M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.
M. Jean-Marc Gabouty. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le fonctionnement de l’économie mondiale et son évolution depuis la crise financière de 2008 et la crise des dettes publiques suscitent de nombreux débats.
L’opacité du fonctionnement de la sphère financière, renforcée par une mathématisation extrême, éveille de plus en plus d’inquiétudes sur la stabilité des marchés, comme l’a montré le mini-krach de février dernier, passé quasiment inaperçu. Ainsi, le mathématicien Nicolas Bouleau, dans une chronique parue le week-end dernier dans le quotidien Le Monde, évoque des marchés « fumigènes », qui tendent aujourd’hui à brouiller l’information sur l’état réel de l’économie.
Un débat sur l’évasion et la fraude fiscales a eu lieu au Sénat en octobre 2016, sur l’initiative de nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen, et une proposition de résolution européenne a été adoptée, au début de 2017, par l’Assemblée nationale sur le même sujet.
Le bien-fondé du sujet ne fait pas de doute. Aujourd’hui, l’évasion et la fraude fiscales représentent des pertes colossales pour les États, aggravant les déficits et pénalisant le financement des services publics : 1 000 milliards d’euros à l’échelle de l’Union européenne, 60 milliards à 80 milliards d’euros par an en France, soit un montant équivalant au déficit public.
Dans ce contexte, la liste des paradis fiscaux, adoptée par les ministres des finances de l’Union européenne le 5 décembre dernier, se veut une réponse politique globale. Toutefois, les noms qui y figurent – Corée du Sud, Mongolie, Namibie, Tunisie,… – et, surtout, les absents trahissent de graves insuffisances.
Trois critères ont été retenus par Bruxelles dans la lutte contre les paradis fiscaux : la conformité aux standards d’échange automatique de l’OCDE, la limitation de l’implantation de sociétés offshore et l’adoption des lignes directrices de l’OCDE de lutte contre l’évasion fiscale des multinationales.
Mais il y a plusieurs bémols importants : cette liste, comme certains de mes collègues l’ont dit, exclut de facto les pays européens, qui sont réputés se conformer a priori au droit de l’Union européenne en matière de lutte contre l’évasion et la fraude fiscales, malgré les interrogations qui existent depuis longtemps sur des États comme l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Chypre, ou encore les micro-États entretenant des relations particulières avec l’Union, comme Monaco, Andorre ou le Liechtenstein. Par ailleurs, de grands pays extra-européens qui ne remplissent pas ces critères, comme les États-Unis ou la Russie, n’y figurent pas non plus. On peut donc considérer qu’une telle liste est plus théorique qu’opérationnelle.
La France n’est malheureusement pas en reste, avec des conventions fiscales très avantageuses, signées notamment avec des États du Golfe, mais avec bien d’autres pays aussi, et qui assurent par exemple des exonérations sur les plus-values immobilières et l’impôt sur la fortune immobilière au bénéfice des non-résidents. Un ancien ministre, Jean-Louis Borloo, dans le cadre des consultations menées en 2012–2013 sur la remise à plat de la fiscalité, avait proposé de revenir sur ces régimes outrageusement avantageux, qui coûtent chaque année plusieurs centaines de millions, voire plusieurs milliards d’euros à l’État français.
Paradoxalement, pour investir en France, il vaut mieux être qatari ou koweïtien que japonais ou canadien. (M. Éric Bocquet sourit.)
Enfin, une certaine tolérance, pour ne pas dire une réelle complaisance, existe à l’égard des vedettes du sport ou du divertissement. On peut ainsi s’étonner que des entreprises soient jugées sévèrement, certes, parfois à juste titre, par l’opinion publique, tandis que tel sportif ou tel artiste domicilié en Suisse ou à Monaco bénéficie d’une image de quasi-héros national, sans que cela corresponde à une quelconque exemplarité en matière fiscale.
Ces insuffisances manifestes rendent nécessaire une revue d’ensemble de nos conventions fiscales bilatérales, pour tenir compte a minima des standards établis par l’OCDE. Concernant, par exemple, la convention bilatérale avec le Qatar, l’ancien secrétaire d’État au budget, Christian Eckert, interrogé sur ce sujet en 2016, avait parlé d’un « précédent qui ne se [renouvellerait] pas ». Force est de constater que ce cas spécifique demeure aujourd’hui.
Au niveau européen, il serait nécessaire également de codifier les relations fiscales entre les États membres. Comment la France et l’Europe peuvent-elles apparaître comme des interlocuteurs crédibles, voire des donneurs de leçons, si elles n’ont pas préalablement remis de l’ordre dans leur propre maison ?
Par ailleurs, les réglementations mises en place à la suite des accords de Bâle III dans le secteur bancaire montrent aussi leurs limites, avec, en plus et de manière pénalisante, des procédures parfois lourdes et des règles prudentielles insuffisamment différenciées selon la taille des acteurs.
En conclusion, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je soulignerai que, si l’on ne peut que souscrire à l’existence d’un enjeu au niveau mondial et à la nécessité de lutter plus efficacement contre l’instabilité financière et les paradis fiscaux, il ne faudrait pas que l’organisation d’une grande conférence de type « COP » relègue au second plan les enjeux plus locaux au niveau national et au niveau européen.
Pour ces différentes raisons, la majorité des membres du groupe du RDSE se prononcent pour une abstention bienveillante ou un vote positif sur cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Christine Lavarde, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de résolution de nos collègues du groupe CRCE a plusieurs mérites : sur le fond, celui d’aborder la question de la régulation de la finance, qui intéresse le Sénat depuis plusieurs années, sur toutes les travées ; sur la forme, celui de souligner la constance du groupe CRCE sur ce sujet, puisque, déjà sur son initiative, un débat relatif à l’organisation d’une conférence internationale sur l’évasion fiscale avait été organisé au Sénat en octobre 2016.
Comme en 2016, notre collègue Éric Bocquet entend porter ce sujet au niveau international au travers de l’organisation d’une conférence. Nous partageons certaines de ses préoccupations. Comme l’ont montré les révélations relatives aux « Panama papers » ou aux « Paradise papers », l’évasion fiscale est un phénomène global, qui contribue à l’appauvrissement des nations.
En effet, le coût de l’évasion fiscale a été évalué entre 30 milliards et 50 milliards d’euros par an par le Sénat, dans un rapport d’information publié en juillet 2012, fait au nom de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. Cependant, par définition, un tel phénomène reste difficile à chiffrer.
Pour autant, notre groupe se questionne sur l’opportunité de l’organisation d’une conférence internationale des parties relative à la lutte contre l’évasion fiscale : y souscrire reviendrait à penser que ce sujet n’est pas déjà une véritable préoccupation pour les décideurs européens et internationaux.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
Mme Christine Lavarde. Or une telle supposition ne résiste pas à l’examen des faits.
Ainsi, que ce soit au niveau du G20 ou de l’Union européenne, des initiatives fortes ont été entreprises dans le sens d’une plus grande transparence fiscale, afin, notamment, de permettre à la fois d’identifier les paradis fiscaux et de lutter contre eux.
Lors du G20 de Londres de 2009, les responsables politiques des principales puissances économiques mondiales avaient déjà qualifié la lutte contre l’évasion fiscale de « priorité absolue ». C’est sur cette base et dans le cadre d’une étroite collaboration avec l’OCDE que de nombreux progrès ont d’ores et déjà été accomplis.
L’accord multilatéral du 29 octobre 2014, qui permet au niveau mondial d’assurer l’échange automatique d’informations, constitue à ce titre une avancée historique. Cet échange se caractérise notamment par le partage de renseignements à la demande des administrations, lorsque celles-ci ont de bonnes raisons de penser qu’une information bancaire dans un autre pays leur est utile. Il favorise aussi l’échange automatique de renseignements, obligeant chaque pays à demander à l’ensemble de ses institutions financières de collecter chaque année l’information financière sur les comptes détenus via des trusts ou des sociétés par des non-résidents.
À la suite de cette avancée, l’OCDE a proposé un ensemble de recommandations sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices, dit programme BEPS, dans le cadre du projet pour une approche internationale coordonnée de la lutte contre l’évasion fiscale des entreprises multinationales. En effet, les stratégies fiscales de certaines entreprises sont de nature à créer une disjonction importante entre le lieu de création de la plus-value et celui de son imposition.
Cependant, je ne partage pas l’avis exprimé par Éric Bocquet voilà quelques minutes sur cette initiative, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, le projet BEPS facilite la coopération entre les pays, pour mettre fin à ce que les Anglo-Saxons appellent le treaty shopping, c’est-à-dire la pratique des investisseurs qui recherchent délibérément à bénéficier de la protection plus avantageuse d’un traité bilatéral d’investissement signé entre un État dont ils n’ont pas la nationalité et l’État hôte dans lequel ils ont investi. C’est ainsi que de nombreuses multinationales sont logées artificiellement à Maurice pour bénéficier des accords de ce pays avec l’Inde.
Ensuite, le BEPS favorise un reporting par pays, obligeant les entreprises concernées à fournir aux administrations fiscales un certain nombre d’informations financières, comme la localisation de leur chiffre d’affaires ou de leurs actifs. En France, c’est l’article 21 de la loi de finances pour 2016 qui a instauré cette obligation pour les groupes réalisant un chiffre d’affaires consolidé supérieur à 750 millions d’euros.
Sur cette question du reporting, une divergence de fond nous oppose au groupe CRCE : c’est une des raisons qui nous empêchera de voter cette proposition de résolution. Nos collègues, en son alinéa 39, insistent sur la nécessité de rendre public le reporting par pays. Nous estimons, au contraire, que cette publication serait contre-productive, car elle pourrait fragiliser nos champions nationaux. Si l’administration fiscale doit pouvoir détenir ces informations, pour autant elles n’ont pas à être accessibles aux concurrents américains ou asiatiques de nos entreprises.
Nous sommes attachés à la protection du patrimoine informationnel de nos entreprises, car il est un élément essentiel de leur compétitivité sur les marchés mondiaux. C’est la raison pour laquelle notre groupe s’était opposé aux amendements, introduits au cours de la discussion de la loi Sapin II de décembre 2016, prônant la publication de ces informations extrêmement sensibles.
Mme Nathalie Goulet. Dommage !
Mme Christine Lavarde. Le Conseil constitutionnel avait d’ailleurs jugé cette disposition contraire à la Constitution, au nom de la liberté d’entreprendre, et avait censuré l’article 137 de la loi Sapin II qui prévoyait la publication des données des entreprises.
Le Parlement européen s’est également saisi de cette question et a adopté, en juillet 2017, une proposition obligeant les multinationales dont le chiffre d’affaires excède 750 millions d’euros à publier les impôts qu’elles paient pays par pays. Néanmoins, il a également adopté une mesure permettant à un État membre d’accorder une exemption de publication de certaines informations jugées sensibles d’un point de vue commercial. Cette possibilité de restriction de la publicité des données nous semble essentielle.
Aujourd’hui, le projet BEPS est porté par l’ensemble des pays de l’OCDE, auxquels s’ajoutent les huit pays du G20 non membres de cette organisation, soit 90 % de l’économie mondiale. Une telle convergence sur un projet aussi ambitieux, qui vise à créer un cadre universel propice au développement d’une transparence fiscale globale, témoigne du dynamisme dont fait preuve la communauté internationale sur un sujet aussi crucial.
Nous saluons ces progrès et continuons de défendre une démarche intégrée allant dans le sens d’une pleine réciprocité dans l’application de normes parfois très contraignantes pour les entreprises.
De surcroît, le Conseil des ministres des finances de l’Union européenne a publié, en décembre dernier, une liste noire de dix-sept États jugés non coopératifs en matière fiscale et une liste grise de quarante-sept pays, dont la Suisse, placés sous surveillance et qui ont pris des engagements de bonne conduite. Cette liste semble efficace puisque, depuis sa publication, neuf pays sont récemment passés de la liste noire à la liste grise, à la suite d’engagements pris en matière de lutte contre l’évasion fiscale.
Même si nous pouvons juger que les choses peuvent toujours aller plus vite et plus loin, nous constatons que, peu à peu, les comportements changent et les lignes bougent.
Ainsi, au niveau européen, rappelons l’amende record infligée par la Commission européenne à Apple en raison de ses deux rescrits fiscaux, dits tax rulings, avec le fisc irlandais.
Rappelons aussi que, dans son quatrième paquet sur la lutte contre l’évasion fiscale, la Commission européenne avait inclus le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, dit ACCIS. Ce projet ambitionne une plus grande intégration fiscale en Europe, afin de lutter contre l’optimisation fiscale mettant les États membres en concurrence. De cette manière, l’ACCIS pourrait, selon la Commission européenne, « constituer un instrument puissant pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises en supprimant les disparités entre les systèmes nationaux et en établissant des dispositions communes en matière de lutte contre l’évasion fiscale ».
Ce projet a été relancé dans le cadre d’une nouvelle proposition de directive, formulée par la Commission en octobre 2016. Bruxelles espère aboutir d’ici à 2019, même si les règles d’unanimité freinent pour le moment le projet.
Aujourd’hui même, la Commission européenne a mis au ban sept pays de l’Union européenne, dont l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, lesquels, selon le commissaire européen à la fiscalité, Pierre Moscovici, ont des pratiques qui « nuisent à l’équité, empêchent une concurrence loyale dans le marché intérieur et augmentent le fardeau des contribuables européens ». Cette actualité semble avoir échappé à certains.
Rappelons, par ailleurs, la création en France, en 2017, de l’Agence française anticorruption, qui contrôle le respect de l’obligation de vigilance par les grandes entreprises dans le domaine de la lutte contre la corruption et le trafic d’influence, et qui dispose d’un pouvoir de sanction.
Ce bref rappel des avancées que nous avons pu observer aux niveaux français, européen et international ne signifie pas que le combat contre l’évasion fiscale est gagné. Les mesures relatives au BEPS et au paquet européen doivent encore être effectivement mises en œuvre de manière globale.
Ce rappel nous offre cependant un éclairage salutaire sur la question qui nous réunit ce soir. Éric Bocquet appelle à la convocation d’une conférence internationale des parties sur cette question. Or force est de constater que, sur ces sujets, ses vœux ont déjà en grande partie été réalisés. Des plateformes internationales de discussion existent déjà et, comme nous venons de le voir, fonctionnent relativement bien.
Il est donc légitime de s’interroger sur la pertinence d’une telle conférence, qui risque d’apparaître comme superfétatoire au regard de la pratique internationale.
S’il doit y avoir débat, il doit non pas être d’ordre institutionnel, mais plutôt porter sur les modalités de mise en œuvre des accords internationaux et le suivi de ces derniers.
Mais cela ne saurait se limiter à des vœux pieux sous-tendus par une idéologie à laquelle nous n’adhérons pas. L’exposé des motifs et les considérants de la proposition de résolution que nous examinons ce soir sont excessivement idéologiques et ne peuvent pas rassembler l’ensemble des voix du Sénat.
L’unanimité est souvent possible dans notre Haute Assemblée, mais le rassemblement s’effectue autour d’un propos modéré et empreint de sagesse.
Le tableau caricatural qui est dressé du capitalisme et les termes excessifs utilisés ne permettent pas de rassembler les voix de notre groupe en faveur de cette proposition de résolution. Nous ne souscrivons pas aux termes évoquant une « économie mondialisée […] gangrenée », un « mythe de la compétitivité », une « logique nocive de la concurrence », « une course funeste », « une économie intoxiquée par la finance » dont « le combat […] représente […] un enjeu majeur pour la survie de tous ». C’est excessif et caricatural.
Pour ces raisons, le groupe Les Républicains ne votera pas cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Thierry Carcenac, pour le groupe socialiste et républicain.
M. Thierry Carcenac. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales et contre le blanchiment de fraude fiscale est un combat de tous les instants.
En effet, comme cela a été souligné, les conséquences de ces pratiques sont désastreuses pour notre économie et nos politiques publiques ; le consentement à l’impôt, qui fonde notre pacte républicain, s’en trouve gravement affecté.
Des progrès ont été, sont et seront réalisés sous l’impulsion de l’OCDE, du G8, du G20, du FMI, de l’Union européenne, de notre volonté politique, aussi ici, en France.
L’appui des médias, des ONG et de l’opinion publique indignée est nécessaire pour traquer ces abus et inciter les pouvoirs publics à réagir. Les scandales d’optimisation fiscale se succèdent. Après les « Panama papers », les « Paradise papers » ont révélé au grand public des stratégies fiscales agressives d’évitement de l’impôt et ont conduit à des prises de décision pour lutter contre ces abus.
La proposition que nous examinons, même si elle comporte des points que nous ne pouvons pas totalement partager, a le mérite de permettre d’ouvrir ce débat, ici au Sénat, dans le prolongement de celui qui avait été engagé et approuvé en 2017 à l’Assemblée nationale, sous le précédent gouvernement.
La liberté de circulation des capitaux entamée dans les années quatre-vingt a conduit les États à assouplir leur législation fiscale, à adopter des mesures de dumping fiscal et à assumer la concurrence des moins-disants sociaux, fiscaux et réglementaires d’une mondialisation libérale sans pouvoir enrayer cette fuite en avant, qui aggrave les inégalités.
Ainsi que je l’indiquais, une prise de conscience s’est développée, et des mesures ont été prises pour lutter contre ce fléau, qui permet à certains de placer leur argent sur les places financières les plus rentables et les plus opaques moyennant des montages de plus en plus sophistiqués et des schémas fiscaux complexes conçus par des cabinets de conseil très expérimentés.
Il ne faut donc pas baisser la garde, la créativité de nouveaux montages permettant de contourner les mesures prises.
Une recherche de moyens plus efficaces est par conséquent nécessaire pour harmoniser à l’échelon européen nos politiques fiscales et mettre au ban des nations les territoires non coopératifs. L’OCDE, puis le G20 ont promu « l’échange automatique d’informations bancaires annuelles ». C’est un progrès indéniable, mais qui, à peine promu, voit déjà certaines failles se profiler, notamment par l’octroi de visas contre investissements et permis de résidence « non habituels » délivrés par des États.
Par ailleurs, les échanges ne concernent pas les biens immobiliers détenus à l’étranger ; il reste l’assistance fiscale administrative, au bon vouloir des administrations fiscales, et parfois difficile à mettre en œuvre.
La directive que l’Union européenne projette de mettre en œuvre visant à taxer les GAFA sur un pourcentage de leur chiffre d’affaires en Europe n’est pas encore acquise. Qu’en est-il ? Il aura fallu attendre six ans pour que les montages astucieux évoqués par la commission d’enquête du Sénat dès 2012 soient contrés. Étaient déjà mentionnés le « double irlandais » et le « sandwich hollandais », que nos multinationales du numérique pratiquent.
À l’échelon national, les définitions juridiques doivent être mieux précisées au vu de jurisprudences récentes. Il en va ainsi des notions d’« établissement stable », de « résidence » et d’« abus de droit ».
Le « verrou de Bercy », qui prévoit que le délit de fraude fiscale ne peut être poursuivi qu’à la suite d’une plainte de l’administration validée par la Commission des infractions fiscales, laisse supposer que certains pourraient échapper à des poursuites pénales. Il mérite un réexamen approfondi, et sa suppression.
J’en viens aux moyens humains mis en œuvre : la création, en 2002, du Service national de la douane judiciaire ; en 2010, du Bureau national de répression de la délinquance fiscale, qui dépend du ministère de l’intérieur ; en 2013, du Parquet national financier, qui dispose d’une procédure : la convention judiciaire d’intérêt fiscal ; de l’Office central de lutte contre la corruption et la fraude fiscale et, maintenant, la création envisagée d’une police judiciaire fiscale avec un plaider-coupable… Voilà qui montre toute la complexité de notre arsenal répressif, qui devrait être simplifié.
Je n’aborderai pas ici les besoins en formation des agents, le recrutement de personnels très qualifiés à profil informatique à encourager
Madame la secrétaire d’État, au-delà de cette proposition de résolution, que nous voterons et que Sophie Taillé-Polian a brillamment appuyée, le groupe socialiste et républicain ne peut que vous encourager à poursuivre les efforts engagés aux échelons français, européen et mondial pour que s’épanouisse une société plus juste. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – M. Joël Labbé applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à saluer la présente proposition de résolution. Bien qu’introduite, dans son exposé des motifs, en des termes qui paraissent souvent excessifs, parfois caricaturaux, elle a le mérite de provoquer un débat sur des thématiques importantes, où des convergences transpartisanes apparaissent possibles. Je remercie les différents orateurs des échanges de qualité qui ont eu lieu ce soir.
Beaucoup d’entre vous l’ont rappelé, d’importantes avancées ont été obtenues au cours des dernières années dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.
Depuis de nombreuses années, la France est à la pointe de ce combat, aussi bien en interne qu’à l’échelon international.
L’action de notre pays porte également de façon très ambitieuse sur la lutte contre l’optimisation fiscale, qui suppose d’agir avec les autres États et, dans certains cas, comme pour l’économie numérique, de travailler à une refonte des règles internationales.
J’en profite pour préciser la différence entre la fraude fiscale, qui est une violation de la loi fiscale, et l’optimisation fiscale, laquelle s’appuie sur les failles du système fiscal afin de payer le moins d’impôts possible.
Sur ces deux notions, la France est engagée, car il s’agit de protéger nos finances et nos politiques publiques, de préserver une concurrence loyale entre les acteurs économiques, d’éviter une course au moins-disant entre les États et, finalement, de faire respecter la justice fiscale, qui est une attente fondamentale de nos concitoyens, attente partagée très largement sur les travées de cet hémicycle.
Il est primordial que tous les contribuables, entreprises et particuliers, quelle que soit leur taille, paient leur juste part d’imposition, en France comme en Europe.
Les révélations médiatiques auxquelles vous faites allusion dans votre proposition de résolution ont illustré une nouvelle fois, s’il en était encore besoin, l’absolue nécessité de renforcer nos exigences et notre action dans tous les domaines.
Nous partageons donc les mêmes objectifs, et le Gouvernement est pleinement mobilisé pour y parvenir. Notre action est très déterminée sur trois points que je vais détailler : la transparence fiscale, la lutte contre l’optimisation et la taxation des géants du numérique.
Premièrement, en matière de transparence fiscale, l’action de la France a favorisé les progrès considérables accomplis par la communauté internationale à tous les niveaux : G20, OCDE et Union européenne.
Sous la présidence française, le G20 a demandé à l’OCDE d’établir une liste internationale des paradis fiscaux. Cela a permis de faire progresser depuis 2010 la mise en œuvre des standards internationaux de transparence fiscale. Le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, sous l’égide par l’OCDE, rassemble aujourd’hui 148 membres. Il passe en revue les lois et les pratiques d’échange à l’aune de standards toujours plus exigeants, par exemple s’agissant de l’identification des bénéficiaires effectifs de certaines structures opaques et complexes qui ont été dénoncées ici.
L’action de ce Forum mondial a également permis de mettre en place pour 100 pays la Convention multilatérale concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, qui fixe les règles de l’échange d’informations. La France a aussi joué un rôle moteur dans le développement au niveau mondial de l’échange automatique d’informations sur les comptes bancaires, qui a permis de mettre fin au secret bancaire. Cette année devrait être celle de la mise en œuvre complète du standard mondial d’échange automatique d’informations sur les comptes financiers, que la France a vivement promu et adopté dès son origine en 2014.
L’Union européenne s’est également dotée d’un cadre juridique renforcé en matière de transparence. Plusieurs directives majeures ont été adoptées, en matière d’échange automatique d’informations en 2014, d’échange des décisions fiscales anticipées en 2015, de lutte contre l’optimisation fiscale des entreprises et d’échange automatique des déclarations pays par pays en 2016. Une proposition de directive obligeant des intermédiaires à déclarer les montages fiscaux qu’ils créent est en cours de discussion et devrait être adoptée très prochainement.
Deuxièmement, en matière de lutte contre l’optimisation fiscale et la fiscalité dommageable, les travaux internationaux menés ces dernières années ont visé à renforcer les moyens des États pour lutter contre l’optimisation fiscale des multinationales.
Ces travaux, dont l’initiative revient à quelques États, dont la France, ont été conduits sur demande du G20 et dans le cadre de l’OCDE au titre du chantier Base Erosion and Profit Shifting, ou BEPS, qui a été évoqué par plusieurs d’entre vous. L’OCDE a tenu à y associer le plus grand nombre de pays, y compris les pays émergents et les pays en développement : près de 110 États et territoires y ont adhéré à ce jour. Il s’agit donc bien d’un processus inclusif.
L’OCDE s’appuie sur un accord multilatéral juridiquement contraignant, l’instrument multilatéral, pour la mise en œuvre de BEPS. Il modifiera à terme plusieurs centaines de conventions fiscales bilatérales en vigueur, dont environ quatre-vingts pour la France. La France l’a signé le 7 juin 2017, et il sera prochainement soumis à ratification. L’action de l’OCDE a donc changé de nature, dans la mesure où les normes qu’elle produit acquièrent une force contraignante accrue, tout en étant partagées largement par la communauté internationale.
L’Union européenne s’est également engagée dans une action résolue pour faire respecter les standards internationaux, en matière aussi bien de transparence que de fiscalité équitable.
Cela a conduit à établir une liste d’États et territoires non coopératifs au mois de décembre 2017. Vous l’avez remarqué, cette liste diminue aujourd’hui à raison des engagements pris par les États et territoires concernés, mais ces derniers devront respecter ces engagements, faute de quoi ils seront à nouveau inclus dans la liste européenne, ce qui fera son efficacité.
Toutefois, de nombreux défis restent encore à relever. Par exemple, des contre-mesures efficaces et dissuasives doivent être appliquées de manière coordonnée à l’encontre des États et territoires qui figurent sur la liste européenne. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Il faut persévérer pour convaincre nos partenaires réticents à aller dans ce sens. La France montrera l’exemple et appliquera des mesures défensives. Nous travaillons actuellement aux modalités permettant de transposer la liste européenne dans notre droit de la manière la plus ambitieuse possible. Cette réforme, qui implique une modification législative, pourrait se concrétiser dans l’année.
Mais la France ne doit pas être le seul pays à le faire.
Troisièmement, en matière de taxation des géants du numérique, il s’agit essentiellement ici de corriger les inadaptations des règles de la fiscalité internationale à cette nouvelle forme d’économie et de faire en sorte que les multinationales paient l’impôt là où elles réalisent leurs profits et créent de la valeur.
L’idée est simple, mais ce chantier confié par le G20 à l’OCDE implique de trouver un accord partagé avec l’ensemble des États. Il sera mené sur le long terme, mais nous devons aussi agir vite, notamment en Europe, pour rétablir à très court terme des conditions de concurrence équitables. C’est urgent, car les enjeux déjà considérables vont s’accroître avec les progrès de la transformation numérique.
C’est pour cette raison que la France a activement défendu depuis l’été dernier le lancement de travaux européens pour que des mesures opérationnelles et efficaces soient rapidement adoptées. Bien évidemment, les réponses strictement nationales ne sont pas adaptées à l’ampleur du défi. Elles seraient même contre-productives à l’heure où l’Union européenne travaille à développer en son sein un marché unique numérique concurrentiel et dynamique.
Nous avons donc proposé à nos partenaires européens une taxe sur le chiffre d’affaires réalisé dans chaque pays de l’Union. Elle compenserait l’impôt sur les sociétés qui aurait dû être payé dans chaque État membre par ces grands opérateurs du numérique.
La Commission européenne va faire des propositions opérationnelles dans les prochaines semaines. Vous pouvez compter sur notre action résolue pour qu’elles soient adoptées rapidement.
Il faut en même temps avancer au niveau de l’OCDE. En ce sens, Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances, a signé un courrier avec ses homologues allemand, britannique, espagnol et italien, ainsi que le commissaire européen Pierre Moscovici et le vice-président de la Commission européenne Valdis Dombrovskis.
La France agit là où son action peut être efficace, c’est-à-dire à Bruxelles et au sein du G20. C’est ainsi que les travaux ont jusqu’à présent permis de fédérer la communauté internationale autour d’un standard partagé par de très nombreux pays, développés ou non. C’est dans ces enceintes que se mettent en place les standards que vous appelez de vos vœux. Multiplier les lieux de négociation sur ces sujets complexes et techniques ne semble pas être un gage d’efficacité ni de vitesse. (M. Éric Bocquet s’exclame.) Par ailleurs, nous voulons travailler sur des textes précis et juridiquement efficients.
Je crois enfin que l’Union européenne a vocation à montrer la voie dans certains domaines, comme le numérique ou l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés. Le Gouvernement pèse de façon très ferme à Bruxelles dans ce sens. Pour autant, l’Europe n’a pas intérêt à s’imposer systématiquement des règles que d’autres États, dont les plus importants, comme les États-Unis, ne s’appliquent pas à eux-mêmes.
Sur ce point, je ne partage pas votre souhait d’appliquer la transparence publique des rescrits fiscaux. L’administration n’hésite pas à publier au Bulletin officiel des finances publiques certains rescrits de manière anonymisée. C’est le cas des positions formelles de portée générale, qui participent à la stabilité juridique pour les contribuables. Aller plus loin serait remettre en cause le principe du secret fiscal. (Mme Laurence Cohen et M. Éric Bocquet s’exclament.)