M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques.
L'amendement n° 447 est présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
L'amendement n° 558 rectifié est présenté par MM. Collombat, Arnell, Bertrand, Castelli, Collin, Esnol, Fortassin et Guérini, Mmes Jouve, Laborde et Malherbe et MM. Mézard, Requier, Vall et Hue.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Jean-Pierre Bosino, pour présenter l’amendement n° 447.
M. Jean-Pierre Bosino. Après ce débat sur l’échelle des peines, nous touchons là à un autre problème.
Alors que le projet de loi a pour objet la lutte contre la corruption, cet article est pour le moins curieux – c’est un euphémisme ! En effet, il vise à importer en droit français une procédure américaine, qui prévoit l’abandon des poursuites pénales contre des entreprises se rendant coupables de corruption, en échange du paiement d’une amende
La philosophie de cet article est très simple : contre un chèque, on efface l’ardoise, en quelque sorte. Il ne s’agit de rien de moins que de monnayer son impunité. Une telle procédure existe d’ailleurs en matière de fraude fiscale, un domaine où il y a très peu de condamnations, des arrangements avec le fisc étant possibles.
Nous avons pu constater que ce dispositif a été très largement approuvé par les représentants des entreprises entendus par le rapporteur, car une condamnation pénale nuirait évidemment à la réputation des entreprises françaises fautives… Pour notre part, nous répondons que la corruption est un fléau et que, pour préserver leur réputation, il leur suffirait de respecter la loi !
En effet, comme le souligne le rapporteur, avec ce mécanisme de transaction pénale, il n’y a aucune reconnaissance de culpabilité, ni aucune inscription au casier judiciaire. Ainsi, les entreprises françaises concernées pourront fournir aux autorités étrangères, en cas de besoin, un extrait du bulletin n° 2, où il apparaîtra qu’elles n’ont fait l’objet d’aucune condamnation pénale, alors même que les faits de corruptions seraient avérés. C’est le monde à l’envers !
En outre, comme l’a également relevé le rapporteur, cette disposition n’a recueilli ni accord unanime ni enthousiasme de la part de l’autorité judiciaire.
On nous dit que ce dispositif permettra de pallier les lenteurs de la justice, mais si la justice ne fonctionne pas ou pas bien, c’est parce que l’on ne lui donne pas de moyens – M. le garde des sceaux lui-même est obligé de le reconnaître –, et ce texte n’apparaît alors que comme une fuite en avant.
Enfin, cet article révèle tout simplement l’absence de volonté politique de poursuivre les faits de corruption commis par de grandes entreprises, afin de conquérir des marchés à l’étranger. Il ne faut pas minimiser cette réalité.
Cet article 12 bis contribuera à mettre en place une justice à deux vitesses, l’une pour ceux qui auront les moyens de payer et l’autre pour ceux que l’on enverra au pénal, un peu comme en matière de fraude fiscale.
Mes chers collègues, vous comprendrez donc que nous en demandons la suppression.
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour présenter l’amendement n° 558 rectifié.
M. Pierre-Yves Collombat. Pour pallier les lenteurs de la justice, il faut donner à cette dernière les moyens d’agir !
Je le répète, c’est en agissant au niveau du droit pénal que l’on peut arriver à faire évoluer les choses. Or, une fois encore, on invente une procédure ad hoc, en considérant qu’il ne s’agit pas vraiment de délits. C’est une procédure qui se trouve hors du cadre judiciaire, puisqu’elle intervient tant que l’action publique n’a pas été mise en œuvre. Par ailleurs, les résultats ne sont pas inscrits au casier judiciaire.
Au lieu de prendre le problème à bras-le-corps, on invente, je le répète, des solutions ad hoc pour régler des problèmes que l’on n’a pas vraiment la volonté de régler.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Pillet, rapporteur. Ces deux amendements identiques visent à supprimer l’article 12 bis, qui instaure la procédure de transaction judiciaire.
Je ne nie pas qu’il s’agisse d’une institution nouvelle dans notre droit, même s’il existe déjà des modes alternatifs de poursuite.
Pourquoi une telle procédure ? Il faut être pragmatique et concéder que notre influence juridique est parfois limitée par celle, quelque peu plus prégnante, des États-Unis. Il importe que nos sociétés qui exportent ou qui ont des filiales à l’étranger puissent régulariser leur situation lorsqu’elles ont commis ou lorsque l’on a la quasi-certitude qu’elles ont commis des faits pouvant être qualifiés de corruption. C’est important, car en cas de condamnation pénale ou sans régularisation de leur situation, elles n’auront plus d’agrément pour démarcher ou continuer leur activité à l’étranger.
Je vais même plus loin : si nous n’instaurons pas cette transaction pénale, toutes ces amendes qui pourraient aller dans les caisses du trésor public français finiront dans celles du trésor américain.
Être pragmatique, cela ne veut pas dire abandonner l’État de droit. C’est la raison pour laquelle la commission des lois a fait en sorte que cette transaction soit renforcée au regard des fondements de notre ordonnancement juridique, pour qu’elle ne puisse pas constitutionnellement être remise en cause.
Ainsi, il ne faut pas oublier que cette transaction dépend non pas de l’administration, mais de l’autorité judiciaire. Y a-t-il en France autorité plus transparente, plus indépendante et plus impartiale ?
Il s’agit bien d’une transaction judiciaire, ce qui la différencie d’une transaction en matière de contributions indirectes. En l’occurrence, c’est le procureur qui l’autorise, et nous avons fait en sorte que la transaction obtienne l’imprimatur du juge en audience publique. Il y aura donc un contrôle du juge, qui vérifiera si, en équité, il est bien normal de transiger, et si, en termes de quantum, la transaction est bien d’un montant satisfaisant.
Cette procédure, je le répète, est entre les mains de l’autorité judiciaire et elle s’inscrit parfaitement dans le cadre du pouvoir réservé au procureur de juger de l’opportunité des poursuites.
N’est-il pas plus pertinent de choisir cette transaction, plutôt que des poursuites pénales qui aboutiront peut-être dans dix ans, avec le risque que, au bout de tout ce temps, on s’aperçoive qu’une faute de procédure fait tomber tout le dossier ? Et quand bien même la procédure aboutirait, l’infraction serait trop lointaine et la peine ne voudrait plus rien dire.
Un second point a son importance. Certes, il n’y a pas de déclaration de culpabilité lorsque la transaction entre le procureur et l’entreprise est soumise au juge pour homologation. C'est heureux, d’ailleurs, car elle ne pourrait alors plus intervenir à l’étranger. En revanche, lorsque l’entreprise fait l’objet d’une instruction devant un juge d’instruction, ce qui n’est nullement interdit par le texte, la transaction ne pourra se faire qu’avec une reconnaissance de culpabilité.
C’est pourquoi je ne pense pas qu’il faille supprimer cet article. J’avoue que, moi aussi, au départ, j’ai considéré ce dispositif comme un OVNI, mais j’ai choisi d’être pragmatique, sans oublier les principes de notre État de droit.
Or, mes chers collègues, il me semble que la commission des lois vous fournit un système équilibré, susceptible de s’insérer dans notre État de droit sans attenter à ses principes. Les entreprises, qui seront certes condamnées au travers d’une transaction, pourront néanmoins continuer à exercer leur activité à l’étranger.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Sapin, ministre. Il s’agit évidemment d’une mesure importante de ce texte. Je rappelle qu’elle a été introduite à l’Assemblée nationale par les députés et qu’elle a fait l’objet d’un travail très précis au sein de la commission. Il y a donc une volonté que je considère comme commune des majorités de l’Assemblée nationale et du Sénat de travailler sur ce sujet, ce qui n’allait pas de soi.
Je comprends tout à fait les interrogations des uns et des autres sur cette nouveauté. D’ailleurs, dès lors qu’il y a une nouveauté, il paraît légitime que chacun en pèse les avantages et les inconvénients.
Néanmoins, je pense qu’il faut prendre garde à ne pas se laisser tenter par des caricatures, qui ne correspondent pas aux intentions des parlementaires, notamment, me semble-t-il, à celles des membres de votre commission.
La première caricature serait de laisser penser qu’il y aurait une justice à deux vitesses : d’une part, les voleurs de mobylettes, qui iraient forcément devant le juge pénal – entre nous soit dit, il y a aussi des mécanismes de transaction pour des cas comme ceux-là, et heureusement ! –, et, d’autre part, les puissants, qui ne risqueraient pas d’être condamnés à de la prison.
Je le répète, même si cela va de soi, il s’agit en l’espèce non pas de personnes physiques, mais de personnes morales. Or je n’ai encore jamais vu une personne morale condamnée à aller en prison… Il faut bien avoir ce point en tête, de manière à éviter d’entretenir simplifications et caricatures à l’extérieur de cette enceinte.
Ensuite, j’entends souvent l’argument selon lequel nous proposerions de tels mécanismes pour pallier les lenteurs, les insuffisances ou l’absence de moyens de la justice. C’est inexact, permettez-moi de le dire.
Je me suis beaucoup intéressé aux exemples étrangers, et pas seulement à celui des États-Unis. Je puis vous dire que la plupart des pays européens ont des dispositifs de cette nature. Je suis allé au Royaume-Uni et en Allemagne et j’ai rencontré un certain nombre de magistrats qui mettent en œuvre ces dispositions.
Tous ont exactement le même raisonnement, que je vais m’efforcer de tenir devant vous rapidement. Lorsque des faits sont commis à l’étranger, parfois par des étrangers travaillant pour une société française, et que les personnes corrompues sont des responsables publics étrangers, il est assez compliqué d’apporter des preuves. C’est même extrêmement compliqué ! Et vous ne pouvez pas compter sur la bonne collaboration de l’administration ou des responsables politiques du pays en question, puisqu’ils sont par définition quelque peu corrompus.
C’est la raison fondamentale pour laquelle existe en France, depuis 2000, un délit de corruption d’agent public étranger. Or, comme vous le savez, aucune entreprise française n’a pu être condamnée définitivement – une affaire se trouve pendante devant la Cour de cassation actuellement – pour des faits de corruption considérés comme évidents. Et ce n’est pas par défaut de moyens !
L’objectif de ce dispositif est l’efficacité, mais cette dernière ne serait pas légitime si elle mettait en cause en même temps des principes fondamentaux du fonctionnement de notre justice, comme l’a souligné M. le rapporteur. Il faut donc concilier cette nécessaire efficacité avec le respect des règles fondamentales de notre État de droit, qui ne sont pas forcément les mêmes qu’aux États-Unis.
M. le rapporteur a bien décrit les deux grands principes qui doivent régir ce type de procédure.
Tout d’abord, le juge du siège doit être présent, en particulier aux moments les plus importants de la procédure, c’est-à-dire, notamment, lors de l’homologation de la décision, de manière à vérifier sa régularité et son équité. L’indépendance du juge du siège garantira que la transaction est équilibrée.
J’ajoute – c’était une volonté des députés, que vous avez conservée – que le juge d’instruction, magistrat par définition indépendant, a la capacité de mettre en œuvre ce mécanisme, s’il considère qu’il lui permet d’être plus efficace, compte tenu de la difficulté à rapporter des preuves.
En résumé, le juge du siège, garant d’un certain nombre de grands principes auxquels nous tenons tous, doit être présent.
Le second principe permet d’éviter un reproche, qui pourrait apparaître comme légitime, à savoir que cette procédure ressemblerait à une sorte de tambouille, faite dans l’obscurité d’un prétoire. Pour parer à cette critique, il doit y avoir une publicité des moments importants, pour que l’extérieur ait un regard sur la qualité du débat et l’équité de la décision. C’est ce qui est prévu par ce texte.
Je me dois de dire que le Gouvernement a beaucoup hésité sur ce point. En outre, comme vous le savez, le Conseil d’État a fait des remarques qui, au bout du compte, se sont révélées légitimes. Aussi, dans un premier temps, nous avons souhaité disjoindre l’examen de ces dispositions, avant que l’Assemblée nationale, tenant compte de la position du Conseil d’État, ne fasse cette proposition, que vous avez vous-même améliorée, même si, et nous y reviendrons, il peut y avoir quelques évolutions sur un ou deux points.
Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est la raison pour laquelle le Gouvernement vous appelle à voter cet article, qui sera gage d’efficacité, dans le respect des libertés et des grands principes de fonctionnement de notre justice.
M. le président. La parole est à M. Alain Anziani, pour explication de vote.
M. Alain Anziani. Je vais compléter et prolonger ce qui vient d’être dit à l’instant.
Pour ma part, j’ai toujours eu beaucoup de réticence vis-à-vis du « verrou de Bercy ». Nous en avions parlé dans cet hémicycle, et, en tant que rapporteur, j’avais dit qu’il ne me semblait pas pertinent de laisser l’action du pouvoir judiciaire à la merci de Bercy. On m’avait alors expliqué en long et en large qu’il s’agissait d’une mesure dont la suppression nous ferait perdre des milliards d’euros. Après tout, je me dois aussi d’avoir une approche réaliste.
En l’espèce, nous sommes dans une tout autre configuration, puisque trois garanties existent.
Premièrement, comme M. le ministre vient de le rappeler, cette transaction judiciaire ne concerne pas les personnes physiques. Toutes les polémiques, toutes les digressions sur la justice à deux vitesses, qui conduiraient certains en prison et d’autres non, sont sans fondement. D’ailleurs, même lorsque les personnes morales sont condamnées pour de tels délits, les peines sont relativement faibles. À cet égard, on peut espérer obtenir davantage de recouvrement par cette voie.
Deuxièmement, à la différence de toutes les procédures fiscales que nous connaissons aujourd’hui, cette procédure est entre les mains du juge judiciaire, ce qui me semble très important. Je le répète, c’est le président du tribunal de grande instance qui, in fine, dit oui ou non. Il peut bien évidemment refuser la transaction judiciaire ou réévaluer le montant de l’amende. C’est bien le pouvoir judiciaire qui décide, après une procédure contradictoire. C’est un élément essentiel.
Troisièmement, il faut bien distinguer avant et après l’ouverture d’une procédure, s’agissant de la reconnaissance de culpabilité. Avant, si quelqu’un accepte la transaction, il ne peut y avoir de reconnaissance de culpabilité. C’est la voie de la transaction, que nous connaissons dans bien des domaines, y compris sur le plan civil. Franchement, il s’agit d’une technique habituelle en matière de droit.
En revanche, si un juge d’instruction a été saisi, il peut faire avancer la procédure, et le premier élément dont il s’assure, c’est que la personne qui va être poursuivie accepte la qualification pénale ; c’est inscrit dans le texte en toutes lettres. S’il l’accepte, cela veut dire qu’il reconnaît sa culpabilité.
Avec ces trois garanties, il me semble que cette procédure, introduite par Sandrine Mazetier à l’Assemblée nationale, mérite de subsister.
M. le président. La parole est à M. Patrick Abate, pour explication de vote.
M. Patrick Abate. Je ne remets pas en cause la bonne foi et la sincérité de tous les interlocuteurs qui m’ont précédé. Il n’est pas forcément question de justice à deux vitesses, les voleurs de mobylettes ayant aussi les moyens de faire des transactions.
Je suis d’accord, une personne morale ne va pas en prison, bien qu’il y ait des personnes physiques derrière…
M. Patrick Abate. Je vous le concède, il ne s’agit pas uniquement de pallier les insuffisances de la justice, même si, que l’on le veuille ou non, il y a bien un problème de fond en la matière. Enfin, il y a effectivement la présence du juge et une certaine publicité. Dont acte !
Toutefois, nous sommes ici les représentants du peuple. Notre Haute Assemblée ne peut pas ne prendre en compte que des préoccupations techniques et des soucis d’efficacité.
Je vous rappelle, mes chers collègues, que nous discutons d’une loi fondamentale pour la lutte contre la corruption. Je vous demande donc d’être attentifs au message que nous sommes sur le point d’envoyer à nos concitoyens, cela dit sans vouloir faire de procès d’intention. Le débat n’est pas celui de l’influence du droit anglo-saxon ; je ne veux pas être dans une posture juridique.
Mes chers collègues, soyons très attentifs, car notre message tient en quelques mots : négocier une amende peut permettre d’éviter un procès ! Que l’on le veuille ou non, c’est ce message que vont recevoir nos concitoyens.
Est-ce l’urgence absolue ? Alors que nous partageons tous cette volonté de lutter, en toute bonne foi, contre la corruption, avons-nous besoin de faire passer le message selon lequel il vaut mieux « négocier une amende et ainsi éviter un procès » ?
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, pour explication de vote.
M. Pierre-Yves Collombat. Premièrement, je ne me préoccupe pas des puissants et des forts. Mais je sais les dégâts que font la corruption et le trafic d’influence, ces procédés absolument néfastes qui faussent la concurrence – car il y a ceux qui respectent la loi et les autres. Et cette dimension criminelle, on la retrouve dans tous les processus de crise. Autant dire que ce n’est pas une mince affaire !
Deuxièmement, je veux bien être pragmatique, mais cela suppose de faire exactement comme les Américains et de prévoir des peines à la hauteur des délits. Au cours de la discussion générale, j’ai cité les montants comparés des amendes infligées par les autorités de régulation en France et aux États-Unis. La fourchette se situe en France autour de deux dizaines et demie de millions d’euros, alors qu’elle atteint deux dizaines de milliards de dollars aux États-Unis ! Je veux bien accepter votre proposition si vous m’assurez que les peines seront effectivement à la hauteur des délits.
Sans faire une fixation, je sais que tel ne sera pas le cas ! Et vous ne m’enlèverez pas de l’idée que la transaction est une procédure d’arrangement ! Si l’on veut en finir avec le trafic d’influence et la corruption – ou du moins leur porter un véritable coup –, eh bien, il faut le montrer en prenant des mesures précises. Or cet article envoie un signal totalement contraire !
Mme Marie-Annick Duchêne. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour explication de vote.
M. Bruno Retailleau. Je voudrais expliquer mon vote sur ce dispositif qui a, au départ, suscité une certaine méfiance auprès d’un assez grand nombre d’entre nous – méfiance d'ailleurs partagée sur d’autres travées que les nôtres !
Cette méfiance reposait en partie sur les réserves du Conseil d’État dont nous avons eu connaissance et sur le fait que ce dispositif nous apparaissait comme une nouvelle intrusion du droit anglo-saxon dans notre droit au détriment de notre tradition latine.
Cette idée de transaction est venue après que l’Europe a béatement accepté de se voir imposer des normes comptables en grande partie responsables des pires moments de la crise. Elle est venue aussi après qu’on a tenté de nous imposer différents traités visant à nous contraindre d’adopter un certain nombre de normes et standards juridiques que nous refusons d’accepter, car ils sont en dehors de notre tradition juridique.
Si notre avis a évolué, c’est, d’abord, parce que la commission des lois et son rapporteur ont très bien travaillé et que nous leur faisons confiance. C’est ensuite parce que – j’ai entendu le plaidoyer d’Alain Anziani – nous ne sommes pas du tout dans le système du « verrou de Bercy » auquel certains d’entre nous reprochaient de porter atteinte à la séparation des pouvoirs et de passer outre l’article 40 du code de procédure pénale.
Dans le système qui nous est proposé, il est prévu un encadrement par le procureur de la République, lequel a l’initiative et peut saisir le juge judiciaire. Nous estimons que ce dispositif comporte assez de garanties pour pouvoir accepter de l’inscrire dans notre droit sans porter en quoi que ce soit atteinte aux valeurs auxquelles nous tenons.
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.
M. Jacques Mézard. Monsieur le ministre, je vous ai entendu parler de « tambouille dans l’obscurité de prétoire ».
M. Jacques Mézard. Oui, mais je ne suis pas sûr que ce texte permette de substituer la lumière à l’obscurité !
Il faut dire les choses carrément. Comme le président Retailleau l’a rappelé, ce qui est proposé, c’est quand même une évolution vers le droit anglo-saxon. Et les évolutions qui ont eu lieu ces dernières années, quels que soient les gouvernements, ont conduit à privilégier, en matière de délits financiers, des transactions pour lesquelles, dans l’immense majorité des cas, le montant maximum de la peine est de cinq ans au pénal. Cela veut dire que le parquet a toujours la possibilité de transiger jusque-là.
Il faut le dire tout aussi clairement, la procédure est très atypique : une fois qu’il est saisi, « le président du tribunal procède à l’audition de la personne morale mise en cause et de la victime, assistées, le cas échéant, de leur avocat », mais cela se passe là dans l’obscurité. La procédure n’est pas ouverte ; elle n’est pas publique. On est bien dans l’obscurité ! Et puis, « l’ordonnance de validation n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation ». Et il s’agit de personnes morales.
Il faut quand même, là aussi, appeler un chat un chat ! Voilà une procédure avec une validation rendue par le président du tribunal qui n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a pas la nature ni les effets d’un jugement de condamnation, et il s’agit de personnes morales !
Cela me paraît quand même poser un véritable problème par rapport à notre droit et à notre tradition juridique ! Certes, vous pouvez considérer que c’est plus d’efficacité, mais la meilleure efficacité ce serait que notre justice fonctionne normalement !
M. le président. La parole est à Mme Évelyne Didier, pour explication de vote.
Mme Évelyne Didier. Beaucoup de choses ont déjà été dites. Un premier débat très important a eu lieu sur l’article 8. Or quand je le rapproche de l’article 12 bis, je me dis que nous sommes décidément en train de glisser sur une mauvaise pente !
Faisons abstraction du vocabulaire juridique et demandons-nous ce que cela signifie au fond pour le commun des mortels. Ils comprennent que celui qui a fait une bêtise peut payer pour la racheter. Tant mieux pour celui qui peut payer et tant pis pour celui qui n’en a pas les moyens ! Autrement dit, qu’on le veuille ou non, qu’on se récrie ou non, il y a bien une justice à deux vitesses !
Pour changer, on change ! On glisse en effet tout doucement, lentement mais sûrement, sans le dire, vers le droit anglo-saxon, et on l’accepte ! On accepte de dire qu’au fond c’est cette manière de travailler qui est la bonne, toujours au nom du pragmatisme et de l’efficacité.
Je voudrais bien en être sûre. Comme on a, dans le même temps, refusé d’accroître le quantum des peines et de revoir le droit sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, je me dis que l’on envoie décidément un bien mauvais signal !
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Michel Sapin, ministre. Je ne veux pas relancer les débats, même si, je le sais, certains dans cet hémicycle seront tentés de répondre au ministre, comme il est parfaitement légitime de le faire. Si je veux m’exprimer à nouveau, c’est parce que ce sujet est très important.
Pour avoir partagé les hésitations qui ont été exprimées, je tiens à dire combien je respecte les arguments des uns et des autres. Il faut simplement prendre garde à ne pas nous caricaturer les uns les autres sur ce sujet.
J’entends, par exemple, un argument qui consiste à réfuter notre proposition parce qu’elle relève non de la tradition française, mais de la tradition américaine. Je sais que je caricature en parlant ainsi, mais je ne dois pas être très loin de ce que pensent certains – peut-être, d'ailleurs, sur ces deux travées. (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
Que se passe-t-il aujourd'hui ? Il y a eu des enquêtes, il y a même eu des condamnations en première instance,…
M. Michel Bouvard. Tout à fait !
M. Michel Bouvard. Effectivement !
M. Michel Sapin, ministre. … et ce sans qu’il s’agisse d’une question de moyens. L’origine du problème, c’est la difficulté à apporter les preuves et la complexité des circuits juridiques qui aboutit parfois à des accidents de procédure et, ensuite, à des nullités.
Aujourd'hui, dans la réalité, c’est le droit anglo-saxon qui s’applique à nous.
M. Michel Bouvard. Oui !
M. Michel Sapin, ministre. En effet, les entreprises françaises qui ont déjà été condamnées – et je pourrais vous donner les noms – l’ont été non par des magistrats français, mais aux États-Unis,…
M. Michel Bouvard. Tout à fait !
M. Michel Sapin, ministre. … en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas. Pouvons-nous être fiers d’une situation dans laquelle nous abandonnons à d’autres – pardon d’employer des grands mots, mais malgré tout, c’est la vérité ! – une part de notre souveraineté, je veux parler de notre capacité à juger et à punir. Car cette part de souveraineté est exercée non par nous-mêmes, mais par d’autres (M. Alain Vasselle opine.), suivant les procédures des autres, que nous pouvons, éventuellement, critiquer.
C’est la raison pour laquelle ce qui est proposé ici, ce n’est pas de copier – la copie n’est jamais un bon exercice. Nous avons nos traditions, nous avons nos principes, nous avons notre Constitution et il faut évidemment respecter tout cela. Il s’agit non de copier, mais de mettre en œuvre des dispositifs efficaces. L’efficacité, ce n’est pas un mot honteux, ce n’est pas un gros mot dès lors qu’elle s’inscrit dans le respect de nos principes. Voilà le cœur de cette situation. Je ne reviens pas sur la place du juge, sur la publicité d’un certain nombre d’audiences qui sont absolument indispensables.
J’ai rencontré beaucoup de chefs d’entreprises françaises qui ont été condamnées à l’étranger sur ces sujets et pour des faits qu’elles reconnaissent. Prenons le cas de l’entreprise Technip. Elle a été condamnée aux États-Unis pour des faits qui auraient été commis – ou qui ont été commis – au Nigeria.
M. Michel Bouvard. Maintenant le siège est à Londres !
M. Michel Sapin, ministre. Dans les semaines qui ont suivi non pas la condamnation, mais le début de la procédure, l’ensemble de l’équipe a été balayée par le conseil d’administration. Il a eu raison de le faire !
Ont été mises en place un ensemble de procédures – elles sont d’ailleurs proches de celles que nous souhaitons voir aujourd'hui respectées par toutes les entreprises concernées–, formation des personnels, mise en œuvre d’un référant, bref, tout ce qu’il faut pour prévenir de telles situations et éviter qu’elles ne se reproduisent.
Fallait-il attendre deux ans, trois ans, cinq ans, peut-être même dix ans, la condamnation de cette entreprise, alors que la nouvelle équipe a pris toutes les mesures qui s’imposaient et continue à se battre pour conquérir des marchés. « Conquérir des marchés », ce n’est pas non plus un gros mot, dès lors que cela se fait dans le respect de la moralité, de la concurrence, voire des populations et des institutions locales. Non seulement ce n’est pas un gros mot, mais il y a à la clé des créations d’emplois en France !
Technip agit ainsi aujourd'hui. Vous vous rendez compte que la reconduction du dispositif actuel signifierait que le soupçon continuerait de peser sur l’entreprise pendant une décennie, une décennie de mauvaise réputation ! Ce n’est pas bon pour l’emploi, ce n’est pas bon pour notre réputation, ce n’est pas bon pour nos entreprises, ce n’est pas bon pour l’image de la France !
Voilà les raisons pour lesquelles le dispositif extrêmement équilibré, fruit du travail de l’Assemblée nationale et du Sénat, me paraît, sur ce point, devoir être adopté. (MM. Michel Bouvard et Michel Vaspart applaudissent.)