M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par MM. Bigot, Anziani, Sueur, Leconte et les membres du groupe socialiste et républicain, d'une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi tendant à renforcer l’efficacité de la justice pénale (n° 332, 2016–2017).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Jacques Bigot, pour la motion.
M. Jacques Bigot. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, monsieur Buffet, cette proposition de loi nous interpelle sur la cohérence du travail que nous menons au sein de la commission des lois.
Sur le droit pénal, la lutte contre le terrorisme, nous sommes parvenus, à plusieurs reprises, à trouver un consensus, un accord, dernièrement encore sur la sécurité publique, et à élaborer des textes bien construits grâce aux échanges positifs que nous avons eus.
Par ailleurs, et nous vous avons suivi dans cette voie, monsieur le président de la commission des lois, vous avez souhaité que notre commission crée une mission d’information dite « sur le redressement de la justice », composée d’un membre de chaque groupe, dans laquelle je siège au nom de mon groupe de manière assidue et avec une particulière vigilance.
Nous partageons votre idée selon laquelle, à un moment donné, les démocrates que nous sommes doivent avoir une vision des moyens donnés à la justice, des réformes et des réorganisations nécessaires ainsi que des moyens budgétaires qui s’y rapportent. Manifestement, monsieur le garde des sceaux, vous partagez cet avis puisque vous avez pris les choses en main, depuis un an, notamment dans la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, en faisant en sorte que l’office du juge soit renforcé et que celui-ci ne soit pas chargé de toutes sortes de choses.
Or la présente proposition de loi « tendant à renforcer l’efficacité de la justice pénale » vient, une nouvelle fois, accréditer l’idée que la justice pénale n’est pas bonne, qu’elle n’est pas efficace, qu’elle ne fonctionne pas normalement.
Je vous sais gré, monsieur le rapporteur, d’avoir écrit en introduction de votre rapport : « Statistiquement, la justice pénale n’a jamais été aussi répressive.
« Le taux de réponse pénale est actuellement supérieur à 90 %. Depuis le mois de juillet 2016, plus de 69 000 personnes étaient détenues, soit le maximum jamais atteint. Au cours de la même année, la population carcérale a augmenté de 3,3 %, soit plus rapidement que la population française.
« Pourtant, la crédibilité de la justice pénale ne cesse de s’éroder dans l’opinion publique. Si de nombreuses peines sont prononcées, leur exécution, qui répond à un régime devenu particulièrement complexe au gré des réformes, est loin d’être toujours immédiate et effective » - nous y avons travaillé dans le cadre de la mission d’information.
Vous ajoutiez : « Une réforme d’ampleur de la justice ne pourra toutefois se faire à moyens constants. »
« Marquant leur confiance envers les magistrats et les personnels de la justice, leur dévouement et leur capacité d’adaptation, poursuiviez-vous, [votre commission et son rapporteur] se sont également attachés à conserver, à tous les stades de la chaîne pénale, une marge d’appréciation au juge ».
Vous êtes dans le droit fil de ce que nous devons faire, monsieur le rapporteur, et il est prévu que notre mission rende un rapport avant la fin du trimestre.
Donc, s’il s’agit de travailler sur l’efficacité de la justice pénale, pourquoi ne pas attendre la publication du rapport sur ce que vous appelez « le redressement de la justice » en y intégrant les propositions portant sur la justice civile, la justice prud’homale, la justice en général et la justice pénale ?
Nous sommes conscients de l’existence de problèmes de chaîne pénale, de fonctionnement du système informatique associé. M. le garde des sceaux déploie d'ailleurs des efforts en ce sens.
S'agissant par exemple de l’exécution des peines, nous avons constaté sur le terrain que certains tribunaux, juste après le prononcé de la condamnation, faisaient entendre la personne par le bureau de l’application des peines. C’est toutefois impossible dans nombre de juridictions, faute de moyens humains.
À voir le taux d’incarcération et l’état des prisons, nous mesurons le budget qu’il faut y consacrer.
C'est la raison pour laquelle, la semaine dernière, en commission des lois, je vous ai proposé de reporter ce débat. Travaillons d’abord sur cette mission. Un certain nombre de mesures peuvent être intégrées à notre rapport. Il serait bon que nous parvenions à trouver un consensus, afin que le futur gouvernement, quel qu’il soit, dont personne ne connaît aujourd'hui la composition, puisse arriver à construire quelque chose.
C’est dans ce contexte que nous examinons la présente proposition de loi, bien que considérablement édulcorée par M. le rapporteur. Vous abordez également des questions de principe.
Contrairement à ce que nous demandent les magistrats, nous sommes en train d’ajouter une nouvelle loi et donc de leur compliquer la vie !
Vous revenez en outre sur la question des peines planchers, comme si celles-ci ou les peines fixes amélioraient le fonctionnement de la justice. Nous aurons l’occasion d’en débattre sur le fond.
Vous évoquez la contrainte pénale, qui n’est pas un sursis avec mise à l’épreuve, mais une peine possible. Il est vrai qu’elle est fort peu prononcée, les juges, les greffiers, l’application des peines et la direction de l’administration pénitentiaire n’ayant absolument pas les moyens de la mettre en œuvre. Cela étant, elle est appliquée par endroits. Il n’est pas nécessaire de la supprimer : c’est une faculté.
C’est précisément parce que nous croyons que cette mission peut aboutir que nous voulions vous proposer de renoncer à l’examen de ce texte.
Monsieur le président, l’auteur de la proposition de loi, M. Buffet, va s’exprimer contre la motion. Il est de tradition de ne pas empêcher l’examen d’une proposition de loi d’un groupe,…
M. Hubert Falco. C’est logique !
M. Jacques Bigot. … or ses auteurs ne souhaitent manifestement pas le reporter.
M. Hubert Falco. Effectivement ! Pour quelle raison souhaiterions-nous le reporter ?
M. Jacques Bigot. Dans ces conditions, monsieur le président de la commission des lois, votre mission sur le redressement de la justice aura-t-elle quelque efficacité ? J’en doute ! Fallait-il accomplir tout ce travail, que vous avez orchestré de manière remarquable, je dois le dire, et dans lequel j’essaie de vous accompagner ? J’en doute !
Quoi qu’il en soit, puisque vous tenez absolument à ce que cette proposition de loi soit discutée, je ne soumettrai pas ma question préalable à vos suffrages, respectant la tradition républicaine de cette assemblée,…
M. Hubert Falco. Très bien !
M. Jacques Bigot. … mais la suggestion était forte.
D’une certaine manière, monsieur le garde des sceaux, si le groupe Les Républicains souhaite maintenir l’examen de cette proposition de loi, sans doute avec l’accord du président de la commission des lois, c’est pour que nous abordions aujourd'hui la question des moyens affectés à la justice pour qu’elle soit plus efficace. Ce sera finalement un rapport complémentaire pour notre mission. (Sourires et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
M. le président. La motion n° 1 est retirée.
La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je veux remercier M. Jacques Bigot et le groupe socialiste d’être venus à plus de raison (M. Jean-Pierre Sueur s’exclame.) et de ne pas chercher à empêcher le débat sur cette proposition de loi.
Je veux aussi remercier M. Jacques Bigot de l’intérêt qu’il porte, par sa participation très active, aux travaux de la mission d’information que nous avons mise en place sur le redressement de la justice, qui en a, il est vrai, bien besoin.
En revanche, je ne partage pas du tout son point de vue sur les difficultés que pourrait présenter l’adoption de ce texte pour le bon déroulement de cette mission. Ce texte comporte en effet trois mesures essentielles.
La première consiste à supprimer la contrainte pénale. La contrainte pénale a été introduite dans notre droit sans aucune étude d’impact et elle s’est heurtée non seulement à des questions de principe sur lesquelles nous reviendrons, mais à l’absence totale de moyens pour sa mise en œuvre. Il était pourtant indispensable, si on raisonne en termes de bon fonctionnement de la justice, d’assortir toute mesure nouvelle en matière pénale de moyens. En supprimant la contrainte pénale, nous libérerons les magistrats et les services d’insertion et de probation d’une charge potentielle qui n’avait jamais été évaluée.
La deuxième mesure, c’est le rétablissement des peines planchers, supprimées en 2014, qui n’impliquent pas la mobilisation de moyens supplémentaires pour la justice, mais dont le bilan a montré l’efficacité. C’est un signal fort envoyé aux magistrats d’une attente de sévérité. Ils ne nous ont d'ailleurs pas attendus pour ce faire, les peines d’emprisonnement fermes ne cessant d’augmenter depuis quelques années, tandis que la contrainte pénale n’a jamais été appliquée.
La troisième mesure très importante de ce texte, c’est la suppression des remises de peines automatiques et de l’examen automatique, à un moment de l’application de la peine, de la situation du condamné. Cette charge pour les magistrats de l’application des peines sera donc supprimée.
Aussi, vous le voyez bien, loin de porter préjudice à la réflexion sur le redressement de la justice, ce texte, s’il est examiné non pas du point de vue de l’efficacité de la répression pénale, mais du point de vue des moyens de la justice, allège la charge pesant sur la justice, ce qui va tout à fait, vous en conviendrez, dans le sens de nos travaux. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Jean-Claude Luche et Olivier Cigolotti applaudissent également.)
Discussion générale (suite)
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, selon les auteurs de la proposition de loi tendant à renforcer l’efficacité de la justice pénale que nous examinons aujourd’hui, « la crédibilité de la justice pénale est fortement érodée dans l’esprit de nos concitoyens. Sa lenteur et son laxisme sont décriés. » Face à ce constat sans appel et puisque, je cite à nouveau, « l’heure n’est plus à débattre du bien-fondé de ces critiques récurrentes, il y a urgence à offrir des gages d’aggiornamento du fonctionnement de notre appareil répressif, à chacun des maillons de la chaîne pénale. »
Concrètement, la grande majorité des dispositions soumises à notre Haute Assemblée dans cette proposition de loi tend à supprimer les dispositions introduites par la loi n° 2014–896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales.
La droite sénatoriale avait combattu ce texte, déposé des centaines d’amendements et crié au laxisme de Christiane Taubira, qui le portait.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. À juste titre !
Mme Esther Benbassa. Vous faites donc preuve de cohérence, mes chers collègues, et peut-être aussi d’anticipation… Porté notamment par M. Bruno Retailleau, coordinateur de campagne du candidat de la droite (Exclamations sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.),…
M. Alain Dufaut. Et alors ?
Mme Esther Benbassa. … ce texte donne, je le crois, une idée assez précise de ce que défend le candidat François Fillon en matière de justice pénale.
Après plusieurs mois de primaires, de débats internes aux familles politiques, ce texte vient nous rappeler les fondamentaux de la droite en matière de politique pénale : tout-répressif, tout-carcéral, défiance envers les magistrats et éternel procès des socialistes accusés de laxisme, voire d’irresponsabilité.
Puis-je vous rappeler, mes chers collègues, que la conférence de consensus ayant précédé l’élaboration de la réforme pénale, que vous souhaitez aujourd’hui mettre en pièces, avait montré une chose capitale : l’échec patent de la politique pénale menée pendant dix ans ?
En matière de récidive notamment, avec les peines planchers, que vous voulez rétablir aujourd’hui, et qui étaient supposées dissuader les récidivistes potentiels. Il s’est avéré que le taux de récidive avait été multiplié par plus de deux, passant de 6,4 % en 2002 à 14,7 % en 2011.
Quant au prétendu laxisme de l’autorité judiciaire, laissez-moi vous donner quelques chiffres : le nombre de peines fermes ou partiellement fermes prononcées par les tribunaux correctionnels a crû de 10 % entre 2004 et 2015. Le quantum ferme moyen a, quant à lui, augmenté d’un mois et demi entre 2012 et 2015 – 8,4 mois aujourd’hui – alors qu’il avait baissé de 1,2 mois entre 2004 et 2012 – 8,1 mois contre 6,9 mois.
Même si c’est peu surprenant, il est toujours regrettable de constater qu’à mesure que les échéances électorales approchent les outrances et les propos démagogiques se multiplient.
M. Rémy Pointereau. C’est vrai !
Mme Esther Benbassa. Bien sûr, le groupe écologiste ne votera pas ce texte inique (M. François Grosdidier s’exclame.), mais, puisque l’heure est au retour aux fondamentaux, certaines choses méritent, me semble-t-il, d’être rappelées.
La justice de notre pays est en difficulté, en grande souffrance parfois, et ce dont elle pâtit en premier, c’est du manque de moyens chronique. Aucune mention n’est faite dans votre proposition de loi sur les moyens que vous comptez allouer à cette réforme, d’un programme pénitentiaire qui devrait être d’une ampleur inégalée pour remédier à l’état de déliquescence dans lequel il se trouve.
Soyons pour une fois honnêtes, mes chers collègues, les lois peuvent être toujours plus répressives, si les magistrats n’ont pas les moyens de les appliquer, votre volonté d’éradiquer la délinquance restera un vœu pieux et s’arrêtera à l’affichage que vous souhaitez en cette période électorale, où il faut plutôt montrer ses muscles que réformer vraiment la justice. (MM. Jean-Louis Carrère et Jacques Mézard ainsi que Mmes Cécile Cukierman et Évelyne Rivollier applaudissent.)
M. le président. La parole est à M. Alain Anziani.
M. Alain Anziani. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, j’ai lu, j’ai entendu que ce texte a été préparé dans la perspective de l’alternance. Si tel est bien le cas, le signe envoyé est inquiétant : plus qu’un travail qui prépare l’avenir, vous nous proposez un retour vers le passé.
Le texte initial, avant que notre excellent rapporteur ne l’ait profondément modifié, était, je suis obligé d’employer cette expression, un texte de réaction, un texte, au sens propre, de restauration.
Il était fondé, d’abord, sur un mauvais procès, rappelé à l’instant par Mme Benbassa : condamner une gauche qui aurait été laxiste pendant ce quinquennat.
M. François Grosdidier. Ah oui !
M. Alain Anziani. Or tous les chiffres publiés dans le rapport démontrent le contraire. Notre rapporteur a l’honnêteté de le reconnaître. L’Union syndicale des magistrats l’a également souligné. Jamais, la justice pénale n’aura été aussi répressive. Au 1er juillet 2016, 69 375 personnes étaient incarcérées. C’est un record. Entre le 1er janvier 2006 et le 1er juillet 2016, le nombre total de personnes détenues a augmenté de 19 %.
Personnellement, je ne me vante pas de ces chiffres, mais ils constituent la réalité : lorsque la gauche est au pouvoir, l’emprisonnement ne baisse pas ; il augmente, et ce en dépit d’une politique pénale qui a multiplié les peines alternatives.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Ce n’est pas vous qui prononcez les peines !
M. Alain Anziani. Faut-il alors, par dogme, renouer avec le fil rouge des années Sarkozy ? Répondre systématiquement à l’émotion causée par une nouvelle loi toujours plus répressive que la précédente, toujours plus favorable à l’incarcération, toujours plus aveugle sur les causes de la récidive et le travail de réinsertion du détenu ? Votre programme est un long pensum de redites : des peines planchers, une réduction du quantum des peines aménageables, un abaissement des seuils d’aménagement des peines, le refus de considérer la surveillance électronique comme une peine privative de liberté… La liste n’est pas exhaustive, j’y reviendrai.
Pour permettre cette restauration, il vous fallait bien réidentifier un obstacle, l’obstacle qui vous empêche de transformer un discours à la population en un mandat de dépôt. Cet obstacle, vous l’avez maintes fois dénoncé, Nicolas Sarkozy le premier : c’est bien entendu le juge. Il faut donc écarter celui-ci en plaçant au-dessus de lui des peines automatiques, en l’enfermant dans un champ d’amendes forfaitaires, en l’obligeant à révoquer le sursis simple ou bien en le contournant par le référé-détention.
Voilà où nous conduisait cette proposition de loi. Heureusement, notre collègue François Pillet est arrivé et il a rétabli du bon sens. Il l’a fait à sa manière, avec beaucoup de finesse, en rappelant ici quelques principes fondamentaux qui avaient été largement oubliés et en soulignant là qu’une réforme nécessite des moyens, au moment même où on annonce la suppression de nombreux postes de fonctionnaires. Vous avez, cher François Pillet, procédé avec beaucoup de finesse sur la forme, tout en faisant preuve d’une rigueur de procureur sur le fond, un procureur extrêmement sévère refusant tout sursis à des dispositions, il est vrai, irréalistes ou dangereuses.
Le texte initial n’en restera pas moins comme une sorte de témoignage méritant de figurer au musée des textes anticonstitutionnels. Il est en effet remarquable d’avoir oublié autant de principes fondamentaux.
Le principe d’opportunité des poursuites, que nous connaissons tous, est nié par différentes dispositions et notamment par cette volonté d’automatiser les poursuites en cas d’échec d’une mesure alternative ou en matière de récidive légale.
Le principe d’individualisation de la peine, que nous pensions être inscrit pour des siècles dans notre culture juridique, est écarté. Les peines planchers, l’extension des amendes forfaitaires au-delà des contentieux de masse, le nouveau régime des réductions des peines sont autant d’illustrations du refus de la réalité pénale qui implique toujours un homme et des circonstances.
Heureusement, notre rapporteur a redonné au juge un pouvoir d’appréciation grâce à une décision spéciale et motivée, c’est-à-dire grâce à une mesure qui sera l’exception, alors que la règle sera le refus de l’individualisation.
Comment a-t-il pu vous venir à l’esprit de nous proposer des dispositions reposant sur une détention sans titre ? Le principe « pas de détention sans titre » se trouve ainsi malmené par l’extension du référé-détention, qui est contraire à l’article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu », ainsi qu’à l’article IX de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui pose que tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable.
Avant qu’il soit modifié, ayant provoqué un tollé, le texte a même tenté d’instaurer une interdiction de mentir, en imposant aux personnes suspectées de prêter serment de dire la vérité sous peine d’une condamnation pour témoignage mensonger.
Il suffit toutefois de feuilleter quelques revues de droit pour savoir qu’une telle disposition a déjà fait l’objet de condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 1993 et en 2000 pour violation du droit de ne pas s’incriminer. Plus récemment, le 4 novembre 2016, le Conseil constitutionnel a rappelé qu’elle était contraire à l’article IX de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Le texte fait également fi du principe de légalité. Vous avez en effet réussi cet exploit d’inventer une peine qui ne soit ni claire ni intelligible, en précisant qu’il fallait réprimer une manifestation d’adhésion ou de soutien à une organisation prônant la commission d’actes portant atteinte à des ressortissants français ou aux intérêts fondamentaux de la nation française. Évidemment, personne ne connaît les contours exacts d’une telle manifestation, ce qui contredit le principe de légalité.
Poursuivant dans l’inconstitutionnalité, le texte a même imaginé que lorsque l’on pose un bracelet électronique à une personne, le temps pendant lequel elle le porte pouvait ne pas s’imputer sur la durée de la détention. Outre que cette mesure serait évidemment contre-productive – sachant en effet que l’autorisation de la personne concernée est requise, on se doute que celle-ci refusera le port du bracelet électronique dans ce cas –, elle serait évidemment incompatible avec l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lequel le port du bracelet électronique constitue bien une privation de liberté.
Une fois tous ces principes fondamentaux oubliés, votre proposition de loi s’en remet au règne de l’opinion. Celle-ci souhaite de l’incarcération ; qu’à cela ne tienne !
La contrainte pénale est également supprimée, au motif, de prime abord pertinent, que les magistrats ne s’en servent pas. Mais il faudrait alors appliquer le même type de raisonnement aux peines planchers, dont le bilan n’est pas fameux. En 2010, dans 62 % des cas éligibles, ces peines minimales ont été écartées par les juridictions répressives. En 2014, à la fin de la période, l’Union syndicale des magistrats précisait que les statistiques ne laissaient apparaître ni une régression de la récidive ni une baisse de la délinquance, ce qui tend à démontrer que ces peines n’ont eu aucun effet curatif ou préventif.
Les mêmes principes, ou plutôt la même absence de principes s’applique aux aménagements de peine, que je ne détaillerai pas à ce stade.
Je voudrais vous rappeler, mes chers collègues, la loi pénitentiaire de 2009, défendue par Mme Rachida Dati. Avec le concours de Jean-René Lecerf, nous avons presque modifié tous les articles de ce texte. Mais la discussion de cette loi avait eu le mérite de poser des questions incontournables : quel est le sens de la peine ? Quelle est l’efficacité de la détention ? Comment éviter la récidive ? Autant de questions qui ne semblent pas intéresser les auteurs de la proposition de loi.
Les règles pénitentiaires européennes, dont nous avons pourtant longuement débattu, sont également oubliées, notamment la recommandation du Conseil de l’Europe selon laquelle la peine privative de liberté ne devrait être prononcée qu’en dernier recours.
C’est un texte de circonstance électorale, dont il ne fallait sans doute pas attendre une vision de la justice et de son fonctionnement.
La proposition a pour ambition d’accroître les pouvoirs du parquet. Ce débat, ancien, n’est pas inacceptable, mais on ne peut pas l’engager sans lever quelques hypothèques au préalable.
L’article 4 du texte permet au procureur de la République de solliciter, à l’issue d’une garde à vue, le recours à des mesures coercitives, notamment le placement en détention provisoire.
Que l’on puisse ainsi imaginer de placer en détention provisoire, sans respecter les droits de la défense, des personnes qui ne sont ni poursuivies ni mises en examen m’inquiète profondément. Je ne vois pas comment vous pourriez accepter une telle mesure, mes chers collègues, et je ne comprends pas qu’elle puisse figurer dans votre proposition.
Il faudrait évidemment engager un plus vaste débat sur l’équilibre de nos institutions judiciaires. Voulons-nous, oui ou non, supprimer le juge d’instruction, comme l’avait imaginé le président Nicolas Sarkozy ?
Qui, parmi vous, mes chers collègues, pourrait accepter la confusion opérée par ce texte entre l’autorité qui poursuit, l’autorité qui enquête et l’autorité qui place en détention provisoire ? Et comment pourriez-vous accepter la disparition des droits de la défense dans une procédure non contradictoire et sans accès au dossier ?
Chacun a certes le droit de vouloir accorder plus de pouvoir au parquet. Mais nous n’échapperons pas, alors, à cette question insistante, posée durant tout le quinquennat, et reprise par l’actuel garde des sceaux : comment garantir l’indépendance du parquet ? Le Sénat avait accepté une avancée en permettant au Conseil supérieur de la magistrature d’opposer un veto à des nominations, mais, à l’Assemblée nationale, un député de vos rangs, M. Larrivé, a préféré expliquer qu’il ne fallait pas « s’aventurer vers l’autonomie d’un contre-pouvoir judiciaire ». La majorité qualifiée nécessaire à la révision constitutionnelle n’a donc pas pu être réunie.
Vous voulez renforcer les pouvoirs du parquet, mais acceptez-vous préalablement de renforcer son indépendance ? Vous devez éclaircir votre position sur cette question fondamentale.
Cette proposition de loi a au moins pour mérite de montrer que, en matière pénale, les Républicains n’ont pas d’autre doctrine que le retour au passé et, finalement, le souci de plaire, sans se préoccuper des droits fondamentaux, sans évoquer les moyens qu’une telle proposition nécessite, sans s’inquiéter d’une justice forte et indépendante. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mmes Esther Benbassa et Françoise Laborde ainsi que M. Jacques Mézard applaudissent également.)
(M. Jean-Claude Gaudin remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)