M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à remercier le groupe RDSE d’avoir pris l’initiative de ce débat, car le sujet de l’intelligence artificielle est décisif pour l’avenir de l’économie française en général. Il me semble très important que nous puissions en débattre au Parlement.
Je commencerai par partager avec vous quelques convictions, que j’aurai l’occasion de détailler par la suite.
Tout d’abord, vous l’avez dit, monsieur le sénateur, il faut constater que le paysage technologique mondial, particulièrement dans le secteur du numérique, est dominé par deux pays – les États-Unis et la Chine –, l’Europe en étant relativement absente.
Je commence par ce constat assez large, car il me paraît difficile de limiter le débat sur la souveraineté technologique de l’Europe au seul sujet de l’intelligence artificielle. Il convient de l’appréhender de manière globale, au niveau du numérique.
Nous le verrons très rapidement, des questions liées au calcul quantique vont se poser. Google a ainsi annoncé, la semaine dernière, avoir atteint la suprématie quantique. À côté de l’intelligence artificielle, un certain nombre de technologies clés font aujourd’hui l’objet d’une bataille technologique mondiale, dominée par les Américains et les Chinois.
La question qui se pose à nous est donc celle de la capacité de l’Europe à faire émerger des champions qui soient à la hauteur de Google ou de Facebook, dont je rappelle qu’ils ne sont pas des spécialistes de l’intelligence artificielle : au début, Google était un moteur de recherche et Facebook un réseau social. Mais l’économie mondiale est ainsi faite que ces groupes grossissent, se développent et dégagent des marges considérables leur permettant, ensuite, d’investir près de 40 milliards d’euros chaque année dans l’intelligence artificielle.
Le premier combat à mener ne concerne donc pas l’intelligence artificielle en tant que telle. Il s’agit de faire émerger en France et en Europe des entreprises de cette taille.
En matière d’intelligence artificielle, la France a une carte à jouer.
Je le rappelle régulièrement : j’ai eu l’occasion de rencontrer la plupart des responsables de l’intelligence artificielle de Google, Facebook, DeepMind, Apple et Amazon, et j’ai pu constater que, la plupart du temps, il s’agissait de chercheurs français.
M. Jean Bizet. Exact !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Cette situation est liée à la qualité de l’école française de sciences de l’informatique et de mathématiques.
Dans un monde où le combat pour l’intelligence artificielle est d’abord un combat pour l’intelligence humaine, le problème de notre pays est de garder ses chercheurs, d’en avoir davantage et d’en faire venir d’autres de rang mondial. Ce sujet est au cœur de la stratégie présentée l’année dernière par le Président de la République.
La plus grande part de l’argent public – 1,5 milliard d’euros – qui sera consacrée au cours du quinquennat à l’intelligence artificielle bénéficiera aux équipes de recherche. En effet, dans un monde où le passage de la recherche fondamentale à l’application sur le marché est très rapide, notre premier combat doit être de constituer des équipes de recherche dans notre pays. Pour le dire pragmatiquement, cet argent ira donc au cadre de la recherche, aux équipes et aux salaires des chercheurs.
Nous disposons d’ores et déjà de la qualité humaine qui nous permettra de nous battre. Mais il sera probablement compliqué, à court terme, de combattre les Américains et les Chinois dans un domaine où ils ont pris une avance considérable, celui des très grandes bases de données de consommateurs. Les bases de données dont ils disposent augmentent exponentiellement, et aucun acteur européen n’y a accès.
Il n’en demeure pas moins, eu égard à la spécificité de l’industrie et de l’économie françaises, que certains de nos secteurs disposent du savoir-faire, des bases de données et des grandes entreprises permettant de faire émerger des champions et de participer à la compétition internationale. Je pense aux secteurs de l’énergie, de la santé, aux systèmes critiques et à la mobilité – nous aurons l’occasion d’y revenir.
Je précise que la stratégie qui a été présentée couvre des sujets tels que les calculateurs, les puces, l’adoption par l’administration de l’intelligence artificielle et le développement de celle-ci au sein des entreprises. Il y a là un débat. Il s’agit de faire en sorte que nos PME, et pas seulement de grands groupes et les entreprises du numérique, soient capables d’utiliser les outils de l’intelligence artificielle.
L’aspect européen de la question, que vous avez mentionné, est absolument essentiel.
Si nous voulons atteindre le niveau d’investissements des Américains et des Chinois, nous ne pouvons le faire qu’au niveau européen. Vous avez mentionné le chiffre de 20 milliards d’euros. À ce stade, il est très difficile de dire à quel niveau nous en sommes. L’Union européenne a estimé qu’il fallait investir 20 milliards d’euros par an. J’estime, à titre personnel, que nous investissons actuellement moins de 10 milliards d’euros aujourd’hui.
On mesure l’effort à faire au niveau européen ! Ce point sera au cœur de la mission de Margrethe Vestager et de Sylvie Goulard, qui était auditionnée aujourd’hui même au Parlement européen.
Un certain nombre d’initiatives ont été prises, qu’il faut saluer. Je pense à celle prise dans le domaine des calculateurs, à celle aussi en faveur d’une agence pour l’innovation de rupture, qui peut rappeler l’agence américaine Darpa.
Il faut, de toute évidence développer collectivement ces initiatives. Au seul niveau franco-allemand, nombre de projets peuvent encore être menés, au-delà de ce qui existe déjà.
Je tiens à mentionner un autre élément qui relève du niveau européen : la politique commerciale. Dans certains domaines, en effet, nous allons voir arriver des applications ou des sociétés dont les produits seront meilleurs que ceux de nos entreprises, parce qu’ils auront été développés grâce à des bases de données incontrôlées. Je pense notamment aux produits de reconnaissance faciale en provenance d’Asie, dont la supériorité est liée au fait que ces pays n’exercent pas suffisamment de contrôle sur ces productions et ont une conception de la vie privée différente de la conception européenne.
Devrons-nous laisser ces produits entrer sur le marché européen, dans la mesure où ils ont été conçus sur la base de valeurs qui ne sont pas les nôtres ? Nous serons confrontés assez rapidement à cette question, et l’Europe devra donner une réponse à la hauteur.
Ce dernier sujet me permet d’établir un lien avec les questions éthiques qui, vous l’avez dit, sont au cœur de la thématique de l’intelligence artificielle. Ces questions concernent la perte de contrôle de l’être humain, les biais et certaines problématiques techniques. Il convient, pour des raisons économiques, d’aborder ces sujets en premier lieu aux niveaux international et européen.
À cet égard, la France a été très active. Vous avez mentionné, monsieur le sénateur, le RGPD, qui est inspiré de la législation française et du travail de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL. Je pense également à l’initiative, laquelle est en passe d’aboutir, relative à la création d’un « GIEC de l’intelligence artificielle », portée par la France et le Canada : un pas important a été franchi lors du dernier G7, à Biarritz, ce qui permettra de partager, d’abord, les acquis du consensus scientifique et, demain, un certain nombre de règles d’utilisation de l’intelligence artificielle au niveau international. À cet égard, la transparence des algorithmes est un sujet clé.
Je dirai pour conclure qu’il s’agit probablement du commencement de l’histoire. Je ne suis pas de ceux qui pensent que nous sommes au début d’une dystopie. L’intelligence artificielle apporte beaucoup au secteur de la santé, pour la personnalisation des soins par exemple. Il convient d’être à la hauteur de cet enjeu, d’abord au niveau français – car dans un monde où c’est le leader qui fixe la norme, nous devons, nous aussi, être capables d’avoir des leaders –, mais aussi au niveau européen.
Je vous remercie le Sénat de s’être saisi de ce sujet. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM et RDSE. – MM. Olivier Cadic et Jean Bizet applaudissent également.)
Débat interactif
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, suivie d’une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Dans les disciplines qui contribuent aux recherches sur l’intelligence artificielle, les Gafam, avec des moyens considérables, développent des stratégies, efficaces et prédatrices, de recrutement des chercheurs des institutions publiques.
Vous nous l’avez dit, monsieur le secrétaire d’État, une bonne partie des Gafam fonctionnent aujourd’hui avec des chercheurs venant de la recherche publique. Ces firmes y parviennent parce qu’elles proposent des rémunérations de cinq à dix fois supérieures aux salaires du secteur public. En outre, elles mettent à la disposition des chercheurs des infrastructures exceptionnelles. Vous avez ainsi évoqué la capacité supposée de Google de permettre aux chercheurs de travailler sur des ordinateurs quantiques.
Face à l’attractivité et à la prédation de ces conglomérats supranationaux, quelle est la stratégie du Gouvernement pour enrayer la fuite des cerveaux de la recherche française ? Cette question est fondamentale.
Si vous ne parveniez pas à développer une telle stratégie, nous perdrions à très court terme toutes les capacités intellectuelles de notre pays au profit des Gafam.
Vous avez esquissé le problème, mais je n’ai pas entendu la solution. J’aimerais donc que vous développiez votre propos. Quelles solutions trouverez-vous, dans le cadre de la grande loi de programme pour la recherche, pour enrayer cette fuite des cerveaux ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, je profite de cette occasion pour saluer le rapport que vous avez réalisé sur ce sujet avec M. Gattolin, car il souligne un certain nombre de défis.
Je l’ai dit, nous avons des atouts, notamment la qualité de notre recherche publique. Nous devons être capables de garder nos chercheurs, et nous sommes en train d’y parvenir. À la suite de l’annonce faite par le Président de la République l’année dernière, nous avons fait un peu de « judo » : les Gafam et de nombreux centres d’intelligence artificielle ont ainsi localisé en France leurs centres de recherche.
Mais il faut regarder la situation en face. Pourquoi les chercheurs rejoignent-ils les Gafam ? Non pas seulement à cause des salaires, mais en raison de l’intérêt des recherches qu’ils peuvent mener dans ces centres. Il nous faut donc faire en sorte de localiser les meilleurs centres d’intelligence artificielle en France, l’idée étant de créer un écosystème de recherche.
Un tel écosystème doit englober les entreprises et la recherche publique. Il permet aussi aux chercheurs du secteur public de mener leurs recherches dans un cadre intéressant et de trouver un écosystème attractif.
Nous avons ainsi décidé de concentrer une partie de nos forces sur quatre hubs de recherche – Paris, Grenoble, Toulouse et Nice – et de créer, dans ces cadres-là, un écosystème qui encourage les chercheurs à rester dans notre pays. Ces conditions favorables tiennent aux salaires, à la présence de post-doctorants qui puissent travailler avec eux, d’entreprises qui investissent pour leur fournir les bases de données dont ils ont besoin, qu’ils travaillent dans les domaines de l’aéronautique, de la cybersécurité ou de la santé.
Nous constatons que nous avons enrayé le phénomène des départs. Nous avons même réussi à faire revenir plusieurs chercheurs. L’un des meilleurs chercheurs chiliens, qui exerçait à Stanford, a ainsi rejoint l’institut Aniti à Toulouse, parce qu’il a trouvé là un écosystème favorable. Cela ne nous dispense pas de disposer, aussi, des meilleures entreprises.
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Votre réponse n’est pas claire, monsieur le secrétaire d’État. Que les Gafam s’installent en France en créant des laboratoires de recherche dans lesquels ils attirent la recherche française, cela ne me rassure pas… Dans un tel écosystème, nous allons nous faire « boulotter » – je vous prie d’excuser cette expression – par de grands carnassiers ! Il faut absolument trouver autre chose.
Vous dites que le phénomène est en train de s’inverser. En vue de préparer ce débat, j’ai interrogé mes collègues mathématiciens du CNRS, qui m’ont dit que les laboratoires étaient vides, car ils perdaient systématiquement leurs chercheurs.
M. Jean Bizet. C’est vrai !
M. Pierre Ouzoulias. Dans le cadre de la loi de programme pour la recherche, il faut aujourd’hui envoyer un signal. La recherche française doit donner aux chercheurs ce qu’ils ne trouvent pas chez les Gafam : une carrière professionnelle ayant du sens, la liberté et la capacité de gérer leurs recherches fondamentales sur le long terme.
C’est ainsi que nous pourrons à partir à l’assaut des Gafam, et je souhaite que cet objectif soit inscrit dans la loi de programme pour la recherche.
M. Jean Bizet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Je tiens à saluer l’initiative de nos collègues du RDSE d’ouvrir le débat sur les enjeux économiques et stratégiques de l’intelligence artificielle.
Le groupe Les Indépendants avait eu l’occasion, à l’automne 2017, d’interpeller le Gouvernement sur cette problématique majeure du XXIe siècle, dans le cadre d’un débat parlementaire orienté sur le rôle que la France et l’Europe peuvent encore espérer jouer dans cette course à l’innovation. Le constat que nous faisions n’était guère réjouissant.
Deux ans plus tard, ces craintes n’ont pas disparu ; au contraire, elles se sont même renforcées. Et pour cause : les preuves ne cessent de s’accumuler qui démontrent qu’il s’agit bel et bien d’une nouvelle révolution technologique. Elle percutera de plein fouet notre modèle social ainsi que nos modes d’organisation.
L’intelligence artificielle recourt à des algorithmes pour reproduire des processus cognitifs humains. D’où le sentiment de dépossession que nous éprouvons souvent face à ses utilisations toujours plus diverses. Les robots imitent de mieux en mieux les humains, au point qu’il est devenu monnaie courante de les confondre, tantôt en écoutant la réponse pleine d’humour d’un assistant vocal, tantôt en lisant un message personnalisé prérédigé par un téléphone dit « intelligent ».
Le risque existe de voir émerger à grande échelle de nouveaux réseaux de crime organisé qui utiliseraient l’intelligence artificielle pour mieux tromper particuliers et entreprises. La menace existe déjà. C’est notamment le cas avec les deepfakes : image et voix humaines sont copiées et l’identité est détournée pour diffuser de fausses informations.
Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous confirmer que les services de l’État agissent pour faire face à cette nouvelle forme de délinquance et de piratage ? Quelles mesures sont prévues pour cibler et punir ces délinquants et ces criminels de l’intelligence artificielle, qu’ils agissent en France ou à l’étranger ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, nous n’avons aucun intérêt à laisser entendre qu’un cauchemar s’annonce. L’intelligence artificielle permettra énormément de progrès, dans le domaine de la santé par exemple, à la fois pour personnaliser les soins et pour traiter plus efficacement. Elle permet ainsi de détecter plus facilement et plus en amont un certain nombre de cancers, notamment celui du sein.
Ne tombons pas dans le rejet absolu de l’intelligence artificielle ! Il y a des enjeux auxquels il faut veiller, mais aussi de très nombreuses opportunités, et nous devons faire en sorte d’être parmi ceux qui en profitent.
Vous avez cité un certain nombre de dérives de l’intelligence artificielle. Or nous n’en sommes qu’aux débuts de cette technologie. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de deepfakes en circulation, car cela nécessite une certaine maîtrise technologique. Il est vrai que des risques existent. Le premier défi qui s’impose à l’État, c’est d’avoir les compétences en interne pour traiter ces sujets. On a parlé des deepfakes ; on peut évoquer aussi le recrutement et le tri de candidatures par voie d’algorithmes… Les Français doivent avoir la garantie que nous sommes capables d’auditer les algorithmes et d’éviter ainsi les biais racistes ou genrés. C’est pourquoi, avec la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, la Dinsic, nous travaillons en vue de recruter des data scientists – pardon pour l’anglicisme ! – et des personnes ayant le niveau de compétences pour procéder à ce type de vérifications. Il s’agit de profils rares et chers, et nous devons donc nous préparer à ces recrutements en amont.
M. Bruno Sido. Peut-on les payer ?
M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau, pour la réplique.
M. Joël Guerriau. Le cauchemar, ce peut être l’intrusion dans la vie privée d’une personne via l’intelligence artificielle. Je suis d’accord avec vous, il faut considérer positivement cette évolution technologique, mais à condition de la maîtriser parfaitement et d’éviter le pire, c’est-à-dire que des individus ne se retrouvent dans une situation indescriptible. D’où l’importance de prévoir tous les éléments de protection nécessaires, et de ne pas s’illusionner en pensant que le monde est entièrement beau et gentil.
M. Bruno Sido. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Olivier Cadic.
M. Olivier Cadic. La Chine, qui affirme vouloir dominer le monde dans les trois prochaines décennies, ne reconnaît pas la démocratie et les droits de l’homme comme valeurs universelles. Sa Constitution la définit comme un « État socialiste de dictature démocratique populaire ».
La Chine a créé un « cybermur » pour imposer un contrôle social de sa population, en combinant réseaux sociaux, caméras à reconnaissance faciale et intelligence artificielle.
Elle utilise l’intelligence artificielle à des fins de contrôle social à très grande échelle, via un système algorithmique de reconnaissance faciale. Chaque citoyen et chaque entreprise disposent d’un capital initial de mille points. En fonction de leurs comportements et fréquentations, ils gagnent ou perdent des points. « Les mauvais citoyens » sont sujets à des restrictions médicales, d’accès à l’emploi ou à des interdictions de déplacement. Cela peut également se traduire par des traitements d’humiliation sociale, par l’affichage sur la voie publique et sur écran géant du portrait d’un passant en retard de paiement ou ayant jeté un mégot dans la rue.
Cette dictature 5G utilise ses Routes de la soie pour tenter de prendre subrepticement le contrôle de pays en liant son aide à la signature de contrats de fourniture d’équipements technologiques. Un tiers des pays du monde ont d’ores et déjà signé des partenariats avec les entreprises chinoises pour leur acheter ces technologies. À elle seule, Huawei fournit des technologies de surveillance fondées sur l’intelligence artificielle à plus de cinquante États.
Envisagez-vous de faire interdire sur notre territoire – ou tout au moins d’en restreindre l’accès – les produits de sociétés chinoises telles que Huawei ou Alibaba, par exemple ?
Notre pays dispose-t-il d’un plan pour nous protéger des pratiques intrusives chinoises, susceptibles de menacer à terme nos libertés ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, j’ai eu l’occasion d’aborder cette question lors mon intervention liminaire. Je pense qu’il y a là un sujet défensif et un autre offensif.
D’un point de vue défensif, certaines technologies développées dans un contexte de valeurs opposées aux nôtres doivent être considérées via le prisme de la politique commerciale de l’Union européenne. En effet, pour ce qui est de la reconnaissance faciale, les Chinois sont probablement meilleurs que nous, en tout cas pour un certain nombre d’applications. Il faudra en tirer les conséquences : on ne saurait accepter une distorsion de concurrence fondée sur des pratiques contraires à notre propre éthique.
Il faut avoir une approche défensive, mais également offensive, car, malheureusement, dans le monde du numérique, les usages s’imposent souvent. Les Français peuvent trouver que Google et Facebook ne paient pas suffisamment d’impôts et qu’ils ne respectent pas assez la vie privée, comparativement à ce qu’exigent nos valeurs nationales et européennes… Il n’empêche que 40 millions de Français utilisent Facebook et que Google dispose de plus de 90 % de parts de marché en tant que moteur de recherche !
Il nous faut donc avoir nos propres Google et Facebook. Dans un monde où les usages s’imposent et où n’existent qu’un seul moteur de recherche, un seul réseau social et une seule application de réservation de voitures, nous devons avoir nos propres leaders, parce que le leader fixe la norme. Il est impératif de mener cette stratégie défensive de protection de nos valeurs et de nos relations commerciales, mais également – je le répète – de faire émerger nos propres champions, lesquels fixeront la norme pour tous.
M. le président. La parole est à M. Olivier Cadic, pour la réplique.
M. Olivier Cadic. Je vous parle de la Chine et vous me répondez en évoquant Google et les entreprises américaines !
Le véritable sujet est celui de la réciprocité. Que je sache, Google et Twitter ne sont pas autorisés en Chine. Même si nous développions nos entreprises dans ce domaine, il ne leur serait pas pour autant permis de travailler dans ce pays… Je souhaite donc que l’on impose le principe de réciprocité.
Puisque l’on ne peut pas vendre en Chine, puisque nos entreprises ne peuvent pas garantir à certains citoyens chinois la protection de leurs données et une approche démocratique, il faut appliquer le principe de réciprocité à l’envers : ce qui est interdit pour nos entreprises doit être interdit pour les entreprises chinoises au sein de l’Union européenne. Je pose la question : dans quel monde voulons-nous vivre demain ?
M. le président. La parole est à M. Jean Bizet.
M. Jean Bizet. Comme chacune et chacun d’entre nous, je me réjouis des actions engagées au plan national en faveur de l’intelligence artificielle. Vous l’avez rappelé, monsieur le secrétaire d’État, la France dispose d’une recherche d’excellence, dont les liens avec le monde industriel doivent malgré tout être renforcés. C’est précisément l’un des axes de la stratégie européenne pour l’intelligence artificielle que propose la Commission européenne, avec l’ambition qu’y soient consacrés pas loin de 20 milliards d’euros chaque année à partir de 2021.
La France doit saisir cette initiative européenne et se positionner en leader de l’intelligence artificielle en Europe avec l’Allemagne. Car, face aux géants américains et chinois, ce n’est qu’à l’échelle européenne que pourra se déployer une stratégie globale prenant en compte les dimensions non seulement scientifique et économique, mais aussi éthique et sociétale de cette nouvelle forme d’économie, et capable de faire prévaloir une approche fondée sur la transparence et la confiance.
Dans un rapport publié en janvier 2019, la commission des affaires européennes appelait à utiliser tous les moyens pour combler notre retard. Sur ce fondement, le Sénat a recommandé dans une résolution européenne de mars dernier que l’intelligence artificielle puisse faire l’objet d’un projet important d’intérêt européen commun, comme ce fut le cas avec succès pour la micro-électronique. Ce mécanisme, prévu par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, permet, sous certaines conditions, le versement d’aides financières de la part de plusieurs États membres.
Ainsi, nous pourrons construire cet « Airbus de l’intelligence artificielle » que les ministres français et allemand de l’économie appelaient encore de leurs vœux il y a quelques jours. Il en résulterait des effets d’entraînement positifs pour l’ensemble des vingt-sept États membres.
Monsieur le secrétaire d’État, comptez-vous porter cette ambition devant le Conseil pour contribuer, au-delà des coopérations bilatérales que nous saluons, à la mise en place d’une véritable stratégie industrielle européenne en faveur de l’intelligence artificielle ?
M. Bruno Sido. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Le projet que vous évoquez est au cœur de la volonté commune de Bruno Le Maire et de Peter Altmaier de travailler à la souveraineté européenne en faisant émerger un certain nombre de champions dans des domaines particulièrement stratégiques pour la souveraineté européenne comme l’intelligence artificielle. Vous avez cité, monsieur le sénateur, l’« Airbus de l’intelligence artificielle », évoqué par les deux ministres, mais on peut également penser au projet de cloud souverain ou au domaine du calcul quantique.
Les outils que vous évoquez – les projets importants d’intérêt européen commun – peuvent être extrêmement intéressants. Ils permettent d’aller au-delà d’un certain nombre de contraintes liées aux aides d’État. C’est ce qui a été fait pour les supercalculateurs et le plan Nano, lequel n’est pas sans lien d’ailleurs avec l’intelligence artificielle. En effet, comme je l’indiquais, il faut prendre en compte non seulement les logiciels, mais également les puces, qui sont un élément de la souveraineté.
Nous travaillons donc sur un certain nombre de sujets. Dans son programme de travail, la nouvelle Commission a placé sur le haut de la pile le dossier relatif à l’émergence de champions européens de l’intelligence artificielle. Nous sommes extrêmement engagés sur ces sujets, sur lesquels nous progresserons, je le pense, dans les années à venir.
Il est également important de favoriser la consolidation d’un certain nombre de start-up européennes. Ces entreprises sont souvent leaders sur leur marché domestique, mais il faut leur permettre d’atteindre le niveau de leurs concurrents américains ou chinois – les premiers sont déjà là, et les seconds arrivent. C’est la raison pour laquelle cette consolidation européenne est nécessaire, ce qui nécessitera peut-être d’assouplir certaines règles européennes relatives aux concentrations.