, sur le respect de certaines échéances, tant pour le fixe que pour le mobile.
Deuxième enseignement, l’État doit absolument se donner les moyens de son ambition. Lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2020, le Sénat avait proposé de doter le plan France Très haut débit de 322 millions d’euros supplémentaires – ces crédits étaient nécessaires pour couvrir intégralement le territoire par la fibre –, ce qui avait été refusé par le Gouvernement. La crise sanitaire démontre pourtant par les faits l’incroyable effet de levier des réseaux numériques sur les activités économiques et la modestie d’un tel investissement au regard de ses effets positifs. Il est certain que l’épidémie du Covid-19 impliquera des surcoûts pour les programmes de déploiement. La rallonge de 322 millions d’euros votée par le Sénat en décembre dernier et rejetée par le Gouvernement ne serait donc peut-être plus suffisante… Nous attendons aujourd’hui un engagement fort du Gouvernement à faire du déploiement de la fibre un des axes prioritaires du plan de relance.
J’en viens à mon troisième et dernier point. Il semble évident que certains freins non financiers devront être levés pour soutenir le déploiement des réseaux dans les territoires. À cet égard, certaines simplifications ont déjà été apportées, notamment sur l’initiative du Sénat, dans le cadre de la loi ÉLAN (loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique), et grâce à votre engagement, monsieur le ministre. Je pense, par exemple, à l’amélioration de l’accessibilité des poteaux du réseau électrique afin de faciliter le déploiement de la fibre en aérien. Je suis convaincu que nous pouvons, sur certains sujets techniques, trouver de nouveaux leviers de simplification.
Nous devons aussi accélérer le déploiement de la base adresse nationale. Aujourd’hui, 30 % des foyers français ne sont pas couverts par la base adresse, ce qui occasionne des difficultés de raccordement à la fibre. Ce taux est encore plus fort dans les territoires ruraux. Nous devons remédier à cela, par exemple en donnant très clairement la compétence aux maires pour la dénomination des voies et l’adressage et en confiant à l’Agence nationale de la cohésion des territoires la responsabilité d’accompagner les collectivités territoriales dans l’élaboration de leur base adresse locale.
Les chantiers sont donc nombreux. Vous pourrez compter, monsieur le ministre, sur la contribution du Sénat pour les faire avancer. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Viviane Artigalas. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
Mme Viviane Artigalas. La crise sans précédent que nous traversons a bouleversé nos usages et nos habitudes de vie. Ces deux mois de confinement, d’autant plus difficiles à vivre que la situation était inédite, ont été rendus en grande partie supportables grâce au numérique.
À la faveur de la crise, l’accès de tous au numérique est apparu comme un nouveau droit fondamental, celui de bénéficier, quel que soit le territoire, d’une connexion internet suffisamment opérationnelle pour pouvoir travailler, se soigner et accéder aux services publics dans de bonnes conditions.
Si le numérique a été un amortisseur social de la crise, les inégalités liées à son accessibilité se sont trouvées aggravées. Sur ce plan, tous les Français ne sont pas égaux. Le Défenseur des droits a d’ailleurs alerté récemment sur les risques de perte de droits ou de non-accès aux droits qu’emporte la méconnaissance de l’outil numérique.
La fracture numérique soulève la question centrale de l’inclusion des territoires et des usagers. J’ai déjà alerté le Gouvernement sur le sentiment d’abandon et d’insécurité ressenti par les habitants des territoires ruraux et montagnards. La crise a clairement illustré les inégalités territoriales en matière de numérique. Certains cumulent les handicaps en termes de réseau, de matériel, de capacités d’utilisation. Mon collègue Jean-Michel Houllegatte complètera mon propos, qui est centré sur l’inclusion numérique.
La fracture numérique peut, chez nos concitoyens, se manifester par un manque de maîtrise des usages et des outils du web, que ce soit à cause de l’âge, du niveau de formation, d’un handicap ou, tout simplement, de difficultés de lecture. Monsieur le ministre, vous avez ainsi évalué à 13 millions le nombre de Français qui ne savent pas se servir d’internet ; 20 % de la population a ainsi un accès limité ou inexistant aux procédures dématérialisées.
La crise a encore renforcé l’urgence de s’interroger sur la pertinence des politiques de dématérialisation engagées depuis le début du quinquennat. La dématérialisation généralisée des agences de service public – préfectures, trésoreries, agences Pôle emploi, agences de l’habitat… – plaçait déjà nombre de nos concitoyens dans une situation de grande fragilité technologique.
Si la dématérialisation peut permettre une simplification et un gain de temps, elle doit être accessible à tous, ce qui n’est pas le cas actuellement. En effet, elle s’est parfois faite dans l’urgence et de manière radicale, sans aucune préparation, sans formation ni accompagnement à l’usage des nouveaux outils, qui sont complexes. Cela limite l’accès aux aides de l’État pour certains de nos concitoyens, particulièrement les plus fragiles.
Ces difficultés concernent également les entreprises, notamment les plus petites d’entre elles – je pense par exemple à la dématérialisation des marchés publics.
Or ces difficultés d’accès aux services publics mettent à mal l’égalité républicaine, et la crise a considérablement accentué ce phénomène. C’est d’autant plus dommageable qu’internet est un outil de résilience qui peut nous aider à relancer l’économie et à améliorer le quotidien de nos concitoyens.
Si l’accès au numérique devient un droit fondamental pour tous les Français, il faut que l’État le garantisse au même titre que le droit à un logement digne ou la liberté d’expression. Cela passe par la reconnaissance d’un véritable service public de la médiation numérique et le déploiement de moyens massifs pour accompagner les publics les plus éloignés du numérique.
Nous formulons à ce titre plusieurs propositions, dont je ne citerai que les principales : conditionner l’objectif de 100 % des services publics dématérialisés en 2022 à la couverture numérique complète du territoire et à l’inclusion numérique ; coconstruire les plateformes numériques avec les usagers ; faire en sorte que l’inclusion numérique passe nécessairement par l’échelon local, en créant un maillage de médiation numérique qui s’appuiera sur les communes ; mettre en place un accompagnement personnalisé d’ultraproximité qui permette d’aller vers les exclus du numérique ; équiper chaque foyer d’un matériel informatique performant d’ici à 2022 et optimiser le recyclage des équipements informatiques obsolètes ; enfin, pour servir ces quelques objectifs, redéployer le fonds pour la société numérique de la Caisse des dépôts et consignations, qui représente tout de même 4,5 milliards d’euros.
Le numérique a un rôle capital à jouer pour contribuer à forger une société plus égalitaire, sobre et durable. La sortie de crise ne pourra faire l’économie d’une nouvelle stratégie en matière numérique, et nous savons tous à quel point nous n’avons pas le droit de manquer ce tournant, sauf à prendre le risque que nos droits fondamentaux, nos libertés publiques et notre équilibre économique et social payent un lourd tribut. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)