Sommaire
Présidence de M. Philippe Dallier
Secrétaires :
MM. Daniel Dubois, Dominique de Legge.
3. Modification de l’ordre du jour
4. L’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières. – Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes
Mme Colette Mélot ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; Mme Colette Mélot.
M. Jean-Noël Guérini ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes.
M. Thani Mohamed Soilihi ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes.
Mme Esther Benbassa ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; Mme Esther Benbassa.
M. Philippe Bonnecarrère ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Philippe Bonnecarrère.
M. Jean-Yves Leconte ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Jean-Yves Leconte.
M. Philippe Pemezec ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Philippe Pemezec.
M. Dominique de Legge ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Dominique de Legge.
M. Olivier Henno ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Olivier Henno.
Mme Gisèle Jourda ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes.
5. Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
6. L’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières. – Suite d’un débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. Sébastien Meurant ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes.
M. Jean-Yves Leconte ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Jean-Yves Leconte.
M. Roger Karoutchi ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Roger Karoutchi.
M. Cyril Pellevat ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes.
M. Roger Karoutchi ; Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes ; M. Roger Karoutchi.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes
7. L’Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l’innovation, du numérique et de l’intelligence artificielle. – Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances
M. Jean-Noël Guérini ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
M. André Gattolin ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; M. André Gattolin.
M. Pierre Ouzoulias ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; M. Pierre Ouzoulias.
Mme Anne-Catherine Loisier ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; Mme Anne-Catherine Loisier.
Mme Sylvie Robert ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
Mme Colette Mélot ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; Mme Colette Mélot.
M. Michel Raison ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; M. Michel Raison.
M. Jean-Raymond Hugonet ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; M. Jean-Raymond Hugonet.
M. Jean-François Longeot ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
M. Jean-Yves Leconte ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
Mme Christine Lavarde ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
M. Guillaume Chevrollier ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
M. Stéphane Piednoir ; Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; M. Stéphane Piednoir.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes
compte rendu intégral
Présidence de M. Philippe Dallier
vice-président
Secrétaires :
M. Daniel Dubois,
M. Dominique de Legge.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 19 avril 2018 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Décès d’un ancien sénateur
M. le président. Mes chers collègues, j’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Bernard Murat, sénateur de la Corrèze de 1998 à 2008.
3
Modification de l’ordre du jour
M. le président. Mes chers collègues, mercredi 16 mai, en raison de la tenue de la conférence des présidents et en accord avec le groupe communiste républicain citoyen et écologiste dont l’espace réservé débute à dix-huit heures trente, la séance serait suspendue à dix-neuf heures trente et se poursuivrait de vingt et une heures trente à minuit trente.
Y a-t-il des observations ?…
Il en est ainsi décidé.
4
L’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières
Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la commission des affaires européennes, sur l’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières.
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je vous rappelle que l’auteur de la demande du débat disposera d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répondra pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande disposera d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. le président de la commission auteur de la demande.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je me réjouis de vous retrouver en ce 9 mai, journée européenne. Je tiens à remercier toutes celles et tous ceux qui ont pu se mobiliser en cette période riche en jours fériés.
Dans un contexte international instable, nos concitoyens attendent de l’Union européenne qu’elle contribue à assurer leur protection effective. La première des questions concerne bien évidemment les défis posés à l’Union en matière de sécurité, de migrations et de gestion des frontières.
Si la sécurité intérieure demeure de la compétence des États membres, l’Union européenne peut aussi apporter sa plus-value. Nous l’avons rappelé ici même, juste après les dramatiques attentats de janvier 2015. Nos propositions avaient été partagées par nos collègues de plusieurs États membres, également durement touchés par le terrorisme, lors d’une réunion interparlementaire tenue au Sénat sous la présidence de Gérard Larcher. Où en est-on aujourd’hui ?
Prenons acte des avancées dont nous pouvons nous féliciter. Je pense notamment au doublement du budget d’EUROPOL dans une conjoncture budgétaire plutôt contrainte, au niveau tant national que communautaire, et à la mise en place d’un groupe de contrôle parlementaire conjoint dans lequel Sophie Joissains et Jacques Bigot nous représentent.
EUROPOL s’est doté d’un centre européen de lutte contre le terrorisme – je salue d’ailleurs l’opération de grande envergure annoncée par l’agence qui a permis de démanteler, le 26 avril dernier, des outils de propagande de Daech.
EUROPOL s’investit aussi beaucoup dans les échanges d’informations, notamment grâce à son système SIENA, ou Secure Information Exchange Network Application, qui peut délivrer plus d’un million d’informations et compte plus d’un million de données.
Si tout cela est extrêmement positif, nous devons aussi être conscients que des difficultés demeurent : 85 % des données qui parviennent à EUROPOL émanent de cinq États seulement, dont la France. Comment expliquer l’inertie des autres États membres? Madame la ministre, peut-on escompter des progrès dans ce domaine ? Avez-vous des échanges avec vos homologues européens sur ce point précis ?
Nous avons aussi besoin d’un parquet européen compétent pour lutter contre le terrorisme et la criminalité. Il s’agit d’une demande récurrente du Sénat. La France l’a proposé. Peut-on espérer une évolution positive de ce dossier ?
Le PNR, ou Passenger Name Record, européen est seul de nature à assurer une coordination efficace des PNR nationaux, mais encore faut-il que ces derniers soient mis en place. Or beaucoup d’États membres ont pris du retard. Où en est-on aujourd’hui ?
La cybercriminalité représente une menace croissante. Les dommages ne sont pas seulement économiques, mais aussi politiques. EUROPOL s’est doté d’un centre de lutte contre la cybercriminalité. Il est souhaitable que chacun des États membres en fasse autant d’ici à 2019. La France dispose déjà d’une Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, l’ANSSI.
L’Union européenne doit également contribuer davantage à la sécurité extérieure. En combattant les groupes terroristes au Sahel, nos soldats engagés dans l’opération Barkhane défendent l’ensemble de l’Europe. Le président Larcher leur a témoigné directement le soutien du Sénat lors de sa récente visite au Tchad et au Niger. Nous sommes en droit d’attendre un soutien plus important de nos partenaires européens.
Nous devons progresser vers une Europe de la défense, complémentaire de l’OTAN. Nous devons aller vers une mutualisation des moyens, vers une interopérabilité, vers une action commune en matière de recherche et de développement et vers un rapprochement de nos industries de défense.
C’est pourquoi nous appuyons le lancement d’une coopération structurée permanente entre vingt-cinq États membres, la mise en place d’un « fonds européen de défense » et celle d’un « Schengen militaire ».
La Commission européenne propose aussi, pour la prochaine programmation budgétaire, un effort significatif avec un fonds de défense doté de 13 milliards d’euros afin de compléter les dépenses nationales en matière de recherche et de développement des capacités.
Il nous semble nécessaire d’aller beaucoup plus loin sur le volet opérationnel. Les Européens doivent conduire ensemble des opérations militaires. À cet égard, madame la ministre, pouvez-vous nous donner des précisions sur le projet de force d’intervention européenne que la France vient de présenter, avec le soutien du Royaume-Uni, à ses partenaires européens ? J’aurai l’occasion de le redire : au-delà de la problématique du Brexit, la présence à nos côtés de nos voisins britanniques, grands professionnels en matière militaire, est essentielle.
Le défi migratoire est un autre sujet de préoccupation de nos concitoyens. Ils attendent des réponses de l’Union européenne. Il faut impérativement assurer la protection des frontières extérieures.
Face à l’ampleur du défi, nous assistons enfin à une prise de conscience – certes tardive – de l’Union qui s’est traduite par le renforcement des moyens budgétaires et humains de l’agence FRONTEX.
La Commission européenne propose une augmentation significative de l’enveloppe allouée aux migrations et à la gestion des frontières en la multipliant par 2,6 pour atteindre 21,3 milliards d’euros.
Les moyens de FRONTEX seraient également augmentés, l’objectif étant de porter les effectifs du corps de gardes-frontières à 10 000 hommes d’ici à 2027.
Le Fonds asile, migrations et intégration serait aussi renforcé à hauteur de 10,4 milliards d’euros. Tout cela va dans le bon sens. Le Gouvernement est-il prêt à soutenir ces propositions ?
Nous devons aussi nous interroger sur le cadre juridique dans lequel FRONTEX conduit son action. Qu’en est-il de l’accès aux bases de données, instrument indispensable pour que cette action soit opérationnelle ? Qu’en est-il de la possibilité pour l’agence d’intervenir de façon quasi automatique dans un État qui serait défaillant pour assurer la protection effective de sa portion de frontière extérieure ? Qu’en est-il des procédures de retour groupé ?
La refonte du système d’asile est un autre enjeu majeur. Les discussions se poursuivent au Conseil sur la réforme du règlement dit de Dublin qui précise les responsabilités des États membres dans le traitement des demandes d’asile.
La question des relocalisations est particulièrement délicate. Elle a suscité de vives controverses entre États membres. C’est la solidarité européenne qui est en jeu. Un compromis est-il envisageable ? Nous souhaiterions connaître votre analyse sur ce point, madame la ministre.
Il faut aussi avancer dans la coopération avec les pays d’origine et de transit et avoir un plan ambitieux pour le développement de l’Afrique qui conditionne notre sécurité et la régulation des flux migratoires.
J’ai relu le discours prononcé par Robert Schuman le 9 mai 1950, voilà soixante-huit ans jour pour jour, dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay. Il évoquait déjà un plan d’investissement pour l’Afrique, repris quelques décennies plus tard par le président Nicolas Sarkozy lors de la création de l’Union pour la Méditerranée.
Je regrette que ce plan n’ait pas rencontré les échos souhaités chez nos partenaires européens, notamment en Allemagne. Si nous avions pu le mettre en œuvre, nous serions sans doute dans une situation un peu moins difficile.
Nous nous sommes « rattrapés » lors du sommet de La Valette, en novembre 2015, en jetant les bases d’un partenariat global sur la question migratoire avec les pays d’origine et de transit africains. Quel bilan peut-on tirer des engagements conclus lors de ce sommet ?
Plus que jamais, nous avons besoin d’une approche globale européenne qui combine et articule les différentes politiques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe La République En Marche.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis heureuse de vous retrouver en cette journée de l’Europe pour cet échange sur les questions de sécurité, de migrations et de frontières.
Ces questions sont une priorité du Gouvernement et de la Commission européenne. La proposition de cadre financier pluriannuel 2021-2027 que la Commission vient de rendre publique prévoit justement, comme nous le souhaitions, un effort financier fortement accru sur les questions de sécurité, de migrations et de frontières.
Vous l’avez souligné à l’instant, monsieur le président, les fonds prévus ont été multipliés par 2,6 en matière de migrations et de frontières et par 1,8 en matière de sécurité intérieure.
Les moyens alloués à FRONTEX seraient également augmentés afin de permettre au corps de gardes-frontières et de gardes-côtes d’atteindre un effectif de 10 000 hommes d’ici à 2027.
Nous soutenons ces orientations encourageantes pour un projet de budget qui, selon la Commission, « protège, permet d’agir et défend ».
S’agissant de la sécurité, l’Union européenne reste très mobilisée face à la menace terroriste, comme le montrent les nombreux chantiers législatifs engagés pour mieux contrôler l’espace européen.
L’urgence est donc maintenant de mettre pleinement en œuvre l’ensemble des mesures prises et de les généraliser. Je pense d’abord à cette avancée majeure qu’est le PNR européen, qui doit être transposé dans tous les pays d’ici au 25 mai prochain. Vous avez justement souligné, monsieur le président, un degré de préparation inégal selon les États membres, raison pour laquelle nous avons proposé et mis en place des coopérations bilatérales avec certains d’entre eux pour faciliter cette transposition.
Nous mettons également la pression sur la Commission et sur nos partenaires pour que le système d’entrées-sorties prévu pour les ressortissants des États tiers puisse être rapidement élargi aux ressortissants européens.
Nous poursuivons la lutte contre le financement du terrorisme. Nous allons agir avec la Commission pour mieux contrôler les substances pouvant servir à confectionner des explosifs et mieux sécuriser les documents officiels.
Par ailleurs, il est fondamental de mieux lutter contre la radicalisation sur internet. Nous encourageons la Commission à aller au-delà d’une approche centrée sur la contribution volontaire des acteurs du numérique à une autorégulation et à prévoir la mise en place de moyens contraignants pour améliorer la détection automatique et la suppression des contenus illégaux.
S’agissant des outils européens dont nous disposons, vous avez évoqué la mise en place du parquet européen que nous avons soutenue depuis le début. Nous appuyons l’idée d’élargir sa compétence, au-delà des questions financières, à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontalière et au terrorisme. La Commission, je le crois, nous entend.
Un mot enfin sur EUROPOL, qui joue un rôle irremplaçable pour le partage des informations. Ses compétences peuvent être utilisées de façon offensive, comme fin avril – vous l’avez rappelé, monsieur le président – contre les outils de propagande de Daech. Nous devons y avoir pleinement recours.
Pour y jouer tout notre rôle, nous devons d’ailleurs veiller à y renforcer notre présence. J’ai eu de premiers échanges sur ces sujets avec la nouvelle directrice exécutive d’EUROPOL, Catherine de Bolle, avant même sa prise de fonctions.
Enfin, je ne fais que le mentionner, mais peut-être y reviendrons-nous au cours du débat, gardons à l’esprit le développement de l’Europe de la défense, et en particulier le programme de développement de l’industrie de défense, précurseur du futur Fonds européen de défense en cours d’adoption et qui constitue une avancée majeure.
Vous m’avez interrogée sur l’initiative européenne d’intervention. Ce projet que nous portons, et que le Président de la République avait annoncé dès le discours de la Sorbonne, est en voie d’adoption. Une réunion aura lieu avec les États intéressés en juin prochain, à Paris.
Il s’agit de compléter les possibilités offertes par la coopération structurée permanente en matière de mutualisation par un travail sur nos capacités opérationnelles. Nous voulons pouvoir mieux programmer, mieux planifier, mieux partager nos évaluations sur la nature de la menace et sur la connaissance des théâtres autour des capacités françaises avec des pays membres de l’Union européenne, avec certains qui ne le sont pas ou qui bientôt ne le seront malheureusement plus, mais souhaitent continuer à travailler avec nous. Nous travaillons à l’articulation d’une partie de l’initiative européenne d’intervention avec la coopération structurée permanente.
J’en viens aux questions de migrations et de frontières. Le Gouvernement vous rejoint, monsieur le président, pour souligner toute l’importance du nouveau corps européen de gardes-frontières et gardes-côtes qui dispose de capacités nouvelles pour appuyer les États membres, qu’il s’agisse d’analyser les vulnérabilités des frontières externes, de participer à des reconduites à la frontière, ou d’agir en urgence, en cas de défaillance, à la demande du Conseil et avec l’accord de l’État membre concerné qui y a tout intérêt.
La Commission propose, dans son projet de cadre financier pluriannuel, de porter le nombre de gardes-frontières et de gardes-côtes mobilisable au sein de la réserve d’intervention de 1 500 – dont 170 Français – à 10 000 hommes, ce qui va au-delà des 5 000 hommes que nous avions retenus dans nos évaluations des besoins.
Certains de nos partenaires paraissent relativement mal à l’aise avec cette partie précise de la proposition ambitieuse de la Commission et souhaiteraient plutôt un soutien accru aux gardes-côtes et aux gardes-frontières de chacun des États membres. Nous allons examiner cela en détail.
Sur le plan interne – je pense à Schengen –, nous avons besoin de faciliter la possibilité de réintroduction des contrôles aux frontières internes lorsque le besoin s’en fait sentir, en particulier en raison de la menace terroriste.
Bien évidemment, une politique migratoire européenne ne peut réussir sans un partenariat renforcé avec les pays d’origine et de transit, en particulier en Afrique. La France a montré le chemin depuis le sommet restreint organisé à Versailles sur ce sujet en août 2017.
Nous nous sommes dotés de moyens importants avec le Fonds fiduciaire d’urgence qu’il faut réabonder.
Nous avons également mis en œuvre un dialogue migratoire plus exigeant s’agissant des migrations économiques illégales et mis en place des dispositifs permettant de mieux protéger ceux qui peuvent prétendre au bénéfice de l’asile en veillant à éviter qu’ils ne risquent leur vie sur la route, en Libye comme en Méditerranée.
Enfin, nous souhaitons que le Conseil européen de juin prochain permette de marquer des progrès sur la réforme du régime européen de l’asile. Les discussions restent très difficiles sur la révision du règlement de Dublin, en l’absence, qui plus est, d’un gouvernement italien de plein exercice.
Nous soutenons les efforts de la présidence bulgare pour parvenir à la fois à un plus haut niveau de responsabilité des pays de première entrée, notamment dans le temps, et à un plus haut niveau de solidarité en encourageant des relocalisations volontaires en cas de crise et, si la situation est grave, en prévoyant un mécanisme automatique et contraignant de relocalisation. Nous y travaillons notamment avec nos partenaires allemands dans la perspective du Conseil européen de juin prochain.
Je serai heureuse d’aborder ces points plus en détail, ainsi que les aspects que je n’ai pu évoquer, en répondant à vos questions. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche et du groupe Union Centriste – M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, applaudit également.)
Débat interactif
M. le président. Mes chers collègues, chaque orateur dispose de deux minutes maximum pour présenter sa question avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires.
Nous avons donc changé les règles du jeu de ce type de débat, mais je rappelle que les trente secondes supplémentaires ne pourront être accordées, mes chers collègues, que si vous respectez scrupuleusement les deux minutes imparties pour présenter votre question.
Dans le débat interactif, la parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a deux semaines, l’Assemblée nationale a introduit dans le projet de loi Asile et immigration un article supplémentaire sur la question des migrations climatiques.
Ce nouvel article 42 fixe des objectifs en matière de connaissance des migrations climatiques et d’évolution de nos programmes d’aide publique au développement. Première occurrence des migrations climatiques dans le droit français, cette décision fera date.
Si l’Europe a accueilli un million de migrants depuis 2015, elle n’a fait qu’effleurer la problématique à venir des migrations climatiques. Un récent rapport de la Banque mondiale, daté de mars 2018, indiquait ainsi que 143 millions de personnes seraient forcées de migrer sous l’effet du changement climatique d’ici à 2050.
Le manque de nourriture, de ressources en eau, les canicules et les cyclones bouleverseront la géographie du monde tel que nous le connaissons.
Des cadres internationaux existent déjà pour prévenir ces migrations. Le cadre de Sendai prévoit ainsi un effort collectif pour réduire les risques de catastrophes naturelles et prévenir les déplacements induits.
Par ailleurs, les Nations unies ont mis en place un programme de réinstallation planifiée pour aider les migrants climatiques à s’installer et à rebâtir une nouvelle vie après leur exode forcé.
Madame la ministre, selon la Banque mondiale, si des stratégies d’adaptation planifiées étaient rapidement mises en place sur la réduction des gaz à effet de serre ou sur l’anticipation des catastrophes naturelles, 80 % de ces migrations climatiques pourraient être prévenues.
Notre groupe souhaite donc savoir quelle position la France défendra auprès de l’Union européenne sur ce sujet brûlant des migrants climatiques. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Madame la sénatrice Colette Mélot, vous avez raison : le changement climatique constitue aujourd’hui l’une des causes fortes des migrations. On le voit partout dans le monde, notamment dans le Pacifique, où certains États insulaires risquent de disparaître, ou dans la bande sahélienne.
Dans un cadre bilatéral, nous nous efforçons à la fois d’atténuer le phénomène et d’aider les populations à s’adapter au changement climatique.
L’Agence française de développement dédie 50 % de ses aides à des projets liés à la lutte contre le réchauffement climatique. L’Union européenne, elle, ne consacre que 20 % de son aide au développement à la lutte contre le changement climatique. Nous souhaitons que l’Union consacre environ la moitié de ses crédits d’aide au développement, à l’instar de l’aide bilatérale française, à des projets de lutte contre le réchauffement climatique, visant à atténuer ses effets ou à encourager l’adaptation des populations.
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot, pour la réplique.
Mme Colette Mélot. Madame la ministre, je ne peux qu’insister sur l’importance de l’aide au développement.
Comme vous l’avez souligné, il est indispensable de prendre des mesures en amont afin d’éviter ces phénomènes de migration.
M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Guérini.
M. Jean-Noël Guérini. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, alors que le solde migratoire est l’élément principal de la croissance démographique européenne à partir de 1990, nous pouvons affirmer que les conflits, les persécutions et les migrations sont devenus, depuis 2015, un défi pour l’Union.
Sauver des vies, aider conjoncturellement les pays de transit importants à réduire les flux de migrants, l’enjeu est de taille et impose de faire preuve de pragmatisme : accord « un pour un », signé en mars 2016 avec la Turquie, permettant à 700 000 personnes de bénéficier d’une protection au titre de l’asile et mettant en place un flux contrôlé de migrants en mer Égée ; aménagements ponctuels du principe de libre circulation ; création de hot spots ; refondation de l’agence FRONTEX…
Je veux le dire avec solennité, sans verser dans l’angélisme, sans promettre ce que nous ne sommes pas en mesure d’assumer, nous avons un devoir d’humanité tout en restant fermes sur nos frontières.
Je conçois que mes propos puissent choquer ou heurter. Toutefois, reconnaissez que nous ne pouvons plus nous contenter de discourir et d’user d’effets de verbe pour éluder la réalité. Il est urgent de rappeler l’existence de nos frontières, non pas pour les transformer en barricades, en murs infranchissables, mais pour nous donner les moyens d’accueillir les migrants déracinés dans des conditions dignes.
Personne ne peut accepter les conditions de vie des migrants, campant dans des parcs, devant des porches d’immeubles, sous des ponts du métro parisien, abandonnés et sans soutien.
Nous devons être fermes avec les passeurs qui organisent sans vergogne le déplacement de femmes, d’enfants et d’hommes en mer Méditerranée, puis les laissent au hasard des chemins de montagne, sans le moindre respect.
Nous devons être fermes avec ceux qui cherchent à se substituer à l’État, en organisant de façon empirique et médiatique un contrôle aux frontières.
Madame la ministre, ma question est simple : après le constat d’échec du règlement Dublin III, pouvez-vous nous assurer de la réalité d’une politique commune concernant la question migratoire, alliant fermeté et devoir d’humanité, et poser un état des lieux des politiques migratoires ? (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Comme vous l’avez souligné, monsieur le sénateur Guérini, l’Europe a pris, depuis 2015, un certain nombre de mesures.
Vous avez rappelé la facilité mise en place avec la Turquie pour le financement, à hauteur de 3 milliards d’euros, des efforts déployés par ce pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde. La plupart de ces crédits ont été contractualisés et nous travaillons à la poursuite de cet effort.
Le fonds fiduciaire d’urgence, mis en place à la suite du sommet de La Valette, permet de soutenir, dans les pays d’origine des migrations, la création de projets – notamment en matière d’éducation, de formation et d’emploi – visant à offrir un avenir aux jeunes, qui sont à la fois les plus dynamiques et les plus tentés par l’exil.
Nous devons aussi – et c’est ce que nous faisons – travailler avec les pays d’origine, pour mieux assurer le retour et la réadmission des migrants économiques illégaux. Nous le faisons avec des mesures incitatives, notamment la mise en place de projets de développement, mais aussi dans la discrétion, bilatéralement, sans le porter sur la place publique, au cours de discussions avec chacun de ces pays, afin de nous assurer que les mesures de réadmission sont facilitées. Elles ont trop longtemps été rendues difficiles par des résistances et des obstacles. Nous le faisons entre pays membres de l’Union européenne et avec les pays d’immigration d’origine.
Vous avez très justement cité, monsieur le sénateur, la lutte contre les passeurs et la nécessité d’augmenter encore notre coopération policière, au sein de l’Union européenne et avec les pays d’origine et de transit. Cette activité illégale, véritable gangrène, qui est devenue le deuxième trafic illégal le plus lucratif au monde, doit trouver, ici, en Europe, une réponse pénale appropriée.
M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, selon un sondage d’Eurobaromètre réalisé auprès des citoyens européens en 2016, les deux problèmes les plus importants auxquels doit faire face l’Union européenne sont les migrations et la sécurité. Deux ans plus tard, ces thèmes sont toujours au cœur des préoccupations européennes.
S’agissant des problèmes migratoires, l’Europe est confrontée depuis 2014 à une crise sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, conséquence directe de la multiplication des conflits armés, notamment en Syrie et en Libye.
Le principal défi est de renforcer la solidarité européenne autour des thèmes des migrations et de la sécurité.
Ces thèmes, Mayotte, région ultrapériphérique de l’Union européenne depuis 2014, les connaît bien, puisqu’ils ont constitué les principaux points de revendication de la vague de contestation qui a secoué l’île durant ces deux derniers mois. Ce département est soumis à une pression migratoire sans précédent et accuse une situation d’insécurité croissante.
La pression migratoire exercée par les pays voisins sur le territoire mahorais, combinée à un taux de croissance démographique très élevé, pose des problèmes économiques et sociaux majeurs, comme l’ont montré les récentes tensions.
Nous sommes face à une urgence, nécessitant une aide optimale de l’Union européenne dans la gestion durable des migrations, notamment par le biais de négociations devant aboutir à des accords internationaux et de partenariat avec les pays voisins.
En effet, Mayotte connaît le taux de population en situation irrégulière le plus élevé de France, ce qui a pour conséquence directe la saturation de ses services publics, spécialement les écoles et les hôpitaux.
Parallèlement, la violence qui sévit, de façon permanente, depuis plusieurs années, dans ce département français d’outre-mer, engendre un climat d’insécurité insoutenable.
Aussi, madame la ministre, quels moyens l’Union européenne compte-t-elle mettre en œuvre pour relever le défi des migrations, garantir la sécurité des citoyens mahorais et renforcer la prévention de la criminalité dans ce département ? (MM. Jean-Pierre Sueur et Loïc Hervé, ainsi que Mme Fabienne Keller applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Mohamed Soilihi, la question de l’immigration prend évidemment à Mayotte une dimension toute particulière, que le Gouvernement a pleinement à l’esprit.
Je veux revenir sur les mesures inacceptables prises par les Comores le 21 mars dernier, pour interdire les reconduites de Comoriens entrés illégalement à Mayotte. Nous les avons publiquement condamnées, et nous sommes résolument engagés à les faire lever. Nous avons choisi de maintenir un canal de dialogue ferme et constructif avec les Comores, dans une logique d’engagement d’État à État, avec deux objectifs : lutter efficacement contre les filières d’immigration illégale et stabiliser à moyen terme la relation entre les Comores et Mayotte, ce qui doit passer par des actions ciblées sur les sources d’immigration irrégulière aux Comores, en particulier à Anjouan.
Vous l’avez constaté, nous avons pris par ailleurs des mesures concernant les visas, qui concernent à la fois les passeports officiels comoriens et les demandes de visa sur passeport ordinaire.
Il serait prématuré de dire que la situation a trouvé un règlement satisfaisant. Les ministres des affaires étrangères français et comoriens se sont entretenus le 19 avril dernier. Il n’y a pas encore d’accord concernant la réadmission, mais nous cherchons des modalités de règlement rapide.
Permettez-moi d’évoquer la position de l’Union européenne à l’égard de Mayotte et des Comores.
Mayotte bénéficie en tant que région ultrapériphérique d’un soutien fort de l’Union européenne sur la période de budget actuel, 2014-2020. Ce sont ainsi 290 millions d’euros qui ont été versés par l’Union européenne à Mayotte, tous fonds confondus. Tel n’est pas le cas des Comores, qui bénéficient du FED, le Fonds européen de développement, à hauteur de 68 millions d’euros.
Je souhaite mettre l’accent sur un programme de coopération transfrontalière entre Mayotte et les Comores, qui est financé à hauteur de 16 millions d’euros, pour développer les échanges commerciaux, la santé des populations, les capacités de secours aux personnes et l’enseignement en mobilité.
La question de la pression migratoire à Mayotte est donc pleinement prise en compte au niveau national, mais aussi par nos partenaires de l’Union européenne.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je suis intervenue récemment en faveur d’un jeune homme originaire du Darfour, au Soudan, pays qu’il avait fui à l’âge de douze ans avec sa famille. Après avoir passé plusieurs années dans un camp du HCR, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, au Tchad, Abdel avait rejoint l’Europe par l’île de Lampedusa avant d’arriver en France. Quelques mois plus tard, en vertu du règlement de Dublin, il fut reconduit en Italie, où on lui signifia une interdiction du territoire. Il revint donc en France.
Durant ce douloureux parcours, marqué par la guerre et l’exil, Abdel n’a jamais été en mesure de formuler une demande d’asile, que ce soit en Italie ou en France. Cette situation est loin d’être unique, vous le savez bien. Elle vient toutefois illustrer sans ambiguïté la nécessité, si l’on veut que le droit d’asile ait encore un sens, de revenir sur le règlement de Dublin.
L’Union européenne ne s’y est pas trompée, et la Commission européenne s’est attelée à la refonte de ce règlement qui détermine l’État membre responsable de l’instruction d’une demande d’asile.
En France, le Parlement examine en ce moment le projet de loi Asile et immigration, sans aucune considération pour les négociations et travaux en cours au niveau européen.
M. Roger Karoutchi. Si !
Mme Esther Benbassa. Ma question est simple : de quelle manière le Gouvernement compte-t-il peser ? Quelles positions a-t-il l’intention de défendre au niveau européen, afin de rendre, comme il prétend le souhaiter, le droit d’asile effectif en France et sur le territoire européen ? Car la loi nationale s’adresse surtout aux futurs électeurs, en vue des prochaines élections !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Madame la sénatrice Benbassa, vous aurez tout loisir d’évoquer le projet de loi Asile et immigration avec le ministre d’État, lorsqu’il sera examiné par la Haute Assemblée. On peut tout dire de ce projet de loi, sauf qu’il répond à des préoccupations électoralistes ! Il s’agit d’améliorer la situation à laquelle nous sommes confrontés : nous n’accueillons pas dignement les demandeurs d’asile et ne raccompagnons pas de manière efficace les migrants illégaux qui se trouvent sur notre territoire. C’est donc tout sauf un projet de loi démagogique !
Le règlement de Dublin a été adopté avant la vague migratoire de 2015. À l’évidence, cette dernière a mis en difficulté les pays de première entrée, qui se sont trouvés confrontés à un très grand nombre de demandeurs d’asile, mais de nombreux migrants, comme, probablement, le jeune homme que vous venez d’évoquer, n’ont pas souhaité demander l’asile dans le pays dans lequel ils sont entrés.
Madame, vous levez les yeux au ciel, mais lorsqu’on arrive du Soudan du Sud, on peut décider de faire du shopping de l’asile, et trouver qu’on est mieux en Suède qu’en Italie ! (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Esther Benbassa. Comment osez-vous utiliser ce mot ?
M. Jean-Yves Leconte. Donc, tout le monde doit faire sa demande en Italie ?
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Je suis allée au Soudan du Sud, et je vous invite à faire la différence entre ces pays et les pays européens. Et je ne considère pas que l’Italie soit un pays où il ne serait pas normal de demander l’asile.
Nous le constatons, les pays de première entrée ont laissé passer beaucoup de monde. Quant aux autres pays de l’Union européenne, ils n’ont pas témoigné d’une solidarité suffisante. Je prendrai pour exemple certains pays situés à l’est de l’Europe, qui ont décidé qu’ils n’accueilleraient aucun demandeur d’asile, malgré des décisions du Conseil européen et de la Cour de justice de l’Union européenne.
Aujourd’hui, il faut renforcer la responsabilité des pays par lesquels les demandeurs d’asile entrent dans l’espace européen et la solidarité de l’ensemble de l’espace européen. De ce point de vue, la présidence bulgare du Conseil de l’Union européenne a fait une proposition que nous soutenons : il s’agit de traiter la situation, soit lorsqu’elle est normale, soit lorsqu’une crise migratoire commence, soit lorsque cette crise s’aggrave, avec des obligations de solidarité différentes à l’égard des États de première entrée, qu’il s’agisse d’une solidarité financière, en expertise ou en matière de relocalisation, volontaire ou obligatoire lorsque la crise s’aggrave.
Aujourd’hui, l’Italie n’a pas un gouvernement en mesure de défendre une position. Nous attendons avec impatience la formation d’un nouveau gouvernement italien, pour essayer d’avancer sur une rénovation du règlement de Dublin.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour la réplique.
Mme Esther Benbassa. Madame la ministre, vous êtes toujours dans la rhétorique, ce qui confirme mon sentiment : il y a non seulement une crise humanitaire, mais aussi, et surtout, une crise de l’accueil. Vous venez d’en donner l’exemple, en parlant, qui plus est, de « shopping » ! Mais comment pouvez-vous utiliser ce mot, pour évoquer la situation de gens qui sont dans la misère, l’anxiété et le dénuement ? (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain.)
M. Pierre Ouzoulias. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
M. Philippe Bonnecarrère. Madame la ministre, les quatre orateurs précédents ont évoqué la question du droit d’asile, ce que je ferai également. Ce n’est pas un hasard si ce même point est mis en avant par l’ensemble de mes collègues. Vous avez d’ailleurs, par anticipation, répondu aux questions en évoquant votre souhait d’un plus haut niveau de responsabilité des pays de première entrée et d’un plus haut niveau de solidarité des pays dits « de deuxième ligne ». Vous avez dessiné des perspectives pour le mois de juin prochain.
J’attends de votre part quelques précisions, pour que nous soyons certains de la volonté d’impulsion de notre gouvernement.
Tout d’abord, le traité de Lisbonne avait changé la donne en la matière, en faisant des mesures en matière d’asile une politique commune. Dans la mesure où il ne s’agit pas d’un sujet soumis à la règle de l’unanimité – sauf erreur de ma part –, j’aimerais savoir si un tel contexte peut jouer favorablement pour ce qui concerne la révision du règlement Dublin III.
Ensuite, au-delà des nécessaires convergences, à la fois des procédures – je pense à la reconnaissance mutuelle entre pays européens des décisions qui pourraient intervenir – et des positions de fond, la question de la conditionnalité est posée, à la fois en externe et en interne, comme vous le disiez à l’instant, madame la ministre, en évoquant le non-respect de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne par certains pays européens.
Enfin, j’aimerais avoir la certitude que notre gouvernement, mais aussi l’Union européenne, est actif s’agissant des accords de réadmission. Vous avez indiqué, par le biais d’une formule sympathique, que tout ceci était traité discrètement, bilatéralement. Je dois vous le dire, sur le terrain, nous n’avons pas du tout les mêmes échos. La réadmission ne fonctionne absolument pas avec les pays du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest, ce qui pose un vrai problème d’efficacité. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Bonnecarrère, vous avez raison, en matière d’asile, la règle est celle non pas de l’unanimité, mais de la majorité qualifiée. Toutefois, on l’a vu, les décisions de relocalisation n’ont pas été respectées par certains États membres. Aujourd’hui, au moment où nous sommes en train de négocier une nouvelle révision du règlement de Dublin, les divisions au sein de l’Union européenne sont fortes. Nous faisons le maximum d’efforts pour parvenir, d’ici à juin, à une avancée et à des progrès, ce qui ne signifie pas que l’ensemble du règlement de Dublin sera révisé à ce moment-là.
Nous travaillons sur une harmonisation des procédures, des délais et des critères utilisés dans l’Union européenne. De ce point de vue, le projet de loi Asile et immigration qui sera bientôt présenté à la Haute Assemblée va dans le sens de cette harmonisation. Mais il restera encore des questions à traiter.
Vous avez également évoqué, monsieur le sénateur, la conditionnalité. Au moment où l’on examine le prochain budget de l’Union européenne, il peut être tentant de conditionner l’octroi de certains fonds européens au respect par les pays bénéficiaires des obligations de relocalisation.
Le Président de la République a fait une proposition un peu différente, mais qui va dans ce sens. Il s’agit de considérer que l’accueil des migrants participe de la politique de cohésion. Dans cette logique, les collectivités accueillant un nombre important de migrants devront être éligibles au fonds de cohésion. Ce serait un soutien pour les États qui font de réels efforts, au détriment des États refusant d’accueillir des demandeurs d’asile.
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour la réplique.
M. Philippe Bonnecarrère. Madame la ministre, je veux exprimer mon soutien à l’action que vous venez d’évoquer et qui doit être mise en valeur auprès de nos concitoyens. En revanche, je suis beaucoup plus dubitatif sur l’effet des réformes franco-françaises en ce domaine.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Madame la ministre, la procédure de Dublin ne fonctionne pas, cela a été dit. J’aimerais ainsi avoir quelques éclaircissements sur la figure rhétorique que vous avez utilisée : « plus haut niveau de responsabilité » et « plus haut niveau de solidarité ».
Un « plus haut niveau de responsabilité » soulève une contradiction avec le nouveau mandat confié à FRONTEX, qui vise à communautariser une partie de la surveillance de nos frontières. Dès lors, comment penser qu’on peut continuer à renforcer la responsabilité des pays de première entrée ? On le sait, c’est impossible ! Aujourd’hui, alors que les frontières sont surveillées par FRONTEX, c’est l’Italie et la Grèce et, bientôt, l’Espagne qui sont aux avant-gardes. Et ces trois pays ne pourront pas tout faire pour le reste de l’Europe !
J’en viens à la solidarité. Il est louable de proposer que les demandeurs d’asile puissent aller dans tous les pays de l’Union européenne. Mais quelles garanties avons-nous que les procédures seront les mêmes dans chaque pays ? Tel n’est pas le cas aujourd’hui ! Et les directives Procédure et Accueil ne suffisent pas, les procédures nationales étant aujourd’hui complètement divergentes. Comment faire pour arriver à une surveillance sur ce sujet ?
Enfin, quelle est la crédibilité de la France en la matière ? Alors que vous nous parlez de solidarité, votre gouvernement a fait voter voilà peu une proposition de loi « permettant une bonne application du régime d’asile européen », qui a vocation à renvoyer en Italie ou en Allemagne plus de 60 % des personnes susceptibles de demander l’asile en France. Madame la ministre, où est la crédibilité de la France en matière de solidarité, alors qu’elle n’a en tête que de renvoyer les personnes qui souhaitent demander l’asile sur son territoire ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Leconte, renforcer les moyens de FRONTEX ne signifie pas lui donner l’unique responsabilité du contrôle de nos frontières extérieures. Pour autant, le rôle qui lui est dévolu est essentiel pour soutenir les pays qui en ont le plus besoin.
Dans le projet de budget présenté par la Commission européenne, que nous soutenons, il s’agit non seulement de porter les réserves de FRONTEX de 1 500 à 10 000 hommes, mais aussi de renforcer, d’une part, les moyens apportés aux États de première entrée pour mieux contrôler leurs frontières et, d’autre part, le Fonds asile, migrations et intégration.
Dès aujourd’hui, des pays comme l’Italie et la Grèce font l’objet de soutiens financiers pour l’accueil des demandeurs d’asile : 800 millions d’euros pour l’Italie, 1,4 milliard d’euros pour la Grèce. Nous sommes d’accord pour considérer qu’il faut faire plus et mieux, conformément au budget qui est proposé pour l’Union européenne.
Vous parlez de la solidarité dont fait preuve la France. Je le rappelle, notre pays a rempli ses obligations à la fois en matière de réinstallation depuis les pays extérieurs à l’Union européenne et de relocalisation, qu’il s’agisse de la Grèce, où nous avons rempli l’intégralité de nos obligations, ou de l’Italie, où nous avons fortement augmenté, depuis quelques mois, le nombre de demandeurs d’asile relocalisés en France. Nous avons pris de nouveaux engagements et mis en place, au Niger et au Tchad, une nouvelle procédure de réinstallation. Nous incitons nos partenaires européens à nous accompagner dans cette démarche qui permet d’identifier les personnes en besoin manifeste de protection, afin de leur éviter le calvaire de la traversée de la Libye puis de la Méditerranée. De ce point de vue, nous sommes, me semble-t-il, à la hauteur de nos valeurs et de nos engagements.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour la réplique.
M. Jean-Yves Leconte. Madame la ministre, vous n’avez pas vraiment répondu sur la question de la solidarité, évoquant simplement le respect des engagements de la France concernant la relocalisation. Mais ces engagements sont plus que modestes par rapport au nombre de demandeurs d’asile qui arrivent en Italie et veulent déposer une demande d’asile ailleurs.
Le fait de se cacher derrière la relocalisation pour ne pas réformer le règlement de Dublin sera lourd de conséquences !
M. le président. La parole est à M. Philippe Pemezec.
M. Philippe Pemezec. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, on nous impose une idée reçue, selon laquelle l’immigration serait normale. Les élus serviraient à justifier la politique d’immigration, qui relèverait non pas de leurs compétences, mais plutôt de celle des fonctionnaires de Paris et de Bruxelles, ainsi que des associations humanitaires, qui n’ont pourtant aucune légitimité.
Bien évidemment, je suis opposé à une telle vision des choses, tout autant que je le suis à la suppression des frontières, qui sont nécessaires à l’organisation du vivre ensemble. Régis Debray, dont je ne partage pas toutes les positions, a d’ailleurs écrit un Éloge des frontières, où il défend l’idée selon laquelle les frontières permettent l’hospitalité. Or l’hospitalité, c’est accueillir chez soi qui l’on souhaite. Et c’est là où le bât blesse : une grande majorité des Français considère que nous ne sommes plus en capacité d’accueillir l’ensemble des populations qui veulent venir chez nous. Elle souhaite donc que le nombre de ces personnes soit limité et que l’immigration soit régulée et choisie.
Est-il normal que, au sein de la communauté européenne, les élus ne puissent pas se prononcer sur des plafonds et le choix des personnes à accueillir, en fonction de nos besoins et de notre capacité à intégrer ces populations ?
Au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, qui sont des démocraties évoluées, il existe depuis longtemps des plafonds d’immigration. Cela ne choque personne !
Au sein même de l’Union européenne, l’Autriche a maintenu des quotas d’immigration, tandis que l’Allemagne a prévu de mettre en place des quotas pour le regroupement familial.
Madame le ministre, quand des plafonds, votés chaque année par le Parlement, seront-ils mis en place en France ? (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Pemezec, vous examinerez dans quelques semaines le projet de loi Asile et immigration. J’ai donc du mal à comprendre que vous considériez que l’on retire aux parlementaires leurs compétences, au moment même où un texte leur est soumis.
Peut-être ce texte ne correspond-il pas à vos orientations. Vous souhaiteriez en effet, à l’instar, selon vous, de la majorité de nos concitoyens, que l’on mette en place des plafonds et des quotas. J’ai le regret de vous rappeler que la majorité s’est dessinée au moment de l’élection présidentielle, puis des législatives, et que les Français n’ont pas choisi un tel programme. Vous le déplorez sans doute, mais c’est la réalité politique de notre pays.
Notre responsabilité, c’est de mettre en place à la fois un meilleur accueil des personnes en besoin manifeste de protection, conformément aux valeurs européennes et dans le respect des conventions de Genève. Il s’agit aussi de poser une limite à l’immigration économique illégale, en étant capables de mieux raccompagner les migrants illégaux et, surtout, de trouver une solution, dans les pays d’origine, aux causes des migrations.
On peut décider artificiellement de tous les quotas qu’on veut, tant qu’il y aura autant d’inégalités entre les pays et aussi peu de perspectives d’éducation, de formation et d’emploi dans un certain nombre de pays du Sud, l’immigration illégale se poursuivra.
M. le président. La parole est à M. Philippe Pemezec, pour la réplique.
M. Philippe Pemezec. C’est bien ce que je craignais ! Une vision technocratique, qui creuse le fossé entre la population et la technostructure. Malheureusement, je ne pense pas que cela fasse beaucoup évoluer les choses dans le sens que je souhaite.
Par ailleurs, Emmanuel Macron n’a pas été élu sur cette thématique. Selon moi, une majorité des Français souhaite que l’immigration soit enfin contrôlée, jugulée et réglée. Puisqu’on gère l’ensemble des problèmes, qu’on possède des règles dans tous les domaines d’action, pourquoi n’en aurait-on pas en la matière ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Dominique de Legge. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Dominique de Legge. Madame la ministre, les défis de la sécurité et de l’immigration ne sont pas propres à notre pays, même si les chiffres concernant la France sont éloquents.
Le nombre de titres de séjour ne cesse de croître, de plus de 70 000 par an. Les demandes d’asile ont gonflé de 17 % entre 2016 et 2017 ; le coût des CADA, les centres d’accueil de demandeurs d’asile, enregistre une hausse de 9 %, tandis que l’ADA, l’allocation pour demandeur d’asile, a augmenté de 45 % par rapport à 2017. Si les moyens de l’OFPRA, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, ont été renforcés, ils ne suffisent pas à instruire l’ensemble des dossiers. Quant à l’AME, l’aide médicale d’État, son budget grossit également.
Ces indicateurs témoignent d’un désarroi et d’une forme d’impuissance des pouvoirs publics à endiguer ce flot humain. Ils sont pris en tenaille entre la détermination de migrants, dont certains n’ont rien à perdre parce qu’ils ont tout perdu, le cynisme des passeurs et les inquiétudes grandissantes de nos concitoyens.
Comment aborder cette situation avec autant d’humanité que de réalisme ? Les solutions extrêmes, fermeture des frontières ou accueil de tous, ne sont pas réalistes. Chacun sait que le règlement de la situation ne peut trouver une réponse que dans le cadre européen. Toutefois, attendre tout de l’Europe nous conduirait à l’inaction, alors qu’il convient d’œuvrer en faveur d’un rapprochement des pratiques et des législations européennes.
Je vous poserai donc trois questions, madame la ministre.
Premièrement, que pensez-vous d’une augmentation de la durée minimale de résidence en France pour l’acquisition de la nationalité française par les étrangers nés à l’étranger, en l’alignant sur la législation allemande, qui prévoit une durée de huit ans ?
Deuxièmement, vous semble-t-il souhaitable de subordonner vraiment l’acquisition de la nationalité française à une maîtrise de la langue et d’écarter les étrangers ayant fait l’objet d’une condamnation pénale, comme c’est le cas dans de nombreux pays ?
Troisièmement, certains pays ont apporté des restrictions à leur droit du sol. Êtes-vous ouverte à une évolution de notre droit en la matière, afin de refuser l’acquisition de la nationalité française à des enfants nés de parents en situation irrégulière ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Je voudrais tout d’abord revenir sur le commentaire qui a été fait précédemment, qualifiant mes propos de « technocratiques ». En ce qui me concerne, j’ai passé plusieurs années de ma vie en Afrique subsaharienne, et plusieurs autres années au Maghreb. Depuis que je suis ministre chargée des affaires européennes, je me suis rendue à plusieurs reprises dans des camps de réfugiés et des foyers de mineurs isolés. Je crois donc que je sais de quoi je parle, parce que j’y suis allée voir de près, sans rester à l’abri de mes fonctions parisiennes.
Monsieur le sénateur, vous parlez de chiffres français éloquents en matière d’arrivées de migrants et de demandeurs d’asile. Que devraient dire nos partenaires allemands, qui ont accueilli en 2015 plus d’un million de demandeurs d’asile ? (M. Roger Karoutchi fait la moue.)
Je voudrais le rappeler, puisque vous mettez en avant l’échelle européenne sur un sujet qui – vous le savez et, je crois, vous vous en réjouissez – est un sujet de compétence nationale propre, celui de l’acquisition de la nationalité. Il n’y a pas encore – et personne ne le souhaite – de politique communautaire en matière d’acquisition de la nationalité dans les États membres ; je ne vois donc pas très bien ce que l’Union européenne a à voir avec tout cela. J’ai le sentiment qu’on mélange beaucoup de choses à parler à la fois de demandeurs d’asile et d’acquisition de nationalité.
Mais enfin, puisque vous posez la question, je vous réponds. Vous me demandez si une durée de séjour minimale ne pourrait pas être exigée pour pouvoir demander la nationalité ? Cinq ans de résidence légale, en France, sont requis pour pouvoir effectuer une telle demande.
Vous suggérez qu’on vérifie la réalité d’une pratique de la langue française par le demandeur ; mais c’est très exactement ce qui est exigé aujourd’hui de ceux qui souhaitent obtenir la nationalité : une connaissance suffisante de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises, ainsi que l’adhésion aux principes et valeurs essentiels de la République française.
M. Roger Karoutchi. Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas ce qui se passe !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Je vous invite à vous rapprocher de personnes qui sollicitent en ce moment même la nationalité française pour constater de vous-même ce qui leur est demandé, avant de me poser la question.
M. Roger Karoutchi. Dans les textes, ce que vous dites est vrai ; pas dans la pratique !
M. le président. La parole est à M. Dominique de Legge, pour la réplique.
M. Dominique de Legge. Je pensais qu’un ministre, assis au banc du Gouvernement, avait vocation à le représenter. Par conséquent, je m’étonne que le ministre des affaires européennes n’ait pas une vision globale de ce que peut être la politique de la France pour défendre ses intérêts au niveau européen.
Votre réponse confirme celle que vous venez de faire à M. Pemezec. Décidément, nous sommes gouvernés par des technocrates ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Olivier Henno. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
M. Olivier Henno. Monsieur le président, madame la ministre, ce débat sur l’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières est attendu non seulement par nos compatriotes, mais aussi, en ce 9 mai, par tous les citoyens européens.
Pourquoi ? Parce que nous avons face à nous une véritable bombe démographique. Selon les projections démographiques des Nations unies, la seule population de l’Afrique subsaharienne pourrait passer de 960 millions à 2 milliards d’habitants d’ici vingt-cinq ans. C’est naturellement considérable.
Que l’on analyse la question à l’horizon de quelques semaines, de plusieurs années ou des prochaines décennies, le même constat s’impose : plus que jamais, l’Europe va devoir apprendre à aborder cette question de l’immigration avec responsabilité, sous peine de voir nos démocraties submergées par le populisme.
J’en viens à ma question, qui comporte plusieurs volets.
Face à cette réalité démographique, peut-on réellement tenir le cap de la différenciation stricte – je sais que ce sujet est tabou – entre droit d’asile politique et immigration irrégulière, car économique ? En réalité, cela revient à accepter ceux qui meurent de peur et à repousser ceux qui meurent de faim. Cela revient surtout à nier que les véritables ressorts de l’immigration sont la misère, l’instabilité politique et l’absence de projet collectif.
Enfin, alors que la gravité de la question exigerait une politique européenne intégrée ambitieuse, comment articuler cette politique avec des politiques nationales qui, en la matière, restent extrêmement diverses ? Comment, aussi, articuler cette politique européenne de l’immigration avec celles des pays situés entre le Sahara et la Méditerranée – je veux parler des pays du Maghreb ? (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Henno, il est essentiel de garder à l’esprit la distinction entre ceux qui sont persécutés à l’occasion d’un conflit ou en raison de leur race, de leur religion, de leurs croyances politiques, de leurs orientations sexuelles, donc tous ceux qui relèvent de la convention de Genève, d’une part, et celles et ceux qui, d’autre part, se cherchent un avenir différent, ailleurs que dans leur pays d’origine, et dont certains font le choix d’une migration clandestine.
Ce sont deux démarches totalement différentes, et je ne peux, pour ma part, me résoudre à ce fatalisme qui consisterait à penser que pour certains pays, d’Afrique subsaharienne ou d’Asie du Sud – les ressortissants de ces derniers sont nombreux à avoir emprunté les filières des passeurs clandestins –, l’avenir de leur jeunesse, des plus déterminés, des plus courageux, des mieux formés parfois, passerait forcément par l’exil.
Ce défi relève évidemment d’abord de la responsabilité des autorités de ces pays. Mais c’est aussi notre responsabilité de pays partenaire que de travailler, comme je le disais tout à l’heure, à ce que, par exemple, la croissance économique constatée aujourd’hui en Afrique se traduise véritablement, pour ces jeunes, en développement humain, en possibilités de formation et d’emploi et en confiance dans l’avenir.
Sinon, quelle alternative avons-nous ? Si l’Afrique se développe, nous aurons un partenaire de croissance sur lequel nous pourrons nous appuyer. Si le destin de jeunes Sahéliens, en particulier, consiste nécessairement à aller chercher un avenir ailleurs qu’en Afrique, ici, en Europe, où nous ne pouvons pas tous les accueillir, on aura, en Afrique, de moins en moins de personnes qualifiées, de plus en plus de tensions, et donc de plus en plus de crises à gérer, car elles auront des conséquences sur notre sol.
M. le président. La parole est à M. Olivier Henno, pour la réplique.
M. Olivier Henno. Je pense, j’ai même la conviction, que la véritable frontière en matière d’immigration sera demain le Sahara et pas la Méditerranée. Par conséquent, l’Union pour la Méditerranée reste une bonne idée. Elle n’a d’ailleurs pas échoué sur ses objectifs, mais du fait des révolutions arabes et de la crise financière de 2008. Nous pensons donc qu’il est temps de réexplorer cette idée et de travailler à sa mise en œuvre. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes, applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Gisèle Jourda.
Mme Gisèle Jourda. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il y a deux ans, l’Union européenne signait avec la Turquie un pacte migratoire de régulation des flux. Nous, sénateurs français, avions eu l’occasion d’analyser cet accord grâce aux travaux d’une mission d’information ayant pour objectif d’évaluer le bien-fondé et les conséquences de cette réponse, qui nous est apparue comme fragile, ambiguë et partielle face aux enjeux migratoires auxquels l’Europe a été et est confrontée.
À l’aune des mutations politiques dangereuses que connaît la Turquie ces derniers mois, en particulier la reprise du conflit armé entre l’État et le parti du peuple kurde, le bien-fondé de cet accord sombre peu à peu.
Pourtant, le 14 mars dernier, la Commission européenne dégageait une enveloppe supplémentaire de trois milliards d’euros destinée à aider la Turquie à accueillir les réfugiés syriens sur son sol. Cette seconde tranche d’aide montre qu’en dépit des tensions avec Ankara et des défauts de cet accord, ce dernier est encore mis en œuvre.
Bon nombre d’ONG et de personnalités politiques européennes ont appelé à une évaluation juridique de ce pacte. Cet accord serait en effet illégal parce qu’il reposerait sur le postulat erroné selon lequel la Turquie est un « pays tiers sûr ».
Une clarification de la nature de la protection offerte dans un « pays tiers sûr » s’impose. Si nous nous résignons à accepter de sous-traiter le droit d’asile à des pays tiers, ceci doit être au minimum garanti par le caractère effectif de la protection, qui doit être identique à celle qui est accordée dans l’Union européenne – je pense notamment à l’application du principe de non-refoulement.
La Turquie présente-t-elle vraiment un haut niveau de garanties et de protection pour les demandeurs d’asile ?
Le 25 avril dernier, les eurodéputés ont décidé de retirer la Turquie de la liste commune des pays d’origine sûrs. Mais, selon la Commission européenne, ce vote ne concerne pas l’accord bilatéral UE-Turquie, mais seulement les cas de nationaux turcs.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Peut-on penser que le retrait de la Turquie de cette liste aura un impact sur la situation ?
Qu’en est-il, madame la ministre ? Pouvez-vous nous donner la position du gouvernement français sur ce sujet ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Madame la sénatrice Gisèle Jourda, je voudrais rappeler que la déclaration Union européenne-Turquie de mars 2016 a permis que le nombre d’arrivées dans les îles grecques baisse de 97 % et que le nombre de décès de migrants en mer Égée soit divisé par 10. Ce dispositif a permis de lutter efficacement contre les filières de passeurs ; nous sommes donc attachés à sa poursuite et à sa reconduction.
Je rappelle aussi ce que je disais tout à l’heure : la Turquie est le pays au monde qui accueille le plus grand nombre de réfugiés. C’est un effort colossal, pour lequel nous avons des garanties en matière de qualité de la protection accordée à ces réfugiés. Je précise notamment que les enfants réfugiés, en Turquie, sont scolarisés. Je précise également que, grâce au soutien de l’Union européenne, les réfugiés qui se trouvent en Turquie ont accès aux soins.
Je voudrais plus généralement indiquer que nous travaillons à la poursuite de notre coopération avec la Turquie en matière d’aide aux réfugiés. Ce que vous avez mentionné à propos du Parlement européen est une discussion : ce n’est en rien une décision.
Je voudrais en outre préciser que l’aide européenne versée au profit des réfugiés en Turquie l’est très majoritairement, presque exclusivement, à des acteurs non étatiques – collectivités locales, associations – qui viennent en aide à ces réfugiés et font un travail qui mérite d’être salué.
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Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
M. le président. Madame la ministre, mes chers collègues, je suis particulièrement heureux de saluer la présence dans notre tribune d’honneur de Mme Christine Defraigne, présidente du Sénat belge. (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent, ainsi que Mme la ministre.)
Au nom du Sénat tout entier, je lui souhaite une cordiale bienvenue en cette journée de l’Europe.
C’est aussi l’occasion pour moi de souligner l’excellence des relations d’amitié et de travail entre nos deux institutions.
À l’issue de notre séance, Mme Defraigne aura un entretien avec le président Jean Bizet et le bureau de la commission des affaires européennes sur les grands sujets de l’actualité de l’Union européenne. (Mmes et MM. les sénateurs applaudissent, ainsi que Mme la ministre.)
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L’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières
Suite d’un débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. le président. Nous reprenons le débat, organisé à la demande de la commission des affaires européennes, sur l’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières.
Débat interactif (suite)
M. le président. Dans la suite du débat interactif, la parole est à M. Sébastien Meurant.
M. Sébastien Meurant. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de m’étonner que nous ayons ainsi coincé cet important débat entre deux ponts, comme si l’on souhaitait traiter la question des frontières européennes et de l’immigration en catimini.
M. Roger Karoutchi. Le 9 mai, c’est le 9 mai !
M. Sébastien Meurant. Une mésaventure qui m’est arrivée récemment renforce ma crainte en ce domaine. Rapporteur spécial de la mission budgétaire « Immigration, asile et intégration », j’avais souhaité me procurer un document signalé par la commission des affaires européennes « arrêtant une recommandation pour remédier aux manquements constatés lors de l’évaluation de 2016 de l’application, par la France, de l’acquis de Schengen dans le domaine de la gestion des frontières extérieures ».
Ce document – vous aurez remarqué le magnifique jargon technocratique qui le caractérise – émane de l’Europe. Mon collaborateur s’étant vu refuser la consultation de ce document, je me suis moi-même rendu à la commission des affaires européennes, où l’on m’a signifié que j’avais le droit de le lire, mais non de le copier ou d’en emporter un exemplaire, comme s’il était normal de cacher aux parlementaires des recommandations de l’Union européenne à la France sur un sujet parfaitement régalien.
Ma première question, madame la ministre, est donc la suivante : si l’on souhaite réconcilier les Français avec la politique et la construction européennes, ne pensez-vous pas qu’il serait légitime d’associer le peuple français et ses représentants aux débats fondamentaux portant sur notre sécurité, sur nos frontières et sur l’immigration ?
Ma deuxième question a trait à ce que votre ministère a fait en réponse à la recommandation du Conseil européen dont je parlais à l’instant. Cette recommandation m’a en effet fait froid dans le dos. On y lit que, dans le port de Calais, les informations ne circulent pas bien d’une équipe à l’autre ; qu’à Roissy, les effectifs sont insuffisants pour assurer les vérifications aux frontières, et qu’il y manque du matériel adéquat ; qu’à Orly, les contrôles des membres d’équipage laissent à désirer. Il s’agit de la France !
Pourriez-vous nous dire, madame la ministre, si ces graves défauts relevés par le Conseil européen existaient réellement, ou s’ils n’étaient qu’imagination de technocrates bruxellois ? Et si ces défauts existaient bel et bien, qu’avez-vous mis en place pour remédier à cette situation préoccupante pour la sécurité des Français et pour l’identité de la France ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur, je devrai me répéter – je vous prie à l’avance de m’en excuser –, mais il me semble que d’ici très peu de temps, vous aurez tout loisir de débattre et de vous exprimer sur la politique migratoire de notre pays. Je suis surprise que vous mettiez en avant le fait que la représentation nationale n’y soit pas associée ; c’est tout le contraire qui est vrai.
S’agissant du document que vous mentionnez, à ma connaissance, l’évaluation faite par la Commission européenne de la mise en œuvre par la France du dispositif de Schengen est pour le moment encore provisoire. Nous n’avons pas reçu d’évaluation définitive. Je ne suis donc en situation ni d’analyser cette évaluation ni d’y apporter une réponse. Je m’engage devant vous à revenir sur cette question et à vous répondre lorsque la Commission européenne nous aura adressé son évaluation définitive.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Madame la ministre, je voudrais vous faire part de l’inquiétude qui est la nôtre lorsque nous voyons l’absence de résilience des pays de l’Union européenne face à la crise migratoire. Il faut regarder ce qu’ont fait, en la matière, le Liban, la Turquie ou la Jordanie.
La crise humanitaire n’est pas terminée en Syrie : d’autres vagues peuvent arriver. Or l’absence de résilience conduit l’ensemble des pays européens à envisager leurs relations avec leurs voisins, en particulier leurs voisins du Sud, d’abord par le biais de cette politique migratoire – c’est profondément désastreux.
Nous ne parviendrons pas à faire quoi que ce soit, sur le long terme, si nous sommes obsédés par la gestion à court terme des migrations. Le cas échéant – on le sent bien chez certains responsables européens –, on préfère, à nos portes, des régimes autoritaires à des régimes démocratiques, au motif que ces derniers, s’ils peuvent bien représenter des solutions à long terme, nous posent problème à court terme. La pression à nos frontières n’ira qu’en s’aggravant tant que nous ne changerons pas de paradigme, tant que nous considérerons que des régimes autoritaires à nos portes sont une garantie de surveillance des frontières de l’Union européenne.
Madame la ministre, j’ai deux questions. D’une part, quelle est la position de la France face aux propositions de la Commission européenne tendant à conditionner l’attribution de visas à des ressortissants de pays dont les gouvernements refuseraient de donner des laissez-passer consulaires ?
D’autre part, la position de la France pourrait-elle être d’œuvrer en faveur d’une possibilité de contrôle parlementaire, tant par les parlements nationaux que par le Parlement européen, sur l’ensemble des moyens qui sont donnés par l’Union européenne aux pays du Sud avec lesquels nous développons des politiques de régulation migratoire ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Leconte, comment parler d’absence de résilience alors que l’Union européenne a accueilli, en 2015, à peu près 1,5 million de demandeurs d’asile d’un coup ?
Mme Esther Benbassa. Pas la France !
M. Jean-Yves Leconte. La Jordanie a fait plus !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Ne nous jetons pas toujours la cendre à la figure ! Sachons aussi reconnaître ce que l’Europe a su faire de positif.
Mme Esther Benbassa. L’Allemagne, la Suède, oui ; pas la France !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. La Jordanie a fait plus, la Turquie a fait plus, certes.
Je vous rappelle quand même, madame la sénatrice Benbassa, que beaucoup de demandeurs d’asile ne souhaitaient pas venir en France à cause du niveau de chômage qui y prévalait, et préféraient partir en Allemagne ou en Suède.
Mme Esther Benbassa et M. Pierre Ouzoulias. Vive le shopping !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. Je voudrais aussi indiquer que lorsqu’il s’agit d’un conflit comme le conflit syrien, il est assez habituel que les personnes fuyant une zone de guerre cherchent à rester à proximité, parce qu’elles ont l’espoir – et nous partageons cet espoir avec elles – de pouvoir revenir un jour dans leur pays d’origine. L’idée, lorsque l’on fuit son pays en guerre, n’est pas nécessairement de partir sur un autre continent.
Vous m’interrogez sur la position qui est la nôtre en matière de laissez-passer consulaires.
Nous souhaitons clairement une amélioration de la délivrance des laissez-passer consulaires par les pays dont sont originaires des migrants économiques illégaux que nous voulons raccompagner. Nous menons ce dialogue avec l’ensemble de ces pays, comme le font aussi, bilatéralement, nos partenaires européens. Et la question de la délivrance de visas, en particulier de visas officiels, à un certain nombre de ressortissants de ces pays, est posée.
Vous m’interrogez également sur le contrôle parlementaire de l’aide au développement européenne. Mais le Parlement européen contrôle l’aide au développement versée par l’Union européenne. Si vous avez, monsieur le sénateur, une question particulière et un souhait particulier s’agissant de ces questions de contrôle, je vous invite à me les communiquer et je vous répondrai par écrit.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour la réplique.
M. Jean-Yves Leconte. Il ne s’agit pas que de l’aide au développement : des financements particuliers sont donnés dans le cadre de la régulation des flux migratoires. Pour ce qui concerne ces politiques, qui ne sont pas des politiques d’aide au développement européennes, à l’évidence, nos collègues députés européens se heurtent à des blocages – ils nous le disent – dès qu’ils demandent ce qu’il en est de l’usage des fonds.
Si l’on veut régler le problème à long terme, on ne peut pas se contenter de donner de l’argent aux gouvernements qui, y trouvant une source de revenus, délivreront les laissez-passer consulaires. Il faut travailler sur le long terme !
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – Ah ! sur d’autres travées.)
M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, madame la ministre, pour une fois, je serai d’accord avec mon collègue Leconte – il faut qu’il s’en remette : ceci ne se produira pas souvent. (Sourires.)
Madame la ministre, on a l’impression que tous ces débats ne servent à rien. Quant à moi, j’ai voté pour le « non » à Maastricht, après quoi je suis presque devenu un gentil garçon européen. Franchement, à suivre les débats européens sur les problèmes d’immigration, on se demande si on est sur la même planète !
Dans la pratique, soit il s’agit de débats très techniques, et de modifications à la marge, soit les vrais problèmes ne sont pas abordés. J’ai écouté sur ces questions Mme Merkel en juillet dernier, le président de la Commission européenne en octobre, mais aussi l’actuel président de la République qui, lorsqu’il était candidat, parlait d’un plan Marshall pour l’Afrique. Si l’on veut réguler l’immigration, disait-il, il faut se décider à consacrer des moyens à un tel plan ; à défaut, de toute manière, et quelles que soient les bornes et les réglementations existantes, lorsque surviendra l’explosion démographique en Afrique, où voulez-vous qu’aillent les Africains, sinon par définition vers l’Europe ?
Or je constate que le Parlement européen et la Commission européenne n’avancent pas d’un iota sur ce sujet. Le budget européen est ridicule. On va donner trois francs six sous, ou plutôt trois euros six sous, à l’un, deux euros six sous à l’autre. Mais, en réalité, il n’y a pas de plan Marshall, pas de décisions d’investissement, pas de vraie politique consistant à identifier la source de l’immigration et les moyens d’aider à la tarir, donc à faire en sorte que ces hommes et ces femmes n’aient plus besoin de venir vers l’Europe. Tant qu’on ne le fait pas, pardonnez-moi, madame la ministre, on ne fait que du bricolage ! Et cette situation peut perdurer longtemps.
Je suis, moi, pour le contrôle des frontières, pour la révision de Dublin, pour la révision de Schengen, pour une politique plus ferme en matière d’immigration. Mais je suis aussi pour un vrai plan Marshall, et nous en sommes très loin. Que fait la France en la matière ?
M. Dominique de Legge. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Karoutchi, j’espère ne pas vous effrayer, mais je crois que je suis d’accord avec vous.
M. Roger Karoutchi. Je m’en vais, alors ! (Sourires.)
M. André Gattolin. Les grands esprits… !
Mme Nathalie Loiseau, ministre. C’est l’effet du 9 mai, une fois par an ! Mais je vous promets que je ne le répéterai pas. (Nouveaux sourires.)
Je voudrais tout de même vous rassurer : l’Union européenne est le premier donateur d’aide à l’Afrique. Pays membres et Union européenne confondus, ce sont 19 milliards d’euros d’aide au développement qui viennent d’Europe vers l’Afrique chaque année. S’agissant de l’aide plus spécifiquement destinée à lutter contre les migrations, le Fonds fiduciaire d’urgence atteint 3 milliards d’euros, et nous allons chercher à l’abonder de nouveau, tant avec des crédits européens qu’avec des crédits émanant des États membres.
Pour ce qui concerne la France, vous connaissez l’engagement du Gouvernement à augmenter le niveau de l’aide au développement à hauteur de 0,55 % du PIB, et à concentrer cette aide au développement en direction de l’Afrique et, en Afrique, en direction des pays qui en ont le plus besoin, qui se trouvent au Sahel.
Je n’ai parlé que d’aide au développement ; je n’ai pas parlé de notre action militaire, qui sert aussi à la stabilisation de cette partie de l’Afrique et à la lutte contre le djihadisme, ce dernier comptant parmi les raisons pour lesquelles des Africains choisissent de migrer vers l’Europe. Ce faisant, par notre action, qui est nationale, avec Barkhane, mais pour laquelle des partenaires européens, notamment, nous rejoignent, nous contribuons à la stabilisation du Sahel et à la lutte contre les origines des migrations.
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour la réplique.
M. Roger Karoutchi. J’entends bien, madame la ministre. Mais beaucoup de Français, et beaucoup d’élus, sont, comme moi, pour une politique de meilleur contrôle à l’entrée sur le territoire, pour une politique qui rompe avec le droit d’asile à tout va, lequel n’a plus de sens : s’il y a 102 000 demandeurs d’asile, c’est que tous ne fuient pas les persécutions ! C’est ainsi ! Et si l’on veut respecter le droit d’asile, il faut le ramener à sa vraie valeur.
Mais, en même temps, comme dirait le Président de la République, je suis conscient que si l’on ne change pas la donne chez nos voisins, nous serons perpétuellement sous la pression.
Faites les deux, madame la ministre ! (M. Antoine Lefèvre applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Cyril Pellevat.
M. Cyril Pellevat. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans le respect des accords de Schengen, plusieurs pays ont rétabli les contrôles à leurs frontières nationales : l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Suède, la Norvège, l’Italie, la République tchèque, la Slovaquie, la Belgique, la Pologne, Malte et la France. Les autres l’ont fait en raison de la crise migratoire ; nous l’avons fait pour contrer la menace terroriste à la suite des attentats du 13 novembre 2015.
Mais la crise migratoire nous touche tout autant que les autres. L’Union européenne fait face à une crise sévère, qui nourrit d’ailleurs des mouvements populistes dans nombre de ses États membres. En 2017, les États membres de l’Union européenne ont accordé un statut protecteur à 538 000 demandeurs d’asile venant principalement de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Les principaux pays ayant accordé un statut sont l’Allemagne, pour 60 % du total, la France, l’Italie, l’Autriche, la Suède, la Grèce, la Belgique et le Royaume-Uni.
Face à la crise migratoire qui a commencé en 2015, l’Union européenne n’a pas toujours vu juste. Le système des hotspots a par exemple échoué. Il s’agissait de centres d’enregistrement des migrants destinés à répartir les nouveaux arrivants. L’Union européenne a été mise face à la faiblesse de sa politique d’immigration et d’asile.
Selon vous, madame la ministre, quels sont les principaux impacts de cette crise migratoire ? Elle a connu son apogée en 2016, mais elle perdure. Rappelons que l’Union européenne, ce sont 500 millions d’habitants, dont 35 millions sont nés à l’extérieur des frontières, 20 millions sont étrangers et 1 million sans papiers. Les conflits, notamment en Syrie, perdurent. Les migrants venant d’Afrique sont très nombreux également. Les migrants économiques se mêlent aux réfugiés de guerre.
Hormis le renforcement des contrôles aux frontières, l’une des solutions semble résider dans une meilleure coopération de l’Europe avec les pays tiers. Madame la ministre, pouvez-vous nous dire comment l’Union européenne entend renforcer la lutte contre l’immigration irrégulière ?
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur Pellevat, je voudrais revenir sur un chiffre : 100 000 demandes d’asile, ou presque, ont été formulées en France en 2017. Il s’agit effectivement d’un nombre élevé : au moment où, dans d’autres pays de l’Union européenne, ce nombre décroissait, il augmentait encore dans notre pays.
Mais je voudrais apporter une indication qui me paraît aussi importante pour éclairer l’ensemble de notre débat : la première nationalité de demandeur d’asile, en France, en 2017, est la nationalité albanaise. Il ne s’agit donc pas de Sahéliens, de Syriens ou d’Irakiens ; ces Albanais viennent dans l’Union européenne sans avoir besoin de demander de visa et, une fois sur le sol de l’Union, pour une partie d’entre eux, demandent l’asile.
Sur ce sujet, nous sommes mobilisés. Nous sommes mobilisés bilatéralement, avec l’Albanie, d’abord et avant tout pour lutter contre la criminalité organisée, contre les trafics d’êtres humains, sans lesquels ces personnes ne pourraient pas venir et rester sur notre territoire.
Je voulais faire cette réponse, car je constate, à la lumière de l’ensemble des échanges que nous avons eus, que notre vision de la situation des demandes d’asile en France pouvait être parfois biaisée ou influencée par les discours politique ou médiatique. Nous devons traiter cette question de l’immigration en provenance d’un pays des Balkans.
Pour le reste, je crois avoir déjà répondu précédemment à votre question.
Il faut renforcer les frontières extérieures et le contrôle des frontières extérieures, avec une augmentation à la fois des moyens de FRONTEX et de ceux donnés aux États membres.
Il faut aussi harmoniser le régime européen de l’asile, afin de permettre le rapprochement des critères et des procédures et de faire en sorte qu’il y ait plus de responsabilité à l’entrée. Vous avez évoqué l’échec des hot spots. Mais c’était l’échec de la responsabilité. Nous devons faire plus et mieux dans les pays de première entrée.
Il faut également faire en sorte qu’un mécanisme de solidarité partagé par tous – la solidarité au sein de l’Union européenne ne doit pas être un vain mot – fonctionne en cas de crise grave.
Il faut enfin mieux travailler au développement des pays d’origine, ainsi qu’à la stabilisation des pays de transit.
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.
M. Roger Karoutchi. Une petite dernière pour la route ! (Sourires.)
Madame la ministre, l’Europe a-t-elle encore un poids à l’échelon international ? A-t-elle réussi à se doter d’une politique étrangère, d’une politique de défense, bref d’une politique tout court qui ait une influence ?
Nous venons de voir le président des États-Unis retirer son pays de l’accord sur le nucléaire iranien, sous les applaudissements de l’Arabie saoudite, de l’Égypte, des pays du Golfe, du Maroc, qui, lui, a rompu ses relations avec l’Iran. J’entendais à l’instant M. le ministre des affaires étrangères indiquer à l’Assemblée nationale que cela était, certes, regrettable, mais que l’accord ne contenait effectivement rien sur la balistique de l’Iran ou sur les tentatives d’hégémonie de ce pays sur le Proche-Orient.
Par conséquent, madame la ministre, ma question est simple. Je me suis rendu en Israël la semaine dernière avec une délégation de membres du groupe France-Israël, présidé par M. Dallier ; l’Europe est considérée par les Israéliens, et pas seulement par eux, comme ayant un peu « dévissé » à l’échelon international. En tout cas, elle n’apparaît plus forcément comme une puissance susceptible d’apporter une garantie. Nous avons un vrai problème à cet égard.
N’avez-vous pas le sentiment que, s’agissant de l’Iran ou d’autres dossiers, nos interlocuteurs n’ayant pas une grande confiance dans la puissance ou l’unité de décision de l’Europe, celle-ci soit en réalité un lion d’argile, capable certes de rugir, mais pas de faire peur à qui que ce soit ?
Mme Françoise Gatel. Bravo !
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Nathalie Loiseau, ministre auprès du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. Monsieur le sénateur, je ne vais pas vous faire une réponse « pour la route ». (Sourires.)
Nous venons de débattre pendant plus d’une heure de l’attractivité de l’Europe pour des centaines de milliers de personnes à travers le monde. Nous savons aussi qu’un certain nombre de pays sont candidats à l’adhésion à l’Union européenne. Nous ne voyons jamais notre attractivité ; nous ne voyons que nos faiblesses.
Nous avons regretté le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire signé avec l’Iran. Et, dans le concert des nations, peu nombreux sont ceux qui applaudissent. Ceux qui, comme nous, considèrent que l’accord reste valable et qu’il faut toujours en être partie prenante sont infiniment plus nombreux.
Certes, il faut élargir l’accord et avoir une préoccupation forte concernant les activités balistiques de l’Iran ou son rôle au Moyen-Orient ; nous l’avons dit. Le Président de la République est allé en parler avec le président américain, qui a lui-même laissé la porte ouverte à un futur accord. Ce sera très précisément le rôle de l’Europe – mais, vous avez raison, pour cela, il faut une Europe unie, parlant d’une seule voix – de convaincre les uns et les autres de revenir à la table et de faire en sorte que l’accord nucléaire iranien, qui était un immense progrès dans la lutte contre la prolifération, puisse trouver un nouveau développement.
Il serait tout de même paradoxal que l’Iran soit puni d’avoir respecté cet accord au moment où la Corée du Nord, qui, elle, est allée jusqu’au développement d’armes nucléaires, serait récompensée de n’avoir respecté aucun traité international.
Vous avez évoqué la nécessité de bâtir une Europe de la défense. C’est précisément ce que nous faisons. On en a parlé pendant soixante ans sans rien faire ; depuis six mois, on en parle moins, mais on agit beaucoup plus. Je pense à la coopération structurée, à l’ébauche d’un fonds européen de défense et au projet français d’initiative européenne d’intervention, qui permettra demain de travailler sur des opérations extérieures, y compris en gardant le partenaire britannique, dont nous savons qu’il est, avec la France, le seul capable de mener des opérations extérieures efficaces dans le haut du spectre.
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour la réplique.
M. Roger Karoutchi. Madame la ministre, si même vous rendez hommage à l’action de M. Trump en Corée du Nord, je ne sais que dire ! (Sourires.)
M. André Gattolin. On reste sans voix !
M. Roger Karoutchi. Alors que tous les régimes précédents n’avaient pas réussi à mettre d’accord la Corée du Sud et la Corée du Nord, M. Trump, considéré comme quelqu’un de totalement inculte, y parvient. Finalement, il y a des choses à prendre chez un peu tout le monde.
Je vais vous dire ce qui m’a le plus choqué. Étant un gaulliste frénétique, je considère que la politique de la France ne se fait pas à la corbeille. Or j’ai entendu un certain nombre de ministres indiquer que le retrait de M. Trump créait un problème pour les entreprises françaises installées en Iran, celles-ci ayant triplé leur chiffre d’affaires depuis trois ans. Je le dis – avec tout le soutien que j’apporte aux entreprises françaises – : la France, ce ne sont pas les entreprises qui s’installent en Iran ; la France, c’est la paix, les droits de l’homme et la liberté ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
M. le président. Pour conclure ce débat, la parole est à M. le président de la commission.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, je me réjouis tout d’abord de la qualité de nos échanges. Je remercie Mme la ministre de s’être prêtée au jeu des questions-réponses. Je salue la présence de nombre de nos collègues en cette journée de l’Europe, placée cette année entre deux ponts.
Notre collègue Roger Karoutchi a tout à fait raison de se désoler du temps européen, qui est très long, trop long. Le temps européen est celui des alliances, des accords et des votes à la majorité, à la majorité qualifiée, voire à l’unanimité des Vingt-Sept. Aujourd’hui, le temps politique et géostratégique est beaucoup trop long par rapport au temps économique. Nous ne pouvons que le déplorer.
Plusieurs questions ont porté sur la gestion des problématiques migratoires. Notre collègue Roger Karoutchi a regretté que l’Europe ne soit pas suffisamment considérée comme une puissance.
C’est pourtant le fil conducteur que nous avons mis en exergue dans le cadre du groupe de suivi que M. le président du Sénat a chargé la commission des affaires étrangères et la commission des affaires européennes d’organiser : l’Europe doit affirmer sa puissance, dans ce moment difficile où nos amis britanniques nous quittent.
La défense, la sécurité intérieure et la gestion de la crise migratoire sont par essence des questions régaliennes. L’Europe doit apporter sa plus-value à son rythme. En général, ce qu’elle fait, elle le fait bien. Mais elle le fait beaucoup trop lentement, ce qui ne passe pas très bien aux yeux de nos concitoyens.
En matière de lutte contre le terrorisme, la création d’une Union de la sécurité et l’amélioration de l’alimentation, de l’utilisation et de l’interopérabilité des bases de données européennes sont essentielles. Je voudrais que la France se fasse davantage entendre à Bruxelles, afin que 85 % des données venant des États membres ne soient pas fournies uniquement par cinq d’entre eux.
J’en viens à la sécurité intérieure. Il est extrêmement important que chaque État membre se dote d’un PNR national.
La défense doit reposer sur une vision stratégique partagée, fondée sur une revue stratégique de la défense européenne. Le couple franco-allemand est essentiel. Disons-le clairement : il a été en difficulté depuis quelques années ; aujourd’hui, il semble de nouveau sur le bon chemin. Au sein de la commission des affaires européennes du Sénat, nous avons souhaité la mise en place d’un Conseil européen de sécurité, d’une structure permanente de planification de commandement et de conduite des missions militaires.
Madame la ministre, j’ai écouté votre réponse sur le contrôle effectif des frontières extérieures et le renforcement opérationnel de FRONTEX. Vous avez indiqué qu’il pourrait y avoir une action sur un État membre après avis et décision du Conseil, sur demande d’un État membre. J’espère que la demande ne prendra pas trop de temps. Nous ne sommes pas dans une structure fédérale, et cela ne sera jamais le cas, ou, du moins, pas avant des lustres. L’Union est une confédération d’États-nations. Ne prenons pas trop de temps pour décider d’une telle action, si ne nous voulons pas que l’Europe perde de sa puissance et de sa crédibilité.
L’Europe doit apporter un appui plus généreux de ses fonds de cohésion. Nous avons manqué de générosité et de solidarité à l’égard de l’Italie. C’est sans doute ce qui explique les résultats électoraux du Mouvement 5 étoiles. Faisons très attention à cela.
Comme je l’ai souligné tout à l’heure, la politique de retour ne fonctionne pas. L’esprit de La Valette s’inscrit précisément dans celui des propos que Robert Schuman avait prononcés le 9 mai 1950. Pour ma part, j’aimerais une approche un peu plus « autoritaire » : tout pays tiers qui n’accepterait pas d’entrer dans le jeu d’une politique de retour ne devrait plus être bénéficiaire d’une aide au développement. L’Europe est un grand pays, solidaire et généreux. Mais la générosité a des règles. Nous savons très bien qu’un certain nombre d’États, notamment africains, n’accordent des retours et des réintégrations que sur les doigts d’une seule main. Nous ne pouvons pas accepter cela. De mémoire, le dernier cadre financier pluriannuel prévoyait 55 milliards d’euros d’aide au développement, distribués ensuite par l’ONU. On perd un peu la « traçabilité » de ces aides. Je souhaite que la France puisse tenir un tel discours.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Notre collègue Philippe Pemezec a parlé de « quotas » et de « plafonds » ; ce sont des mots que l’on n’entend pas beaucoup en France, mais de grandes démocraties ont décidé d’y recourir. Elles ne sont pas moins bien considérées sur la scène internationale.
Si l’on peut se réjouir dans la première approche du cadre financier pluriannuel, qui dote cette politique d’un certain nombre d’allocations financières, je regrette – mais ce sera l’objet d’un autre débat – que cela s’effectue au détriment de la politique agricole commune et des fonds de cohésion, qui ont tous deux leur importance ; ce n’est pas notre collègue François Patriat qui me démentira.
M. le président. Il faut vraiment conclure !
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. La politique agricole commune reste éminemment stratégique : bien qu’ancienne, elle n’a jamais été aussi moderne. Nous en débattrons prochainement de nouveau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’Union européenne face aux défis de la sécurité, des migrations et des frontières.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures quinze, est reprise à seize heures vingt.)
M. le président. La séance est reprise.
7
L’Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l’innovation, du numérique et de l’intelligence artificielle
Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la commission des affaires européennes, sur l’Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l’innovation, du numérique et de l’intelligence artificielle.
Nous allons procéder au débat sous la forme d’une série de questions-réponses dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je vous rappelle que l’auteur de la demande du débat disposera d’un temps de parole de huit minutes, puis le Gouvernement répondra pour une durée équivalente.
À l’issue du débat, l’auteur de la demande disposera d’un droit de conclusion pour une durée de cinq minutes.
Dans le débat, la parole est à M. le président de la commission auteur de la demande.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en ce 9 mai, journée de l’Europe, le second débat européen portera donc sur les défis en matière de compétitivité, d’innovation, de numérique et d’intelligence artificielle. Certains de nos collègues – je songe à André Gattolin et à Colette Mélot – sont très compétents sur ces sujets.
M. Loïc Hervé. C’est vrai !
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. La compétitivité économique de l’Union européenne est un défi majeur.
Le marché unique est une grande réalisation. Mais il doit d’abord être un atout pour les producteurs européens. Certes – et heureusement ! –, l’Europe n’a pas fait le choix du repli, dont les conséquences économiques seraient néfastes. Elle s’est ouverte sur le monde. Mais, en acceptant l’ouverture, elle doit aussi veiller à préserver ses intérêts économiques. Nous souhaitons en particulier que l’Union soit ferme et unie face aux initiatives américaines concernant l’aluminium et l’acier. Où en est-on des discussions avec les autorités américaines ? Nous attendons vos réponses sur ce sujet qui fait votre quotidien, madame la secrétaire d’État.
Le marché unique doit bénéficier aux producteurs européens. Pour cela, l’action de l’Union doit développer une ambition. Or nous sommes loin d’une véritable stratégie industrielle européenne qui permettrait à notre continent de reconquérir le terrain perdu dans ce domaine.
L’Europe doit rattraper son retard en matière d’investissement. Nous avons soutenu l’augmentation de la capacité et de la durée du Fonds européen pour les investissements stratégiques. La Commission européenne propose désormais de créer un nouveau fonds d’investissement qui permettrait, par le jeu de garanties, de mobiliser 650 milliards d’euros d’investissements. Il faut parallèlement lever les obstacles réglementaires aux investissements.
L’énergie doit être une priorité. L’Europe ne sera pas compétitive sans une énergie sécurisée, accessible et bon marché. Nous appuyons le projet d’une Union de l’énergie, tout en veillant à une bonne articulation entre les compétences de l’Union et celles des États membres. Pouvez-vous nous éclairer sur l’état des discussions en cours sur le paquet de textes présentés par la Commission européenne ?
Je voudrais également souligner que les membres de la commission des affaires européennes du Sénat ont été extrêmement attentifs s’agissant de l’émergence de Nord Stream 2. L’Allemagne sera demain un hub gazier européen. À mon avis, cela l’oblige économiquement et politiquement à certains engagements vis-à-vis d’autres États membres.
L’innovation doit constituer une autre priorité. L’Europe peut apporter une réelle plus-value dans ce domaine. La Commission européenne propose un nouveau programme, intitulé Horizon Europe, doté de 97,6 milliards d’euros, soit 53 % d’augmentation par rapport au cadre actuel. Elle souhaite afficher clairement la priorité accordée à l’innovation, avec un Conseil européen de l’innovation, qui constituerait un guichet unique en matière d’innovation de rupture. Quelle est l’appréciation du Gouvernement sur ces initiatives ?
Personnellement, j’attire depuis quelque temps déjà l’attention du Gouvernement sur deux points bien particuliers. D’une part, l’Europe n’est pas dotée de supercalculateurs de nouvelle génération alors que nos voisins d’outre-Atlantique et le bloc asiatique le sont. D’autre part, sur le sujet un peu délicat de l’évolution de la sélection variétale et les biotechnologies, j’aimerais avoir votre analyse à propos des fameux NBT, pour New Breeding Techniques, qui constituent à mon avis un passage obligé s’agissant de la compétitivité de certaines filières agricoles.
Dans cette mobilisation pour la compétitivité européenne, l’Union économique et monétaire doit occuper une place centrale. C’est pourquoi son approfondissement doit demeurer une priorité. Dans le cadre du groupe de suivi sur la refondation, le Sénat avait formulé des propositions. Pour le prochain cadre financier, la Commission européenne prévoit un programme de soutien aux réformes, à hauteur de 25 milliards d’euros, et une fonction de stabilisation de l’investissement, avec une capacité de prêts de 30 milliards d’euros. Une feuille de route franco-allemande a été annoncée. Mais, à ce stade, on constate plutôt des divergences. Cela nous désole. Pouvez-vous nous rassurer sur une position commune de la France et de l’Allemagne d’ici au prochain sommet de la zone euro et au Conseil européen de fin juin ?
Le numérique est un autre grand défi de l’heure. L’Europe a pris conscience de son retard dans l’innovation et la régulation, mais également de sa faiblesse vis-à-vis des grands acteurs privés de l’internet. Face à des comportements contestables, comme l’optimisation fiscale ou l’abus de position dominante, les pouvoirs publics paraissent plus enclins à la fermeté. La Commission européenne a proposé une stratégie globale et ambitieuse. L’entrée en vigueur du règlement sur la protection des données personnelles doit être saluée.
Et si l’Europe a eu un retard technologique important, elle a, je le crois, aujourd’hui ouvert une nouvelle porte, celle de l’éthique. Songeons au contentieux entre Facebook et Cambridge Analytica. Il y a là, me semble-t-il, une piste à creuser de plus en plus.
Le droit européen de la concurrence doit être aussi plus efficace. Le Sénat préconise de simplifier le déclenchement des mesures conservatoires, afin d’éviter que ne persistent des entorses aux règles de concurrence pendant la durée souvent très longue des procédures déclenchées par la Commission européenne. Je pense à l’affaire Google ou – c’est le dossier de l’heure – à l’affaire Air France-KLM, à la suite du contentieux entre l’entreprise et Ryanair ou certaines compagnies du Golfe.
Nous devons encadrer spécifiquement les plateformes numériques structurantes pour l’économie, en leur appliquant notamment le principe de loyauté. Que peut-on attendre des propositions de la Commission européenne dans ce domaine ?
Nous devons aussi parvenir à une taxation effective des revenus créés par l’activité numérique, en matière de fiscalité directe comme indirecte, avec une assiette rattachée au territoire de l’activité effectivement réalisée, que l’on appellerait « présence digitale significative ». Pouvez-vous éclairer le Sénat sur les discussions en cours ?
Je regrette que le Conseil européen n’ait pas cru bon d’adopter la position de la France en la matière et ait préféré se retrancher sur la position de l’OCDE. Je sais bien que la position française n’est pas parfaite. Mais le dispositif aurait au moins le mérite d’être enclenché dès maintenant.
À l’ère numérique, le droit d’auteur et les droits voisins doivent être pérennisés par une assise territoriale réservée. Il faut parallèlement veiller à favoriser l’accès aux œuvres et à préserver la juste rémunération des auteurs et le financement de la diversité culturelle. Nous avons besoin d’un pilotage stratégique et d’une grande cohérence entre la politique de concurrence et la politique industrielle. Il faut soutenir la croissance des start-up européennes en Europe, en mobilisant les outils de financement et en levant les barrières à leur développement européen. L’Union européenne doit aussi défendre son ambition numérique dans les négociations commerciales en cours.
Je veux souligner l’enjeu de la cybersécurité et l’importance stratégique de développer des compétences et des capacités publiques et privées. C’est la souveraineté proprement dite des États qui peut être mise à mal, de même que le développement d’une économie numérique, lequel ne peut que reposer sur la confiance de ses acteurs. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie tout d’abord de votre invitation. Nous le savons tous : le cadre européen est primordial pour notre économie. Et quel meilleur jour pour débattre des défis auxquels fait face l’Union européenne en matière de compétitivité, d’innovation, de numérique et d’intelligence artificielle ?
Nous vivons une époque où les innovations structurantes, les évolutions techniques, les approches nouvelles en termes de production, de collaboration, de services ou de consommation s’accélèrent fortement et bouleversent non seulement les chaînes de valeur, mais aussi nos modes de vie.
Ce qui est frappant également, c’est que l’origine de ces innovations se diversifie. Elles ne sont plus l’apanage des grandes puissances occidentales ni de grands groupes industriels historiquement établis. Il faut de plus en plus raisonner en dynamique, et anticiper plutôt que s’adapter.
La compétitivité de l’Europe dans la durée repose largement sur sa capacité à intégrer les nouvelles technologies dans les produits de ses entreprises, dans les processus de production, dans leurs relations avec les clients et les partenaires.
Dans la concurrence mondiale, notre continent a des atouts majeurs à faire valoir : une recherche de qualité, un tissu d’entreprises dynamiques, des têtes de filières qui créent de l’activité au sein de l’Union européenne, des compétences et des valeurs.
Mais il faut aller plus loin si nous voulons que l’Union européenne joue pleinement son rôle de grande puissance économique mondiale au profit des citoyens européens.
Nous devons définir et défendre une stratégie industrielle vraiment européenne, notamment sur l’innovation de rupture ; ce sera le premier thème de mon intervention. Nous devons aussi défendre nos valeurs, que ce soit en menant une politique commerciale ferme et sans naïveté ou en répondant aux défis posés par le développement des acteurs numériques ; ce sera le second thème de mon propos.
La période est décisive, car nous devons prouver notre capacité à relever ces défis, en particulier avec le lancement des discussions sur le prochain budget européen, qui doit être à la hauteur des enjeux.
Premier point, nous devons bâtir une Europe de l’industrie, à la pointe de l’innovation de rupture.
Face à la Chine ou aux États-Unis, une stratégie industrielle purement nationale n’a plus grand sens. Le Gouvernement entend bien pousser auprès de la Commission et de nos partenaires européens des initiatives ambitieuses et concrètes en matière de politique industrielle européenne.
C’est à l’échelle européenne que nous pouvons créer des écosystèmes industriels de pointe et des « champions » capables de peser sur la scène mondiale. C’est aussi par l’Europe que pourra s’établir notre autonomie stratégique dans des technologies-clés : la cybersécurité, le véhicule autonome et connecté, l’aéronautique et l’espace, l’intelligence artificielle. L’Europe nous donne la force de frappe nécessaire pour mener de grands projets industriels intégrés, du laboratoire à l’usage : dans les supercalculateurs, par exemple, ou les nanotechnologies. En matière de R&D, l’Union européenne s’est dotée de bons instruments, mais ils concernent surtout l’innovation incrémentale.
Les sujets complexes d’innovation radicale méritent une approche spécifique et un cadre fortement mutualisé en Europe.
Notre puissance de feu en matière d’innovation de rupture est déterminante pour notre compétitivité. Elle repose sur des projets qu’on appelle « deep tech », c’est-à-dire très intensifs en recherche et développement, qui requièrent dès le départ des financements massifs et risqués. La bonne échelle, c’est donc l’échelle européenne.
Pour répondre à cet impératif, le Président de la République a proposé la création d’une agence européenne pour l’innovation de rupture. Nous ne pouvons pas prendre de retard. Dès 2019, un prototype d’agence doit être mis en place au niveau européen.
Enfin, nous devons saisir le tournant de l’intelligence artificielle. Au niveau national, d’abord, où c’est une priorité avec le déploiement de 1,5 milliard d’euros en cinq ans, mais surtout avec un programme très structuré. En Europe, ensuite, en soutenant la stratégie formulée par la Commission européenne, en particulier sur les trois axes proposés : la compétitivité technologique et économique ; l’anticipation des changements socio-économiques ; la création d’un cadre juridique et éthique.
Comme vous l’avez mentionné, monsieur le président de la commission des affaires européennes, le paquet énergie-climat est également un sujet essentiel pour notre industrie. Nous entendons bien pousser à la mise en œuvre des conclusions de la COP21, en particulier en ce qui concerne les enjeux environnementaux, tout en prenant en compte les défis industriels de certains secteurs – je pense notamment aux électro-intensifs.
Deuxième point : nous voulons une Europe ouverte, mais également capable de défendre ses valeurs, ses intérêts et son modèle économique. Il est absolument nécessaire de défendre des relations commerciales ouvertes et réciproques, à l’heure où se développent des pratiques commerciales déloyales et la tentation du protectionnisme. Nous devons agir fermement, dans le respect du droit, pour défendre, moderniser et renforcer les règles du commerce international et permettre ainsi à nos entreprises d’évoluer dans un environnement sûr et favorable à l’innovation et aux investissements.
Mais ouverture ne signifie pas naïveté ; nous voulons aussi nous protéger lorsque des pays tiers ciblent, de façon parfois agressive, des entreprises stratégiques en Europe. C’est pourquoi nous devons adopter rapidement le règlement sur le filtrage des investissements étrangers en Europe.
S’agissant des enjeux nouveaux liés à l’économie numérique, l’Europe doit proposer un modèle juste et efficace. Elle a su le faire en matière de protection des données personnelles. Il faut avancer sur deux autres défis qui sont posés.
D’une part, sur la fiscalité : il n’est pas acceptable que les grandes entreprises du numérique ne paient que 9 % d’impôts en Europe, contre 23 % pour les acteurs traditionnels.
M. Loïc Hervé. C’est vrai !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État. C’est non seulement injuste, mais aussi dangereux pour notre compétitivité et pour nos finances publiques.
D’autre part, sur la concurrence : c’est un fait, les distorsions de concurrence existent pour les plateformes qui n’ont pas les mêmes obligations réglementaires, sociales et fiscales.
Nous sommes déterminés à contrôler et à sanctionner les pratiques déloyales, car il faut assurer la juste concurrence et des relations commerciales équilibrées entre les acteurs économiques. Nous le faisons sur le plan national. En mars dernier, Bruno Le Maire a assigné Google et Apple en justice pour pratiques commerciales abusives, comme il l’avait fait contre Amazon en 2017.
Nous portons ces principes au sein de l’Union, où nous voulons une régulation européenne des relations d’affaires des plateformes avec leurs partenaires. La France s’est mobilisée pour que la Commission européenne propose un tel encadrement, et nous soutenons entièrement le projet déposé le 26 avril dernier, en particulier la mise en place d’un observatoire européen sur la loyauté des plateformes numériques. Ce projet doit aboutir.
M. Loïc Hervé. Très bien !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État. Pour conclure ce propos, mesdames, messieurs les sénateurs, avant de revenir plus en détail sur les nombreux points soulevés par M. le président de la commission des affaires européennes, lesquels ne manqueront pas, j’en suis certaine, de susciter d’autres questions, je souhaite dire que nous voulons une Europe qui défend ses intérêts, une Europe qui met au cœur de ses projets la compétitivité et l’industrie, une Europe qui se positionne avec force sur les grands enjeux technologiques d’avenir. Voilà les grands messages que je souhaitais vous adresser en ouverture de ce débat. Je me ferai un plaisir de préciser tous ces points en répondant à vos questions. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste. – M. le président de la commission des affaires européennes et Mme Colette Mélot applaudissent également.)
Débat interactif
M. le président. Mes chers collègues, chaque orateur dispose de deux minutes maximum pour présenter sa question avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, mais uniquement s’il n’a pas dépassé le temps de parole de deux minutes imparti pour présenter sa question.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Jean-Noël Guérini.
M. Jean-Noël Guérini. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mes chers collègues, au sommet de Tallinn du 29 septembre 2017, il a été décidé de faire de l’Europe un chef de file au niveau mondial dans le domaine du numérique. Le Conseil européen du 19 octobre a acté cette volonté partagée par tous les États membres. Dans ses conclusions, le Conseil a énuméré un certain nombre de chantiers à ouvrir ou à approfondir dans la perspective de l’Europe numérique. Parmi ceux-ci, je veux évoquer en particulier celui de l’approche commune de la cybersécurité.
Comme l’a rappelé Jean-Claude Juncker dans son discours sur l’état de l’Union, « les cyberattaques sont parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties et des économies que les fusils et les chars ». En effet, la lutte contre les cyberattaques représente un défi majeur. En 2016, on a recensé 4 000 attaques par rançongiciel chaque jour et 80 % des entreprises européennes ont été touchées par au moins un accident lié à la cybersécurité.
Au regard de la rapidité des évolutions technologiques et de l’ampleur du défi, il y a urgence à agir et à mobiliser les moyens. Aux États-Unis, l’investissement consacré à la cybersécurité est quatre fois plus élevé qu’en Europe.
La commissaire européenne à l’économie et à la société numériques a demandé un doublement du budget qui couvrira les priorités numériques pour atteindre 70 milliards d’euros. Quelle pourrait être, madame la secrétaire d’État, la part consacrée à la cybersécurité ?
Par ailleurs, l’Union européenne envisage de transformer l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information en véritable agence de cybersécurité de l’Union. Le rôle de cette nouvelle agence serait d’aider les États membres, les institutions de l’Union européenne et les entreprises à contrer les cyberattaques. Sachant que la France dispose déjà de la solide Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, comment va s’articuler le rôle de l’agence européenne avec notre agence nationale ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Je suis très contente de cette première question, monsieur le sénateur, car j’ai vécu très directement et très douloureusement l’année dernière, dans le cadre de mes précédentes responsabilités, l’attaque NotPetya. Je puis donc vous assurer que les cyberattaques sont extrêmement compliquées à gérer pour les entreprises.
Je me réjouis donc du fait que la Commission européenne ait présenté le 13 septembre dernier un paquet cybersécurité, qui comporte une communication sur la révision de sa stratégie, une proposition de révision du mandat de l’ENISA, l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information, comme vous l’avez mentionné, la création d’un centre de compétences et de recherche européen sur la cybersécurité, ainsi qu’une proposition pour une réponse coordonnée lors d’incidents et de crises de cybersécurité de grande échelle. Il s’agit donc d’un enjeu reconnu comme prioritaire au niveau européen.
Cela étant, je ne suis pas en mesure de répondre précisément à votre question sur le budget, puisque les crédits proposés par la commissaire ne sont pas ventilés dans le détail.
Nous nous félicitons, par ailleurs, du choix de l’Union européenne de mettre en place en son sein un outil utilisé par plusieurs États membres précurseurs depuis près de vingt ans – la certification de sécurité –, qui sera un élément-clé pour renforcer la sécurité et la confiance dans le numérique au sein de l’Union.
Dans les négociations sur la certification, la France veillera à ce que l’échelon européen garantisse une harmonisation des niveaux de sécurité, en préservant, pour les hauts niveaux de sécurité, d’une part, la réalisation d’expertises réalisées par des tiers indépendants et, d’autre part, le rôle des États.
Enfin, la France soutient l’idée de renforcer les missions de l’ENISA. Cette dernière doit avoir une véritable valeur ajoutée au niveau européen en tant que soutien aux États membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques liées à la cybersécurité ou par le partage et l’accès à des informations et analyses à l’état de l’art, tout en respectant les compétences techniques et opérationnelles des États membres.
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la secrétaire d’État, comme vous l’avez rappelé dans votre propos liminaire, la question de l’orientation et du financement de l’innovation est absolument centrale pour le devenir économique de notre pays, mais également pour celui de notre continent.
En France, même si l’investissement des entreprises et des collectivités territoriales en matière de recherche et développement a progressé au cours des dernières années, on constate cependant un recul de la situation relative de notre pays à l’échelle internationale tant la compétition à laquelle se livrent les pays asiatiques, mais aussi les autres pays européens et des pays développés, est forte en la matière.
En 2016, on ne comptait qu’une trentaine d’entreprises françaises parmi les 1 000 entreprises mondiales investissant le plus en recherche et développement. L’enjeu est donc considérable en termes tant de compétitivité de notre industrie que de création d’emplois. Cela fait partie de la vision nationale et européenne que le Président de la République a développée à la Sorbonne en septembre dernier ou, plus récemment, le 17 avril 2018 devant le Parlement européen.
Où en sommes-nous dans la mise en place de notre stratégie dans ce domaine au moment où la Commission européenne vient de présenter ses premières propositions pour le cadre pluriannuel financier 2021-2027 ? Où en est-on également dans la concrétisation, vous l’avez évoqué, de l’agence européenne pour l’innovation de rupture, qui avait été présentée par le Président de la République ? Prendra-t-elle la forme d’une agence globale au niveau des Vingt-Sept ou s’agira-t-il d’une coopération renforcée ?
Par ailleurs, dans l’attente de la création de cette agence à l’échelle européenne, la France entend-elle créer une agence nationale de ce type en renforçant, par exemple, les missions et les moyens alloués à l’INRIA, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, comme vous le soulignez, les niveaux de dépenses intérieures de R&D dans l’Union sont encore très en deçà de l’objectif de 3 % fixé par la stratégie de Lisbonne en 2000, puisque nous atteignons laborieusement les 2 %. La France, quant à elle, consacre à la recherche et au développement 2,25 % de son PIB.
Il est donc heureux que le budget de l’Union européenne reconnaisse ce besoin d’accélération. La Commission européenne a notamment prévu dans le cadre du programme Horizon Europe 2021-2027 de consacrer 98 milliards d’euros à ces sujets. C’est une évolution significative par rapport à la situation actuelle.
Nous nous félicitons que le commissaire Moedas ait repris cette thématique de l’innovation de rupture, portée par Emmanuel Macron et par le gouvernement français depuis l’année dernière. Nous croyons vraiment que l’Europe constitue une valeur ajoutée et qu’elle a un rôle à jouer. Nous n’attendrons pas 2020 pour commencer à agir : nous travaillons avec la Commission sur la préfiguration de cette initiative et sur la possibilité de mettre en route des actions dès 2019.
Nous avons formulé des suggestions concrètes afin que les caractéristiques-clés de la proposition du Président de la République – des financements élevés, une forte prise de risque, un management agile – figurent dans le projet pilote.
Nous souhaitons un instrument qui soit, à terme, entièrement européen et pas limité à quelques États membres, car une telle initiative est appelée à contribuer au leadership technologique de l’ensemble de l’industrie européenne. En outre, cette initiative requiert une masse critique de financements qui ne peut être atteinte qu’à l’échelon européen.
M. le président. Il faut conclure, madame la secrétaire d’État !
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État. Vous m’avez aussi interrogée sur l’articulation du programme français avec les mesures européennes de soutien à l’innovation. Le fonds pour l’innovation de rupture s’inscrit tout à fait dans cette logique.
M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour la réplique.
M. André Gattolin. Je vous remercie de cette réponse, madame la secrétaire d’État. Il est effectivement essentiel que la stratégie de l’innovation investisse l’ensemble des secteurs de l’économie, y compris les secteurs considérés comme traditionnels. Nous l’avons vu lors de nos déplacements, le Canada développe la recherche et les nouvelles technologies dans le domaine de la foresterie. La semaine passée, avec le groupe d’amitié France-Europe du Nord, nous nous sommes rendus en Islande où nous avons constaté que l’industrie halieutique développait de plus en plus les hautes technologies. Il faut penser à ces industries d’hier, qui peuvent aussi être celles de demain, et pas uniquement à l’industrie informatique ou pharmaceutique !
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, chers collègues, le développement des technologies, qui transforment en données numériques nos comportements et nos relations avec les entreprises et les administrations, nous impose de veiller avec la plus grande vigilance à la défense des libertés individuelles.
Par la voix du Président de la République, le gouvernement auquel vous appartenez, madame la secrétaire d’État, a pris des engagements dans ce domaine, notamment en garantissant aux citoyens l’impossibilité d’une automatisation complète des décisions individuelles prises par l’administration. Je rappelle que la directive européenne relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel nous y oblige.
Lors de la discussion au Sénat du projet de loi ayant pour objet sa transposition, la Haute Assemblée, à l’unanimité, a été troublée par les libertés prises par votre gouvernement avec les principes forts de la directive, notamment en ce qui concerne la dérogation accordée aux établissements universitaires de mettre en œuvre des traitements automatisés des informations personnelles collectées par la plateforme Parcoursup.
Un grand quotidien du soir vient d’apporter les preuves de ce que le Sénat soupçonnait : ces traitements sont massifs et certaines universités utilisent même des logiciels de classement automatique des dossiers ex aequo qui leur sont fournis par votre gouvernement.
Le 12 avril dernier, le Sénat, à l’unanimité, je le répète, sur proposition de sa commission des lois et de sa rapporteur, Mme Sophie Joissains, a défendu une rédaction de ce texte qui protège les droits individuels, conformément à l’esprit de la directive européenne. Ma question est donc simple : lors de la lecture définitive de ce texte à l’Assemblée nationale, votre gouvernement va-t-il de nouveau s’opposer à la position du Sénat ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, vous vous inquiétez de la façon dont le Gouvernement transcrit la directive européenne sur la protection des données personnelles. Je rappelle que cette directive s’inscrit dans une approche absolument unique, avec un caractère très précurseur à l’échelle mondiale. On s’en aperçoit avec les scandales et les débats actuels sur l’utilisation des données personnelles par les grandes plateformes. Cette approche, qui doit encore faire ses preuves, présente un caractère novateur et exemplaire reconnu partout dans le monde. C’est sur cette base que l’Europe pourra construire son approche, son modèle, afin de protéger ses valeurs, pour peser et d’être plus influente dans le développement de l’utilisation de ces technologies.
Ce cadre, qui est un élément clé, me semble au contraire extrêmement positif et extrêmement favorable au développement des technologies de type intelligence artificielle en Europe, tout en étant protecteur quant à l’utilisation qui en est faite.
S’agissant de Parcoursup, le Gouvernement a bien indiqué ses avantages par rapport au système préexistant. La plateforme sera transparente et ne donnera lieu à aucune dérive. Les préoccupations exprimées sur ce point ont donc été entendues.
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Les deux engagements que vous venez de prendre prouvent que vous êtes d’accord avec la position du Sénat, ce dont je me félicite. Vous allez donc mettre en œuvre pour la dernière lecture de cette loi à l’Assemblée nationale une transposition de l’esprit même de la directive, comme le réclame le Sénat. Par ailleurs, vous venez de prendre l’engagement ferme de la publicité des algorithmes de Parcoursup et de ceux de l’université, ce que le Sénat réclame également. Je vous remercie donc d’avoir pris aujourd’hui ces deux engagements devant nous.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier.
Mme Anne-Catherine Loisier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mes chers collègues, en mars dernier, cinquante entreprises de dix-neuf États membres de l’Union européenne ont appelé les décideurs politiques européens et nationaux à revoir le projet de règlement « e-Privacy ». Elles s’alarment des dispositions envisagées au niveau européen qui, selon elles, n’offriront pas une protection efficace des citoyens, nuiront au développement de l’économie numérique européenne et porteront atteinte au rôle essentiel des médias dans la vie démocratique, le tout en renforçant les positions des acteurs déjà dominants de l’économie de la donnée et en privant les acteurs numériques européens de relations directes et de confiance avec les utilisateurs de leurs services.
En France, suite au rapport Villani, nombre d’entreprises s’interrogent sur la manière dont l’usage de l’intelligence artificielle va être encadré. Ces dispositions, vous le savez, madame la secrétaire d’État, détermineront leur champ de travail et leur compétitivité à l’égard de concurrents étrangers, comme la Chine et les États-Unis, qui exploitent les données de leurs citoyens sans réelles contraintes.
Le rapport de Cédric Villani met également en avant les capacités importantes de la France en matière de recherche sur l’intelligence artificielle.
De fait, de grandes entreprises américaines et asiatiques implantent des laboratoires de recherche sur le territoire français.
Il est donc essentiel, madame la secrétaire d’État, que vous précisiez la position éthique qui sera celle de la France au sujet de l’intelligence artificielle, tant en amont, dans la collecte et le traitement des données des citoyens, qu’en aval, sur les relations entre intelligence artificielle et être humain.
Il est également important de préciser la manière dont le Gouvernement pense articuler cette politique en matière d’intelligence artificielle avec le niveau européen.
Par ailleurs, comment la France et l’Europe entendent-elles faire respecter ces dispositions par les acteurs internationaux ? (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la sénatrice, de nombreuses questions porteront sur l’intelligence artificielle. J’essaierai donc de vous apporter une réponse de fond plutôt que de vous faire une réponse in extenso.
S’agissant du marché mondial de l’intelligence artificielle, vous avez mentionné l’émergence d’un duopole Chine-États-Unis s’appuyant sur des échelles de valeurs et des approches industrielles différentes de celles issues du cadre européen. Il est important, face à ce duopole, de pouvoir proposer un système et un encadrement qui correspondent à notre propre culture et à nos valeurs.
Comme vous l’avez souligné, l’aspect éthique est important ; c’est un des quatre grands axes de la stratégie et de la réflexion annoncées par le Président de la République sur la base du rapport du député Cédric Villani.
Le premier axe est celui des compétences, de l’expertise et de la recherche. Le deuxième axe est celui de l’accès aux données et de leur sécurisation. Le troisième axe est celui des projets : comment faire émerger ces écosystèmes, éventuellement sectoriels, pour travailler à l’apparition de grands acteurs européens de l’intelligence artificielle ? Le quatrième axe concerne les sujets éthiques, qui sont extrêmement prégnants dans nos discussions, au niveau français comme au niveau européen.
Toute la difficulté, bien sûr, vient du fait que les algorithmes de l’intelligence artificielle sont souvent opaques et incompréhensibles pour le commun des mortels. Il y a donc un problème de confiance sur la façon dont opèrent ces systèmes d’intelligence artificielle. Par ailleurs, ils doivent être nourris d’un grand nombre de données : les bases qui leur sont fournies pour les configurer peuvent avoir des biais.
Sur tous ces sujets, il convient en effet d’avoir une surveillance et une expertise très forte. Nous comptons les développer à la fois en France et en Europe.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier, pour la réplique.
Mme Anne-Catherine Loisier. Madame la secrétaire d’État, l’expertise est certes essentielle, mais il faut avoir à l’esprit l’urgence de la situation. Aujourd’hui, bon nombre de start-up, notamment sur des produits d’interfaces utilisateurs, sont dans l’attente de savoir quelles données elles pourront demain utiliser. Est-ce que leur produit aura encore une viabilité et une faisabilité sur le marché ? Nous sommes actuellement dans un entre-deux compliqué à gérer pour les entreprises du secteur.
M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je vais prolonger le débat sur l’intelligence artificielle : 3 milliards, 8 milliards et 15 milliards d’euros sont respectivement les montants des investissements privés dans l’intelligence artificielle au sein de l’Union européenne, en Chine et en Amérique du Nord.
Encore récemment, ce retard de l’Union européenne se doublait d’une absence de vision stratégique en matière d’intelligence artificielle, contrairement à ce qui se faisait en Chine ou aux États-Unis. La communication de la Commission européenne du 25 avril dernier, L’intelligence artificielle pour l’Europe, pose désormais les fondations d’une stratégie européenne pour le développement de l’intelligence artificielle.
Outre une volonté de quadrupler l’investissement public et privé d’ici à 2020 et de le porter ainsi à 20 milliards d’euros, la Commission souligne que l’Union européenne et les États membres devront orienter leurs ressources vers des secteurs stratégiques : la santé, l’environnement et les mobilités.
De plus, afin d’éviter toute dilution des moyens, qui s’apparenterait à une gabegie, la Commission prône une coordination à l’échelle européenne des politiques menées par les États membres. Dans cette perspective, quelle est la position du Gouvernement sur l’idée d’un fonds commun européen qui permettrait de mutualiser les efforts financiers des États membres et qui traduirait concrètement le pacte pour le développement de l’intelligence artificielle signé entre vingt-quatre pays, dont la France ?
Les progrès effectués par l’intelligence artificielle passent aussi par l’exploitation et l’analyse de données. Je reviendrai ultérieurement sur la question très importante des données personnelles, car l’intelligence artificielle ne peut se faire au détriment de la protection des données.
Si le RGPD, le règlement général sur la protection des données, constitue une avancée salvatrice, d’autres projets actuellement en discussion suscitent, a minima, des interrogations, voire des inquiétudes. Notre assemblée a ainsi adopté une résolution sur le règlement concernant un cadre applicable à la libre circulation des données à caractère non personnel dans l’Union européenne, exprimant des doutes sur sa pertinence et s’étonnant que ledit règlement ne définisse même pas ce qu’est une donnée non personnelle. À l’heure où le croisement entre données rend possible l’identification des individus, il est primordial de faire preuve de précision et de prudence, et de maintenir des garde-fous opérants, notamment sur les objets connectés.
M. le président. Il faut conclure, chère collègue !
Mme Sylvie Robert. Comment le Gouvernement entend-il concilier le développement de l’intelligence artificielle et la protection des données personnelles ? Envisagez-vous de demander la révision du Privacy Shield afin de durcir les conditions d’autocertification des entreprises américaines ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la sénatrice, l’intelligence artificielle ne sera compétitive en Europe que si elle a accès au plus grand nombre de données. La France et l’Europe ont de nombreux atouts à faire valoir. Le RGPD, qui vise à la protection des données personnelles, est une exigence démocratique devenue un point focal de préoccupation des consommateurs. La CNIL a d’ailleurs souligné que la collecte disproportionnée de données personnelles faisait partie des craintes les plus partagées concernant les algorithmes.
Nous souhaitons avoir l’opportunité de faire émerger un écosystème vertueux qui puisse devenir un réel facteur de différenciation et de compétitivité pour les entreprises européennes dans le cadre du RGPD.
Un autre atout de l’Europe, c’est la richesse de ses gisements de données. On résume souvent les batailles industrielles dans le domaine de l’intelligence artificielle à la seule question des données, en faisant allusion à l’avance prise par les géants de l’internet. S’il est vrai que les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – et les BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – disposent d’une avance en matière de connaissance des faits et gestes des consommateurs, les usages de l’intelligence artificielle couvrent bien plus de domaines que cela.
L’intelligence artificielle peut être alimentée par une grande diversité de données, qu’elles soient industrielles, environnementales, médicales, juridiques ou liées aux services publics, données sur lesquelles l’avantage est parfois favorable aux acteurs européens.
Enfin, le marché unique numérique, qui offre un cadre protecteur et harmonisé au niveau européen, constitue un facteur de compétitivité de long terme.
S’agissant des moyens que vous avez mentionnés, nous nous félicitons que la Commission européenne soutienne la recherche et le développement en matière d’intelligence artificielle. En effet, dans sa proposition du 25 avril dernier figure l’annonce d’une augmentation de l’investissement public dans le cadre d’Horizon 2020 de 1,5 milliard d’euros pour la période 2018-2020. La Commission estime que, si tous les pays faisaient un effort similaire, l’investissement total serait de 7 milliards d’euros par an, soit 20 milliards d’euros d’ici à 2020.
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot.
Mme Colette Mélot. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, grand défi de ce XXIe siècle, l’intelligence artificielle est aujourd’hui déjà un enjeu diplomatique de premier plan. Dans la course entre la Chine et les États-Unis, la France seule ne peut rivaliser avec ces géants étrangers. Elle a besoin d’être épaulée par l’Europe. Preuve en sont les 20 milliards dépensés par la Chine en 2016 pour financer le développement de l’intelligence artificielle, quand notre pays peine à dégager une enveloppe de 1,5 milliard d’euros. L’effort du Président de la République mérite d’être salué, mais il n’est pas suffisant.
À la fin du mois de mars 2018, le mathématicien et député Cédric Villani a dressé une liste de recommandations pour assurer le développement de l’intelligence artificielle aux niveaux national et européen : mise à disposition des données publiques sur l’agriculture, l’énergie, la météo ou le climat dès 2019, facilitation des expérimentations numériques, avancées sur la transformation du travail ou encore création d’un réseau d’instituts interdisciplinaires de recherche sur l’intelligence artificielle.
L’appel français a été entendu. Le 10 avril dernier, vingt-quatre États membres, plus la Norvège, ont signé une déclaration commune de coopération sur le sujet, assurant que ces défis numériques devaient être relevés collectivement.
Madame la secrétaire d’État, derrière cette intention de principe, quelle est concrètement la réalité pour les chercheurs et les entrepreneurs du numérique de l’Hexagone ? Qu’en est-il, plus particulièrement, du projet de supercalculateur européen dédié aux applications de l’intelligence artificielle, que le rapport Villani appelait de ses vœux ?
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la sénatrice, vous mentionnez les efforts à faire en matière de recherche et développement. Il s’agit bien, en effet, du premier axe de la stratégie française en matière d’intelligence artificielle annoncée par le Président de la République : il faut former et attirer les meilleurs chercheurs pour rester à la pointe de la compétition mondiale et permettre l’émergence de futurs champions industriels.
Dans ce cadre, un programme de recherche national coordonné par l’INRIA, l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, impliquera l’ensemble de la communauté scientifique et sera incarné par la création d’un réseau d’instituts emblématiques.
Il est également prévu un doublement des capacités des formations en intelligence artificielle, de tous niveaux – il faut des techniciens, des ingénieurs, des chercheurs –, et un renforcement de l’attractivité des meilleurs chercheurs internationaux par le lancement d’un programme de chaires individuelles internationales et nationales.
Enfin, des appels à projets de recherche en innovation de rupture seront lancés.
Voilà ce qui sera fait au niveau français, en plus de l’assouplissement proposé de la loi Allègre, afin de permettre des allers-retours et une fructification croisée entre le monde de l’entreprise et celui de la recherche.
La Commission européenne, quant à elle, accompagne également fortement la recherche et le développement en matière d’intelligence artificielle, avec le soutien à l’émergence et au renforcement des centres de recherche d’excellence en intelligence artificielle, l’encouragement à la collaboration européenne et le soutien aux expérimentations, notamment celles qui s’appuient sur les pôles d’innovation numérique.
M. le président. La parole est à Mme Colette Mélot, pour la réplique.
Mme Colette Mélot. J’espère que le programme que vous venez d’évoquer impliquant la communauté scientifique afin de permettre l’émergence de nouveaux techniciens et chercheurs pourra être rapidement mis en place. Le soutien de la Commission est un élément positif. Je souhaite que vous puissiez peser de tout votre poids pour que le lancement de ce programme puisse être couronné de succès.
M. le président. La parole est à M. Michel Raison.
M. Michel Raison. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, il y a moins d’un mois, la presse nous apprenait le souhait de Google de mobiliser l’intelligence artificielle pour améliorer la productivité agricole. Son laboratoire de recherche étudie en effet la façon dont l’intelligence artificielle peut permettre d’épauler les agriculteurs afin, par exemple, de minimiser les pertes et d’augmenter les rendements de leurs exploitations.
Le numérique et les GPS apportent déjà beaucoup à l’agriculture. L’intelligence artificielle pourra certainement aider à la décision sur de nombreux sujets, comme le choix des implantations, la fourniture d’une meilleure irrigation, tout en apportant des améliorations en matière environnementale. Outre-Atlantique, les agriculteurs disposent d’ailleurs déjà d’un certain nombre d’outils d’intelligence augmentée.
L’Europe dispose d’importants atouts à faire valoir dans ce domaine, mais je crains qu’elle ne soit déjà quelque peu dépassée par les GAFA. Ma question porte donc sur les moyens mis en œuvre par l’Union européenne pour saisir ces nouvelles perspectives en matière d’agriculture. Dans ce domaine, nous avons le droit de temps en temps de parler un peu de modernité et pas que de passéisme !
La Commission européenne envisage-t-elle, par exemple, une application de l’intelligence artificielle à la définition des zones à contraintes spécifiques ? Je veux parler plus particulièrement des zones défavorisées. Des discussions entre le Gouvernement et l’Union européenne sur l’ensemble de ces sujets ont-elles eu lieu ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, vous avez souligné l’importance de l’évolution technologique dans le monde agricole. Celui-ci a connu de nombreux changements, mais il est vrai qu’il est aujourd’hui appelé à faire face à des défis de plus en plus importants, afin de garantir au plus grand nombre une alimentation saine, abordable et respectueuse de l’environnement.
Les états généraux de l’alimentation ont montré la sensibilité des consommateurs et des citoyens à ces questions. L’intelligence artificielle peut apporter des solutions au double défi de la compétitivité et du respect de l’environnement. Les outils numériques permettant d’assister l’agriculture dite « de précision » sont déjà largement utilisés et de nombreuses start-up françaises réinventent les services aux agriculteurs : Naïo Technologies et ses robots agricoles autonomes, Airinov et ses capteurs connectés, Carbon Bee AgTech et ses caméras intelligentes pour détecter les maladies, et j’en passe…
Cet écosystème est donc foisonnant, et l’enjeu est désormais de le transformer en une véritable filière. Les défis de court terme que nous voyons sont aujourd’hui de deux types.
Il s’agit, d’abord, de la construction des infrastructures essentielles, avec la couverture réseau des exploitations, le soutien à la recherche et à l’innovation en matière de robotique et d’objets connectés et les enjeux liés aux données – leur interopérabilité, leur propriété et la loyauté de leur utilisation.
Le deuxième enjeu est de former les agriculteurs et de les préparer, ainsi que l’ensemble de leur écosystème, à ce nouveau paradigme. Les métiers se transforment profondément, avec une demande renforcée en matière de transparence, de traçabilité et de circuits courts. Cela ouvre des perspectives importantes.
Je note également votre suggestion relative à l’utilisation de l’intelligence artificielle en matière de zonage, que je transmettrai à mon collègue Stéphane Travert.
M. le président. La parole est à M. Michel Raison, pour la réplique.
M. Michel Raison. Je vous remercie, madame la secrétaire d’État, de votre réponse complète. J’en profite simplement pour souligner, puisque vous avez parlé de la loi Alimentation, que, année après année, depuis des siècles – mais parlons seulement des dernières décennies –, l’agriculture n’a jamais attendu une quelconque loi pour s’améliorer, que ce soit en matière de respect de l’environnement ou de fabrication de produits de plus en plus qualitatifs. C’est aussi pour cela que l’espérance de vie a énormément augmenté ces dernières décennies dans notre pays.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet.
M. Jean-Raymond Hugonet. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le rapport rédigé par Cédric Villani dresse le constat que l’intelligence artificielle, dont les applications en entreprises progressent de plus de 50 % par an, est porteuse de transformations extrêmement profondes dans toutes les dimensions de la société. Ce même rapport pointe le risque pour la France de se faire distancer rapidement par les entreprises américaines et asiatiques. C’est malheureusement déjà le cas !
Si le président Emmanuel Macron a déclaré vouloir faire de la France une « start-up nation », force est de reconnaître qu’aujourd’hui les moyens ne suivent pas.
Devant les investissements massifs de nos concurrents, le modeste fonds pour le financement de l’innovation, lancé à grands renforts médiatiques par le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, ne pèsera pas bien lourd avec ses 200 millions d’euros de dotation annuelle.
Même réalité navrante, lorsque l’on constate que l’État, incapable de respecter financièrement les délais initiaux, décale à 2027 la livraison de la ligne 18 du Grand Paris Express, pourtant indispensable à la déserte du plateau de Saclay. Je rappelle au passage que l’ambition de départ était de créer « la » Silicon Valley européenne… Je crains qu’elle ne le devienne à la fumée des cierges !
Dans ces conditions, mes chers collègues, comment la France peut-elle devenir une start-up nation, un exemple pour l’Union européenne ? Quel récit européen sur l’innovation la France propose-t-elle à l’Europe pour attirer les jeunes générations ?
Les entrepreneurs de la French Tech ont démontré leur savoir-faire et leur dynamisme. L’État doit maintenant faire sa part en accompagnant efficacement ceux qui sont prêts à prendre des risques. L’Europe aussi doit voir ces nouvelles technologies comme une chance pour l’avenir. Par exemple, à quand un MIT européen, emblématique d’une politique commune ?
L’Europe doit être conquérante ! Le risque est de voir l’avenir s’écrire sans elle, et donc sans nous. La France peut, et doit, être une locomotive européenne. Quels moyens, madame la secrétaire d’État, entendez-vous réellement y consacrer ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, je vous remercie de votre question. On constate en effet qu’un duopole Chine-États-Unis est en train d’émerger au niveau mondial.
Au niveau européen, la France est au coude à coude avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suisse en matière de force de frappe de recherche et d’expertise. S’agissant des publications de recherche, notre pays se situe dans le peloton de tête au niveau mondial, au coude à coude avec le Canada, mais toujours derrière le duopole Chine-États-Unis.
En ce qui concerne l’innovation, la France occupe un rang moyen. L’investissement dans les start-up d’intelligence artificielle est deux fois moindre qu’au Royaume-Uni. La Chine, dans ce domaine, est en train de dépasser les États-Unis. Ainsi, 48 % des 15 milliards de dollars investis dans les start-up de l’intelligence artificielle dans le monde en 2017 sont allés à la Chine et 38 % aux entreprises américaines.
Plus globalement, on observe un réel retard de l’investissement européen dans le domaine de l’intelligence artificielle. D’après la Commission, l’investissement privé en 2016 était de 2,4 milliards à 3,2 milliards d’euros en Europe, contre 6,5 milliards à 9,7 milliards d’euros en Asie et 12,1 milliards à 18,6 milliards d’euros en Amérique du Nord.
Il faut donc compter sur nos atouts, que j’ai déjà eu l’occasion d’énumérer. Je les rappelle, il s’agit du cadre précurseur et exigeant que nous avons en matière de protection des données personnelles, qui constitue un véritable avantage compétitif pour nos entreprises si elles s’en emparent, du gisement des données, en particulier des données structurées qui peuvent avoir une grande valeur pour l’intelligence artificielle, et du marché unique numérique.
Par ailleurs, nous investissons fortement dans l’innovation de rupture, et une partie de cet investissement ira à l’intelligence artificielle. Nous avons annoncé un montant de 100 millions d’euros sur trois ans pour l’intelligence artificielle par l’intermédiaire du fonds pour l’innovation de rupture.
Je reviens à cette occasion sur la question de Mme Mélot concernant les supercalculateurs, car je ne suis pas allée au bout de ma réponse. Nous avons une ambition dans ce domaine. Aujourd’hui, le moindre joujou de ce type coûte de l’ordre du milliard de dollars ou d’euros ; c’est donc bien au niveau européen que tout doit se passer. La Commission européenne a proposé un projet de règlement visant à créer l’entreprise commune qui portera l’ambition européenne en la matière, avec la volonté d’investir dans des machines exaflopiques, qui peuvent réaliser un milliard de milliards d’opérations par seconde, à l’horizon de 2022-2023. Il s’agit en effet d’être entièrement dans la course.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet, pour la réplique.
M. Jean-Raymond Hugonet. Madame la secrétaire d’État, je ne doute pas de votre volonté, et c’est avec grand respect que je vous dis cela. En tant que sénateur de l’Essonne, je peux vous dire que, un grand calculateur, nous en avons déjà un. Nous avons tout sous la main ! La liste à la Prévert que vous venez de dresser est loin de la réalité.
J’y insiste, nous avons tout sous la main dans ce pays. Il faut une réelle impulsion, qui viendra également avec les moyens. Ce que l’on constate aujourd’hui sur place, ce n’est que du bricolage, ce qui, pour notre pays, est véritablement préjudiciable.
M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot.
M. Jean-François Longeot. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires européennes, l’Union européenne que le Président de la République et le Gouvernement souhaitent construire est un espace intégré qui permet de développer des politiques qui sont mieux traitées à cet échelon qu’à celui des États. Cette volonté de redéfinir finalement la subsidiarité, nous la partageons. Il convient de définir les matières retenues et d’afficher des ambitions fortes. En cela, la politique de développement et d’aménagement numériques nous semble incontournable dans un monde qui évolue vite, sans cesse et qui est soumis à une concurrence effrénée.
En matière de politique numérique et de télécommunications, chaque État a développé aujourd’hui ses propres règles juridiques. Certains règlements européens sont les bienvenus ; néanmoins, une plus grande intégration peut et doit avoir lieu. Ainsi, pourriez-vous nous dire si les négociations sur une forme de code européen des communications électroniques avancent ? Si oui, à quelle échéance ? Comme en matière fiscale, il ne faudrait pas de dumping entre nous, qui créerait une concurrence qui affaiblirait chacun. Une autre question importante concerne les outils de régulation.
Ensuite, en matière d’aménagement, qu’en est-il du déploiement de la 5G dans notre pays ? Le monde s’y prépare, comme une nouvelle révolution numérique. Cependant, les degrés actuels d’engagement des pays varient énormément, ce qui aura des conséquences fondamentales sur le développement économique, en particulier avec l’essor de la notion d’internet des objets. Les États vont devoir choisir entre les rentrées d’argent liées à l’attribution de fréquences à des tarifs élevés et l’aménagement du territoire. Or, à ce jour, l’Europe et ses États membres sont très en retard, en comparaison avec la Chine, les États-Unis ou encore la Corée du Sud et le Japon.
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, vous m’interrogez sur le code des communications électroniques et sur la couverture 5G en Europe. Il s’agit en effet d’éléments de capacité qui sont extrêmement importants pour que notre continent soit en pointe en matière d’innovation et de numérique.
S’agissant de la régulation de l’accès aux réseaux de communications électroniques, la négociation est aujourd’hui bloquée entre le Conseil et le Parlement. Le trilogue du 25 avril dernier a été un échec sur ce point. Les termes du débat n’ont pas sensiblement évolué par rapport à la présentation faite dans la note. Nous tentons de préserver l’équilibre actuel du cadre réglementaire de la fibre et les marges de manœuvre du régulateur.
En ce qui concerne la réglementation des services de communications électroniques, la négociation a permis de conserver le principe de l’extension du champ du paquet télécom aux services OTT, over the top, c’est-à-dire les services de type WhatsApp, qui se superposent au réseau.
Quant à la 5G, c’est une nouvelle technologie pour les réseaux mobiles au service de la numérisation de notre industrie et de notre économie. Elle apportera plus de capacité avec moins de latence et davantage de sécurité en consommant moins d’énergie. C’est donc un enjeu stratégique pour l’industrie, la compétitivité, l’innovation et les services publics rénovés. Elle facilitera, voire permettra, le développement des transports autonomes, de la télémédecine, de la ville intelligente, de l’usine du futur et de la réalité augmentée.
Au niveau européen, la Commission a détaillé, dans une communication de septembre 2016, un premier plan d’action et demande à chaque État membre d’en élaborer un au niveau national. Les États membres sont encouragés à établir une feuille de route en vue d’une introduction de la 5G d’ici à la fin de 2018 et d’un déploiement commercial en 2020.
Sur ce point, nous travaillons avec l’ARCEP, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, pour lancer les expérimentations qui permettront à la fois de tester les technologies, mais aussi de voir grandeur nature comment développer des modèles d’affaires autour de cette nouvelle technologie sur notre territoire.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Madame la secrétaire d’État, j’ai entendu vos propos sur l’avantage compétitif que le RGPD apporte à nos entreprises. Je veux y croire, car je suis également préoccupé par la défense de nos données personnelles. Toutefois, nous devons aussi être méfiants.
Je reviens de Chine, et je constate qu’il est probable qu’un certain nombre d’innovations technologiques majeures, en particulier dans le domaine de l’intelligence artificielle, se feront sur la base de données qui n’auront pas nécessairement été collectées dans le respect de nos principes éthiques. Il est aussi probable que ce type de pratiques conduise à apporter à certains pays n’ayant ni nos préoccupations ni nos valeurs démocratiques des avantages technologiques qui peuvent être dangereux pour l’ensemble de nos sociétés.
Comment faire en sorte que, au niveau de l’Union européenne, nous puissions, en faisant preuve de vigilance, nous protéger de ce danger qui risque de menacer, à terme, la manière dont nous pourrons maîtriser l’évolution des technologies, nos données et les capacités de nos entreprises à être au meilleur niveau technologique ?
Nous devons nous inquiéter de la protection des données personnelles, nous devons respecter le RGPD, mais nous ne pouvons pas accepter sans réagir que, dans d’autres parties du monde, des entreprises développent des technologies plus avancées en n’ayant aucune préoccupation éthique. Cette question est très importante !
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, vous l’avez noté, les données constituent un point central pour conserver une avance dans le domaine de l’innovation, en particulier en matière d’intelligence artificielle. Elles sont un carburant indispensable. Le cadre européen a des spécificités sur la base desquelles nous devons travailler en bonne intelligence pour faire valoir notre éthique et nos valeurs tout en permettant l’innovation et le développement des groupes européens.
C’est d’une certaine façon ce que nous recherchons avec l’approche française, qui, si je puis m’exprimer ainsi, a permis de défricher le terrain. Nous souhaitons faciliter l’accès aux données pour des motifs de recherche et d’innovation dans trois directions : du public vers le privé, du privé vers le public et entre acteurs privés.
D’abord, il s’agit d’ouvrir un débat sur l’accès aux bases de données des monopoles de fait que constituent les grandes plateformes.
Ensuite, il s’agit de lancer des appels à manifestation d’intérêts pour la création de plateformes de partage de données entre acteurs, par secteur ou intersecteurs, ce qui permettrait d’associer des données en provenance du secteur public et du secteur privé.
Enfin, il s’agit d’étendre le service public de la donnée, avec un nombre accru de bases de données auxquelles les acteurs pourraient avoir accès pour se développer.
L’idée est de créer de la fluidité. Il ne faut pas contingenter la donnée de façon excessive, afin d’éviter que cela ne pèse sur la capacité d’innovation des acteurs européens. En revanche, il faut organiser, favoriser et encadrer le partage de cette donnée.
M. le président. La parole est à Mme Christine Lavarde.
Mme Christine Lavarde. Madame la secrétaire d’État, depuis septembre 2015, l’Union européenne investit pour relancer l’industrie. Initialement prévu jusqu’en 2018, ce plan d’investissement, ou plan Juncker, a été conforté jusqu’à l’horizon 2020 avec un objectif de financement porté à 500 milliards d’euros grâce à l’effet de levier. Par l’intermédiaire du Fonds européen pour les investissements stratégiques, les projets les plus prometteurs, mais aussi les plus risqués, trouvent une source de financement.
Pour être financé par ce fonds, un projet doit s’inscrire dans un des sept secteurs prioritaires, parmi lesquels figurent « le développement et le déploiement des technologies de l’information et de la communication » ou encore « la promotion du capital humain, de la culture et de la santé ».
Depuis plusieurs années déjà, avec l’organisation de la semaine européenne des compétences numériques en mars 2012, la Commission européenne a conscience que les technologies numériques sont stratégiques, voire vitales, pour les économies du XXIe siècle. Depuis 2013 existe une semaine européenne du code, dont la prochaine édition aura lieu du 6 au 21 octobre 2018. Lors de la dernière édition en 2016, près de 970 000 participants issus de cinquante pays ont pris part à plus de 23 000 événements.
En décembre 2016, la Commission lançait la coalition en faveur des compétences et des emplois dans le secteur du numérique pour aider les Européens dans leur parcours professionnel et leur quotidien. À cette occasion, Günther Oettinger, à l’époque commissaire européen à l’économie et à la société numériques, a fait valoir que « le manque de compétences numériques constitue déjà un frein à l’innovation et à la croissance en Europe. Pas seulement pour les entreprises du secteur des TIC, mais aussi pour les organisations dans tous les secteurs – tant privé que public. »
Dans le domaine du numérique, les investissements concernent aujourd’hui essentiellement le déploiement du très haut débit, à l’exemple du projet porté par la région Grand Est. Pour autant, dans un rapport de France Stratégie sur les prospectives des métiers en 2022, cinq métiers concernant le numérique figurent dans le top 20 des métiers les plus recherchés. Comment aujourd’hui mieux orienter les crédits du Fonds européen pour les investissements stratégiques vers des actions immatérielles, notamment le développement des compétences numériques comme le codage, qui préparent la compétitivité future des économies européennes ? Comment redonner la main aux États membres alors que, dès 2014, des grandes entreprises comme Microsoft ou Facebook ont lancé une initiative européenne pour le codage ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la sénatrice, on se rend en effet compte qu’il y a déjà, et cela va s’accentuer, une tension très forte sur les compétences numériques. Cet élément est pris en compte par la Commission européenne. Sans doute y aura-t-il des points à discuter dans le dispositif qui remplacera les investissements Juncker dans les prochaines perspectives financières. En tout cas, il est clair que ces thèmes devront y apparaître.
Au niveau français, comme vous le savez, un effort sensible est mené dans le programme pour l’intelligence artificielle, qui prévoit un doublement du nombre de formations en la matière. Une action sur les compétences numériques est également menée dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences, doté de 15 milliards d’euros sur le quinquennat. Un certain nombre d’actions ont déjà été lancées pour accélérer la formation numérique des jeunes ou des personnes éloignées de l’emploi, afin de mettre les choses en place extrêmement rapidement.
Je suis d’accord avec vous, la formation et la constitution de compétences sont des sujets-clés, qui devront également trouver leur place au plan européen dans le cadre des 9 milliards d’euros qui sont prévus pour le programme numérique dans les nouvelles perspectives financières.
M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier.
M. Guillaume Chevrollier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a bien conscience que la sécurité en matière numérique doit devenir une priorité. En effet, dans son discours sur l’état de l’Union en septembre 2017, il affirmait que « les cyberattaques sont parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties et des économies que les fusils et les chars ».
L’année 2017 a été marquée par la succession de cyberattaques de plus en plus professionnelles et sophistiquées, qui ont ébranlé la sécurité des citoyens, des entreprises et parfois même des États. Par exemple, le rançongiciel NotPetya aurait attaqué plus de 2 000 entreprises. En France, on a dénombré plusieurs victimes, notamment de grands groupes : la banque BNP Paribas, Auchan ou encore l’industriel Saint-Gobain, qui estime que les pertes financières sur ses ventes s’élèvent à des millions d’euros.
Le numérique est incontestablement un vecteur d’innovation et de croissance, mais il crée des poches de vulnérabilité. La cybermenace s’intensifie au rythme de la numérisation du monde, et toute entreprise est une cible potentielle. Ainsi, en 2016, 80 % des entreprises européennes, y compris, naturellement, des TPE et des PME, auraient été victimes de piratage : espionnage informatique, pillage d’un savoir-faire, veille concurrentielle, vol ou encore destruction de données. Une attaque peut paralyser, voire ruiner une entreprise…
Il est ainsi urgent de constituer un front commun pour protéger le savoir-faire industriel européen des cyberattaques internationales et investir massivement dans la sécurité, sous peine d’une perte totale de confiance dans l’outil numérique.
Afin d’intensifier la coopération entre les États membres, une première directive européenne a été adoptée en 2016, la directive sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information, ou SRI, transposée dans le droit français le 15 février 2018. La Commission européenne a par ailleurs proposé en septembre 2017 un paquet cybersécurité, qui vise à instaurer un système européen de certification du niveau de cybersécurité des produits technologiques, à réformer l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information, l’ENISA, et à transformer celle-ci en une agence européenne pour la cybersécurité. Cette agence serait alors le certificateur unique.
M. le président. Il faut conclure !
M. Guillaume Chevrollier. Il existe entre les États membres des disparités en matière de cybersécurité ; certains sont plus avancés, comme la France et l’Allemagne.
Dans ce contexte, madame la secrétaire d’État, la cybersécurité est-elle, selon vous, une question de souveraineté nationale ou européenne et comment faire de la sécurité en matière numérique un facteur de compétitivité pour l’Europe et un avantage concurrentiel pour les entreprises françaises ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, vous avez bien rappelé le contexte et les initiatives qui ont été lancées : cette directive, dont la date limite de transposition était aujourd’hui, et le paquet cybersécurité de septembre 2017, qui apportera des éléments importants sur la révision du mandat de l’ENISA, sur la création d’un centre européen de compétences et de recherche et sur l’élaboration d’une réponse coordonnée aux incidents et aux crises de cybersécurité de grande échelle.
Cette collaboration européenne est, de notre point de vue, une collaboration-clé ; il y a donc bien, à l’échelon européen, un sujet de souveraineté et de sécurité, qui s’articule avec une vigilance sur la souveraineté nationale. En effet, il y a, dans les technologies de cybersécurité et dans les données que celles-ci protègent, des éléments de souveraineté nationale. C’est pourquoi il faut bien articuler les deux échelons et travailler au niveau européen afin d’accroître les compétences globales de l’ensemble des pays et la sécurité aux frontières de l’Europe.
Nous sommes mobilisés pour cela.
M. le président. La parole est à M. Stéphane Piednoir.
M. Stéphane Piednoir. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, tous les observateurs sont d’accord sur au moins un point : depuis quelques années, l’intelligence artificielle est entrée dans une nouvelle ère. Elle est devenue l’une des technologies les plus stratégiques, et elle est susceptible d’initier une véritable révolution industrielle et technologique – nous avons tous en tête ces mots de Vladimir Poutine, selon lequel « celui qui deviendra leader dans ce domaine maîtrisera le monde », et il s’y connaît…
Aux côtés des États-Unis et de la Chine, incontestablement très en avance, le Canada, le Royaume-Uni et Israël sont également fortement mobilisés pour développer de nouvelles applications, notamment dans les secteurs de la santé et de l’automobile. Il est grand temps que l’Europe prenne toute sa place dans ce défi majeur et, compte tenu du Brexit, la France doit jouer, aux côtés de l’Allemagne, un rôle moteur dans l’élaboration d’une stratégie européenne.
Dans ce contexte, je me réjouis de l’ambition affichée par le président Emmanuel Macron le 29 mars dernier et corroborée par le gouvernement allemand, qui prévoit notamment la création d’un centre commun d’intelligence artificielle avec la France. Toutefois, pour ne pas rater ce virage, les investissements publics doivent être à la hauteur des enjeux. Or l’annonce du déblocage de 1,5 milliard d’euros sur l’ensemble du quinquennat – vous l’avez rappelé précédemment, madame la secrétaire d’État –, d’ailleurs essentiellement issu de redéploiements budgétaires, reflète un effort nettement insuffisant et relève davantage du saupoudrage que d’une véritable ambition.
De même, la mise en place de chaires individuelles et la modification de la réglementation concernant la recherche vont incontestablement dans le bon sens. Cela dit, la préconisation du rapport Villani visant à revaloriser de manière très significative le salaire des chercheurs, notamment en tout début de carrière, est un paramètre essentiel dont le Président de la République n’a visiblement pas voulu tenir compte. C’est très regrettable, et je ne peux me satisfaire de constater que nos talents quittent massivement et irrémédiablement la France et, plus largement, l’Europe, pour rejoindre la Silicon Valley.
Nous devons avoir les moyens de nos ambitions. C’est le moment d’oser et de nous engager vraiment. Madame la secrétaire d’État, quelles garanties le Gouvernement peut-il nous apporter en la matière ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le sénateur, ce que nous souhaitons avant tout, c’est faire valoir les atouts de la France et de l’Europe en matière d’intelligence artificielle et l’excellence de la recherche française dans les domaines scientifiques et technologiques – les mathématiques, l’informatique, les sciences des données –, qui est internationalement reconnue et qui attire les grands groupes internationaux venant implanter en France des centres de R&D.
Le Gouvernement a mis en place de nombreuses actions de soutien en faveur de la R&D, d’une part, et de l’émergence et du développement des start-up, d’autre part. Au sein du fonds pour l’innovation de rupture, il y aura un compartiment dédié au financement de projets dits de « deep tech », dont une partie sera consacrée à l’intelligence artificielle. Il s’agit vraiment d’initiatives qui doivent être pilotées et recentrées, et non d’un saupoudrage ou d’un redéploiement de façade. Il y a donc une véritable volonté d’aligner les moyens avec les enjeux.
Je rappelle aussi que la France compte de grandes entreprises de services dans le numérique, qui vont être clés pour mener à bien cette stratégie – Capgemini, Atos ou encore Sopra Steria –, et ces entreprises investissent dans les technologies d’intelligence artificielle.
Enfin, de très grands groupes français utilisateurs de technologies sont aussi des références dans leur secteur et deviendront, si j’ose dire, les donneurs d’ordre sur certaines solutions, sur certaines plateformes d’intelligence artificielle.
Il y a donc beaucoup d’éléments exploitables pour faire en sorte que l’on joue pleinement notre partition dans ces enjeux de l’innovation et de l’intelligence artificielle.
M. le président. La parole est à M. Stéphane Piednoir, pour la réplique.
M. Stéphane Piednoir. Je veux simplement souligner que vous n’avez pas répondu à ma question sur la revalorisation des salaires des chercheurs en tout début de carrière, madame la secrétaire d’État. C’est un élément essentiel et, je le répète, on sait que c’est par ce levier socio-économique que tout commence ; donc, je renouvelle mon appel sur ce point précis.
M. le président. Pour conclure ce débat, la parole est à M. le président de la commission.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je veux me réjouir de la qualité des débats – tant de la pertinence des questions que de la justesse des réponses. Vous avez constaté, madame la secrétaire d’État, que, sur ce sujet bien particulier, le Sénat a marqué son ADN ; cette chambre à une culture d’avenir, et la digitalisation de l’économie et l’intelligence artificielle ne lui sont pas étrangères.
Je rappelle que, le 21 juin prochain, nous assisterons à la restitution d’un rapport spécifique sur l’intelligence artificielle, sur les supercalculateurs, que nous vous transmettrons. Sans doute examinerons-nous aussi une proposition de résolution, que nous aimerions vous faire partager le moment venu.
Il me semble très clair que cette évolution de l’économie et de la compétitivité de l’Union européenne marquera le développement du marché unique, un des grands joyaux de la création de l’Union européenne. Il y a, au travers de cette évolution, une très belle attractivité de l’Europe, que nous devons entretenir.
À propos de marché unique, je veux souligner notre grande vigilance dans le dossier du Brexit – nos amis Britanniques doivent en être bien conscients – sur les propositions qui émaneront tant des analyses de Theresa May, relatives à un partenariat douanier, que de celles des « Brexiters » qui appellent plutôt à un arrangement douanier simplifié. Ne nous laissons pas abuser par la sémantique anglo-saxonne !
Le marché unique européen est quelque chose que nous devons protéger avec la plus grande vigilance, parce que c’est notre atout dans la compétition internationale. C’est également notre atout dans le cadre des négociations commerciales internationales. Je déplore d’ailleurs la crispation et le protectionnisme américains ; je souhaiterais que l’on en revienne à l’esprit du multilatéralisme et de l’Organisation mondiale du commerce.
Ce débat vient donc à point nommé, au moment où le Président Trump a eu la position que vous savez vis-à-vis de l’Iran. En effet, le Sénat, au travers de notre collègue Philippe Bonnecarrère, avait beaucoup travaillé sur le concept d’extraterritorialité des lois américaines. Depuis 1996, l’Union européenne est dotée des mêmes outils pour faire valoir l’extraterritorialité des lois européennes ; simplement, il n’y a pas de volonté politique de notre principal partenaire, l’Allemagne, en la matière. Nous devons mettre en place cette extraterritorialité des lois européennes, non pas pour assouvir une quelconque vengeance, mais tout simplement parce que l’Union européenne doit, au travers de cela, marquer sa puissance.
Enfin, nous souhaiterions mettre en place de nouveaux grands projets, sur les modèles d’Airbus et d’Ariane. La reconquête industrielle et l’emploi dans l’Union européenne passent donc par la refonte de la politique de concurrence, qui a été pensée, imaginée et écrite dans les années soixante – depuis cette époque, le monde a changé, mais pas la politique européenne de concurrence.
Je conclus en indiquant que, pour arriver à tout cela, le couple franco-allemand est absolument indispensable. Nous avons travaillé avec le Bundesrat et mon homologue dans cette chambre est venu récemment au Sénat pour participer à une réunion conjointe sur la numérisation et l’intelligence artificielle.
Je note que l’achat d’un prochain supercalculateur de nouvelle génération sera, compte tenu des coûts, une œuvre collective et sans doute franco-allemande. Néanmoins, là encore, je veux souligner l’importance de ce qu’on appelle les coopérations renforcées ; on ne peut pas marcher à vingt-sept d’un seul pas. Si quelques pays, notamment la France et l’Allemagne, peuvent avancer et montrer le chemin à d’autres États, nous aurons été dans l’esprit européen.
Je signale en outre que ce sera seulement à la fin de cette année, après pratiquement deux décennies de travail, que nous aurons enfin mis en place le brevet communautaire. Sans la coopération renforcée, nous n’aurions pas pu le faire ; c’est donc absolument essentiel.
Je vous remercie, madame la secrétaire d’État, de vous être intégrée dans ce débat sur la compétitivité, l’intelligence artificielle et la digitalisation de l’économie, dans le cadre de questions européennes. Je suis persuadé que nous aurons d’autres travaux à mener ensemble ; j’ai échangé quelques mots en aparté avec votre directeur de cabinet, la liste – ma liste en tout cas – est longue.
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur l’Union européenne face aux défis de la compétitivité, de l’innovation, du numérique et de l’intelligence artificielle.
8
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mardi 15 mai 2018 :
À quatorze heures trente : débat sur « les infrastructures routières à la suite de la présentation du rapport du Conseil d’orientation des infrastructures du 1er février 2018 ».
À seize heures quarante-cinq : questions d’actualité au Gouvernement.
À dix-huit heures : proposition de résolution, présentée en application de l’article 34-1 de la Constitution, invitant le Gouvernement à prendre en compte la situation des « Américains accidentels » concernés par le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) (n° 64, 2017-2018).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-sept heures quarante-cinq.)
Direction des comptes rendus
GISÈLE GODARD