Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements identiques.
L’amendement n° II-22 est présenté par M. Lefèvre, au nom de la commission des finances.
L’amendement n° II-514 est présenté par M. Détraigne, au nom de la commission des lois.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à M. le rapporteur spécial, pour présenter l’amendement n° II-22.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. Cet amendement vise à supprimer la réforme de l’aide juridictionnelle proposée au présent article.
Nous avons déjà beaucoup parlé de cette réforme, qui traduit une partie des préconisations du rapport de la mission d’information sur l’aide juridictionnelle menée par nos collègues députés Naïma Moutchou et Philippe Gosselin.
Alors que le demandeur de l’aide juridictionnelle doit actuellement justifier du fait que ses ressources mensuelles soient inférieures à 1 000 euros, pour l’aide juridictionnelle totale, et à 1 500 euros, pour l’aide juridictionnelle partielle, et que les bureaux d’aide juridictionnelle doivent tenir compte des ressources de toute nature dont dispose le demandeur, il est proposé de retenir comme critère d’éligibilité le revenu fiscal de référence, afin de garantir une application équivalente de ces critères par tous les bureaux d’aide juridictionnelle.
Or le présent article renvoie à un décret en Conseil d’État la définition des plafonds annuels d’éligibilité à l’aide juridictionnelle, alors même que les plafonds actuels sont actuellement fixés par la loi. Cette approche ne permet pas au Parlement d’évaluer les impacts de la mesure proposée, notamment quant à la population éligible à l’aide juridictionnelle. De même, les modalités d’estimation du patrimoine et des ressources imposables à prendre en compte lorsque le revenu fiscal de référence n’est pas applicable sont renvoyées à un décret.
De plus, alors qu’un bureau d’aide juridictionnelle est actuellement établi au siège de chaque tribunal de grande instance, l’article prévoit que le bureau d’aide juridictionnelle serait désormais établi au siège de juridictions dont la liste et le ressort en cette matière seraient définis par décret. On prévoit donc la suppression de certains bureaux d’aide juridictionnelle et on renvoie leur localisation au pouvoir réglementaire.
Enfin, aucune étude d’impact n’accompagne ces propositions, puisque cet article résulte de l’adoption par l’Assemblée nationale d’un amendement portant article additionnel.
Pour toutes ces raisons, il y a lieu de supprimer cet article.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis, pour présenter l’amendement n° II-514.
M. Yves Détraigne, rapporteur pour avis. Il est défendu, madame la présidente.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Vos amendements, messieurs les rapporteurs, visent à supprimer les éléments de réforme de l’aide juridictionnelle adoptés par l’Assemblée nationale lors de la première lecture de ce projet de loi de finances.
Je dois vous avouer que je suis un peu gênée par l’un des arguments que vous avez avancés, à savoir celui qui a trait à l’absence d’étude d’impact.
Cet article, comme vous l’avez souligné vous-même, est d’origine parlementaire. Le dépôt de l’amendement dont il est issu faisait suite au rapport élaboré par Mme Moutchou et M. Gosselin, députés. Cet amendement a été adopté par l’Assemblée nationale d’une manière complètement transpartisane. Or les amendements parlementaires, comme vous le savez, ne nécessitent pas d’études d’impact. À suivre votre raisonnement, en invoquant cette irrégularité, vous semblez considérer que les parlementaires ne peuvent pas prendre l’initiative de réformes ambitieuses à la suite d’un véritable rapport qui, au fond, sert en lui-même d’étude d’impact. Cette démonstration m’étonne donc quelque peu.
Au demeurant, l’incidence financière de cet article sera relativement faible. Son objet est de fixer le bénéfice de l’aide juridictionnelle en se fondant – vous l’avez rappelé – sur le revenu fiscal de référence. Cela ne devrait pas modifier sensiblement le périmètre actuel des bénéficiaires de cette aide. En outre, cet article comporte des mesures d’économie.
Je ne partage pas non plus, monsieur le rapporteur spécial, un autre des arguments qui ont été avancés, selon lequel les plafonds devraient être fixés dans la loi. Les plafonds d’admission à de très nombreuses aides sociales sont d’ores et déjà fixés par le pouvoir réglementaire. C’est le cas des aides au logement, du revenu de solidarité active, et de bien d’autres encore. Le pouvoir réglementaire peut donc fixer le montant des plafonds de ressources ouvrant droit à certaines aides, dès lors que la loi en fixe le cadre.
De ce point de vue, l’article adopté par l’Assemblée nationale fixe clairement l’objectif et les limites de ces plafonds, ainsi que les correctifs à prendre en compte dans l’octroi de l’aide juridictionnelle.
Enfin, s’agissant du dernier point que vous avez évoqué, à savoir la nécessité de maintenir un bureau d’aide juridictionnelle au sein de chaque tribunal judiciaire et de faire figurer cette obligation dans la loi, il faut savoir que, dans la réalité actuelle, un très grand nombre de bureaux d’aide juridictionnelle sont gérés par une ou deux personnes. Dès lors, garantir la continuité du service, la qualité du traitement des demandes et la durée de leur instruction s’avère extrêmement difficile dans de nombreuses juridictions.
Dans ce contexte, il n’apparaît pas anormal que le législateur octroie au pouvoir réglementaire la capacité de mieux organiser les circuits d’instruction des demandes d’aide juridictionnelle. Cela permettrait d’éviter des situations dans lesquelles l’absence d’un agent peut mettre en péril le bon fonctionnement d’une juridiction. Contrairement à ce que vous semblez redouter, cette disposition, tout comme celle qui porte sur les critères de ressource, ouvre la perspective d’un octroi beaucoup plus rapide et sécurisé de l’aide juridictionnelle, ce qui permettra de répondre bien mieux qu’aujourd’hui à l’urgence en matière pénale.
Cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de contact de proximité pour le justiciable. J’ai eu l’occasion de vous répondre à ce sujet en clôture de la discussion générale : le service d’accueil unique du justiciable présent dans chaque juridiction sera ce contact ; il pourra évidemment recevoir les dossiers et répondre aux questions qui seront formulées.
Grâce à un système informatique national performant, comme celui que nous voulons créer, système qui pourra contrôler automatiquement le revenu fiscal de référence, l’instruction de la demande d’aide juridictionnelle pourra être organisée d’une manière différente de celle qui se pratique aujourd’hui. Nous travaillons d’ailleurs actuellement avec six juridictions pilotes pour définir la meilleure organisation.
Pour toutes ces raisons, je regrette que vous n’approuviez pas ces dispositions, qui vont selon moi rendre le dispositif d’aide juridictionnelle plus efficace et performant. J’émets donc un avis défavorable sur ces deux amendements de suppression.
Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme, pour explication de vote.
M. François Bonhomme. J’estime moi aussi – c’est d’ailleurs le sens de mon amendement n° II-344 rectifié bis – qu’une étude d’impact aurait été utile.
Vous affirmez, madame la ministre, que l’adoption par l’Assemblée nationale de l’amendement portant création de cet article a été transpartisane, mais je ne vois pas en quoi cela viendrait invalider le fait qu’une évaluation, prenant éventuellement la forme d’une étude d’impact, était nécessaire avant la prise d’une telle décision.
J’estime que la suppression de cet article, qui nous est proposée au travers de ces amendements, aurait l’avantage de maintenir en vigueur la loi du 10 juillet 1991 et, partant, les bureaux d’aide juridictionnelle dans chaque siège de juridiction. Je ne pense pas que la liste et le ressort de ces bureaux puissent être fixés par décret.
Au demeurant, le maintien des BAJ dans leur état actuel au sein des tribunaux de grande instance me paraît être le choix pertinent pour tenir compte du lien propre qui existe entre ces tribunaux et le barreau. C’est particulièrement vrai en matière pénale, parce que le fonctionnement des juridictions est dans ce cas spécialement dépendant des pratiques en matière d’aide juridictionnelle. Il faut en effet maintenir le lien étroit qui existe, notamment, entre le président du tribunal, le procureur, le bâtonnier et le BAJ.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur spécial.
M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial. Je veux répondre à Mme la garde des sceaux que le sujet de la réforme de l’aide juridictionnelle n’est pas nouveau : cela fait très longtemps que l’on en parle. Alors, voir cette réforme arriver par surprise, d’une manière sinon sournoise, du moins relativement inopportune, par le biais d’un amendement, ne me paraît pas logique par rapport au travail accompli par le Parlement.
On aurait d’ailleurs pu faire figurer cette mesure dans le texte initial de ce projet de loi de finances ; cela aurait été plus logique et aurait permis de bénéficier d’une étude d’impact. Je le répète : l’estimation du coût de cette mesure est importante afin de nous permettre de juger en toute connaissance de cause de l’efficacité de cette réforme.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. Je partage ce qui vient d’être dit par M. le rapporteur spécial. Le Sénat a beaucoup réfléchi à la question de l’aide juridictionnelle. Je ne sais pas combien de rapports nous avons produits à ce sujet ; l’un des derniers est, si je ne m’abuse, l’œuvre de Mme Joissains et de M. Mézard, qui y formulaient beaucoup de propositions très importantes.
Que la réforme de l’aide juridictionnelle, sujet somme toute essentiel, arrive de la sorte, en plein projet de loi de finances, par le truchement d’un amendement adopté par l’Assemblée nationale sans que soient aucunement prises en compte les réflexions du Sénat, qui ont pourtant été très approfondies, nous paraît procéder d’une méthode insatisfaisante.
De la même manière, nous n’avons pas été ravis d’apprendre que la justice des mineurs serait réformée par ordonnance. Certes, je n’ignore pas qu’elle est actuellement régie par une autre ordonnance, mais nous serons très vigilants sur ce sujet. J’espère que, comme vous l’avez promis, madame la garde des sceaux, un profond débat aura lieu avant l’adoption de ces mesures.
Pour revenir à la question de l’aide juridictionnelle, j’avais déposé au nom de mon groupe trois amendements dont l’inspiration était exactement la même que celle des amendements de MM. les rapporteurs, quoique les moyens retenus fussent différents. En effet, nous pensons qu’il se pose un vrai problème quant à la prise en compte des ressources. Se fonder sur le revenu fiscal de référence ne permet pas de prendre en compte l’ensemble des revenus du justiciable.
Par ailleurs, nous sommes attachés à ce qu’il existe un bureau d’aide juridictionnelle dans chaque tribunal de grande instance, quand bien même cela peut susciter des difficultés pratiques. Prenons garde à ne pas éloigner de nos concitoyens qui viennent demander l’aide juridictionnelle le lieu où les décisions seront prises.
Enfin, le fait que le bureau d’aide juridictionnelle pourra refuser des mesures qui lui paraîtront ne pas pouvoir être acceptées ouvre une porte à l’arbitraire.
Nous sommes donc vraiment déçus, car nous avions beaucoup travaillé sur ce sujet ; nous aurions vraiment dû être associés à cette réforme. Nous estimons que celle-ci a été faite trop rapidement et qu’elle risque d’entraîner des conséquences très défavorables à un certain nombre de nos concitoyens.
C’est dans cet esprit que notre groupe soutiendra ces amendements de suppression, qui ont au fond le même objet que les trois amendements que nous avions déposés.
Mme la présidente. Je mets aux voix les amendements identiques nos II-22 et II-514.
(Les amendements sont adoptés.)
Mme la présidente. En conséquence, l’article 76 terdecies est supprimé et les amendements nos II-344 rectifié bis, II-772, II-773, II-897 rectifié et II-774 n’ont plus d’objet.
Nous avons achevé l’examen des crédits de la mission « Justice ».
3
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, vendredi 6 décembre 2019, à neuf heures trente, quatorze heures trente et le soir :
Suite du projet de loi de finances pour 2020, adopté par l’Assemblée nationale (texte n° 139, 2019-2020) ;
Mission « Travail et emploi » et articles 79 à 82 ;
Discussion des articles de la seconde partie non rattachés aux crédits.
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt-trois heures trente.)
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
ÉTIENNE BOULENGER
Chef de publication