M. le président. La parole est à Mme Sophie Joissains.
Mme Sophie Joissains. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’irresponsabilité pénale des malades mentaux, héritée du droit romain, est un principe fondamental du droit pénal et des droits de la défense.
Parce qu’un magistrat n’est pas médecin, l’avis d’un expert est le plus souvent requis pour déterminer le degré de responsabilité de l’individu ayant commis une infraction. Néanmoins, entre altération et discernement, les frontières sont bien fragiles, et les expertises sont loin de reposer sur une science exacte.
La porosité entre troubles psychiatriques et délinquance est importante et, dans bien des cas, des soins en milieu fermé seraient plus salutaires que l’enfermement, tel qu’il est conçu dans nos prisons.
En 2006, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’alarmait du nombre grandissant de malades mentaux en prison et indiquait : « On assiste à un déplacement de l’hôpital psychiatrique vers la prison. »
Plus de 20 % des personnes incarcérées sont atteintes de troubles psychotiques, 7,3 % souffrant de schizophrénie, 7 % de paranoïa. Huit détenus sur dix présentent au moins un trouble psychiatrique, la grande majorité en cumulant plusieurs, parmi lesquels la dépression, à hauteur de 40 %, l’anxiété généralisée, à hauteur de 33 %, ou la névrose traumatique, à hauteur de 20 %. Le taux de pathologies psychiatriques est vingt fois plus élevé en prison que dans la population générale.
Il y aurait beaucoup à dire – et à faire surtout ! –, notamment sur les aménagements nécessaires des établissements pénitentiaires, sur le nombre de médecins dans le personnel, etc. Le budget des prisons est évidemment en jeu aussi.
L’objectif de réinsertion est à l’évidence largement compromis par l’ensemble de ces carences.
Il y aurait malheureusement beaucoup à dire aussi sur les faibles moyens alloués au secteur de la psychiatrie dans notre pays et sur la véritable misère hospitalière et humaine qui en résulte.
La frontière entre altération et abolition du discernement est fragile, les expertises médicales n’aboutissent pas toujours aux mêmes conclusions et, face aux circonstances de l’espèce, seul le juge est habilité à trancher. La victime, elle, se trouve à côté, impuissante et muette, pour ainsi dire effacée.
L’affaire dite « de Pau » avait déjà conduit le législateur à faire un premier pas en direction de la victime.
Aujourd’hui, comme en 2007, une affaire particulièrement odieuse suscite des interrogations. Une vieille dame a été assassinée par son jeune voisin sous l’emprise de psychotropes aux cris d’« Allahou akbar ». Son délire est devenu paroxystique à la vue d’objets religieux appartenant à la victime. Après de longs débats, l’acte est qualifié d’antisémite.
Plusieurs expertises ont mis en évidence la relation entre la prise volontaire de stupéfiants et la bouffée délirante qui l’a amenée au meurtre. Sept experts sur huit ont conclu à l’abolition du discernement ; un seul a distingué : « En dépit de la réalité indiscutable du trouble aliénant, l’abolition du discernement ne peut être retenue du fait de la prise consciente et volontaire de cannabis en très grande quantité. Il s’agit d’une appréciation légale constante. » Il a alors proposé de retenir l’altération du discernement, laquelle aurait conduit le prévenu devant la juridiction de jugement.
Jusqu’alors, la jurisprudence avait été constante dans ce sens – un acte délictueux n’avait encore jamais été considéré comme la possible exonération d’un crime. Cette jurisprudence paraît d’autant plus logique que le droit tout entier va dans ce sens. Emprise alcoolique ou toxicologique au volant sont des infractions autonomes et des circonstances aggravantes. Au civil, le principe est bien connu : nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.
Peut-être le dossier contenait-il d’autres éléments qui sont inconnus du grand public, mais ils auraient alors mérité d’être développés devant la juridiction de jugement, pour ne pas susciter ce terrible sentiment d’horreur et d’injustice qui a secoué la famille de la victime, mais aussi la République tout entière.
Ma collègue Nathalie Goulet a déposé une proposition de loi visant à modifier l’article 122-1 du code pénal. Je l’ai cosignée.
L’affaire dite « de Pau » avait permis une prise de conscience salutaire pour les victimes. La loi du 25 février 2008 a prévu que l’irresponsabilité pénale peut être déclarée lors d’une audience devant la chambre de l’instruction, en présence de l’auteur présumé et des parties civiles, ou devant la juridiction de jugement si la question de l’irresponsabilité pénale n’a pas été soulevée en amont ou retenue par le juge d’instruction. C’était un premier pas.
La justice ne peut être considérée comme telle si elle ne présente pas de garanties d’équilibre dans la considération des parties en présence.
Dans les cas d’irresponsabilité pénale, la victime, quelle que soit la gravité des actes qu’elle a subis, y compris d’ailleurs lorsqu’ils présentent un caractère de gravité, se trouve cantonnée à une position de repli quasi honteuse. L’acte est effacé face à la société. La loi de 2008 ne lui a pas permis d’occuper la place qui lui revient de droit, celle, naturelle, de partie civile à un procès pénal.
Ainsi, quelque 68 % des décisions d’irresponsabilité surviennent lors de la phase présentencielle. Si on ajoute à ces données les affaires ayant été classées sans suite sur le fondement de l’irresponsabilité pénale, il apparaît que le trouble mental est pris en compte avant la saisine des juridictions de jugement dans environ trois quarts des cas arrivant à la connaissance des autorités judiciaires.
Certes, l’auteur présumé des faits doit ne pas être privé des soins que son état nécessite. Mais l’irresponsabilité pénale qui était la sienne, ou peut-être pas, au moment des faits ne peut effacer le vécu de la victime, qui, comme toute victime, ni plus ni moins, doit avoir droit par un procès à la reconnaissance du drame qu’elle a vécu. La proposition de loi déposée par notre collègue Roger Karoutchi correspond à cet objectif.
Seule la juridiction de jugement serait apte à déclarer l’irresponsabilité pénale. En cas de crime, les jurés auraient à se prononcer sur la réalité des faits, le rôle de l’accusé et sa part de responsabilité, ou non, dans la commission de ceux-ci. J’ai aussi cosigné cette proposition de loi.
Qu’un délit ne puisse exonérer d’un crime découle de la cohérence même de notre droit. Et si des circonstances exceptionnelles existent, elles doivent être débattues lors d’un procès contradictoire et digne de ce nom. Qu’une personne reconnue irresponsable pénalement ne puisse être condamnée est un principe fondamental.
Toutefois, que toute victime puisse avoir accès à un procès est une nécessité de l’équité qui doit présider à tout jugement. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, je remercie le groupe UC, en particulier Nathalie Goulet, d’avoir demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de notre Haute Assemblée.
Je ne me fais pas beaucoup d’illusions, madame la garde des sceaux. Un débat, c’est bien. Mais même si j’obtenais, avec l’accord du président Bruno Retailleau, la possibilité de faire examiner ma proposition de loi dans une niche du groupe Les Républicains, ou si Mme Goulet parvenait à faire examiner la sienne dans une niche du groupe Union Centriste, le texte serait-il inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, où vous détenez la majorité absolue ? Seule votre décision vaudra.
Madame la garde des sceaux, je ne vais pas essayer de vous vendre ma proposition de loi ou celle de Nathalie Goulet. Simplement, j’ai bien entendu le Président de la République. J’ai bien entendu des magistrats. Et j’ai entendu bien des représentants d’associations de victimes. Il y a le droit. Il y a les conventions internationales. Il y a les règles de droit. Et, au-delà de la justice, dans son apparat, dans ses traditions ou dans son exécution, il y a simplement ce qui est juste.
Entendez les exemples qui ont été fournis. Aujourd’hui, on dit aux familles ou aux proches des victimes qu’il n’y a aucun doute sur l’identité de l’assassin de leur mère ou de leur sœur, ni sur le fait qu’il l’a torturée ou jetée par la fenêtre, et que la chambre d’instruction reconnaît totalement le caractère antisémite du crime, mais qu’il n’y aura pas de procès !
Comment voulez-vous que des personnes qui le voudraient pourtant puissent avoir confiance en la République, quand elles ont le sentiment que ce qui est juste n’est pas ce qui fait justice ? Comment voulez-vous que, dans un pays démocratique, elles ne se demandent pas pourquoi elles n’ont pas droit à un procès en bonne et due forme pour faire leur deuil ?
J’appartenais au gouvernement en 2008 ; j’aurais donc du mal à contester les réflexions de l’époque. Mais il y a aujourd’hui une multiplication des actes antisémites, des actes terroristes et des actes de délinquance, très souvent sous l’effet de drogues, d’alcool, de substances en tout genre. Et l’on nous dit que l’irresponsabilité pénale doit rester à la chambre d’instruction et qu’il ne faut pas de procès public.
Madame la garde des sceaux, dans une société de plus en plus violente, dénoncée comme telle par le Gouvernement et par le Président de la République, le droit doit évoluer. La société doit être protégée. Les familles doivent être protégées. Les proches des victimes doivent être protégés et représentés. Personne ne comprendra que la justice refuse aux victimes ou à leurs proches un procès au nom de l’irresponsabilité liée à tel ou tel événement.
Dans ce débat, certains journalistes ont l’air de dire que Nathalie Goulet ou Roger Karoutchi, qui sont par définition des monstres (Sourires sur les travées des groupes Les Républicains et UC.), veulent une condamnation même en cas d’irresponsabilité.
Toutefois, ce n’est pas du tout ce que nous disons : ce n’est pas une condamnation que nous demandons. Nous souhaitons qu’il y ait un procès public. Si, à l’issue de celui-ci, les magistrats considèrent qu’il n’y a pas lieu de prononcer une peine et décident de faire enfermer la personne en établissement psychiatrique plutôt qu’en cellule, nul ne le contestera ; les magistrats seront dans leur rôle. La justice doit être rendue selon des critères objectifs, de manière indépendante.
Convenons-en, si nous voulons rendre aux citoyens leur confiance dans la justice, il faut qu’ils puissent se dire que, face à la multiplication des drames, il y aura des procès publics et que tout ne se règlera pas entre spécialistes, sans que l’opinion publique soit prise à témoin.
La justice doit aussi être exemplaire, à l’égard de l’ensemble de l’opinion publique et pour tous les citoyens. À ce titre, nous avons besoin qu’il y ait des procès publics, quelle que soit la décision finale des magistrats, quand bien même ils reconnaîtraient l’irresponsabilité de la personne et décideraient de ne pas lui infliger de peine.
Madame la garde des sceaux, nous ne vous demandons pas de changer l’ordre du monde ; nous vous demandons simplement de rendre justice aux familles. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. Jacques Grosperrin. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, Mme Goulet a eu raison de citer Robert Badinter, qui disait qu’il ne fallait traiter de certains sujets qu’avec « une main tremblante ».
En effet, c’est un sujet très difficile. Depuis des décennies, on en débat, on y travaille. Il n’y a pas de réponse simpliste à la question qui nous est posée, même si chacun comprend l’émotion liée au drame de l’assassinat de Mme Halimi – elle est très vive, et nous la partageons évidemment.
Selon nous, il ne serait pas inutile d’instituer au Sénat une mission d’information longue, avec de nombreuses auditions, pour avancer sur ce sujet complexe.
Bien entendu, nous sommes très attachés au respect de l’indépendance de la justice. Vous connaissez les déclarations qui ont été faites au plus haut niveau. Et vous n’ignorez pas la réponse succincte, mais lapidaire, apportée par la présidence et par le procureur général près la Cour de cassation.
Madame la garde des sceaux, pour nous, il ne saurait être question de mettre en cause l’indépendance de la justice. J’ajoute cependant que les décisions de la justice peuvent interroger dans une société humaine comme la nôtre.
Ainsi que cela a déjà été observé par plusieurs d’entre vous, mes chers collègues, le fait que la justice déclare dans le même arrêt qu’il y a antisémitisme et qu’il y a irresponsabilité pose incontestablement problème : s’il y a acte antisémite, il y a bien conscience et volonté de le faire. Cela peut effectivement apparaître contradictoire avec la notion même d’irresponsabilité.
M. Roger Karoutchi. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Sueur. Nous devons le souligner ici, au moment où nous parlons de ce sujet difficile.
Deux propositions de loi ont été déposées.
Cela a été rappelé, Mme Goulet souhaite modifier l’article 122-1 du code pénal, pour indiquer que les dispositions de cet article « ne s’appliquent pas lorsque l’état de l’auteur résulte de ses propres agissements ». En l’état, le code pénal ne distingue effectivement pas la cause endogène ou exogène de l’abolition du discernement. Il y a là une idée qui mérite certainement d’être étudiée.
Toutefois, les travaux des experts font valoir que l’abolition ou la perte du discernement ne semblent pas pouvoir être imputés mécaniquement et automatiquement au recours habituel par l’intéressé, à savoir l’auteur de l’assassinat, de certains stupéfiants. Le juge prend et prendra nécessairement ces circonstances en compte au moment de prononcer un jugement sur la notion d’irresponsabilité.
La proposition de loi de Roger Karoutchi nous paraît plus problématique. En effet, dans son exposé des motifs, elle vise le droit au procès pour les victimes et le droit de savoir la vérité.
Dans une tribune parue le 10 février dernier, Mme Laure Heinich, avocate, se demande de quelle manière un fou pourrait bien concourir à la vérité. Elle rappelle qu’hospitalisé en psychiatrie l’auteur du crime est « passé par de nombreux autres épisodes délirants ». Elle ajoute : « Qu’aurait apporté son procès sans débat possible ? Le droit pour les victimes d’être mises en présence d’un fou ? Les victimes souffrent très logiquement de ne pas pouvoir obtenir la vérité, pourquoi faire croire que le jugement d’un homme incapable de s’exprimer pourrait les y aider ? »
Relisons les débats qui ont eu lieu en Norvège sur le cas Breivik. Il y a eu un long procès public, mais il a été impossible d’en tirer une conclusion quelconque, hormis le fait que l’intéressé a été heureusement mis hors d’état de nuire.
M. Roger Karoutchi. Pas vraiment…
M. Jean-Pierre Sueur. La proposition de Roger Karoutchi mérite bien entendu toute l’attention.
Simplement, il nous semble – on peut en débattre – que la loi de 2008 apporte une réponse importante. Vous le savez, cette loi, issue de l’affaire de Pau, a mis en place un nouveau système : si le juge d’instruction estime être face à une personne privée de discernement au moment des faits, il en informe les parties et le procureur, qui peuvent demander un débat public.
M. Roger Karoutchi. Ce n’est pas un procès public !
M. Jean-Pierre Sueur. Les parties ont ainsi la possibilité de demander un débat public. Dans ce cas, il y a un procès public devant la chambre de l’instruction, qui est composée de magistrats. Une audience contradictoire – j’insiste sur ce point – et publique est alors organisée. La personne mise en examen comparaît si son état le permet, et un avocat l’assiste obligatoirement. Les experts psychiatres sont entendus, et des témoins peuvent être convoqués.
Si personne ne demande ce débat public, il n’y a alors pas de doute sur les troubles mentaux de la personne mise en examen. Et s’il n’y a pas de demande d’indemnisation, le juge d’instruction peut rendre une ordonnance d’irresponsabilité pénale.
Si, au contraire, une audience a lieu et que la chambre de l’instruction estime que les conditions sont réunies, elle prend un arrêt de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Nous avons longuement discuté ici de ce dispositif, qui constitue un progrès considérable.
Madame la garde des sceaux, je voulais vous interroger sur un élément. Les parties pourraient être puissamment attachées à une garantie qui est apportée : le débat est public. Toutefois, du fait de certaines restrictions, le juge peut, dans certains cas, décider que le débat n’est pas public. Je me demande s’il ne serait pas utile de revenir sur ce point, afin que le débat soit public dans pratiquement tous les cas.
Ce que nous demandons, c’est qu’il y ait un procès public sur l’irresponsabilité. S’il est trop largement possible de dire que ce n’est pas public, cela change évidemment les choses.
Dans sa tribune, Mme Heinich s’exprime en ces termes : « Si Kobili Traore » – c’est le nom du coupable – « était condamné, il le serait par une peine réduite en raison de l’altération de son discernement. C’est ce que prévoit la loi. Et cela ferait scandale tout autant que son irresponsabilité. »
Elle ajoute : « Aujourd’hui enfermé en hôpital psychiatrique, Kobili Traore ne pourra sortir que sur décision conforme de deux psychiatres, établissant qu’il n’est plus dangereux ni pour lui ni pour nous. Ce régime est largement aussi strict que le régime carcéral et bien plus protecteur en termes de sécurité publique, puisqu’il y est soigné. » Je ne pense donc pas que l’on puisse dire que le fait d’être en prison présente plus de garanties. Les conditions de sécurité sont bien entendu très importantes dans un hôpital psychiatrique.
Pour finir, il y a certainement des progrès à faire. Nous proposons que le Sénat y contribue par un travail long. Mais, de toute manière, mes chers collègues, il faudra faire appel à des experts qui feront des expertises diverses, qui sont des êtres humains et qui font œuvre humaine. Et la justice sera rendue en leur intime conviction par des magistrats qui sont des êtres humains et qui feront au mieux en cette qualité. C’est incontournable au sein de notre République ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Delattre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Nathalie Delattre. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, en 1810, notre droit reconnaissait le principe d’irresponsabilité pénale pour les personnes atteintes de démence. Puis, 183 ans plus tard, en 1993, la loi définissait ce principe par l’article 122-1 du code pénal, en ces termes : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »
Ainsi, une stricte distinction théorique est établie entre l’abolition du discernement et l’altération du discernement ou l’entrave au contrôle de ses actes. Dans le premier cas, cela se traduit par la reconnaissance d’une irresponsabilité pénale pour l’auteur d’un crime ou d’un délit. Dans le second cas d’altération, la responsabilité pénale peut-être engagée, avec une adaptation des peines prononcées par le juge.
En effet, en France, si l’esprit des Lumières consacre l’individu comme son arbitre suprême, il reconnaît que certaines forces peuvent altérer son libre arbitre. Comment effectivement demander des comptes à une personne alors qu’elle n’est pas dans notre même réalité ? Comment concourir à la vérité si sa volonté a été altérée ?
En France, on ne condamne pas la démence, et le contraire serait inhumain. Mais, régulièrement, les décisions de justice heurtent le peuple et ce qui paraît à ce dernier être de bon sens. Dans la tragédie de l’affaire Sarah Halimi et de la décision de la cour d’appel de Paris relative à Kobili Traore, l’opinion publique exprime même une incompréhension morale.
Or la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental visait justement à renforcer le droit des victimes, mais aussi des parties civiles, pour qu’au cours de cette procédure particulière, un effet de catharsis puisse s’opérer.
Ainsi, depuis 2008, le vocable a changé : on ne parle plus de « relaxe », « d’acquittement » ou de « non-lieu », mais bien « d’ordonnance d’irresponsabilité pénale ».
Dans le même temps, les victimes et leurs familles ont la possibilité de demander une audience devant la chambre d’instruction, où témoins et experts psychiatriques sont convoqués pour être entendus. Lorsque son état le permet, la personne mise en examen peut aussi assister, avec son avocat, à la déclaration de son irresponsabilité pénale.
Si cette audience a pu avoir lieu pour la famille de Mme Halimi, différents rassemblements populaires, à Paris, à Marseille ou ailleurs, continuent de réclamer « justice ». Et c’est non pas la clause de non-imputabilité tirée du trouble mental qui est remise en cause dans la rue, mais l’expertise psychiatrique qui a concouru à cette décision.
Il me paraît pourtant important de rappeler aujourd’hui, à l’occasion de ce débat, que le nombre de décisions d’irresponsabilité pénale est en forte diminution. Si la morale est sauve pour plusieurs observateurs, malheureusement, un grand nombre de personnes souffrant de troubles psychiques sont envoyées en prison plutôt qu’en hôpital psychiatrique, sans soins appropriés et sans réelle efficacité.
Le résultat est criant : un quart de la population carcérale présente des troubles psychotiques, et le taux de pathologies psychiatriques est de quatre à cinq fois plus élevé dans nos prisons que dans la population générale en France, selon l’Observatoire international des prisons.
Prison ou soins, telle semble être l’alternative, alors que les deux pourraient être utilement combinés, notamment dans des établissements adaptés, comme à Cadillac, en Gironde. Mais il faudrait prévoir pour cela un plan massif d’investissement.
Pour compléter les nombreux travaux parlementaires menés sur la question de l’irresponsabilité pénale, notamment le rapport d’information Prison et troubles mentaux, signé en mai 2010 par nos anciens collègues Mme Demontès et MM. Barbier, Lecerf et Michel, les commissions des lois et des affaires sociales ont souhaité confier à mon collègue Jean-Pierre Sol et moi-même la conduite d’une mission d’information sur l’expertise psychiatrique en matière pénale.
Aujourd’hui, l’expertise psychiatrique est le facteur déterminant dans la décision du juge de reconnaître ou non la responsabilité pénale d’une personne mise en cause. L’expertise psychiatrique joue le rôle de régulateur, ou plutôt d’arbitre, entre hôpital et prison. Il peut certainement y avoir meilleur arbitrage, meilleure articulation, meilleure prise en compte des attentes de chaque partie.
C’est pourquoi je profite de ce débat pour rappeler notre travail sénatorial partagé, qui en est actuellement au stade des auditions.
Mes chers collègues, la mission d’information vous fera des propositions concrètes et documentées dans le courant du mois de juin. En attendant, nous nourrirons nos travaux de ce débat utile que nous propose le groupe Union Centriste, plus précisément Nathalie Goulet, que je tiens à saluer tout particulièrement à cette tribune. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et UC.)
M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, ce débat sur l’irresponsabilité pénale, dont le groupe Union Centriste est à l’origine – je remercie nos collègues, notamment Nathalie Goulet, de leur initiative –, nous fait remonter à la mise en mouvement de l’action publique et de ce qui fonde notre droit pénal, compris comme le contrôle de la violence par la société, à l’inverse d’un schéma de réponse de vengeance privée.
J’aimerais avant toute chose délimiter les contours de ce débat, tels que je les perçois et les comprends, en tant que législateur, mais aussi, il est vrai, en tant qu’avocat.
Mon propos ne consistera ni à commenter ni à évaluer l’arrêt de la Cour d’appel de Paris sur l’irresponsabilité pénale de l’auteur du meurtre de notre concitoyenne Mme Attal-Halimi, et ce au nom de la séparation des pouvoirs que nous devons respecter, d’autant que la Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi par les parties civiles et que la procédure est donc toujours en cours.
Mon propos de législateur tiendra, mes chers collègues, en deux points principaux.
Tout d’abord, je veux rappeler avec fermeté, en mon nom et au nom de mon groupe, la détermination qui est la nôtre à lutter contre les surgissements de l’antisémitisme, dont Mme Attal-Halimi a été la victime, et que nous ne pouvons tolérer, quelles qu’en soient les manifestations.
À ce titre, notre rôle dans ce débat consiste, me semble-t-il, à réfléchir, sans commenter ni évaluer les décisions souveraines des juges du fond, au cadre légal que nous posons et que nous estimons être le mieux à même de garantir un État de droit juste et protecteur.
Certains de nos collègues se sont d’ores et déjà saisis de cette réflexion, en déposant des propositions de loi pour réformer le régime de l’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
La manœuvre est périlleuse, car l’irresponsabilité pénale se fonde justement sur un équilibre entre, d’une part, les attentes des victimes, s’agissant notamment de la qualification des faits, et, d’autre part, le principe selon lequel on ne condamne pas pénalement, dans un État de droit, les personnes dont le discernement est aboli.
Nous devons, en tant que législateurs, garantir ce principe cardinal de notre droit issu du code Napoléon. Sa mise en œuvre ne peut en tout cas être fonction de l’infraction en cause : exclure de son application certains crimes, selon leur motif, contreviendrait au principe d’égalité devant la justice.
Aussi, l’idée selon laquelle il ne pourrait y avoir d’irresponsabilité pénale pour les ennemis de la République ne peut s’appliquer dans notre État de droit, et c’est bien cela qui fait sa force.
Nous parviendrons, je l’espère, à nous accorder sur ce point. Car, quelle que soit l’infraction commise, la question centrale est bien celle du discernement. Une chose est de qualifier une infraction, une autre est de l’imputer à son auteur. Et c’est bien pour faire coexister ces deux éléments distincts que le législateur est intervenu en 2008.
Le régime antérieur à cette réforme comportait en effet plusieurs écueils fondamentaux : il tendait à mêler, dans une même catégorie procédurale, les personnes dont l’innocence était établie et celles qui, bien qu’elles soient reconnues comme auteurs des faits, étaient déclarées irresponsables pénalement en raison d’un trouble mental.
Surtout, il donnait au juge d’instruction la faculté de prononcer un non-lieu en l’absence d’un véritable débat.
La force de la loi du 25 février 2008 est, à cet égard, de permettre que soit déclarée l’irresponsabilité pénale à l’issue d’une audience publique et contradictoire, Jean-Pierre Sueur et Nathalie Delattre l’ont rappelé, pendant laquelle toutes les parties s’expriment et où peut avoir lieu un débat sur la matérialité des faits.
Dans ce cadre, la chambre de l’instruction rend ainsi, le cas échéant, un « arrêt de déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental », par lequel elle peut également affirmer qu’il existe des charges suffisantes contre la personne suspectée d’avoir commis les faits qui lui sont reprochés.
C’est par cette procédure que les juges ont pu, tout en suivant l’avis de la majorité des experts psychiatres sur l’irresponsabilité de l’auteur des faits, qualifier le meurtre de Mme Attal-Halimi de crime antisémite, après que toutes les parties, notamment les parties civiles, eurent été entendues, dans le respect du contradictoire.
Ce régime légal apporte, je le crois, mes chers collègues, une garantie essentielle, en permettant de se soustraire à la formule lumineuse d’Albert Camus, selon laquelle « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde ».
Faire tenir ensemble les droits de la défense et la juste qualification des faits, après un débat dans lequel les victimes ont une voix, constitue une réussite de notre État de droit.
Certaines questions continuent légitimement à se poser, et notre groupe l’entend. Je pense notamment à la délicate articulation entre la qualification d’un motif, par exemple antisémite, et la reconnaissance d’un discernement aboli.
Cette réflexion est inhérente au régime de la loi de 2008, qui permet, tout en retenant l’irresponsabilité pénale de l’auteur des faits, de qualifier l’infraction et de prendre en compte les facteurs aggravants, qui peuvent, comme pour l’antisémitisme, procéder de représentations haineuses.
Cependant, il est possible de penser que le discernement, d’une part, et la représentation qui favorise un passage à l’acte, d’autre part, ne sont pas nécessairement réductibles l’un à l’autre.
En tout état de cause, gardons à l’esprit que la Cour de cassation n’a pas encore statué sur le pourvoi dont elle a été saisie. Elle apportera nécessairement toutes les précisions juridiques sur les questions de droit qui lui ont été soumises par les parties civiles.
Dans ce contexte, légiférer semble périlleux sans interférer avec l’autorité judiciaire, alors qu’une procédure est en cours et que l’interprétation des juges n’a pas encore été confirmée par la plus haute juridiction.
Pour finir, le sujet de l’irresponsabilité pénale devrait être traité au travers d’une approche globale, prenant en compte deux autres aspects importants : d’une part, l’hospitalisation d’office, favorisée dans le cadre d’une déclaration d’irresponsabilité pénale par la loi de 2008 précitée, et qui constitue une vraie contrainte, d’autre part, la surreprésentation croissante en prison des personnes atteintes de troubles mentaux.
Certes, aucune corrélation ne saurait être établie entre l’introduction en 1992 d’une référence à l’altération du discernement, qui permet de condamner pénalement l’auteur des faits, et la hausse du nombre de détenus présentant des troubles psychiques.
Cependant, a contrario, cette nuance entre altération et abolition du discernement, qui permet de mieux prendre en compte la diversité des situations, ne s’est certainement pas accompagnée d’un mouvement de déresponsabilisation pénale.
La question dont nous débattons aujourd’hui est complexe. L’approche du législateur nous semble devoir être juridique, nuancée et globale. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et UC. – M. Jean-Pierre Sueur applaudit également.)