M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe La République En Marche.
M. André Gattolin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Conseil européen qui se tiendra les 22 et 23 mars prochains restera peut-être dans les annales de l’institution. Certes, il est à ce jour difficile de présumer que son caractère particulier dépendra de l’importance des décisions qui y seront prises, mais une chose est certaine, c’est que ce Conseil sera particulier au moins par sa forme et la nature des questions qu’il sera amené à soulever.
Sur la forme, tout d’abord, le prochain Conseil européen entérine dans les faits l’idée que l’Union européenne ne peut aujourd’hui avancer qu’à plusieurs vitesses. Il débutera en effet dans un format à 28, avant de passer rapidement à un format à 27 – sans le Royaume-Uni – pour s’achever à 19, au format propre de la zone euro. Nous faisons donc, à l’échelle du Conseil européen, ce que nous rechignons encore à faire clairement à l’échelon de la Commission et du Parlement européens, à savoir engager un processus de discussion et de décision bien distinct entre les États membres les plus intégrés et les autres.
Ce Conseil européen sera aussi particulier dans sa forme en ce que son ordre du jour est, pour une fois, relativement restreint, en tout cas plus raisonné et moins hétéroclite dans les sujets à aborder que lors des Conseils passés. La démocratie y gagne toujours en clarté et en lisibilité des choix.
Sur le fond, le Conseil européen ne pourra cependant pas manquer d’évoquer la soudaine et brusque tension diplomatique entre le Royaume-Uni et la Russie, à la suite de la tentative d’empoisonnement perpétrée à Salisbury à l’endroit de Sergueï et Ioulia Skripal. La réaction britannique à cette énième tentative d’assassinat laissant planer une intervention des services russes a été forte, très forte, et d’une ampleur sans précédent depuis la fin de la guerre froide.
Le 14 mars dernier, la Première ministre, Theresa May, annonçait en effet l’expulsion de vingt-trois diplomates russes. Le lendemain, les gouvernements français, allemand et américain exprimaient leur solidarité avec Mme May. Dans la foulée, la ministre de l’intérieur britannique, Mme Amber Rudd, accueillait favorablement la demande parlementaire de réouverture des enquêtes sur quatorze décès suspects – quatorze, pas moins ! - survenus sur le territoire britannique au cours des quinze dernières années.
Nous ne pouvons nous empêcher de tirer deux enseignements importants dans ce contexte.
Premier enseignement, malgré sa décision tonitruante de quitter l’Union européenne, le Royaume-Uni n’est pas une île : il a, sur ce sujet comme sur bien d’autres, besoin du soutien et de la coopération de ses alliés européens. Chaque jour qui passe ne manque d’ailleurs pas de rappeler aux autorités britanniques cette vérité qui dérange…
Second enseignement, cette affaire a incidemment l’avantage de ressouder un peu politiquement l’opinion britannique, mais aussi la majorité et le gouvernement de Mme May, sérieusement mis mal par les divergences de plus en plus nombreuses quant à leur gestion post-référendaire du pays.
En creux, l’affaire Skripal met cependant en lumière la mansuétude coupable dont les gouvernements britanniques successifs ont fait preuve à une époque où leur objectif principal était d’attirer massivement sur leur territoire, en particulier sur la place de Londres, les investissements de quelques oligarques peu recommandables.
La réalité qui se fait jour aujourd’hui, c’est que le Royaume-Uni, contrairement à ce que disent ses médias et une grande partie de sa classe politique, a souffert non de trop d’Europe, mais de son attitude répétée de cavalier seul en Europe et de son manque absolu de vision sérieuse de sa place au sein de l’Union européenne.
En effet, ce que l’aventure inédite du Brexit met très concrètement en lumière aujourd’hui, c’est le coût réel de la non-Europe. Certes, l’Union européenne est loin d’être parfaite et nous sommes les premiers à appeler à sa refondation. Bien plus, du fait même de son caractère institutionnel et politique complexe et inachevé, elle a du mal à répondre simultanément à toutes les crises qui la traversent et à relever tous les défis auxquels elle est confrontée. Aussi, nombre de voix s’élèvent partout en Europe pour déclarer que l’Union européenne aurait finalement échoué à réaliser son credo fondateur, celui d’instaurer durablement un espace de paix et de prospérité sur le continent européen.
C’est vrai, des tensions de plus en plus nombreuses émergent ou réémergent ces dernières années au sein de l’Union européenne entre certains de ses États membres, voire au sein même de ces États, comme en Catalogne, en Flandre ou en Écosse. Il est vrai aussi que, depuis la crise financière de 2008, la croissance dans l’Union européenne et dans la zone euro demeure assez atone au regard de celle qui est observée ailleurs, aux États-Unis et surtout dans les pays émergents.
Mais c’est oublier un peu vite le rôle majeur joué par l’Union européenne non seulement dans la réconciliation franco-allemande – tout cela est acquis –, mais aussi dans la consolidation démocratique de pays comme l’Espagne et le Portugal ou encore dans la réunification allemande, dans la réconciliation entre l’ouest et l’est de l’Europe, dans la pacification des Balkans orientaux et, last but not least, dans la fin de la guerre civile en Irlande du Nord.
Sur ce dernier point, le blocage idéologique et souverainiste dont souffre encore le gouvernement britannique dans les négociations actuelles sur les questions de la frontière irlandaise va à l’encontre de la réalité historique, à savoir le poids de l’Union européenne et le rôle capital qu’elle a joué dans le règlement de cette guerre civile aux relents de guerre de religion.
Pourtant, cette réalité a été écrite noir sur blanc dans un très intéressant rapport du mois de décembre 2016, rédigé par nos collègues de la Chambre des Lords, soulignant le rôle majeur de l’Union européenne dans le processus de paix, notamment au regard des garanties apportées par l’Union européenne dans l’application concrète de l’accord de Belfast de 1998, de son effet sur la transformation des relations bilatérales et l’apaisement des tensions communautaires en Irlande du Nord et de l’impact considérable qu’ont eu et continuent d’avoir les financements européens en Irlande du Nord.
Alors oui, c’est incontestable, l’appartenance à l’Union européenne est encore et toujours source de pacification. Souhaitons que Mme May revienne vite à la raison et accepte la proposition juste et mesurée formulée par les négociateurs européens sur la question irlandaise.
L’Union européenne est donc un espace de paix, mais aussi toujours un espace de prospérité. Certes, il faut bien le dire, cette prospérité est à présent relative et assez fragile. Aussi est-il indispensable de la relancer : c’est notamment pourquoi la France propose de renforcer la zone euro, d’harmoniser les politiques fiscales et industrielles, de taxer les revenus des grands groupes du numérique.
Toutefois, le coût d’une future non-appartenance à l’Europe s’observe déjà très concrètement dans l’évolution récente et à venir de la croissance au Royaume-Uni. Il est en effet déjà loin le temps où, en 2014, l’ex-Premier ministre, M. David Cameron, plastronnait et promettait la tenue d’un référendum sur le maintien ou non dans l’Union européenne. Cette année-là, le Royaume-Uni affichait une insolente progression de 3,1 % de son PIB, quand la zone euro n’était qu’à 1,3 %. Aujourd’hui, les courbes ne cessent de s’inverser, puisque toutes les prévisions pour l’année en cours et les années à venir laissent entrevoir un différentiel important au bénéfice de la zone euro.
J’espère, madame la ministre, qu’à l’occasion de ce Conseil européen la France et ses partenaires auront à cœur de ramener nos amis britanniques à plus de raison, en leur rappelant peut-être cette belle formule du grand écrivain anglo-australien Arthur Upfield : « Ce que l’on croit n’a aucune importance. Seuls les faits comptent. » (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche et du groupe Union Centriste.)
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. Jean-François Longeot. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, aux premiers temps de la République romaine, au début du Ve siècle avant notre ère, à plusieurs reprises, la plèbe décida et organisa sa sécession en se rassemblant hors de la Ville pour protester contre les abus de pouvoir des patriciens, le poids des dettes qui pesaient sur elle et son exclusion des magistratures. En s’insurgeant de la sorte, elle voulut montrer son opposition à une forme de gouvernement qui l’excluait et qui ignorait son souhait d’être mieux associée à la vie politique de la cité.
Vous me permettrez de considérer que les électeurs italiens viennent de manifester, par la radicalité de leurs votes, une forme moderne de ce retirement. À l’occasion de ce débat, il nous incombe de comprendre pourquoi le rejet de l’Europe est devenu, dans ce pays fondateur de l’Union européenne, le socle commun des extrémismes et de la xénophobie, d’autant que le séisme politique qui vient de toucher l’Italie s’ajoute à ceux qui ont déjà ébranlé l’Allemagne, l’Autriche, la Lettonie, la Hongrie, le Danemark, la Suède, la Slovaquie.
Dans tous ces pays, une extrême droite résolument raciste et anti-européenne s’est solidement installée dans les parlements et, parfois, dans les gouvernements. Au délitement de l’idée européenne fondée sur la démocratie, la paix, les droits de l’homme et la solidarité, elle oppose la fermeture des frontières, la chasse aux étrangers, le repli identitaire et, souvent, la volonté de constituer de nouvelles entités nationales au-delà ou en deçà des limites actuelles des États. Des élections européennes se dérouleront, dans un peu moins d’un an, au mois de mai 2019. Chers collègues, tremblons à l’idée, de moins en moins invraisemblable, que ces forces puissent devenir la principale composante du futur Parlement européen.
Comment en est-on arrivé là ? Comment l’Italie, pays connu depuis toujours comme l’un des plus actifs partisans de la construction européenne, s’en éloigne-t-elle aujourd’hui avec autant de violence ?
D’aucuns ont estimé, non sans raison, que l’afflux de réfugiés dans la péninsule avait contribué à déstabiliser une société déjà fragilisée par la crise. Il est vrai que l’Italie comme la Grèce ont dû gérer cet accueil sans grande aide de l’Union européenne, dont la plupart des membres leur ont refusé toute forme de solidarité.
Les organisations non gouvernementales évaluent à plus de 10 000 le nombre de réfugiés qui vivent en Italie, dans des campements de fortune, sans aucune aide. Malgré les appels du pape François, qui exhorte les Italiens à les recevoir dignement, parce que « les pauvres sont [notre] trésor », la peur de l’étranger est devenue la manifestation d’une opposition radicale à la globalisation, dans sa variante européenne, et de ses conséquences toujours plus destructrices.
Parcourez l’Italie du Sud et la Sicile et comprenez, à la vue de leurs innombrables friches industrielles, que le mal est là, dans ces tissus économiques totalement déstructurés par trente années d’une crise sans fin. La carte électorale de l’Italie est aujourd’hui celle de la pauvreté, celle des régions en voie de sous-développement, celle de l’exode des jeunes diplômés vers le nord, dans un mouvement similaire à celui qui avait poussé hors du pays leurs grands-parents et leurs arrières grands-parents.
Au-delà de ces terres du Sud, partout en Europe, vous trouverez des régions entières subissant ce même déclin et manifestant, vis-à-vis de l’Union européenne, le même dédain.
Ainsi, pour les mêmes raisons, les Midlands, accablées par la perte de leurs industries, ont voté massivement en faveur du Brexit. La production manufacturière ne représente plus que 9 % du PIB du Royaume-Uni, et son recul a été le plus dévastateur dans ces régions qui constituaient naguère le cœur historique de la révolution industrielle. Pour leurs chômeurs, ce déclin est associé à la construction européenne et il leur est parfaitement indifférent que la City perde son passeport financier à la suite du Brexit, tant le destin de cet îlot de richesse leur est devenu aujourd’hui étranger.
En France, des processus similaires sont à l’œuvre et je vous rappelle que, depuis quarante ans, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans l’économie a été divisée par deux.
Ce reflux général a vidé de leur substance nombre d’anciens bassins industriels.
Ces déclassements de régions entières sont les conséquences d’une redistribution géographique majeure de la production industrielle, qui se réalise maintenant à l’échelle européenne. De nombreux emplois parmi les moins qualifiés ont migré vers l’est de l’Europe et les productions à haute valeur ajoutée sont maintenant concentrées dans un petit nombre de pays de l’Europe du Nord, qui ont maintenu, puis renforcé leur capacité dans ces domaines.
Ces emplois perdus ont rarement été remplacés par de nouveaux postes créés dans d’autres secteurs économiques. Il en résulte de fortes disparités géographiques de la richesse qui ne cessent de s’accroître et qui minent les fondements d’une Europe qui ne peut se perpétuer sans être solidaire.
L’Allemagne est souvent considérée comme la responsable de ces déséquilibres économiques, parce qu’elle aurait imposé une politique économique et monétaire favorable à ses seuls intérêts. La critique est en partie injuste, car son gouvernement a soumis son propre peuple au même ordo-libéralisme, avec les mêmes conséquences sociales.
Dans son rapport du 7 mars dernier, la Commission européenne note ainsi que la faiblesse de la demande intérieure et la stabilité des salaires, associées à une production économique inférieure à celle de 2009, ont eu pour conséquence d’accroître considérablement les inégalités sociales et la pauvreté en Allemagne. Plus de 60 % des richesses de ce pays sont détenues par 10 % de la population, alors que la moitié des ménages les plus pauvres n’en détiennent que 1 %. L’emploi à temps partiel a beaucoup progressé ; surtout, près de trois millions de travailleurs sont obligés d’exercer un second emploi pour vivre. De façon synthétique, le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de traitement, place l’Allemagne au sommet des pays les plus inégalitaires de l’Europe.
Face à cette crise de l’Europe, une nouvelle fois, le renforcement de la relation franco-allemande nous est proposé comme la seule solution possible. Elle est sans espoir à défaut d’une analyse radicale de l’ordo-libéralisme institué comme principe régulateur de l’espace économique européen. Cette doctrine impose l’équilibre budgétaire, l’indépendance monétaire et un niveau élevé de concurrence pour mettre l’entreprise au service de la société et prétendument offrir à chacun de ses membres la faculté d’y prospérer.
Alors que le XXIe siècle nous est présenté comme celui d’une ère sans idéologie, il est urgent d’abandonner ce dogme dont l’état social de l’Europe montre qu’il nous conduit à l’abîme. Notre Union européenne n’a pas besoin de grande déclamation, depuis la colline de la Pnyx ou l’amphithéâtre de la Sorbonne (M. Roger Karoutchi s’exclame), pour convoquer les mânes des pères fondateurs de l’Europe, si nous sommes incapables de comprendre qu’il nous faut d’abord trouver, dans l’urgence de la catastrophe qui vient, des moyens pour soulager le quotidien de millions d’Européens qui vivent dans ces territoires de relégation, condamnés par des processus économiques qui les excluent.
Ayons l’audace salvatrice d’affirmer, dans les discussions à venir, que le seul horizon pour sauver l’Europe est celui de la réduction des inégalités. Des politiques en rupture avec les dogmes de l’ordo-libéralisme sont expérimentées en ce moment. Elles prouvent, par leur succès, qu’il est possible de concilier le développement, la redistribution de la richesse et l’indispensable solidarité entre les individus et les territoires. Sortons de la pensée unique pour poser les bases d’une analyse rigoureuse des conséquences sociales des politiques économiques.
Replaçons maintenant l’humain et la société au cœur de nos préoccupations. Soyons humanistes pour tenter d’éviter que l’Europe de demain ne soit plus qu’un espace dédié à la libre circulation des marchandises et livré aux forces antidémocratiques. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
M. Philippe Bonnecarrère. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Président de la République a demandé et obtenu la confiance des Français sur un programme faisant une large place à la construction européenne et à l’affirmation de notre communauté de destin.
À plusieurs reprises, il a exprimé l’ambition européenne de notre pays, qui prend la forme d’une exigence. Il en a présenté les fondements intellectuels et historiques, mais en a également tracé les perspectives lors de son discours de la Sorbonne, auquel il a été fait référence.
À la veille du prochain Conseil européen, le soutien à l’action européenne du Président de la République est plus que jamais nécessaire. Mon propos n’est pas simplement la manifestation de ce soutien, même si je l’assume volontiers, il est aussi l’expression des intérêts de notre pays.
Mes chers collègues, nous pouvons aisément mesurer l’imbrication des enjeux français et des enjeux européens par le nombre, la diversité, l’importance des sujets que vous évoquez les uns et les autres à la suite de l’intervention de Mme la ministre. Cela illustre assez bien vos attentes, ce que vous avez appelé, suivant des formules différentes, le coût de la non-Europe, l’espoir de plus d’Europe ou d’une autre Europe. Quels que soient les points de vue exprimés par les différents groupes, un fil rouge se devine, me semble-t-il : une forme de gravité, peut-être un peu plus lourde encore que celle que nous avons pu entendre lors d’autres débats de ce type.
La République romaine, voire l’Empire romain, puis les Midlands de la seconde moitié du XIXe siècle ont été rappelés à notre attention. Je partage, chers collègues, l’intérêt de cette mise en perspective historique, je la crois même indispensable. J’aurais toutefois tendance à y ajouter, pour le saluer, le travail qui a été accompli depuis la Seconde Guerre mondiale par les gouvernements successifs des États membres de l’Europe – c’est tout à leur honneur -, ainsi que l’ampleur des chantiers entrepris tout autant que – et c’est heureux – les résultats.
Il est important de conserver cette perspective historique, y compris pour le couple franco-allemand, dont on nous disait il y a un instant qu’il était sans espoir. Je considère qu’il est au contraire plein d’espoir ; en tout cas, il est de nouveau opérationnel, avec un axe européen marqué dans le contrat de grande coalition. Mais il existe aussi des prudences rédactionnelles, de sorte que, entre ambition européenne et prudences rédactionnelles, des inquiétudes sur le risque d’un statu quo peuvent surgir. D’une certaine manière, il faut faire attention à ne pas s’en tenir aux formules de style quand on parle du couple franco-allemand. Certes, c’est un élément essentiel, mais il convient de souhaiter que, au-delà de la formule, le contenu soit à la hauteur des enjeux dans les mois qui viennent.
Le thème même du Conseil européen, à savoir l’emploi, la croissance et la compétitivité, pourrait inciter à une forme de statu quo. Je nourris quelques craintes à cet égard tant pour certains, notamment pour les pays du nord de l’Europe, l’Union européenne apparaît dans la durée comme une forme d’îlot de stabilité et de prospérité, du moins par rapport aux malheurs du monde.
Reste que, vous le savez, rien n’est acquis, en particulier pour notre pays, qui a devant lui de nombreuses réformes à mener – nos partenaires nous le rappellent régulièrement – pour regagner une position de leader économique en Europe que nous n’aurions jamais dû quitter et réduire notre taux de chômage, comme l’ont fait avec succès plusieurs de nos voisins.
C’est dire, chers collègues, que la politique économique de la zone euro, sa gouvernance, l’union bancaire, le marché unique des capitaux ont besoin de décisions, que la convergence fiscale, sur laquelle plusieurs d’entre vous ont insisté, est à mettre en œuvre, depuis les taux de l’impôt sur les sociétés en passant par les rescrits fiscaux, sans oublier la fiscalité du numérique, qui confine à la caricature.
Ainsi, Google paierait un impôt représentant 9 % de son chiffre d’affaires hors de l’Union européenne, à comparer au minuscule 1 % – 0,92 % paraît-il-, payé dans l’Union européenne. Et que dire de Facebook, qui réussirait la performance de descendre à moins de 0,10 % ?
La question des droits de douane est venue s’ajouter à ces difficultés, avec les initiatives individuelles des États-Unis, qui sont graves par leurs conséquences européennes, mais surtout par le fait que ce pays tourne le dos à toute forme de régulation internationale. Cela vaut pour l’aspect économique, mais aussi pour d’autres grands enjeux plus stratégiques, en particulier la question de l’accord sur le nucléaire autour de l’Iran et la deadline du 12 mai prochain.
Madame la ministre, vous comprendrez que, pour mes collègues comme pour moi-même, la voix de l’Europe soit particulièrement attendue sur ces différents sujets.
Il faut dire aussi que le contexte géopolitique est très lourd, du Moyen-Orient à la Russie, de l’Ukraine à la mer de Chine. Même pour ceux qui ont la foi européenne chevillée au corps, le découplage entre les enjeux géostratégiques, la montée en puissance militaire d’États-continents et les précautions oratoires ou les pudeurs qui peuvent exister en Europe, par exemple autour de la politique de défense, peuvent quelque peu agacer.
Mes chers collègues, à côté des enjeux économiques que je viens d’évoquer rapidement et des enjeux géostratégiques, l’Europe a des défis particuliers à relever, en matière de sécurité, d’immigration, de gouvernance économique.
En matière de sécurité, les risques sont nombreux, qu’il s’agisse des questions de défense ou de lutte contre le terrorisme. Ils trouvent maintenant leur véritable horizon de traitement à l’échelon de l’Europe. Si, en la matière, un seul doute persistait, l’exemplaire obsession de nos amis Britanniques à rester dans le cercle européen de la défense ou le cercle européen de la lutte contre le terrorisme le lèverait.
Il en est de même pour les enjeux en matière d’immigration. Plusieurs d’entre vous ont rappelé qu’à ne pas traiter correctement ces questions on s’exposait à des risques similaires à ceux qui viennent de se traduire sur le plan électoral en Italie.
Cette situation n’est peut-être pas unique, nous la retrouverons d’une certaine manière dans quelques semaines avec la réforme du droit d’asile, qui donne lieu à de nombreux débats dans notre pays. Sur ce sujet, je dois dire que, même pour des observateurs bienveillants vis-à-vis du Gouvernement, cette réforme peut paraître quelque peu surprenante tant la problématique du droit d’asile n’est plus franco-française, mais doit trouver sa place à l’échelon européen.
La gouvernance démocratique a été évoquée. J’aurais souhaité mentionner les consultations citoyennes comme l’importance de la conservation des idéaux, mais le temps me manque.
En conclusion, madame la ministre, je souhaite que, demain et après-demain, le Conseil européen puisse prendre des décisions. Le plus grave est aujourd’hui la non-décision. Au-delà des contenus, dont il ne faut pas se désintéresser, une aspiration forte s’exprime pour que des décisions soient arrêtées et qu’une feuille de route soit fixée. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains. – M. le président de la commission des affaires européennes et M. le président de la commission des affaires étrangères applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert, pour le groupe socialiste et républicain.
Mme Sylvie Robert. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Conseil européen des 22 et 23 mars prochains se déroule dans un contexte où l’instabilité et les inquiétudes s’intensifient. L’imposition de droits de douane sur les importations d’aluminium et d’acier aux États-Unis ainsi que les tensions accrues avec la Russie tendent encore davantage les relations diplomatiques.
En interne, l’Union européenne doit avancer tangiblement sur des dossiers cruciaux, qui détermineront son avenir à moyen terme, parmi lesquels la question de son budget après 2020, la sortie du Royaume-Uni ou encore l’amélioration du dialogue social. Ce Conseil européen a donc un rôle majeur à jouer en termes d’impulsion politique, d’autant plus qu’il se situe à un an des élections européennes. Il sera l’occasion de vérifier, ni plus ni moins, l’ambition des chefs d’État pour l’Europe, à un moment où il se révèle impérieux de conforter le pôle de stabilité, de solidarité et de protection qu’est l’Union européenne.
Dans cette perspective, le profil du futur cadre financier pluriannuel de l’Union européenne sera un signal essentiel. En effet, le Brexit va créer un manque à gagner estimé entre 12 milliards d’euros et 15 milliards d’euros par an, soit 10 % à 15 % des ressources propres de l’Union européenne.
En parallèle, la Commission européenne et les dirigeants des États membres n’ont de cesse d’exprimer leur volonté de voir l’Union européenne monter en puissance sur un certain nombre de missions pour le moins non négligeables. C’est, par exemple, le cas en matière d’asile et de gestion des flux migratoires, de défense et de sécurité européennes, de soutien à l’industrie et à l’innovation. En d’autres termes, le cadre financier pluriannuel post 2020 est une équation : comment répondre à l’ensemble des défis, toujours plus nombreux, qui se posent à l’Union européenne sans la contribution du Royaume-Uni ?
La réponse logique voudrait qu’il faille augmenter le montant du budget actuel. À cet égard, le Parlement européen vient de démontrer, dans sa position adoptée très largement, que, pour remplir a minima ses missions actuelles, l’Union européenne devrait voir son budget porté à 1,3 % du PIB européen. Pour rappel, il est actuellement à 1 %, alors qu’il représentait 1,25 % du PIB de l’Union européenne en 1999.
Or la Commission européenne semble aujourd’hui s’orienter vers un plafond maintenu à 1 %, voire à 1,1 % du PIB européen, tandis que les États membres, à l’occasion du Conseil européen informel du mois de février dernier, paraissent avoir acté une baisse des ressources du budget pour cause de Brexit. Il est pourtant clair que l’on ne peut faire plus avec moins…
Avoir une réelle ambition pour l’Europe aujourd’hui oblige à élargir les ressources propres de l’Union européenne. Par-delà les éventuelles hausses de contribution des États membres, qui sont certes un signal, mais aucunement une solution pérenne, nous ne pouvons pas reporter, encore une fois, les négociations sur cette thématique. C’est le moment idoine !
Par conséquent, madame la ministre, le Gouvernement est-il prêt à appuyer l’idée d’une augmentation des ressources propres de l’Union européenne ? Sans cela, ce sont les politiques européennes essentielles à la matérialisation du principe de solidarité qui risquent d’en subir les conséquences : la PAC et les politiques de cohésion au premier chef. Ce serait une erreur colossale !
Vous connaissez notre attachement, ici, au Sénat, à ces deux politiques structurelles, qui permettent d’établir un lien direct entre Bruxelles et tous les territoires, de lutter contre le sentiment d’éloignement que peuvent ressentir les citoyens européens à l’égard de l’Union européenne, de tout simplement rendre concrètes les avancées si nombreuses que favorise l’Union européenne.
Dans le climat actuel, caractérisé par une montée généralisée du populisme ainsi que par une critique facile à l’encontre des institutions européennes, la PAC et les politiques de cohésion sont précieuses. Il convient de les préserver à tout prix, tout en assurant à l’UE d’avoir les moyens de répondre aux nouveaux enjeux. Il convient de ne pas oublier que le budget européen n’est pas uniquement un instrument financier ; il est l’expression de choix politiques qui traduisent une ambition. Nous avons besoin d’avoir des preuves de cette ambition, et il est temps de convaincre !
Par ailleurs, la réforme de la zone euro, dont la feuille de route doit être adoptée en juin prochain, est l’occasion de marquer une ambition pour l’Europe. Or, eu égard aux dernières réunions au niveau ministériel, des inquiétudes de taille peuvent poindre : l’achèvement de l’union bancaire semble être en difficulté, en particulier sur la question clé du fonds européen de garantie des dépôts ; la réforme du semestre européen risque, quant à elle, d’aboutir à conditionner l’attribution des fonds de cohésion à l’aboutissement de réformes structurelles. Les collectivités ne doivent surtout pas être tenues responsables des choix budgétaires des gouvernements.
Avoir une ambition pour l’Europe, c’est aussi regarder vers l’avenir, donc vers la jeunesse. Le programme Erasmus, peut-être davantage que tout autre de l’Union européenne, a fait ses preuves et est reconnu. De nombreux étudiants ont bénéficié et bénéficient encore de cette ouverture à l’Europe, de la richesse d’un séjour dans un autre pays membre. Au retour de leur expérience, ils deviennent, en quelque sorte, des ambassadeurs de l’Europe et incarnent, concrètement, cette idée d’union des peuples européens.
Ainsi, il est heureux que les ministres de l’éducation aient annoncé, unanimement, leur volonté de renforcer considérablement Erasmus. Certains prônent un doublement de la dotation, fixée à 14,7 milliards d’euros pour la période 2014-2020, d’autres un triplement. Néanmoins, au-delà de la problématique afférente au montant du programme, il est intéressant de s’interroger sur l’ouverture d’Erasmus à l’enseignement professionnel, voire au secondaire ou aux jeunes diplômés, comme quelques États membres le recommandent. Surtout, nous nous inquiétons du risque de substitution d’un système de bourses à un système de prêts individuels, afin de tenir l’objectif d’un doublement d’Erasmus. Nous aimerions avoir des précisions et des garanties du Gouvernement sur ce point, madame la ministre, car Erasmus doit pouvoir profiter à l’ensemble des jeunes et non à quelques-uns qui auraient un capital financier de départ plus substantiel.
Enfin, dans nos rangs, vous le savez, notre ambition a toujours été sociale. Jacques Delors a lancé ce mouvement indispensable, car le marché unique sans le bien-être social des citoyens européens n’a que peu d’intérêt. Pourtant, ce dialogue social européen s’est amplement essoufflé ces deux dernières décennies. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous réjouir des récentes avancées qui consolident le pilier social européen.
La proposition de la Commission concernant la création d’une autorité européenne du travail était attendue. Elle ne sera pas la résultante d’une fusion entre les agences existantes et aura comme principale tâche, en tout cas dans l’immédiat, de garantir la libre circulation des travailleurs, dans le respect des règles européennes en matière de détachement, dont la réforme vient justement d’aboutir.
La proposition sur la coordination des systèmes de sécurité sociale visant à améliorer l’accès à la protection sociale en élargissant la couverture à tous les travailleurs et en rendant plus effectifs les droits sociaux des citoyens fixe des objectifs qui donnent tout son sens à l’Union européenne : protéger et améliorer le quotidien de chacun.
Les vingt principes du socle européen des droits sociaux, proclamés l’automne dernier, assoient cette finalité sociale de l’UE. Sans attendre les actes juridiques européens, qui donneront corps à ces principes, la Commission a encouragé les États membres à les traduire, in concreto, dans leur ordre interne. Il y va de l’égalité entre les femmes et les hommes, de l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée, du dialogue social dans l’entreprise ; en somme, de thèmes sociaux majeurs, à l’actualité contemporaine et aux incidences multiples : le congé de paternité, l’égalité salariale, le rôle de l’entreprise, etc. Où en est le Gouvernement dans la traduction nationale de ce socle européen ?
Mes chers collègues, ce Conseil européen n’est pas anodin : il permettra de jauger l’ambition des États membres pour l’Europe. Nous espérons que le Président de la République saura mettre en conformité ses déclarations avec des engagements tangibles et élevés au service de l’UE et, surtout, au service de ses citoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, du groupe La République En Marche, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe Union Centriste.)