Mme la présidente. Je suis saisie de trois amendements identiques.
L’amendement n° 23 rectifié bis est présenté par Mme Lienemann, MM. Godefroy, Durain, Cabanel, Gorce et Montaugé, Mme Ghali et MM. Courteau et Masseret.
L’amendement n° 41 est présenté par M. Watrin, Mmes Cohen, David, Assassi et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
L’amendement n° 865 est présenté par M. Desessard, Mmes Archimbaud, Benbassa, Blandin et Bouchoux et MM. Dantec, Gattolin, Labbé et Poher.
Ces trois amendements sont ainsi libellés :
Supprimer cet article.
La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour présenter l’amendement n° 23 rectifié bis.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Vous avez raison, madame la ministre, d’appeler chacun à la responsabilité, car il est clair que le climat de tension et de violence qui règne aujourd'hui dans notre pays est fort alarmant. Il faut tout faire pour que nos concitoyens se rassemblent et pour être en mesure d’affronter les grands défis d’aujourd’hui : le terrorisme, la violence, qui doit reculer, et les mutations à opérer.
J’en appelle pour ma part à la responsabilité du Gouvernement. En effet, tout le monde sait qu’il existe depuis des mois et des mois dans l’opinion publique, dans les organisations syndicales et, plus généralement, dans l’ensemble du pays, même parmi ceux qui ont apporté leur confiance au Président Hollande, un désaccord profond sur cet article 2 et sur la mise en cause de la hiérarchie des normes. On en a déjà beaucoup débattu, mais je veux ajouter quelques arguments.
Pourquoi tant d’émoi ? Non seulement par formalisme, mais aussi parce que va être ouverte à l’accord d’entreprise la possibilité de remettre en cause le financement des heures supplémentaires. Or, pour bon nombre de nos concitoyens, cela pourrait entraîner une baisse de revenu, car le seuil de déclenchement et le niveau de dédommagement seraient insuffisants. Cela représenterait donc un recul pour eux et pour les salariés concernés à l’avenir.
La question du pouvoir d’achat des salariés est vitale pour notre économie. Nous le constatons, il y a partout dans le monde un manque de la demande, dû en particulier à la stagnation du pouvoir d’achat des classes moyennes et des couches populaires ; trop de nos concitoyens sont des travailleurs pauvres ou ont du mal à finir le mois. Leur consommation entretiendrait pourtant le carnet de commandes de nos entreprises.
J’en viens à la thèse selon laquelle la baisse du coût du travail serait indispensable pour améliorer notre compétitivité. Je vous renvoie à cet égard aux études du FMI, qui a bien longtemps plaidé en faveur de cette cause mais qui, au regard de ses analyses, a fini par constater qu’il ne s’agit pas du tout d’un critère déterminant pour la compétitivité, contrairement à l’innovation, à la formation et à la qualité des infrastructures.
Enfin, vous vous revendiquez, madame la ministre, de la social-démocratie. Je vous propose alors de vous inspirer de nos amis finlandais, dont le parti social-démocrate et les syndicats viennent de signer un accord de compétitivité…
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Je termine, madame la présidente. (Marques d’impatience sur les travées du groupe Les Républicains.)
Le point clef de cet accord…
Mme la présidente. Il faut vraiment conclure !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. … résidait dans la suppression de la mise en cause de la hiérarchie des normes (Les marques d’impatience sur les travées du groupe Les Républicains s’amplifient.), suppression qui a été entérinée ;…
Mme la présidente. Merci !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. … les Finlandais sont donc revenus sur cette disposition.
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique Watrin, pour présenter l’amendement n° 41.
M. Dominique Watrin. Je ne reviendrai pas sur ce qu’ont indiqué mes collègues à propos de l’inversion de la hiérarchie des normes et du principe de faveur ; nous aurons l’occasion d’en reparler lors des débats sur l’article 2, dont nous demandons, au travers de cet amendement, la suppression.
Au-delà d’une régression sans précédent des droits sociaux, cet article, en promouvant l’accord d’entreprise, participe d’un mouvement plus vaste, qui cède à la fiction d’une égalité entre les parties au contrat de travail.
Négocier au plus près des salariés reviendrait automatiquement à leur donner plus de pouvoir – c’est ce que vous affirmez, madame la ministre, mais vous n’en apportez jamais la démonstration. Nous pensons, au contraire, que c’est une fiction, qui ne résiste pas à la réalité.
D’une part, les rapports au sein de l’entreprise sont inégalitaires, fondés sur la subordination et, parfois, l’intimidation et le chantage, surtout en période de crise. Les salariés étant placés dans une situation de subordination, la négociation au plus près des travailleurs peut conduire au dumping social.
D’autre part, cette modification de l’architecture du droit du travail inquiète tout autant, je dois le dire, de nombreux chefs d’entreprise. Autoriser les entreprises à négocier au cas par cas les modalités d’application du code du travail, c’est créer un levier pour faire baisser leurs prix. La logique de la concurrence économique contraindra de facto l’ensemble des acteurs à entrer dans une spirale de dumping social, pour préserver leur compétitivité.
Ne l’oublions jamais, les accords de branche, les conventions collectives, quand ils sont respectés par tous les acteurs d’un secteur d’activité, sont la garantie même d’une concurrence saine et loyale. Permettre à un accord d’entreprise d’y déroger, par exemple en majorant les huit premières heures supplémentaires de 10 %, c’est dynamiter tout l’édifice de régulation économique et de protection des salariés.
Enfin, madame la ministre, vous dites, sans en apporter aucune preuve, qu’une plus grande latitude conférée aux employeurs dans la négociation permettrait de créer des emplois. Cela me paraît tout à fait contestable. D'ailleurs, un groupe de chercheurs de l’université Panthéon-Assas vient de révéler qu’une telle latitude supprimerait des emplois !
En résumé, l’article 2 n’est qu’un instrument de mise sous pression des salariés et de dérégulation. C’est pourquoi nous en demandons la suppression.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Desessard, pour présenter l'amendement n° 865.
M. Jean Desessard. Je n’ai pas grand-chose à ajouter à tout ce qui a été dit depuis le début de la semaine, notamment hier soir. De plus, je me reconnais dans les propos qu’a tenus ma collègue socialiste, Marie-Noëlle Lienemann, et dans son analyse de l’article 2. Comme elle, j’estime que les accords d’entreprise pourraient être intéressants, mais pas dans le contexte actuel, où le rapport de force ne joue pas en faveur des salariés.
Je crains que le dispositif prévu dans le projet de loi ne débouche sur une concurrence entre les salariés et entre les entreprises et que le moins-disant social, qui est souvent pratiqué aujourd'hui, ne devienne la norme. Vous vous en défendez, madame la ministre, mais la droite sénatoriale, elle, l’a bien compris !
Mme Nicole Bricq. Pas vraiment !
M. Jean Desessard. Si, elle est favorable à l’accord d’entreprise.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur de la commission des affaires sociales. Nous y sommes favorables depuis toujours !
M. Jean Desessard. Ce qui vous intéresse, c’est la souplesse, pour permettre l’adaptation de l’entreprise au rapport de force mondial. De fait, vous cherchez à aller vers toujours plus de souplesse, mais, pour moi, le rôle de la gauche et des écologistes consiste à maintenir un équilibre entre, d’une part, une autonomie et un pouvoir d’initiative de proximité et, d’autre part, des garanties sociales pour tous, de manière à éviter une concurrence qui aboutisse au dumping social.
Madame la ministre, vous nous avez dit à plusieurs reprises que vous étiez à 200 % pour ce projet de loi. Je dirai que, pour sa part, la droite y est favorable à 300 % !
M. Bruno Sido. Allons bon !
M. Jean Desessard. Aujourd'hui, vous vous faites doubler, puisque, au travers des amendements qu’elle a déposés sur ce texte, la droite sénatoriale remet en cause les 35 heures. Elle va jusqu’à dire que la base légale sera de 39 heures ! Vous trouverez donc toujours quelqu'un qui voudra davantage de souplesse que vous… La question n’est donc pas de chercher plus de souplesse, mais de s’arrêter à temps pour que les choses n’empirent pas.
Nous, nous souscrivons, sur la question des accords d’entreprise, à ce qu’a dit notre collègue Martial Bourquin hier soir, à savoir qu’un équilibre doit être trouvé entre l’initiative, au niveau de l’entreprise, et la garantie, au niveau de la branche. Voilà pourquoi nous demandons la suppression de l’article 2.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur de la commission des affaires sociales. La commission a émis un avis défavorable sur ces amendements visant à supprimer un article majeur du projet de loi. L’article 2 pose en effet un principe d’organisation fondé sur la subsidiarité, qui consiste à « remonter » à partir du terrain.
La réalité du dialogue social mené actuellement dans nos territoires montre bien que la négociation au niveau de l’entreprise est plus concrète, plus animée par la recherche du consensus et moins sujette aux postures. Dès lors, faire confiance aux partenaires sociaux dans l’entreprise nous semble de bonne politique.
D'ailleurs, il faut tordre le cou à certaines rumeurs, comme celles qui courent sur le rôle que jouent les branches en Allemagne. Hier, M. Bourquin évoquait leur rôle central. Mais, comme l’indique l’étude d'impact du Gouvernement, en dix ans, de 1995 à 2005, les clauses d’ouverture dans les accords de branche se sont multipliées dans ce pays, puisque le taux d’entreprises y ayant recours est passé de 5 % à 75 %. On voit donc bien que, même là où la branche a un rôle central, les entreprises aspirent, en réalité, à conclure leurs propres accords, pour trouver leurs propres équilibres.
M. Bruno Sido. Eh oui !
M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur. Tout cela plaide donc pour le maintien de l’article 2.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Le Gouvernement est lui aussi défavorable à ces amendements. L’article 2 porte vraiment la philosophie du projet de loi et a fait l’objet d’une concertation avec l’ensemble des organisations syndicales et patronales pendant six mois.
Pour ce qui est de la philosophie du texte, j’ai eu l’occasion, mesdames, messieurs les sénateurs, de vous l’exposer longuement hier. Je veux cependant répéter que, chaque fois que l’on a voulu laisser une place à l’accord d’entreprise, de nombreuses voix se sont élevées en brandissant le risque d’une régression sociale. Pourtant, depuis trente ans, un mouvement se dessine, dans notre pays, en faveur de l’accord d’entreprise. Pourquoi ? Parce que l’accord d’entreprise est ce qui permet de mieux nous adapter dans l’économie mondialisée, et de le faire par le dialogue social.
Je ne veux absolument pas opposer un niveau à un autre. Bien évidemment, le niveau de la branche est essentiel. Il doit être garanti et peut même, parfois, être renforcé. L’enjeu, quand on étudie les comparaisons au niveau européen, a trait au dumping social. C’est le point central !
Le dumping social porte principalement sur les salaires. Sur ce plan, notre pays a une chance formidable, compte tenu de la procédure d’extension existant pour les conventions collectives au niveau de la branche et du mode de fixation des salaires. On voit bien que, dans d’autres pays, on essaie de mettre en œuvre le salaire minimum via les conventions collectives, comme c’est le cas en Allemagne aujourd'hui. En Espagne, le mouvement à l’œuvre est celui d’une fixation des salaires par des accords au niveau de l’entreprise : c’est là que se joue le dumping social !
Tel n’est absolument pas le sens du projet de loi. Au travers de celui-ci, nous voulons, sur ce qui fait le quotidien des salariés, notamment sur la question du temps du travail – je parle non pas de la durée légale, mais de sujets tels que la récupération des heures perdues ou encore les congés –, permettre que, par le dialogue social et par le verrou de l’accord majoritaire, des compromis soient noués au plus près de l’entreprise.
Je rappelle que le projet de loi engage un vrai mouvement de restructuration des branches, parce que, oui, il faut rendre la négociation beaucoup plus dynamique également à ce niveau ! Cependant, face à une branche comme l’UIMM, l’Union des industries et métiers de la métallurgie, qui regroupe des métiers de l’aéronautique, de l’informatique et de la métallurgie, n’est-il pas légitime de se demander si le cadre existant est adapté ? Nous voyons bien que, en matière de temps de travail et d’organisation, les situations diffèrent.
Dans ces conditions, il est nécessaire de prévoir une possibilité d’adaptation. Pourquoi est-ce encore plus nécessaire aujourd'hui qu’hier ? Parce que nous observons des contournements du droit du travail dans notre pays. Parce que le travail détaché, le travail indépendant et l’intérim se répandent. Là est l’enjeu !
Nous croyons qu’il faut permettre des souplesses, mais que celles-ci ne doivent pas être à sens unique : elles doivent résulter de la négociation. Sur ce plan, il existe une vraie différence par rapport aux accords d’entreprise qui étaient signés hier. Cette différence réside dans le verrou de l’accord majoritaire : les accords doivent reposer sur un consensus suffisamment large au sein de l’entreprise. C’est un point central !
En outre, en l’absence d’accord, c’est le droit actuel qui s’applique. Il est essentiel de le rappeler !
Enfin, comme on ne naît pas négociateur, le texte augmente de 20 % les moyens des syndicats et la formation des syndicalistes, pour améliorer leur capacité à nouer des compromis. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à M. Franck Montaugé, pour explication de vote.
M. Franck Montaugé. Je tiens avant toute chose à saluer le travail ainsi que le courage de Mme la ministre.
C’est en toute liberté de conscience que je vais m’exprimer.
Plus que la question du rapport entre la loi et le contrat, au demeurant fondamentale, ce qui, selon moi, qualifie politiquement l’article 2 issu du texte de la commission, c’est la remise en cause pure et simple des 35 heures. Avec une telle proposition, nous mesurons pleinement les conséquences sociales que pourrait entraîner la suppression de la durée légale du travail effectif dans notre législation. Cette disposition constitue une régression majeure du mouvement de progrès et de partage du travail qui a pris sa source au XIXe siècle dans notre pays.
À ce stade de notre débat, il me paraît utile de rappeler et de remettre en perspective quelques grandes étapes de notre histoire sociale.
En 1982, la cinquième semaine de congés payés a été adoptée, sous le gouvernement de Pierre Mauroy. Rappelons que les deux premières semaines avaient été obtenues, avec les 40 heures, en 1936, sous le Front populaire, que la troisième l’a été en 1956, sous la présidence de Guy Mollet, et que la quatrième a été acquise en 1969, sous Charles de Gaulle. En 1998 et en 2000, les 35 heures ont été instituées par le gouvernement de Lionel Jospin.
La suppression de la référence aux 35 heures illustre parfaitement le risque de démantèlement de nos règles communes de protection et de vie que pourrait entraîner la négociation d’entreprise hors cadre de branche. C’est la raison pour laquelle je souhaite que le « principe de faveur » puisse rester la règle en matière de négociation des conditions de travail.
Dans ce cadre, la négociation dans l’entreprise et la négociation au niveau de la branche doivent et peuvent se renforcer l’une l’autre, au bénéfice des salariés et de la performance des entreprises. C’était tout l’esprit de l’article 13. Je regrette d’avoir à constater que la commission a dénaturé ce dernier sur certains points importants.
M. Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur. Non, nous l’avons renforcé !
M. Franck Montaugé. Mes chers collègues, en toute conscience des réalités d’aujourd'hui, par fidélité à notre histoire et dans l’intérêt même de nos entreprises, permettons, par nos propositions et nos votes, la poursuite du progrès social pour le plus grand nombre.
Pour ces motifs et en l’état actuel de la rédaction de l’article 2, je voterai l’amendement n° 23 rectifié bis, qui vise à le supprimer.
M. Bruno Sido. Un frondeur !
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour explication de vote.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Je veux poursuivre mon raisonnement sur le projet social-démocrate.
Oui, il faut permettre de la souplesse dans les entreprises ! Pour ce qui concerne le temps de travail, il en existe énormément – par exemple, avec l’annualisation. Toutefois, il faut rester fidèle à la primauté de l’accord de branche ou de la loi pour ne pas permettre que l’accord d’entreprise soit de nature à baisser les rémunérations. C’est le déclenchement des heures supplémentaires et le niveau de leur rémunération qui, dans le cas présent, montrent le danger de ce genre de stratégie.
En Finlande, les syndicats et les sociaux-démocrates étaient arc-boutés contre la montée de la primauté de l’accord d’entreprise sur un certain nombre de sujets. La Commission européenne leur opposait des arguments identiques à ceux qui sont développés en France.
La Finlande vient de signer un accord qui rappelle la hiérarchie des normes et tue l’idée de la primauté de l’accord d’entreprise. Ils sont sociaux-démocrates. Ils ont vu venir la menace. Ils ont résisté ! Madame la ministre, vous devez retirer l’article 2 !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Godefroy. Mes chers collègues, nous sommes « au cœur du réacteur », si vous me permettez l’expression.
Je voudrais quand même rappeler que les conventions collectives couvrent environ 95 % des salariés aujourd’hui. Ce n’est pas le fait du hasard ! C’est une longue histoire, qui a commencé vers 1914 dans un certain nombre d’entreprises à forte implantation syndicale : les mines et le livre. La loi du 25 mars 1919 a donné un statut légal à ces conventions.
Sous le Front populaire, dont on fête le quatre-vingtième anniversaire, la loi du 24 juin 1936 a transformé les conventions collectives en loi professionnelle, de portée plus contraignante. Cette loi a introduit la procédure d’extension, qui permet au ministre du travail de rendre applicable à l’ensemble d’une branche les conventions conclues par les syndicats les plus représentatifs. D'ailleurs, la métallurgie, dont vous avez parlé, madame la ministre, a été à la pointe de cette politique contractuelle.
Les PME et les TPE ont vu dans les conventions collectives une sorte de bouclier qui les protégeait et qui leur permettait de se décharger de certaines responsabilités de négociation à travers la branche.
Les accords d’entreprise que vous nous proposez aujourd'hui sont inférieurs aux accords de branche – c’est toute la différence –, le principe de faveur étant supprimé. Au demeurant, une disposition très contestable, qui permet, à la demande de l’une des parties à la négociation, de ne pas rendre public l’accord d’entreprise, a été intégrée au projet de loi. C’est véritablement ouvrir la porte à un dumping interprofessionnel tout à fait dangereux ! Il est d’ailleurs frappant de constater l’opposition d’un certain nombre de syndicats, tant salariés que patronaux, à cette disposition. Du côté des salariés, la CGT, FO, SUD y sont hostiles. L’UNSA, les représentants de l’économie sociale et solidaire et la CFE-CGC, par le biais de son nouveau président, font valoir beaucoup de réserves. Du côté des entreprises, l’UPA, qui est la première entreprise de France, n’y est pas favorable non plus. C’est donc un accord minoritaire que vous avez introduit dans la loi, madame la ministre.
Pour ma part, je considère que les accords de branche sont une garantie tant pour les salariés que pour les entreprises, notamment les petites et moyennes entreprises. Certes, il a existé des dérogations par le passé – je pense aux lois Auroux et Aubry –, mais ces dérogations étaient très encadrées, ce qui ne me semble pas être le cas de celles que contient le texte que vous nous proposez. À cet égard, les propos que M. Retailleau a tenus hier, nous expliquant parfaitement les intentions de son groupe sur ce sujet, devraient nous inquiéter davantage.
J’espère que le Gouvernement n’aura pas joué à l’apprenti sorcier avec cet article, dont les conséquences risquent de n’être pas maîtrisées. (Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Le Scouarnec, pour explication de vote.
M. Michel Le Scouarnec. Au travers de notre amendement, nous souhaitons la suppression pure et simple de l’article 2, qui revient sur une tendance historique : la réduction du temps de travail.
Permettez-moi de procéder à un petit rappel : dans le code du travail de 1973, le temps de travail était principalement inclus dans un titre relatif aux conditions de travail, ce qui rapprochait la réglementation du temps de travail de la recherche de la qualité de vie professionnelle et de la santé. Désormais, la troisième partie du code du travail regroupe « durée du travail, salaire, intéressement, participation et épargne salariale ».
Ce déplacement est symptomatique de l’évolution du droit et des mentalités, puisque le temps de travail est rapproché du régime de la rémunération, en accord avec le slogan « travailler plus pour gagner plus ». Cette évolution juridique est la conséquence des évolutions en cours depuis les années quatre-vingt, avec l’essor des dérogations aux règles du temps de travail et de la flexibilisation, avec la modulation, l’astreinte et les clauses de forfait. La conséquence est une réduction considérable du temps libre des travailleurs. Bien loin du « travailler moins pour travailler tous » des années 1999-2000, nous sommes proches du « travailler plus pour gagner plus » de 2007.
La flexibilité et la supplétivité ont été présentées, dans les premiers temps, comme le moyen d’un meilleur aménagement du temps de travail, laissant plus de libertés aux salariés dans le choix de leurs horaires. En fait, elles ont permis le développement du pouvoir des patrons de gérer et de préempter le temps de leurs salariés. Les conséquences sur le rythme de vie des personnes et l’atteinte aux temps consacrés au repos, à la vie familiale et à la vie publique sont inquiétantes et constituent un vrai recul social.
Pour toutes ces raisons, nous demandons la suppression de l’article 2.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Bosino, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Bosino. La nouvelle architecture des règles que vous proposez en matière de durée du travail et de congés, madame la ministre, loin de simplifier notre droit du travail, va le complexifier, rendre plus difficiles les contrôles et alimenter l’inflation jurisprudentielle.
La structuration en trois niveaux de cette nouvelle architecture, avec primauté donnée à l’accord d’entreprise, aboutira de fait à un recul des protections dont bénéficient les salariés.
Le « champ de la négociation collective » occupe désormais une place centrale. Il donne la priorité à l’accord d’entreprise, qui l’emporte sur l’accord de branche et le code du travail. Ce dernier n’existe qu’« à défaut » d’un accord d’entreprise.
Quant aux « dispositions supplétives », elles seront réécrites d’ici à 2019. Elles reprendront sans doute une grande partie des dispositions du code du travail actuel, mais s’appliqueront uniquement quand il n’y aura pas d’accord d’entreprise ou, à défaut, d’accord de branche. Il y a là, on le voit, une inversion des valeurs.
Cette nouvelle architecture et l’extension de la négociation dérogatoire ouvrent la porte à l’explosion des inégalités entre salariés et à l’éparpillement des normes sociales. Comment les salariés, y compris ceux qui évoluent au sein d’une même branche, et les inspecteurs du travail pourront-ils s’y retrouver dans un tel maquis de normes ? Comment pourra-t-on éviter l’écueil d’un recul des droits des salariés, sous l’effet de leur mise en concurrence ?
Il faut ajouter que l’étape suivante à l’accord d’entreprise, c’est la négociation individuelle du contrat de travail et du salaire avec le patron. C’est ce vers quoi nous conduit cet article 2.
Nous avons ici l’illustration d’une perversion du principe de subsidiarité, qui nie la réalité des rapports de force au sein des entreprises. En matière de droit du travail, plus que partout ailleurs, se vérifie en effet le principe qui veut que, « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».
En sacrifiant la loi au nom du dialogue social, c’est en réalité le droit des salariés que vous sacrifiez.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Bricq, pour explication de vote.
Mme Nicole Bricq. Le groupe socialiste est évidemment défavorable à la suppression de l’article 2.
Au fond, nous sommes face à une double alternative.
La première est de nature politique : nous avons le choix entre une vision centralisée, verticale, du haut vers le bas,…
M. Bruno Sido. Passéiste !
Mme Nicole Bricq. … et une vision décentralisée,…
M. Bruno Sido. Dynamique !
Mme Nicole Bricq. … avec des acteurs d’autant plus responsables qu’ils seront plus autonomes et qu’ils agiront, prendront des décisions directement, face à leurs salariés et non pas dans une salle à Paris, loin du regard des personnes concernées. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
La seconde alternative est juridique : soit nous conservons le système actuel, qui, depuis plus de trente-cinq ans, comporte de nombreuses exceptions à la règle de base du temps de travail – je rappelle que la durée légale de 35 heures est remise en cause non par l’article du projet de loi initial, mais par nos collègues de droite –, soit nous faisons le choix de la supplétivité ; quand il n’y a pas d’accord, le droit actuel s’applique.
Il faut replacer cet article dans la cohérence du texte. C’est là où nous sommes en désaccord avec nos collègues de droite. En effet, l’article 2 ne se comprend qu’à la lecture de trois autres articles.
Tout d’abord, l’article 10, qui fixe le principe de l’accord majoritaire – une majorité de 50 % sera nécessaire pour signer et appliquer un accord –, ce dont la droite ne veut pas.
Ensuite, l’article 13, qui donne un pouvoir de régulation aux branches, pouvoir qui s’exercera chaque année sur les accords d’entreprise et permettra de voir si l’entreprise s’est engagée dans la voie du dumping social.
Enfin, l’article 29, en vertu duquel les branches proposent des accords types aux petites entreprises de moins de cinquante salariés, ce qui leur facilitera la tâche.
Telles sont les raisons pour lesquelles nous sommes opposés à la suppression de l’article 2.
Mme la présidente. La parole est à Mme Annie David, pour explication de vote.
Mme Annie David. À la suite de mes collègues, je souhaite à mon tour intervenir sur cet article. J’étaierai mon argumentation à l’aide d’un exemple concret, en m’appuyant sur les propos que vous avez tenus, madame la ministre, lors de votre audition au Sénat : « Il ne s’agit pas d’avoir une vision angélique du dialogue social. Mais il faut aussi se départir d’une vision manichéenne du monde de l’entreprise. »
Je partage cette analyse. D’ailleurs, plus de 40 000 accords d’entreprise par an démontrent que les salariés sont prêts au dialogue social.
S’agissant de la vision manichéenne que les salariés auraient du monde de l’entreprise, je me permets de vous rappeler que, dans de multiples entreprises, ce sont les salariés qui défendent leur outil de travail, le développement industriel de notre pays, tout en alertant sur les risques sanitaires et écologiques. J’en veux pour preuve l’entreprise Isochem, qui dispose de solides et rares compétences dans le domaine de l’industrie agrochimique, chimique et pharmaceutique.
À Pont-de-Claix, dans l’Isère, cette entreprise raffine pour le compte de Vencorex – seul fabricant en France d’isocyanates, classé parmi les leaders mondiaux d’une filière répondant aux besoins en croissance des marchés de l’automobile, de l’ameublement et des revêtements –, tout en se fournissant auprès de Solvay et Air liquide, ce qui témoigne de son intégration dans l’activité de l’ensemble de la plateforme chimique. Or un énième plan vient menacer l’existence des derniers emplois et l’équilibre de toute la plateforme, qui a vu se succéder plans de restructuration, de délocalisation, de licenciement et de départs volontaires. Tous reposaient sur la même absence de volonté des industriels de développer l’activité, ce qui a eu pour effet de laisser des centaines et des centaines de salariés sur le carreau.
Au fil du dépècement de l’entreprise historique Rhône-Poulenc et des transferts d’activités, les salariés ont vu leurs contrats modifiés, leurs conditions de travail détériorées, sans jamais baisser les bras, tant pour faire valoir leurs droits et maintenir leurs emplois que pour refuser le démantèlement de leur filière. À Pont-de-Claix, ils en ont appelé à la responsabilité de toutes les sociétés de la plateforme, afin de développer une véritable stratégie visant à maintenir l’équilibre industriel de la filière régionale, qui profitera également à d’autres sites, en Alsace, dans le Rhône, dans la Drôme et dans plusieurs pays d’Europe. Un projet alternatif industriel traçant de véritables perspectives pour l’avenir de la chimie a ainsi été proposé par les représentants CGT des personnels aux directions des sociétés concernées et au ministère de l’économie et de l’industrie.