Sommaire
Présidence de M. Claude Bérit-Débat
Secrétaires :
Mme Corinne Bouchoux, M. Jean-Pierre Leleux.
2. Candidatures à une mission d’information
3. Retrait d’une question orale
4. Décisions du Conseil constitutionnel sur deux questions prioritaires de constitutionnalité
5. Transparence financière des entreprises à vocation internationale. – Rejet d’une proposition de loi
Discussion générale :
M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi
M. Philippe Dominati, rapporteur de la commission des finances
M. Christian Eckert, secrétaire d'État
Clôture de la discussion générale.
M. Philippe Dominati, rapporteur
Rejet, par scrutin public, de l’article.
M. Christian Eckert, secrétaire d'État
Rejet de l’article.
Tous les articles ayant été rejetés, la proposition de loi n'est pas adoptée.
6. Nomination de membres d’une mission d’information
7. Communication d’un avis sur un projet de nomination
8. Candidature à un organisme extraparlementaire
9. Contrôles d'identité abusifs. – Discussion d’une proposition de loi
Discussion générale :
Mme Éliane Assassi, auteur de la proposition de loi
M. Alain Marc, rapporteur de la commission des lois
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État
Clôture de la discussion générale.
Amendement n° 1 de M. Jean Louis Masson. – Non soutenu.
Amendement n° 2 de M. Yves Pozzo di Borgo. – Rejet.
Amendement n° 3 de Mme Esther Benbassa. – Rejet.
Rejet, par scrutin public, de l’article.
Renvoi de la suite de la discussion.
Suspension et reprise de la séance
10. Protection du crédit immobilier français. – Adoption d’une proposition de résolution
M. Didier Guillaume, auteur de la proposition de résolution
Texte de la proposition de résolution
Adoption de la proposition de résolution.
11. Nomination d’un membre d’un organisme extraparlementaire
12. Communications du Conseil constitutionnel
13. Ordre du jour
compte rendu intégral
Présidence de M. Claude Bérit-Débat
vice-président
Secrétaires :
Mme Corinne Bouchoux,
M. Jean-Pierre Leleux.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Candidatures à une mission d’information
M. le président. L’ordre du jour appelle la désignation des vingt-sept membres de la mission d’information sur l’intérêt et les formes possibles de mise en place d’un revenu de base en France, créée sur l’initiative du groupe socialiste et républicain en application du droit de tirage prévu par l’article 6 bis du règlement.
En application de l’article 8, alinéas 3 à 11, et de l’article 110 de notre règlement, la liste des candidats établie par les groupes a été publiée. Elle sera ratifiée si la présidence ne reçoit pas d’opposition dans le délai d’une heure.
3
Retrait d’une question orale
M. le président. J’informe le Sénat que la question orale n° 1399 de M. Jean Louis Masson est retirée de l’ordre du jour de la séance du mardi 7 juin, ainsi que du rôle des questions orales, à la demande de son auteur.
4
Décisions du Conseil constitutionnel sur deux questions prioritaires de constitutionnalité
M. le président. Le Conseil constitutionnel a communiqué au Sénat, par courriers en date du 18 mai 2016, deux décisions du Conseil relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité portant sur :
– la visite des navires par les agents des douanes II (n° 2016-541 QPC) ;
– le prononcé d’une amende civile à l’encontre d’une personne morale à laquelle une entreprise a été transmise (n° 2016-542 QPC).
Acte est donné de ces communications.
5
Transparence financière des entreprises à vocation internationale
Rejet d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, de la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, présentée par M. Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues (proposition n° 402, résultat des travaux de la commission n° 591, rapport n° 590).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi.
M. Éric Bocquet, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé du budget, mes chers collègues, la proposition de loi que notre groupe soumet au débat a pour intitulé : « Assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale ». Vaste programme, aurait dit le général de Gaulle !
Il a été dit lors des débats en commission des finances, la semaine dernière, que cette proposition était d’une actualité criante, chacun ayant en tête les révélations fracassantes des « Panama papers », début avril, mais aussi celles de l’affaire LuxLeaks, lorsque l’Europe, sidérée, découvrit l’ampleur de l’impact des rescrits fiscaux accordés par le Luxembourg à de nombreux groupes économiques internationaux.
Indéniablement, et plus particulièrement depuis la crise de 2007-2008, le sujet de la transparence est devenu incontournable dans le débat public. Un mouvement large se développe à travers le monde à cet égard, mouvement porté à l’origine par plusieurs organisations non gouvernementales, telles que le CCFD-Terre solidaire, Oxfam, Attac, le Secours catholique, de nombreux syndicats et plusieurs autres encore.
Cette disposition dite du « reporting pays par pays » est examinée avec sérieux par des instances internationales comme le G20, l’OCDE ou encore l’Union européenne. Si elle acquérait force de loi, cette revendication permettrait d’identifier une bonne partie des problèmes qui demeurent en matière de transparence fiscale et financière.
Les activités économiques, entendues au sens général, n’ont d’ailleurs rien à craindre d’une telle transparence. Que serait une concurrence libre et non faussée entre entreprises engagées dans une compétition sur leurs produits et leurs atouts si certaines continuaient de s’exempter de l’application de la règle commune, notamment en matière fiscale et financière ? Quand un joueur triche, c’est toute la partie qui est faussée. Sachez que nous prenons bien soin ici de distinguer le dirigeant de PME ou de TPE qui fraude de quelques milliers d’euros de TVA, même si c’est évidemment condamnable, et le groupe d’origine française à vocation internationale. Nous ne sommes pas dans la même dimension !
Le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires que nous proposons correspond exactement au critère retenu par la Commission européenne pour définir une grande entreprise. À l’inverse, le seuil souvent évoqué de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires exclut de facto entre 85 % et 90 % des entreprises multinationales, selon un rapport publié l’an dernier par l’OCDE. Nous suggérons donc d’obliger les entreprises atteignant le seuil de 40 millions d’euros à rendre publiques les informations suivantes : les implantations dans chaque territoire ; la nature des activités et leur localisation géographique ; le chiffre d’affaires ; le nombre de salariés sur une base équivalent temps plein ; la valeur des actifs ; les ventes et achats ; le résultat d’exploitation avant impôt ; les impôts payés sur le résultat ; les subventions publiques éventuellement reçues.
Mes chers collègues, je vais tenter de vous convaincre en développant les arguments qui plaident en faveur d’une telle disposition. Il y va, bien sûr, de l’intérêt général. Notons d’ailleurs que dix régions françaises, sur vingt-deux à l’époque, avaient voté en 2011 des délibérations exigeant des banques avec lesquelles elles travaillaient de publier des informations pays par pays. Elles furent suivies dans la foulée par une vingtaine de municipalités.
À partir de 2013, la France s’est positionnée au niveau européen comme un pays leader sur le sujet – l’ancien maire de Londres, M. Boris Johnson, qualifierait sans doute la France de « nation de sans-culottes ». Nous avons été le premier pays européen à introduire cette obligation pour les établissements financiers dans la loi bancaire du 26 juillet 2013. Nous avons également été les premiers à jouer un rôle essentiel dans l’introduction d’une obligation analogue pour les banques européennes dans la directive CRD IV en juin 2013.
Nous notons malheureusement que la proposition de reporting pays par pays tout secteur mais non public, présentée par l’OCDE dans le cadre du plan BEPS – Base Erosion and Profit Shifting – et adoptée par le G20 d’Antalya, le 16 novembre 2015, n’a pas une portée suffisante. En effet, selon ce modèle, les informations demeurent confidentielles et ne sont échangées qu’entre administrations fiscales. À nos yeux, cette confidentialité nuit au principe même du reporting, pensé comme un instrument qui doit dissuader les entreprises multinationales de recourir à des montages complexes pour échapper à l’impôt, en permettant à toutes les parties prenantes d’avoir accès aux informations. Nous pensons d’ailleurs que de telles informations intéressent aussi les investisseurs et les salariés des groupes concernés. S’agissant des salariés, j’illustrerai cet intérêt par un exemple concret très connu et d’actualité.
Les députés européens se sont prononcés très largement en faveur d’un modèle de reporting pays par pays public, le 8 juillet dernier, dans le cadre de la discussion de la directive sur les droits des actionnaires. La Commission européenne, de son côté, a lancé une étude d’impact sur le reporting public après avoir convenu, en mars dernier, que plus de transparence était nécessaire. Dans ce contexte, la France pourrait envoyer un signal fort à la communauté internationale en soutenant la présente démarche.
Quels sont les arguments qui plaident en faveur de l’adoption de cette proposition de loi ? D’abord, comme je l’ai déjà dit, notre pays s’est déjà assez fortement engagé dans cette voie, pour l’instant avec les banques françaises et les industries extractives. Or nous n’avons pas constaté depuis lors un quelconque bouleversement dans ces secteurs d’activités. Ensuite, une étude réalisée par le cabinet PWC, en 2014, a montré que 59 % des P-DG des grandes entreprises étaient favorables à cette disposition.
Tout concourt aussi à montrer que les grands bénéficiaires de ce reporting public seraient les petites et moyennes entreprises, qui sont de fait désavantagées par rapport aux grands groupes et à leur capacité de transférer leurs bénéfices sous les tropiques, dans les paradis fiscaux. Voilà une vraie source d’injustice fiscale !
La publication de ces données aurait bien sûr un effet dissuasif, le risque d’atteinte à l’image étant toujours pris au sérieux. Un grand distributeur américain de café au Royaume-Uni en a fait les frais, voilà quelques années, à cause d’un boycott du public qui faisait suite aux révélations sur le faible niveau d’impôts payés par le groupe au fisc de Sa Majesté.
Cette publication faciliterait aussi le travail des administrations fiscales. Rappelons ici la suppression au sein des vingt-huit États de l’Union européenne de près de 57 000 postes d’inspecteurs des impôts et d’enquêteurs au sein des parquets financiers, au nom de l’austérité. Cette information a été donnée ce matin même par la procureur du Parquet national financier.
Il nous est parfois opposé l’argument du coût pour les entreprises. Or, d’après les services de la fiscalité et des douanes du Royaume-Uni, ce coût serait de l’ordre de 0,2 million de livres annuellement pour les entreprises affectées par la mesure.
Par ailleurs, les informations demandées ne sont pas confidentielles et ne concernent pas le secret des affaires.
Enfin, nous voulons dire ici que, tant qu’un reporting pays par pays public permettant une véritable transparence ne sera pas adopté, des citoyens continueront à faire les frais de la confidentialité, à l’instar d’Antoine Deltour, le lanceur d’alerte de LuxLeaks, dont le procès vient de s’achever.
Mes chers collègues, comme je l’ai annoncé, je souhaiterais illustrer d’un exemple significatif les conséquences concrètes pour les salariés d’une grande multinationale de l’absence de transparence. Je veux ici parler du géant américain de la restauration rapide – McDonald’s, pour ne pas le nommer –, qui aime à se présenter en France comme un employeur socialement responsable et respectueux du droit fiscal du pays où il opère. La réalité sur le terrain ne donne pas exactement cette image.
McDonald’s a fait l’objet de deux enquêtes fiscales dans notre pays. La première a été lancée en 2014, sur l’initiative de Bercy, au motif que cette multinationale, faute de transparence, aurait soustrait une bonne partie de son chiffre d’affaires de ses obligations fiscales en France. Ainsi, plus de 2,2 milliards d’euros auraient été transférés directement au Luxembourg et en Suisse sans que l’entreprise ait acquitté sur ces sommes le paiement de la TVA et de l’impôt sur les bénéfices. Il faut noter que la France est le pays le plus lésé dans cette affaire.
Cet exemple illustre de manière très claire l’intérêt des salariés, que j’évoquais précédemment, et plus précisément celui des 1 000 salariés des dix-huit restaurants McDonald’s de l’Ouest parisien. Le total des redevances versées au groupe atteint 19 % à 24 % du chiffre d’affaires des restaurants, essentiellement au titre des loyers des locaux et de l’utilisation de la marque. Tous les surplus remontent au siège et, ainsi, tous les restaurants se retrouvent artificiellement déficitaires, de sorte que l’entreprise ne paie pas d’impôt sur les sociétés et qu’aucun salarié ne touche de participation sur les bénéfices.
C’est donc une injustice à la fois pour les salariés et pour les contribuables que nous sommes tous. Si nous y ajoutons l’intérêt des investisseurs, cela fait beaucoup de « victimes ». La pertinence du reporting pays par pays apparaît ici de manière éclatante.
Mes chers collègues, je n’aurai pas l’outrecuidance de penser vous avoir tous convaincus au terme de cette intervention. Au moins ai-je eu l’occasion de sensibiliser notre assemblée aux enjeux essentiels de cette proposition de loi.
Le vote de ce jour pourra peut-être retarder le mouvement vers la transparence, mais en aucun cas l’arrêter, car l’aspiration de nos concitoyens à plus de transparence ne se démentira plus. C’est aussi une question de liberté, de démocratie et de défense des valeurs de notre République.
Pour conclure, je citerai l’écrivain algérien Yasmina Khadra : « N’est jamais seul celui qui marche vers la lumière. » (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Dominati, rapporteur de la commission des finances. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, qui a été déposée par Éric Bocquet et ses collègues du groupe communiste républicain et citoyen. Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une actualité marquée par des révélations et dans un contexte de réflexion internationale autour de la lutte contre les phénomènes d’évasion et d’optimisation fiscales.
Les récentes découvertes ont confirmé l’ampleur du phénomène et de ses coûts, non seulement pour les recettes fiscales, mais aussi pour le fonctionnement économique et démocratique de nos sociétés. À l’échelle de l’Union européenne, l’estimation du manque à gagner est comprise entre 50 milliards et 70 milliards d’euros par an. Les différences d’imposition sur les bénéfices qui en résultent contribuent de surcroît à fausser les conditions d’une égale concurrence entre entreprises.
Sous l’impulsion du G20, l’OCDE, par l’intermédiaire notamment de Pascal Saint-Amans, que nous avons auditionné le 9 mars dernier, a engagé une vaste réflexion sur la fiscalité. Parmi les quinze mesures soumises par l’OCDE dans le cadre du projet BEPS, l’action 13, qui traite des montages fiscaux d’optimisation, propose d’introduire une déclaration pays par pays standardisée afin d’améliorer la qualité des informations à disposition des administrations fiscales. Seules les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d’euros y seraient soumises. Il est prévu que ces données demeurent confidentielles, mais que les administrations fiscales procèdent à un échange automatique des déclarations.
À la suite de ce projet, la Commission européenne a proposé le 28 janvier dernier un paquet de mesures contre l’évasion fiscale des entreprises visant notamment à transcrire les actions du projet BEPS dans le droit de l’Union européenne.
De son côté, la France avait anticipé cette transcription dès le vote de la loi de finances pour 2016, en introduisant un article dans le code général des impôts prescrivant la déclaration d’activités pays par pays selon les critères de BEPS. Les premières déclarations interviendront donc à partir de la fin de 2017.
Par ailleurs, en vertu de règles européennes, deux secteurs d’activités sont déjà soumis à une exigence de publicité des déclarations d’activités. Il s’agit des établissements bancaires et des industries extractives. Toutefois, la portée de ces exemples est limitée pour deux raisons : d’une part, le recul fait encore défaut pour en dresser un premier bilan ; d’autre part, il s’agit de deux secteurs d’activités très spécifiques, dont il est peu aisé de tirer des conclusions générales.
Lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2016 et du projet de loi de finances rectificative pour 2015, des voix s’étaient élevées en faveur de déclarations d’activités publiques étendues aux autres secteurs d’activités. Des amendements en ce sens avaient été adoptés par l’Assemblée nationale, puis supprimés par le Sénat ; nos collègues députés nous ont finalement suivis.
Dans le cadre de son contrôle sur l’article de la loi de finances pour 2016 introduisant les déclarations d’activités fiscales, le Conseil constitutionnel a écarté le grief fondé sur la violation du principe de la liberté d’entreprendre. Dans la motivation de sa décision, le Conseil constitutionnel a relevé que les informations fournies ne pouvaient être rendues publiques. Un doute existe donc sur la constitutionnalité d’un dispositif de déclarations publiques.
Par ailleurs, un changement majeur est intervenu depuis le dépôt de cette proposition de loi. Le 12 avril dernier, la Commission européenne a rendu publique une proposition visant à introduire des déclarations publiques d’activités pays par pays. L’extension et le contenu de ces déclarations se fondent sur une analyse d’impact conduite au cours du second semestre de 2015. Le seuil retenu reprend les propositions de BEPS, à savoir un chiffre d’affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d’euros.
Le texte que nous examinons se distingue doublement de cette proposition.
D’une part, il diffère de la proposition européenne par les conditions retenues pour déterminer les entreprises soumises à l’obligation de déclaration. En particulier, le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, bien inférieur aux 750 millions d’euros proposés par la Commission européenne, englobe un trop grand nombre d’entreprises.
D’autre part, le contenu des informations se rapproche des données retenues dans les déclarations à destination des administrations fiscales. Leurs objectifs différents ne sont donc pas suffisamment pris en considération. Aussi, j’estime qu’il convient de ne pas adopter ces deux articles.
Cette proposition de rejet est d’abord motivée par des raisons techniques. Comme je viens de l’indiquer, les conditions de seuil prévues par le texte pour assujettir les entreprises à l’obligation déclarative sont, à mes yeux, trop basses. Elles rompent ainsi avec le consensus international élaboré par l’OCDE. Il s’ensuit donc des contraintes supplémentaires pour des entreprises françaises d’envergure plus modeste et une instabilité juridique préjudiciable au climat économique. En outre, les données dont la publication est prévue peuvent toucher à la stratégie propre des entreprises. Or je crains qu’avant d’être lues par la société civile ces déclarations ne soient avant tout analysées par les concurrents.
Cette proposition de rejet est ensuite motivée par des raisons d’opportunité. Le contexte a évolué depuis le dépôt de la proposition de loi en février dernier, avec l’initiative de la Commission européenne du 12 avril. Or, compte tenu des risques en termes de compétitivité pour nos entreprises, la réflexion et le débat autour de l’introduction de déclarations d’activités publiques ne peuvent se faire qu’à l’échelle européenne.
À cette occasion, je tiens à mettre en lumière les enjeux entourant la mise en place des déclarations d’activités, tant fiscales que publiques.
En voulant appréhender sur le plan fiscal les activités du secteur numérique d’entreprises souvent étrangères, le risque est de porter atteinte aux secteurs traditionnels, qui font notre force économique.
En basant l’imposition sur la consommation, le risque est de négliger l’importance de la conception et de la production. En effet, monsieur Bocquet, ce qui est valable pour les fast-foods pourrait l’être pour les parfums ou les sacs de luxe produits par l’industrie française. On peut appliquer le même type de raisonnement : les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents, alors que la conception demeure majoritairement localisée dans les pays avancés, dont la France. Cette évolution fondamentale des principes fiscaux internationaux entraîne un risque majeur à moyen et long terme pour nos finances publiques.
De plus, je suis sensible au problème de réciprocité posé par l’extension des déclarations d’activités. La France étant le quatrième pays au monde en termes de localisation de sièges de grandes entreprises multinationales et le premier en Europe, l’extension des déclarations d’activités pays par pays, fiscales comme publiques, conduirait notre pays à divulguer un nombre d’informations plus important que d’autres pays. Il s’agit d’un enjeu que le législateur doit prendre en compte et qui mérite, à tout le moins, une étude d’impact précise, française et européenne, avant toute intervention.
En conséquence, mes chers collègues, je vous demande de ne pas adopter les deux articles de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur quelques travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Christian Eckert, secrétaire d'État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, puisque les deux orateurs précédents l’ont rappelé, nous avons introduit, ou plutôt vous avez introduit par votre vote, le CBCR – Country-By-Country Reporting – entre administrations dans la loi de finances pour 2016. Il s’agit d’un point essentiel.
Le débat légitime que nous avons au sujet de cette proposition de loi et les suites qui lui seront données, aujourd’hui ou plus tard, ne doivent pas occulter le pas important franchi avec l’adoption de l’obligation pour les entreprises de communiquer aux administrations fiscales la répartition de leur chiffre d’affaires, de leurs bénéfices et de leur activité pays par pays. En effet, notre première priorité, c’est de permettre le bon recouvrement de l’impôt et de faire en sorte que les bénéfices réalisés par l’activité dans un pays soient introduits dans l’assiette de calcul de l’impôt sur les sociétés de ce même pays.
Le CBCR s’applique aux exercices ouverts depuis le 1er janvier pour les sociétés – que ce soit la tête ou une filiale française du groupe – ayant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les informations demandées sont les suivantes : agrégats économiques, comptables et fiscaux, ainsi que des informations sur la localisation et l’activité des entités le constituant.
Cet ensemble permet de suivre la répartition de la valeur dans les groupes. Ce travail a été pleinement concrétisé par la signature par plus de trente pays, le 27 janvier à Paris, d’un accord multilatéral permettant de donner sa pleine portée au dispositif en rendant possible l’échange automatique entre les administrations fiscales. Le seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires conduirait à couvrir 200 entreprises ayant un siège en France et environ 1 200 filiales de groupes étrangers établis en France.
Pour votre part, monsieur Bocquet, vous proposez un seuil inférieur, qui conduirait à ce que beaucoup plus d’entreprises soient soumises à cette obligation. C’est une différence entre nous, mais également avec l’OCDE, puisque le dispositif actuellement en vigueur en France reprend point par point les recommandations de l'Organisation de coopération et de développement économiques.
Cet échange automatique est fondamental pour permettre aux administrations fiscales, qui seules peuvent redresser l’impôt, de vérifier qu’il est bien acquitté là où la valeur est créée, notamment en contrôlant la rationalité économique des flux intragroupes. C’est une avancée majeure, je le répète.
Vous avez cité un cas précis et vous avez dit, parfois au conditionnel, qu’un certain nombre de procédures étaient en cours. Le secret fiscal m’empêche d’en dire plus, mais je voudrais rappeler ce que je ne cesse de marteler, à savoir que, en 2015, sur cinq entreprises seulement – bien évidemment, il s’agissait de grosses entreprises multinationales –, les redressements et pénalités notifiés par l’administration fiscale française ont porté sur 3,3 milliards d’euros. J’y insiste : cinq entreprises ; 3,3 milliards d’euros de redressements et de pénalités notifiés !
Si j’insiste sur ce point, c’est pour donner conscience à nos concitoyens que, avec des difficultés – j’y reviendrai –, dans un contexte complexe – nous y reviendrons –, l’administration fiscale s’attache à regarder les flux financiers intragroupes, à caractériser des établissements stables pour certains groupes dans notre pays et à notifier à la fois l’impôt et les pénalités correspondants.
D’aucuns doutent que ces sommes soient intégralement payées. À ceux-là je réponds que nous sommes dans un État de droit, avec des procédures contentieuses contradictoires, parfois complexes, qui sont conduites avec rigueur et ténacité par l’administration fiscale française.
Vous voulez, comme le Gouvernement, aller plus loin en instaurant un CBCR public, accessible à toute personne qui le souhaite. Nous partageons cette position. Avant même les révélations des « Panama papers », qui ont créé une émotion légitime dans l’opinion publique, Michel Sapin et moi-même avions publiquement annoncé que nous étions favorables à un reporting public dans un cadre européen. Je regrette personnellement, à ce titre, la confusion qu’a entraînée la discussion à l’Assemblée nationale, à l’occasion du projet de loi de finances rectificative pour 2015, d’un premier amendement en ce sens, en l’absence de toute initiative européenne, quelques semaines après l’adoption du CBCR entre administrations dans le cadre de la loi de finances pour 2016.
Comme vous l’avez signalé, monsieur le rapporteur, ce cadre européen nous est imposé par la jurisprudence constitutionnelle. La décision rendue par le Conseil constitutionnel, dans le cadre de la loi de finances pour 2016, a validé le CBCR entre administrations, mais elle comporte un a contrario qui fait courir un risque de constitutionnalité au regard de la liberté d’entreprendre : « Considérant que les dispositions contestées se bornent à imposer à certaines sociétés de transmettre à l’administration des informations relatives à leur implantation et des indicateurs économiques, comptables et fiscaux de leur activité ; que ces éléments, s’ils peuvent être échangés avec les États ou territoires ayant conclu un accord en ce sens avec la France, ne peuvent être rendus publics ; que, par suite, ces dispositions ne portent aucune atteinte à la liberté d’entreprendre ; ».
La portée de l’a contrario est confirmée par le commentaire du Conseil constitutionnel dans ses cahiers. Si l’amendement déposé par certains députés sur le projet de loi de finances rectificative pour 2015 avait été voté à l’issue de la seconde délibération, il aurait certainement été censuré en l’état, en l’absence d’initiative européenne. Contrairement à ce que j’ai pu lire, il ne s’est jamais agi pour le Gouvernement de couvrir les fraudeurs !
Les choses seront différentes lorsqu’il y aura un cadre européen. En effet, il existe en France une obligation constitutionnelle de transposition des directives ; elle est posée par l’article 88-1 de la Constitution. Depuis une décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a bâti une jurisprudence spécifique s’agissant des lois de transposition des directives.
Son considérant type est le suivant : « Considérant qu’il appartient au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions prévues par l’article 61 de la Constitution d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence ; que, toutefois, le contrôle qu’il exerce à cet effet est soumis à une double limite ; qu’en premier lieu, la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ; qu’en second lieu, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ; qu’en conséquence, il ne saurait déclarer non conforme à l’article 88-1 de la Constitution qu’une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer ; qu’en tout état de cause, il appartient aux juridictions administratives et judiciaires d’exercer le contrôle de compatibilité de la loi au regard des engagements européens de la France et, le cas échéant, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel ; ».
Autrement dit, sauf à ce que la loi de transposition méconnaisse ouvertement la directive qu’elle a vocation à transposer, le Conseil constitutionnel refuse de faire un contrôle de constitutionnalité. Il part du constat que le droit de l’Union européenne soumet déjà la directive au crible d’un panel de dispositions protectrices des droits fondamentaux – traité, charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, par exemple. Sa seule réserve est fondée sur l’existence d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Cette soupape de sécurité vise les principes que la France est la seule à protéger : par exemple, la laïcité. Notre analyse, c’est que la liberté d’entreprendre n’en fait sans doute pas partie. Dès lors qu’il existe un cadre européen, nous pouvons avancer.
Le projet de directive, rendu public très récemment, le 12 avril 2016, propose précisément sur ce point une modification de la directive comptable. L’obligation de déclaration d’informations relative à l’impôt sur les bénéfices concernera les entreprises mères ayant leur siège dans l’Union européenne, ainsi que les filiales, même si la mère n’est pas dans l’Union européenne, si le chiffre d’affaires consolidé net excède 750 millions d'euros. Le seuil est donc le même que pour le CBCR entre administrations.
L’information portera sur la nature des activités, le nombre de salariés, le chiffre d’affaires net, le résultat avant impôt, le montant d’impôts sur les bénéfices dû dans le pays au titre des bénéfices réalisés lors de l’exercice en cours, le montant d’impôts sur les bénéfices effectivement acquittés et le montant des bénéfices non distribués. Les différences avec le CBCR entre administrations sont marginales, seuls faisant défaut certains éléments sur les actifs corporels.
Ces informations seront ventilées par État membre, ainsi que pour chaque juridiction non coopérative figurant sur la future liste commune.
En l’état, votre proposition de loi, monsieur le sénateur, n’assure pas la transposition de la directive. Elle en est indépendante. Le champ d’application est beaucoup plus large puisqu’il vise les entreprises cotées qui remplissent deux des trois critères suivants : total de bilan de 20 millions d'euros, chiffre d’affaires net de 40 millions d'euros et 250 salariés, soit environ 8 000 entreprises, selon notre analyse. Les informations sont étendues à la valeur des actifs et au coût annuel de conservation de ces actifs, ainsi qu’aux subventions publiques reçues. Dans ces conditions, le Gouvernement n’y est pas favorable à ce stade, mais l’examen du projet de loi Sapin II pourrait donner lieu à un débat sur la manière d’assurer au plus vite la transposition du projet de directive.
La position du Gouvernement est donc claire. Elle a été publiquement annoncée par le ministre des finances, Michel Sapin, qui vous prie de l’excuser – j’aurais dû commencer par là – puisqu’il est parti pour le Japon. Il plaide auprès de ses collègues européens pour l’adoption de cette directive. J’ajoute, même s’il a une autre casquette, que le commissaire européen Pierre Moscovici s’est clairement engagé pour faire adopter cette disposition. Dès lors, le Gouvernement ne fera aucune objection au vote du texte transposant la directive, qui comportera quelques différences sur le seuil, dont nous pourrons débattre.
Lors de l’examen du projet de loi Sapin II – nous verrons à quel moment ce texte sera inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale et du Sénat –, dès lors qu’une directive est d’ores et déjà « dans les circuits », si j’ose dire, parviendrons-nous à une rédaction de nature à concilier ce que nous estimons aujourd'hui être une impossibilité constitutionnelle et la validation par le Conseil ? La question est posée. J’exprime notre état esprit sur le sujet, qui est ouvert, non sans souligner que, aujourd'hui, l’adoption de cette proposition de loi ne serait pas conforme à nos principes constitutionnels. C’est pourquoi le Gouvernement vous propose un cheminement un peu différent, y compris dans le temps, en poursuivant le même objectif, ou à peu près.
Nous espérons que la directive européenne sera adoptée avant la fin de l’année. En tout cas, nous plaidons auprès de nos partenaires européens en ce sens. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Thierry Foucaud.
M. Thierry Foucaud. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je dois avouer que je me suis interrogé devant la position adoptée, au nom de la majorité de la commission des finances, par notre collègue Philippe Dominati, rapporteur de la proposition de loi déposée par les membres de mon groupe, et que j’ai cosignée. Je me suis notamment interrogé sur le sens que notre collègue rapporteur donne à l’initiative parlementaire puisqu’il nous invite, au terme de son rapport, à ne pas adopter un texte pour des motifs techniques et d’opportunité. Le mettre en œuvre, vient-il de dire il y a quelques instants, ce serait imposer une charge nouvelle aux entreprises, au moment même où la concurrence internationale ferait rage et où l’heure serait plutôt à la relance de la compétitivité de notre économie.
Premier problème : la cible est présumée trop large et couvrirait 5 000 entreprises et 5,2 millions de salariés. Cinq mille entreprises dans un pays qui en compte plus ou moins trois millions et demie, chacun mesure à quel point le caractère intrusif de notre proposition est attesté… Or que nous ayons des éléments sur ces 5 000 entreprises est d’importance pour notre économie, car c’est au sein de cet échantillon que figurent nos leaders, nos champions, les valeurs vedettes du CAC 40 comme des autres indices boursiers, les Oscars de l’exportation et les sociétés en développement ainsi que, accessoirement, une bonne part des filiales françaises de bien des groupes étrangers.
En fait, au-delà de la nécessaire transparence fiscale, c’est pour constituer un véritable outil de suivi de notre économie, de nos industries, de nos établissements financiers que nous avons besoin de ce reporting comptable.
Cela étant posé, il convient aujourd’hui de préciser que des entreprises qui réalisent 40 millions d’euros de chiffre d’affaires correspondent parfaitement à la définition de la grande entreprise selon la Commission européenne – mon ami Éric Bocquet a eu raison de rappeler que ce seuil avait quelque sens ! Pour mieux situer les choses, je ne peux manquer de citer ici un point de vue publié jeudi par Mme Pervenche Berès, présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen, au sujet de la fameuse recommandation de la Commission sur le reporting, dont le rapport Dominati fait état : « Les eurodéputés socialistes et radicaux sont depuis longtemps mobilisés pour mettre fin à la fraude et l’évasion fiscales, notamment en bataillant pour un reporting comptable pays par pays public.
« Aujourd’hui, un pas a été franchi ; le rapport Rosati est une modification de la directive de coopération administrative, texte qui prévoit l’échange automatique et obligatoire d’informations entre les administrations des États membres, et vise à imposer aux multinationales la déclaration, pays par pays et aux administrations fiscales uniquement, de leurs principales informations fiscales : nature de l’activité, nombre d’employés, chiffre d’affaires, profits avant impôts, total des impôts dus, impôt sur les sociétés acquitté, etc.
« C’est un premier pas que nous saluons.
« Ensuite, il y a la question du seuil : ce reporting pays par pays ne s’appliquera qu’aux multinationales réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel net. » Je tiens à souligner ce passage à l’attention de M. le secrétaire d'État, qui vient de nous parler des seuils.
« Ce seuil exempte de facto 90 % des multinationales. Nous avons en ce sens déposé un amendement visant à l’abaisser à 40 millions d’euros, seuil qui correspond à la définition d’une “grande entreprise” dans la loi européenne. »
Ceci explique cela ! Eh oui, 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, cela correspond à la définition de la grande entreprise pour la loi européenne ! Car 40 millions d’euros, cela fait tout de même plus ou moins 265 millions de francs « d’avant » et cela représente des entreprises comptant entre 200 et 500 salariés au minimum, selon les secteurs d’activité, la productivité ou la valeur ajoutée créée. Notez d’ailleurs que nous avons également retenu un seuil de 250 salariés parmi les critères d’éligibilité à l’application de notre proposition de loi.
Nous sommes donc loin – très loin ! –, monsieur le rapporteur, des entreprises qui seraient, selon vous, avec notre proposition de loi, confrontées à des charges administratives insurmontables, comme vous venez de le souligner. Cet argument est dépourvu de fondement dans le cas qui nous préoccupe aujourd'hui. En effet, et pour en finir avec l’argutie technique, je veux citer un point clé : tous les éléments dont nous sollicitons le report et la publicité figurent dans le rapport annuel de n’importe quelle entreprise rédigé par n’importe quel commissaire aux comptes assermenté. C’est donc fou ce que nous allons briser comme secret, alors même que nombre des éléments sont déjà publics ou publiés, mais sous une autre forme !
Deuxième problème que vous venez d’invoquer : le secret des affaires, sur lequel vous vous fondez pour démontrer l’inopportunité de la proposition de loi. C’est presque faire de l’optimisation fiscale, sinon de la fraude, un secret industriel !
Malgré les réticences du Gouvernement, depuis la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, les banques font du reporting. Il existe même des rapports annuels, publiés par les plus grandes entreprises, dans lesquels on parle de « responsabilité sociale et environnementale ». Il y a des chefs d’entreprise qui ont de l’éthique et un certain nombre de très grands groupes participent à la Global Reporting Initiative, qui complète les rapports « responsabilité sociale et environnementale » de plus en plus pratiqués, y compris par les PME candidates aux marchés publics, par exemple. Et la France, dès 2001, lors de la discussion de la loi sur les nouvelles régulations économiques, puis, lors de l’examen des deux lois « Grenelle de l’environnement », s’est positionnée en pionnière de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises !
En proposant de ne pas retenir les termes pourtant simples et explicites de notre texte, que craint-on véritablement dans cette affaire ? La fraude fiscale n’est-elle pas la principale manifestation de la déloyauté de la concurrence entre les entreprises, celles qui trichent profitant de l’honnêteté de celles qui paient ? Celles qui veulent faire toujours plus d’argent génèrent ainsi chômage et dysfonctionnement, car, la fraude fiscale, c’est moins d’argent pour nos hôpitaux, nos écoles et nos services publics !
M. Philippe Dominati, rapporteur. Bien sûr !
M. Thierry Foucaud. Donc, rien, non, rien ne justifie que nous nous privions du moindre outil susceptible de servir la cause de la lutte contre la fraude fiscale ! Et nous sommes convaincus que la publicité du reporting pays par pays aura comme avantage de donner une base plus solide au dialogue social, dont on connaît l’importance qu’il revêt !
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Thierry Foucaud. Je conclus, monsieur le président.
Les « Panama papers », après les LuxLeaks, WikiLeaks et autres listes révélées par les lanceurs d’alerte, ont suffisamment montré la nécessité de donner un sens à la lutte contre la fraude fiscale, une lutte sans merci et sans faux-semblants.
Qui ne voudrait pas de l’égalité devant l’impôt, comme l’a indiqué mon ami Éric Bocquet ?
En tout cas, je ne peux qu’inviter le Sénat à voter cette proposition de loi, qui aura, entre autres avantages, celui de favoriser l’adoption d’un texte communautaire pertinent et efficace. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Chiron.
M. Jacques Chiron. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, chers collègues, faire de la lutte contre l’évasion fiscale une priorité n’est pas simplement une question de principe, de justice sociale ou d’affichage politique. C’est tout cela, bien sûr, mais c’est avant tout lutter contre ce qui est un véritable bouleversement du jeu économique aux conséquences macroéconomiques.
Du chômage de masse au développement des pays du Sud en passant par le trafic de stupéfiants ou le terrorisme, tous les grands maux de nos sociétés peuvent être liés, en partie ou principalement, aux problématiques de l’évitement de l’impôt et aux réseaux financiers que ces pratiques génèrent. Cette conviction, je la partage avec vous, comme je partage la philosophie qui inspire le texte dont nous discutons aujourd’hui.
Ces convictions partagées, elles découlent largement des travaux des commissions d’enquête et de la commission des finances que nous avons menés ces dernières années. Des travaux passionnants, qui nous ont permis d’appréhender aussi finement que possible ces phénomènes d’évitement de l’impôt, pourtant complexes et protéiformes. Nous avons ainsi contribué à éclairer la connaissance sur l’érosion de la base fiscale au sens large, c'est-à-dire la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscales concernant l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu des personnes physiques mais aussi les taxes, notamment la TVA. Bien sûr, d’autres ont également contribué à élaborer ce socle de connaissances ; je pense en particulier aux travaux de l’OCDE.
Désormais, nous savons, dans les grandes lignes, comment lutter contre la fraude fiscale. Cette stratégie, je la résumerai en deux axes : convergence et transparence.
La convergence, c’est faire en sorte que l’aspirant fraudeur – ou le détenteur d’argent sale – trouve porte close partout où il se présentera. C’est faire en sorte qu’aucune législation dans le monde ne soit assez permissive pour qu’une banque ne lui propose de prendre en charge son argent.
La transparence, c’est mettre de la lumière là où ils espèrent de l’obscurité. C’est très important, et l’idée même du reporting pays par pays va dans ce sens.
Le reporting pays par pays, nous pouvons en convenir, c’est la meilleure solution pour contrer la planification fiscale agressive des grands groupes, permettre une réelle traçabilité de leurs profits et rétablir de l’équité fiscale et de l’égalité devant l’impôt. Ce principe, nous le défendons ! C’est la raison pour laquelle il a été introduit en fin d’année dernière dans le projet de loi de finances pour 2016 sur l’initiative de députés socialistes à l’Assemblée nationale.
Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir ce que l’on doit faire, mais comment on doit le faire. En d’autres termes, l’accomplissement d’une transparence et d’une convergence réelles place le débat sur le terrain des relations internationales entre États souverains. Ce sujet est éminemment régalien.
Dès lors, deux options s’offrent à nous : partir seul et espérer que les autres nous suivront – c’est la voie que vous nous proposez, mes chers collègues – ou œuvrer prioritairement à convaincre les autres États d’avancer avec nous. C’est, à mon sens, la meilleure solution. C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi.
Je veux citer ce proverbe africain, à mon sens, particulièrement pertinent : « Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, marchons ensemble. »
Ce que j’ai compris des phénomènes de fraude, c’est l’extraordinaire opportunisme des fraudeurs, capables d’identifier et de tourner à leur profit les failles dans l’offre fiscale – impôts et taxes – des États. L’exemple du Panama le montre bien : il suffit d’une petite porte entrouverte dans un pays pour que les fraudeurs s’immiscent dans la faille.
Pour ces raisons, je crois en une riposte internationale, concertée, collective. C’est pour moi la meilleure solution, parce que la plus légitime et la plus puissante et, donc, la plus efficace.
Je veux revenir sur la méthode mise en œuvre depuis quelque temps déjà, qu’on appelle – souvent pour la dénigrer – « la méthode des petits pas ». Je comprends qu’elle puisse être frustrante, en particulier quand nous sommes confrontés à des révélations de l’ampleur des « Panama papers », mais elle a aussi des vertus. En favorisant l’action collective, la sensibilisation la plus large possible – qui permet, dans un second temps, de faire converger le plus grand nombre possible de pays vers les pratiques les plus exemplaires –, on s’assure de créer une puissante dynamique internationale. Cette dynamique est un moyen de pression vis-à-vis des États habituellement non collaboratifs ou réticents à l’idée de s’aligner sur les pratiques les plus vertueuses. Je reconnais cependant que cette stratégie a un défaut : elle prend mécaniquement du temps, car plus on est nombreux, plus les discussions sont longues, et plus les réticences se multiplient. Ces réticences et ce temps apparemment perdu sont le mal nécessaire à l’accomplissement de notre objectif.
Il me semble que cette impression, qui s’apparente parfois à de la frustration, doit être relativisée à la lumière des progrès accomplis depuis 2012.
Quant à l’échange automatique, il me paraît fondamental, parce qu’il trace le chemin à suivre du point de vue de la méthode : dans un premier temps, des initiatives nationales ont été prises pour améliorer la coopération entre administrations. Ces initiatives, qui étaient évidemment de bonnes choses, ont, d’une certaine façon, préparé ce qui s’est passé ensuite.
Toutefois, ce qui a vraiment contribué à changer la face du jeu, c’est le fait que les États commencent à s’organiser collectivement pour contrer ces pratiques qui leur causent à tous le même préjudice. On est alors passé d’une logique de systèmes fiscaux nationaux, qui se concurrencent et collaborent au coup par coup – parfois bien, parfois mal –, à une quasi-communauté internationale fiscale composée d’États souverains adhérant à un corpus de règles d’équité et mettant en place un protocole d’échange automatique des données, qui sera une réalité dès 2017.
Entre 2012 et maintenant, nous avons vraiment fait un pas de géant ! Nous ne pensions pas y parvenir lorsque nous avons rédigé le rapport en 2012. Et quand des dizaines d’États se rangent derrière un même standard, il devient, sur le plan politique, extrêmement difficile pour les États qui le souhaiteraient de résister à cette dynamique !
Si l’on se replonge dans le contexte que nous connaissions il y a une dizaine d’années, on voit qu’il restait un travail colossal à accomplir tant les pratiques frauduleuses avaient pris de l’avance sur les politiques publiques censées les combattre.
Le retard était triple : le premier était technique et concernait l’état de la connaissance sur les pratiques d’évitement de l’impôt. Le deuxième retard qui en découlait était d’ordre juridique et politique, car notre arsenal normatif n’était pas au niveau. Le troisième retard concernait le manque de contrôle démocratique à l’égard de ces pratiques qui prolifèrent dans l’obscurité.
Sur ces trois champs de bataille s’est opéré un partage des tâches spontané dont on peut a posteriori saluer la complémentarité et l’efficacité.
Entre certains États volontaires, les organisations internationales – Union européenne, OCDE –, les parlements nationaux, la société civile, les ONG, la presse, les lanceurs d’alerte, chacun a joué sa partie de la partition. Et si l’on connaît depuis quelques années des avancées concrètes, c’est parce que l’ensemble de ces acteurs ont joué leur rôle ! Alors que l’on a parfois trop tendance à opposer ces contributions, je voulais souligner leur complémentarité.
En France, nous n’avons pas à rougir des efforts déployés depuis 2012 pour contrer les pratiques déloyales. En quatre ans, soixante-dix mesures de lutte contre la fraude fiscale ont été adoptées. La coordination des acteurs, les moyens d’investigation, les obligations de transparence et les sanctions ont été renforcés, tandis que les stratégies de détournement des grands groupes ont été attaquées.
Je rappelle également, comme l’a fait notre collègue Éric Bocquet, que la législation prévoit déjà, pour certains secteurs, une obligation de reporting pays par pays de nature publique, pour les banques françaises depuis 2014 et les entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier ou forestier depuis 2015. Ces mesures concrètes, souvent en avance sur les législations existantes dans le reste du monde, ont permis d’attaquer la fraude fiscale sur tous les fronts.
Depuis le début de l’année 2016, le Gouvernement s’est engagé à aller encore plus loin. Le projet de loi Sapin Il, présenté fin mars, doit notamment renforcer la protection des lanceurs d’alerte, en leur donnant la possibilité de garder l’anonymat et en leur permettant d’accéder à un conseil juridique sur leurs droits.
L’autre raison qui me laisse à penser qu’il serait inopportun de légiférer à l’échelle nationale sur le reporting pays par pays, c’est le fait que l’Union européenne – cela a été dit – a manifestement décidé de se saisir du sujet : la Commission a fait, le 12 avril dernier, une proposition de directive qui va désormais être transmise au Parlement européen et au Conseil.
Cette proposition fixe à 750 millions d’euros le seuil de chiffre d’affaires à partir duquel les entreprises seront soumises à l’obligation de reporting détaillé ; il est vrai que 750 millions d’euros, c’est un seuil élevé. À titre personnel, je regrette, comme vous, que le point de départ de la discussion soit aussi élevé, et j’espère que les parlementaires européens sauront faire bouger les lignes. Vous l’avez dit, les socialistes européens plaident d’ailleurs dans ce sens et proposent un seuil de 40 millions d’euros, plus la publicité.
Tout de même, prenons quelques instants pour nous réjouir : si le principe du reporting pays par pays peut être validé à l’échelle européenne, ce sera une avancée formidable. Valider cette avancée, c’est déjà mettre un pied dans la porte, faire avancer notre cause et contribuer à la sensibilisation du public sur ces questions !
À ce stade, discuter d’un seuil à l’échelle franco-française au moment même où ce débat a lieu à l’échelle la plus pertinente possible, c’est-à-dire à l’échelle de l’Union européenne, me paraît peut-être un peu regrettable du point de vue du calendrier. De plus, cela nous expose au risque de confusion.
Donnons sa chance au débat parlementaire européen ! Militons pour qu’il aboutisse à la directive la plus ambitieuse possible ! Dans le même temps, ne soyons pas naïfs et ayons conscience que d’autres militeront contre nous.
Des entreprises viendront nous expliquer qu’il s’agit de contraintes nouvelles. Ces positions seront portées par des groupes d’intérêts, très actifs à Bruxelles.
Il faudra aussi se méfier du double discours de certains États, qui sont d’ailleurs souvent des partenaires privilégiés. Je pense, par exemple, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou à l’Irlande, qui ont mis en place des instruments destinés à renforcer leur attractivité au risque de fournir aux entreprises les outils permettant une planification fiscale tellement agressive qu’elle en devient déloyale. Je pense également au Luxembourg, qui a proposé pendant des années – plus de dix ans – aux grands groupes des taux négociés pour une fiscalité à la carte.
On le sait, un peu plus loin de nous, les États-Unis, qui sont intraitables avec leurs concitoyens installés hors de leurs frontières, abritent sur leur territoire un paradis fiscal. Il est situé au Delaware.
Au total, une position isolée sur le seuil des 40 millions d’euros générerait à la fois des effets pervers et de la confusion en France. Elle serait inefficace.
À ce stade, notre meilleure option pour œuvrer en faveur de l’équité fiscale reste d’alimenter la dynamique européenne. Nous aurons peut-être le temps de penser à un plan B si cette initiative échoue, mais, compte tenu de la mécanique à l’œuvre depuis quelques années, il est autorisé d’être raisonnablement optimiste. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, longtemps, dans l’imaginaire collectif, les paradis fiscaux ont été considérés comme des astuces exotiques presque de bon aloi et sans grande portée générale. Il aura fallu la terrible crise de 2008 pour que la mansuétude cède la place à l’effarement, face au gigantisme des flux financiers en jeu et aux conséquences systémiques des petits égoïsmes de la ploutocratie.
Ce n’est qu’après cette prise de conscience de l’opinion publique que le pouvoir politique s’est enfin saisi du sujet, avec pesanteur. En témoignent les travaux de l’OCDE, qui devraient commencer à donner quelques résultats concrets, huit ans après la crise…. Ces atermoiements s’expliquent en partie par la collusion des acteurs financiers avec certains de leurs régulateurs. Comment ne pas être désespéré par la chronique des départs réguliers des cabinets de l’Élysée, de Matignon ou des services de Bercy vers la finance privée ? Comment croire véritablement aux velléités de régulation, passées ou futures ?
L’absence d’avancées rapides tient aussi à la concurrence, parfois déloyale, que se livrent entre eux les États au lieu de coopérer. L’attitude du Luxembourg, sans équivoque, est bien connue. Aussi, quand les membres du Conseil européen et les grands groupes du Parlement européen désignent M. Jean-Claude Juncker président de la Commission, ils envoient un signal désastreux.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Tout à fait !
M. André Gattolin. La pression de l’opinion publique a été et reste donc essentielle pour progresser sur la voie de l’intérêt général. C’est la succession de révélations publiques de données considérées comme secrètes qui alimente cette pression.
Alors, non, il n’est pas suffisant que les informations confidentielles transitent seulement des optimiseurs aux administrations ! Certes, tous les citoyens n’ont pas l’expertise d’un contrôleur fiscal – la complexité des données est d’ailleurs l’un des arguments utilisés pour refuser la publication de ces informations –, mais c’est compliqué aussi de voter, pourtant tout le monde en a le droit ! Qui est légitime pour être informé ? On ne trie pas les citoyens !
Peu de gens ont compris le détail technique des affaires LuxLeaks ou « Panama papers », mais beaucoup ont parfaitement perçu leur portée politique. C’est pour cela que les écologistes sont si attachés à la notion de transparence. Nos groupes, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, ont d’ailleurs été à l’origine de nombreux amendements en ce sens, dont certains ont été adoptés, parfois même définitivement. C’est le sens de l’histoire que de continuer ce travail, et la proposition de loi de nos collègues communistes nous y invite aujourd’hui.
Ce texte vise à étendre à un large ensemble de grands groupes et d’entreprises de taille intermédiaire l’obligation de publier des données sur leurs activités dans leurs différents pays d’implantation. À en croire les détracteurs de cette proposition de loi, une telle obligation ruinerait la compétitivité des entreprises. Or, s’il est vrai que la réputation d’une entreprise compte pour sa compétitivité, c’est surtout la transparence qui est valorisée, quand les difficultés proviennent plutôt des scandales qui sont révélés.
La publicité des stratégies fiscales ne remet pas en cause le libéralisme, l’esprit d’initiative ou la créativité entrepreneuriale. Au contraire, elle replace la concurrence sur un terrain clair et objectif, tout en donnant un avantage d’image aux entreprises vertueuses.
M. le rapporteur a évoqué le cas d’une entreprise qui chercherait à conquérir un marché étranger avec un seul produit, cas dans lequel la transparence deviendrait alors trop indiscrète. C’est vrai, mais si de tels cas venaient à se présenter, mieux vaudrait les traiter comme des exceptions plutôt que de renoncer à la règle.
Ultime argument de ceux qui souhaitent l’immobilisme : nous ne pouvons pas avancer seuls. Il est vrai que l’Union européenne serait un échelon plus pertinent pour avancer, mais à condition d’avancer ! Or la proposition de la Commission du 12 avril dernier est un dangereux leurre : se réclamant d’une transparence exemplaire, elle ne s’intéresse en fait qu’aux activités des pays européens à l’intérieur de l’Union européenne et à celles d’un nombre réduit de paradis fiscaux. Pour les autres données, tout le reste du monde est agrégé. Dès lors, comment distinguer entre ce qui est fait au Delaware et en Inde ? La proposition de l’Union européenne ne le permet pas. Se ranger à cette proposition minimaliste reviendrait à enterrer toute ambition.
Certes, la transparence n’est pas la panacée. Même poussée à son extrême, elle ne suffira pas à restaurer toutes les bases fiscales. Elle se heurtera toujours aux États incapables d’une vision supranationale, y compris au sein de l’Union européenne, ou à l’ingéniosité malsaine de certaines entreprises. En effet, d’aucuns redoutent désormais que les banques ne sous-traitent leurs opérations illicites. C’est déjà le cas…
Malgré tout, la transparence reste utile et nécessaire pour bousculer la tiédeur des instances de décision. Nous n’en sommes ici qu’aux prémices.
Bien sûr, cette proposition de loi nécessite quelques améliorations. J’ai déjà évoqué des cas précis dans lesquels un mécanisme d’exception pourrait être prévu. Par ailleurs, le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires mériterait sans doute d’être relevé. Toutefois, nous n’en sommes qu’à la première lecture. De tels ajustements auront toute leur place au cours de la navette.
En attendant, il nous semble qu’il nous faut faire preuve de volontarisme. Comptant sur quelques évolutions du dispositif proposé, le groupe écologiste votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Cabanel et Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi présentée par nos collègues du groupe CRC traite d’un sujet ô combien d’actualité : la transparence financière et fiscale des multinationales.
Je commencerai par rappeler quelques chiffres, car ils sont souvent plus éloquents qu’un long discours.
L’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, a calculé que les activités d’optimisation fiscale représentent, à l’échelle de l’Union européenne, un manque à gagner de 50 milliards à 70 milliards d’euros chaque année. À titre de comparaison, en 2015, le déficit public de la France s’élevait à 77,4 milliards d’euros, soit 3,5 % du PIB. Le manque à gagner pour la France représente un montant difficile à chiffrer précisément, mais il est estimé à plusieurs milliards d’euros par an. Si nous parvenions à éliminer la fraude et l’optimisation fiscales, nous pourrions certainement atteindre le fameux objectif d’un déficit inférieur à 3 % du PIB.
Ces considérations montrent à quel point la lutte contre la fraude fiscale est un enjeu important, non seulement pour les finances publiques, mais aussi pour la cohésion de la société dans son ensemble. L’optimisation fiscale est à la fois injuste socialement et nuisible économiquement.
Elle est injuste socialement, car elle conduit à déplacer l’effort de contribution publique vers les autres agents économiques, comme les ménages ou les petites et moyennes entreprises, ce qui est contraire au principe d’égalité devant l’impôt affirmé à l’article XIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Elle est nuisible économiquement, car elle fausse la concurrence entre les entreprises qui peuvent y avoir recours et les autres.
La présente proposition de loi prévoit de modifier deux articles du code de commerce de manière à obliger les sociétés au-dessus de certains seuils d’activité à publier des informations pays par pays : la localisation de leurs implantations, la nature de leurs activités, leur chiffre d’affaires, le nombre de leurs salariés, la valeur de leurs actifs, les subventions qu’elles peuvent éventuellement recevoir, leurs ventes et achats, leur résultat d’exploitation et, surtout, le montant d’impôt sur le bénéfice qu’elles acquittent. Cela concerne les sociétés cotées ou celles qui remplissent au moins deux des critères suivants : plus de 20 millions d’euros de bilan, plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires et plus de 250 salariés.
Par ailleurs, le texte prévoit d’élargir à « toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir » le droit de former un recours auprès du tribunal de commerce pour demander la publication des comptes de l’entreprise concernée.
Si je ne peux que souscrire au principe d’obliger les entreprises internationalisées à une véritable transparence vis-à-vis de l’administration fiscale – les révélations dites des « Panama papers » sont venues, s’il en était besoin, nous le rappeler –, j’émets cependant des réserves sur les seuils retenus, sur l’idée d’une publicité absolue et, enfin, sur l’opportunité d’une loi nationale.
Le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires semble trop bas. On engloberait ainsi nombre de PME et d’entreprises de taille intermédiaire, qui sont de forts pourvoyeurs d’activité et d’emploi, en particulier en dehors des grands centres urbains. Ne grevons pas la compétitivité de nos PME avec des contraintes administratives supplémentaires !
La publicité complète des comptes fait également débat. Comme cela a été souligné en commission, elle peut conduire à la divulgation d’informations sensibles sur les stratégies de développement des entreprises. Gardons à l’esprit que les entreprises françaises doivent affronter une concurrence internationale féroce. Nous devons préserver un environnement favorable à la bonne marche de leurs affaires. La discrétion en fait partie.
Enfin, force est de reconnaître qu’une action au seul niveau national dans le contexte actuel aurait peu de chance d’être efficace. La Commission européenne a d’ores et déjà fait des propositions en ce sens dans le projet de directive contre l’évasion fiscale et de modernisation de la coopération entre les administrations des États membres. Il semble donc plus opportun d’accompagner la mise en place du cadre européen plutôt que de mettre la France en porte-à-faux vis-à-vis de ses partenaires.
Il est vrai que l’obligation de transparence fiscale s’applique déjà aux banques et aux entreprises du secteur minier. Pourquoi ne pas envisager alors de l’étendre prioritairement aux multinationales américaines du numérique, qui échappent largement à l’impôt chez nous alors qu’elles y réalisent des bénéfices spectaculaires ? Avant de s’attaquer à nos fleurons nationaux, ne devrait-on pas se préoccuper de taxer Google, Amazon, Apple ou Airbnb à leur juste niveau ?
Ces remarques faites, vous comprendrez, chers collègues, que si le groupe du RDSE partage à l’unanimité le principe et l’objectif de cette proposition de loi, il n’en approuve pas, dans sa grande majorité, les dispositions qui y sont préconisées.
M. le président. La parole est à M. Vincent Capo-Canellas.
M. Vincent Capo-Canellas. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, j’irai à l’essentiel, car beaucoup de choses ont déjà été dites par M. le rapporteur, par M. le secrétaire d’État et par notre collègue Éric Bocquet sur notre volonté à tous de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales. La commission des finances a encore ce matin effectué des auditions à ce sujet.
Nous avons tous en tête les récentes révélations des « Panama papers » et celles liées aux scandales SwissLeaks et LuxLeaks. On pourrait malheureusement citer d’autres affaires… Derrière cette litanie se dessine un constat commun : nos systèmes fiscaux sont vulnérables à certaines pratiques financières mises en œuvre par des groupes internationaux, et pas seulement par des personnes isolées. Ces pratiques frauduleuses sont considérables et induisent d’importants déséquilibres économiques, la fraude fiscale représentant sans doute un manque à gagner de près de 80 milliards d’euros.
Au-delà de l’aspect strictement financier, comme cela a été fort bien rappelé, la fraude et l’évasion fiscales mettent en cause une certaine idée de la justice et de la solidarité.
On sait que la première réponse qui est apportée est évidemment la coopération internationale, la coopération fiscale, la coopération entre administrations. Sous l’impulsion de l’OCDE notamment, le programme BEPS a été adopté. L’Union européenne, quant à elle, a pris des engagements et publié un premier paquet de mesures contre l’évasion fiscale. M. le secrétaire d’État nous a d’ailleurs indiqué que la future directive serait transposée dans le projet de loi dit « Sapin II ».
Le Sénat a bien souvent pris des initiatives, de manière positive. À cet égard, la commission d’enquête animée par nos collègues Bocquet et Dominati, à laquelle a activement participé Nathalie Goulet au nom du groupe UDI-UC, a été un élément déterminant.
Ce débat est utile. Toutefois, si nous sommes d’accord sur l’objectif du texte proposé par le groupe CRC, nous divergeons sur la méthode pour l’atteindre.
Schématiquement, il existe deux familles juridiques de moyens pour lutter contre la fraude : les techniques d’échanges d’informations entre États, où l’administration joue un rôle déterminant, et les techniques dites de « reporting » et d’affichage public, où c’est finalement au citoyen d’être vigilant et de sanctionner les pratiques frauduleuses, notamment celles des grands groupes, en boycottant leurs produits.
Dès le G20 de Londres, les principaux pays occidentaux ont fait le choix de promouvoir les techniques de l’échange d’informations entre administrations fiscales, de la coopération internationale et de la sanction administrative ou judiciaire coordonnée. Cette méthode a donné des résultats, mais il faudra sans doute aller plus loin. Les échanges automatiques de données fiscales entre États se multiplient et de nombreux pays, qui étaient auparavant connus pour leurs pratiques douteuses et leur secret bancaire, ont fini par capituler et se sont engagés à échanger automatiquement leurs données. Le produit de la lutte contre la fraude fiscale a ainsi fortement progressé en France depuis 2009. M. le secrétaire d’État a rappelé utilement que l’administration fiscale française était vigilante sur ce point. Nous ne sommes cependant pas au bout du chemin.
Un certain nombre de conventions, conçues sur le modèle standard de l’OCDE, ont également été conclues. Elles favorisent l’échange d’informations. Ainsi, la collaboration internationale oblige les gouvernements à trancher et à révéler leurs préférences. Peu d’États assumant publiquement leur souhait de jouer les passagers clandestins de l’évasion fiscale, le nombre de ceux qui refusent d’échanger les informations a tendance à être désormais un peu plus limité.
Je comprends l’impatience de l’opinion publique et de certains de nos collègues face à ce qui peut apparaître comme de la lenteur, il faut bien l’avouer, dans les prises de décisions des instances internationales et européennes, ce sentiment étant parfois renforcé par le délai de transposition de ces dispositifs dans les législations nationales. De ce point de vue, l’engagement pris par M. le secrétaire d’État d’essayer de transposer rapidement dans le projet de loi Sapin II la directive européenne est un point positif.
Le reporting pays par pays est en revanche une technique plus délicate d’emploi me semble-t-il. Cette méthode présente plusieurs inconvénients, qui ont été rappelés par un certain nombre de collègues. J’y reviens rapidement.
Le premier est son caractère antiéconomique. M. le secrétaire d’État a abordé la question constitutionnelle, ainsi que M. le rapporteur, avec des arguments fouillés. Je n’y reviens pas, mais c’est en effet un élément très important. Quant au seuil proposé par nos collègues du groupe CRC, cela a été dit, il paraît effectivement assez bas.
Autre inconvénient : la technique du reporting ne semble pas avoir fait la preuve de son efficacité. La voie qui a déjà été engagée, celle de la coopération internationale, des échanges d’informations et de la coopération fiscale, paraît plus fructueuse.
Il ne faut pas oublier un certain nombre de situations monopolistiques auxquelles il faudrait s’attaquer. Nos concitoyens ne cesseront sans doute pas facilement d’utiliser des iPhones, de passer des commandes sur Amazon ou de consulter Google du seul fait qu’ils connaîtront la situation fiscale de ces entreprises.
Nous réaffirmons notre objectif de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales, mais nous ne partageons pas les moyens proposés dans cette proposition de loi. En conséquence, le groupe UDI-UC ne la votera pas. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Patricia Morhet-Richaud. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Patricia Morhet-Richaud. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale. En tant que membre de la délégation sénatoriale aux entreprises, je suis particulièrement heureuse de pouvoir m’exprimer sur ce texte.
Les conséquences de la crise financière et économique qui secoue notre économie de marché depuis 2008 ont conduit de nombreux États, dont ceux de l’Union européenne, à se saisir de la problématique de l’optimisation fiscale. C’est l’objet de la proposition de loi de notre collègue Éric Bocquet. Il faut dire que certains grands groupes, particulièrement bien organisés, ont fait de ce sujet un axe de développement majeur sur lequel repose leur bonne santé financière.
Entre optimisation fiscale et fraude fiscale, vous le savez, mes chers collègues, la frontière est ténue. Le rôle du législateur est donc d’éviter, autant que faire se peut, une trop grande perméabilité entre les deux. En effet, pour les artisans, pour les petites, voire les très petites entreprises françaises, l’optimisation fiscale n’est pas un sujet. Pour ces professionnels, il n’y a pas ou peu de juristes ou de services financiers en mesure de contourner habilement la législation en vigueur. Il est déjà tellement difficile pour les chefs d’entreprise d’être certains que leurs déclarations sont conformes aux règles, lesquelles sont modifiées dans chaque projet de loi de finances, que l’optimisation fiscale reste réservée aux seuls grands groupes.
Au fil des mois, des trimestres, des bilans, le poids des charges, qu’elles soient patronales ou salariales, est tel que, pour ces entrepreneurs, la seule question qui vaille est : « Combien de temps vais-je tenir ? » Il faut dire que les petites entreprises ne peuvent pas exercer de chantage à l’emploi, chaque structure ne comptant qu’un, deux ou trois salariés. Cela étant dit, mis bout à bout, ce tissu économique reste structurant pour nos territoires et son maintien est essentiel, notamment en zone rurale.
Dans le monde de l’artisanat, il n’existe pas de phénomène d’érosion de la base d’imposition ni de transfert des bénéfices vers d’autres États. C’est pourquoi nous ne pouvons que nous féliciter de l’augmentation des informations disponibles sur les bénéfices et les activités des multinationales, car cela devrait permettre un meilleur contrôle de l’administration fiscale et, par conséquent, une meilleure répartition de l’effort de contribution publique. Pour autant, serons-nous en mesure de corriger efficacement les pertes de recettes fiscales, dont le montant pour l’Union européenne oscille chaque année entre 50 milliards et 70 milliards d’euros ? L’accélération de la mondialisation, l’essor du secteur tertiaire, notamment du numérique, nous conduisent à nous interroger sur le principe de l’égalité devant l’impôt et sur sa territorialité.
À vouloir être exemplaire et laver plus blanc que blanc, ne risque-t-on pas d’être contre-productif ? L’évasion et la concurrence fiscales se jouant à l’échelle mondiale, la France ne doit pas vouloir être trop vertueuse, faute de quoi elle sera pénalisée. C’est alors dans d’autre pays que les multinationales choisiront d’implanter leurs activités.
La Commission européenne a récemment proposé une directive visant à lutter contre l’évasion fiscale, laquelle prévoit des mesures juridiquement contraignantes pour briser les mécanismes d’évasion fiscale. Elle a également élaboré une stratégie extérieure visant à renforcer la coopération avec les partenaires internationaux. C’est pourquoi l’établissement en France d’un seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires ferait considérablement augmenter le nombre d’entreprises concernées et pourrait, dans certains cas, exposer inutilement les entreprises à la concurrence et faire peser une menace sur l’emploi. Je tiens d’ailleurs à féliciter notre collègue Philippe Dominati, rapporteur, pour l’excellent travail de fond qu’il a réalisé sur un sujet qu’il connaît bien.
Enfin, comme vous le savez, il existe actuellement une incertitude juridique sur la constitutionnalité du dispositif national de publicité des déclarations.
Pour toutes ces raisons, je ne suis pas favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, lutter contre l’évasion fiscale est une nécessité, plus que jamais en période de crise économique. La fraude fiscale coûterait chaque année, vous le savez, entre 60 milliards et 80 milliards d’euros à la France, soit près du quart de nos recettes fiscales brutes et six fois le déficit de la sécurité sociale.
L’évasion fiscale pèse aussi sur la capacité de la communauté internationale à résoudre collectivement les grands problèmes globaux, tels que le sous-développement ou le réchauffement climatique. En 2010, les pays en développement ont vu s’envoler vers les paradis fiscaux plus de 850 milliards de dollars, soit dix fois les montants d’aide internationale reçue cette même année.
Les stratégies d’optimisation et de transfert vont aussi de pair avec les fléaux du blanchiment de l’argent criminel et de la corruption. C’est ce que souligne notamment le GOPAC, l’Organisation mondiale des parlementaires contre la corruption, dont je promeus le développement en France. Outre l’enjeu éthique, c’est aussi le principe de saine concurrence qui est mis à mal. Et je ne parle pas du coût politique de scandales comme celui des « Panama papers » !
Il y a beaucoup d’hypocrisie autour de l’évasion fiscale. D’un côté, et c’est bien facile, mes chers collègues, on assimile les expatriés à des exilés fiscaux ; de l’autre, on ne prête pas attention aux montants colossaux détournés de la fiscalité française par certains grands groupes. Le Gouvernement ne montre pas toujours l’exemple, comme lors du renouvellement du contrat entre le ministère de la défense et Microsoft Europe. Ayant son siège social à Dublin, l’entreprise ne paie que très peu d’impôts en France, malgré un récent redressement fiscal.
Il y a beaucoup d’hypocrisie aussi dans la riposte aux « Panama papers ». Placer un État sur une liste noire a des retombées diplomatiques graves, mais une efficacité fiscale quasi nulle, surtout tant que d’autres territoires, y compris au cœur de l’Europe ou des États-Unis, restent en dehors de la liste. Le seul impact est médiatique, symbolique. Plutôt que de stigmatiser certains pays, mieux vaudrait mettre en place des mesures pour dissuader nos ressortissants et nos entreprises de s’engager dans de telles aventures fiscales. Dans la mesure où certains montages ne sont pas illégaux et bénéficient d’une zone grise, la meilleure arme reste la transparence.
C’est ce que propose la présente proposition de loi. C’est la raison pour laquelle, malgré les réticences de la commission des finances et de plusieurs groupes politiques, je suis, à titre personnel, plutôt favorable à ce texte. (Marques de satisfaction et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Il est reproché à cette proposition de loi d’aller plus loin que ce que préconise la Commission européenne. Mais se retrancher derrière de futures évolutions européennes me semble peu responsable. Faire de l’Europe le bouc émissaire de notre propre inertie est aussi le meilleur moyen de détourner les citoyens de la construction communautaire, d’autant que, en l’occurrence, les mesures préconisées ne créent pas de dumping : elles n’ont trait qu’à la transparence, pas à des évolutions directes de la législation fiscale. Si une transparence accrue devait conduire des entreprises à payer plus d’impôts, c’est bien parce qu’elles auraient profité de l’opacité pour contourner la loi.
L’autre argument est celui du dévoilement d’informations susceptibles d’être utilisées par des concurrents. Là non plus, je ne suis pas totalement convaincue, même si la compétitivité de nos entreprises à l’international est une de mes très grandes préoccupations.
S’agissant des grandes entreprises, qui sont les seules à être concernées par le texte, les concurrents ont déjà facilement accès aux informations que la proposition de loi propose de dévoiler. Les informations seraient agrégées par pays, et non par filiale, ce qui limiterait les risques d’exploitation par les concurrents. Notons d’ailleurs que les plus petites entreprises fournissent déjà la plupart de ces informations à travers le registre du commerce, consultable par tous. Généraliser la transparence serait donc sain pour la concurrence.
La dernière divergence majeure porte sur le degré de dévoilement des informations : ces dernières ne doivent-elles être accessibles qu’à la seule administration fiscale ou doivent-elles l’être de manière plus large, notamment aux journalistes, aux associations et aux ONG travaillant sur ces questions ? Ne nous voilons pas la face, si les dernières affaires ont pu être mises au jour, c’est bien grâce à la persévérance de la société civile. S’agissant de pratiques non éthiques, mais profitant d’un certain flou juridique, et donc d’une relative légalité, l’administration n’a souvent pas les moyens d’agir. Seule la transparence publique peut faire bouger les lignes.
Certaines dispositions du texte mériteraient d’être retravaillées, comme l’ampleur exacte des informations à divulguer ou le seuil à partir duquel il est pertinent d’imposer l’exercice de transparence aux entreprises. Pour ces raisons, je m’abstiendrai sur ce texte, même si, je le répète, je suis globalement favorable à l’esprit de cette proposition de loi.
M. Thierry Foucaud. Très bien !
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. J’espère en tout cas que le débat d’aujourd’hui, dont l’issue semble connue d’avance si l’on en juge par les prises de position de mes collègues, nous aidera à préparer des avancées constructives dans le cadre du projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, sur lequel nous aurons bientôt à nous prononcer. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton.
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, permettez-moi avant toute chose de saluer le travail et le rapport de qualité de Philippe Dominati.
La proposition de loi s’inscrit dans une actualité récente marquée par des révélations mettant en lumière le scandale des « Panama papers », qui n’ont fait qu’augmenter le sentiment dans l’opinion publique que l’évasion fiscale était organisée à grande échelle par certaines entreprises. Ce texte intervient aussi dans un contexte où les réflexions autour de la lutte contre les phénomènes d’évasion et d’optimisation fiscales sont nombreuses.
La proposition de loi rouvre un débat qui a déjà eu lieu au mois de décembre dernier lors de l’examen des textes budgétaires. Elle prévoit de lutter contre l’optimisation fiscale de certaines entreprises, en allant plus loin que ce que préconisent l’OCDE et la Commission européenne, ce qui risque de remettre en cause la compétitivité de certaines entreprises françaises.
M. Jean-François Husson. Voilà !
Mme Nicole Duranton. Mes chers collègues, un certain nombre d’entre vous l’ont rappelé, un changement majeur est intervenu depuis le dépôt de cette proposition de loi. Le 12 avril dernier, la Commission européenne a en effet rendu publique une proposition visant à introduire des déclarations publiques d’activités, et ce pays par pays. Celle-ci se fonde sur une étude d’impact réalisée au second semestre de 2015. Le seuil retenu est un chiffre d’affaires annuel supérieur ou égal à 750 millions d’euros. Celui qui est proposé aujourd'hui – un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros – ne me semble donc pas raisonnable, et ce pour plusieurs raisons.
D’abord, ce seuil englobe un trop grand nombre d’entreprises, lesquelles se verraient, une fois de plus, imposer des contraintes supplémentaires, dans un climat économique complexe pour les plus modestes d’entre elles. Si le seuil fixé par l’OCDE – un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros – concerne 200 groupes en France, celui de cette proposition de loi – le rapporteur l’a très bien décrit – viserait plus de 5 000 entreprises et environ 5,2 millions de salariés. Cela engloberait des entreprises de taille intermédiaire, bien souvent dépourvues des moyens humains suffisants pour produire de telles déclarations.
Ensuite, dans le domaine de la transparence financière, la France est en avance, notamment avec la création d’un parquet national financier et la mise en place du reporting pays par pays pour les banques. Néanmoins, compte tenu des risques en termes de compétitivité pour nos entreprises, la réflexion autour de l’introduction de déclarations d’activités ne peut se faire qu’à l’échelle européenne, d’autant que le rapport coût-avantage d’une telle mesure n’atteint son point d’équilibre que lorsque les entreprises d’un certain nombre de pays y sont soumises.
Enfin, il existe des incertitudes juridiques quant à l’introduction d’un dispositif de déclarations publiques par une norme nationale. Il n’est qu’à se référer à la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2015. En matière de lutte contre les stratégies fiscales des grandes entreprises, l’efficacité d’un dispositif uniquement national demeure très incertaine.
Laissons sa chance à la proposition européenne et cessons de toujours vouloir forcer les choses par des mesures nationales, surtout en matière d’économie et de finances. Nos entreprises en souffrent déjà beaucoup.
Ainsi, le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires pourrait se révéler contre-productif au regard de celui qui est appliqué à l’échelle européenne. Pourquoi nos entreprises devraient-elles être toujours plus contraintes ? Pourquoi les entreprises françaises devraient-elles être toujours plus transparentes que les autres entreprises européennes ? On ne peut pas faire de la transparence ou de la morale dans un seul et unique pays. Cette question doit être travaillée à l’échelon international.
M. Jean-François Husson. Tout à fait !
Mme Nicole Duranton. Cessons d’isoler la France !
Par conséquent, je ne suis pas favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. Je remercie l’ensemble des orateurs de la responsabilité dont ils ont fait montre dans leurs propos, responsabilité qui n’empêche nullement la passion… Sur ce sujet, nous avons un devoir de précision, d’information et, surtout, de pédagogie à l’égard de nos concitoyens. En effet, la situation n’est pas toujours aussi binaire que certains l’affirment ou que certains de nos concitoyens l’entendent.
Les différences d’appréciation sur les seuils ou l’opportunité d’adopter le texte qui vous est aujourd'hui soumis ne doivent pas masquer l’effort collectif pour avancer dans la lutte contre la fraude fiscale qui a été accompli par notre pays, souvent par le Parlement. N’oublions pas que l’Assemblée nationale comme le Sénat ont souvent été à l’initiative de textes et d’amendements en ce sens.
Il faut donc réconcilier nos concitoyens avec la démarche politique globale, car, en cette matière – ce débat le démontre –, l’objectif est le même. Je n’ai en effet pas entendu de divergences fondamentales, malgré des sensibilités politiques différentes. Leur faire prendre conscience que leurs gouvernants, quelles que soient les périodes, visent à rétablir de l’équité et de la justice fiscales est une nécessité. Il est vrai que, dans le passé, certains événements concernant des pays, des entreprises, des personnes, des affaires ont provoqué doute et suspicion. Reste que des progrès considérables ont été réalisés dans ce domaine, notamment en France.
La France a conclu avec certains pays des conventions fiscales qui fonctionnent à merveille ; certes, avec certains autres, le résultat est moins probant. J’ai bien entendu les déclarations de la magistrate qui dirige le Parquet national financier : oui, il reste des progrès à faire, mais il existe des échanges avec de nombreux pays – et pas des moindres – permettant des contrôles et des redressements ! D’ailleurs, certaines affaires en cours surprendraient même bon nombre d’entre vous, mesdames, messieurs les sénateurs.
Pointons les avancées qui ont été réalisées, qu’il s’agisse de l’outil fourni à l’administration fiscale pour prendre connaissance des informations pays par pays ou des rulings, qui ont souvent été au cœur des discussions. Aujourd’hui – c’est là un point majeur –, l’administration fiscale peut connaître les rulings de la plupart des pays qui sont cités dans ces affaires. Certains voudraient aller plus loin, notamment sur la question du seuil, en fixant celui-ci à 40 millions d’euros de chiffres d’affaires. Le jour où il ne nous restera que cette question à régler,…
Mme Michèle André, présidente de la commission des finances. Ça ira !
M. Thierry Foucaud. Réglons-la tout de suite alors !
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. La nature des informations peut, à la marge, faire elle aussi l’objet d’un certain nombre d’ajustements, reconnaissons-le. Je pense à la question de la globalisation, pour les pays extérieurs à l’Union européenne, comme André Gattolin l’a souligné. C’est un point qu’il faudra discuter.
Aujourd'hui, au regard de la décision rendue le 29 décembre dernier par le Conseil constitutionnel, la question de la constitutionnalité du dispositif est fondamentale. Vous le savez, le Conseil constitutionnel a considéré que la publication de ces informations fiscales remettrait en cause la liberté d’entreprendre. Il ne m’appartient évidemment pas de remettre en cause cette décision. Reste qu’elle nous impose d’attendre la rédaction d’une disposition européenne permettant de surmonter cet obstacle constitutionnel. Nous pourrons ainsi nous appuyer sur l’autre obligation constitutionnelle qu’est la transposition des directives européennes pour dépasser cette difficulté. Nous n’en sommes pas tout à fait à ce stade, mais nous n’en sommes pas loin.
Certains d’entre vous ont fait remarquer que nous y étions parvenus pour le reporting bancaire. Je me souviens parfaitement de cet épisode, j’étais alors rapporteur général de l’Assemblée nationale. Si nous avons pu le faire, c’est parce que l’élaboration de la directive européenne était bien avancée – elle a d’ailleurs été adoptée quelques semaines ou quelques mois après – : elle était déjà tout à fait connue et faisait l’objet d’un travail approfondi au sein de l’Union européenne. Le gouvernement de l’époque avait alors pu émettre un avis favorable sur l’amendement parlementaire lors de l’examen de la loi bancaire.
De nombreux chiffres circulent sur la fraude fiscale, son niveau, son montant. Le Sénat a rédigé un rapport sur le sujet, tout comme l'Assemblée nationale d’ailleurs. De nombreux autres travaux sont menés, y compris à l’échelle européenne. Restons prudents : par définition, la fraude, c’est quelque chose qui est dissimulé.
Certains l’ont évoqué, la fraude est parfois très proche de l’optimisation fiscale agressive, voire de l’optimisation fiscale tout court. Pour parler de fraude fiscale, il faut bien identifier les curseurs et, sur ce sujet, les jurisprudences sont extrêmement nombreuses. Ce que certains considéreraient comme de la fraude n’est parfois que l’utilisation rusée, agressive, maligne – peu importe le terme – d’une législation qui laisse malheureusement des failles que les cabinets fiscalistes exploitent très habilement et très rapidement, s’adaptant au fur et à mesure aux changements de législation que nous pouvons nous-mêmes conduire.
Sur tous ces sujets – délimitation entre ce qui relève de la fraude fiscale et ce qui ressortit à l’optimisation fiscale, obstacle constitutionnel, etc. –, il me semble urgent que soit élaborée une directive européenne, que nous transposerons immédiatement – le Gouvernement s’y engage. Pour autant, je le répète – et j’ai mandat pour le faire –, lors de l’examen du projet de loi Sapin II, peut-être des avancées auront-elles eu lieu à l’échelon européen et aurons-nous alors trouvé une formule dont la rédaction intelligente concilie la question de la date d’entrée en vigueur d’une disposition nationale et l’adoption d’une directive européenne. À ce moment-là, les questions de seuil et de contenus pourront faire l’objet d’un débat.
De grâce, n’accréditons pas l’idée que ne pas parvenir à un accord aujourd'hui serait un signe de faiblesse, de complaisance ou de protection. Ce débat a été intéressant, utile, et j’imagine que nous aurons l’occasion d’y revenir prochainement. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale
Article 1er
Après le I de l’article L. 232-23 du code de commerce, il est inséré un I bis ainsi rédigé :
« I bis. – Les sociétés cotées et celles qui, à la date de clôture du bilan, dépassent les limites chiffrées d’au moins deux des trois critères suivants :
« a) Total du bilan : 20 000 000 € ;
« b) Chiffre d’affaires net : 40 000 000 € ;
« c) Nombre moyen de salariés au cours de l’exercice : 250 ;
« publient des informations sur leurs implantations, incluses dans le périmètre de consolidation dans chaque État ou territoire, au plus tard six mois après la clôture de l’exercice.
« Les informations suivantes sont publiées pour chaque État ou territoire :
« 1° Dénominations, nature de leurs activités et localisation géographique ;
« 2° Chiffre d’affaires ;
« 3° Nombre de leurs salariés sur une base équivalent temps plein ;
« 4° Valeur de leurs actifs et coût annuel de la conservation desdits actifs ;
« 5° Ventes et achats ;
« 6° Résultat d’exploitation avant impôt ;
« 7° Impôts payés sur le résultat ;
« 8° Subventions publiques reçues.
« Pour les informations mentionnées aux 1° à 8° du présent I bis, les données sont agrégées à l’échelle de ces États ou territoires. »
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, sur l’article.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Pour ma part, je voterai la proposition de loi. Nous avons déjà eu ce débat lors de l’examen des textes budgétaires, et j’avais alors soutenu l’idée d’un reporting transparent et rendu public pour les grandes entreprises internationales.
Monsieur le secrétaire d’État, vous avez raison : oui, il y a eu de véritables avancées, de réels progrès ! Néanmoins, au regard de l’urgence à combattre l’évasion fiscale, il me semble indispensable d’aller plus vite et plus loin.
Vous avez expliqué, à juste titre, que nous avions gagné la bataille de la transparence bancaire. Je rappelle que le tout premier amendement parlementaire visant à l’instaurer n’avait pas été accueilli dans l’euphorie générale. Déjà, à cette époque, les arguments que l’on entend aujourd'hui avaient été avancés : il vaut mieux une initiative européenne, la France ne peut pas agir seule, etc. Fort heureusement, le Gouvernement avait émis un avis favorable, considérant que l’adoption de cette mesure pouvait aider dans le rapport de force communautaire en indiquant la direction que devait prendre l’Union européenne. Aujourd'hui, nous pouvons adopter la même démarche s’agissant des grandes entreprises.
Ce reporting est également très important pour l’administration fiscale, et il sera bientôt mis en place. Dans ces conditions, pourquoi ne serait-il pas public ? De nombreux orateurs de tous bords ont souligné que la transparence était devenue une exigence démocratique à un moment où, quels que soient les pays, la suspicion vis-à-vis de l’ensemble des dirigeants se développait et fragilisait la démocratie.
Les députés du groupe socialiste ont, à deux reprises, voté un amendement du même ordre, et il vous a fallu tout votre talent et toute votre énergie pour les convaincre, en dernier ressort, de ne pas se ranger à cette proposition. Je ne doute pas que vous ayez à cette occasion convoqué auprès d’eux des arguments comparables à ceux que vous avez développés devant nous aujourd’hui.
Monsieur le secrétaire d'État, saisissez au contraire ce soutien parlementaire dans le rapport de force que la France doit mener au sein de l’Union européenne. Ce n’est pas parce que la Commission européenne a formulé une proposition que celle-ci sera retenue : certains pays s’y opposeront, et il va falloir créer un large front pour faire reculer ceux qui refusent cette logique.
Certes, on peut avoir un débat sur le seuil, mais une fois que la directive sera votée, il sera très difficile de le modifier – et je ne parle pas de l’abaisser à 40 millions d'euros. Or Jacques Chiron a bien souligné que le seuil de 750 millions d’euros était trop élevé.
Enfin, je tiens à exprimer ma grande perplexité sur l’explication constitutionnelle que vous nous avez donnée. Je schématise : cette disposition est anticonstitutionnelle quand la France la décide, mais devient constitutionnelle si l’Union européenne l’adopte ! Je sais bien que la France peut contester une décision européenne lorsque celle-ci touche au « socle spécifique », par exemple, celui de la laïcité.
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
M. Roger Karoutchi. Oui, ça fait plus de trois minutes !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Mais vous avouerez tout de même qu’une telle explication fragilise fortement nos institutions aux yeux de nos concitoyens. Puisque certains ont des idées de modifications constitutionnelles, leur contribution sur ce point sera bienvenue ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, sur l'article.
M. Marc Laménie. On comprend bien l’esprit de cette proposition de loi, qui a été présentée avec beaucoup de conviction par notre collègue Éric Bocquet. Il s’agit d’un sujet d’actualité qu’il est tout à fait important de mettre en évidence, car la lutte contre l’évasion fiscale est fondamentale. Voilà qui explique le dilemme que nous ressentons face à ce texte, entre son bien-fondé et ses modalités pratiques.
En effet, le seuil est une donnée cruciale, car cela détermine le nombre d’entreprises concernées. M. le rapporteur a rappelé les chiffres : plus de 5 000 entreprises et plus de 5,2 millions d’employés. Cela risque d’augmenter les contraintes administratives et de devenir une embûche supplémentaire pour les dirigeants, quelle que soit la taille de leur entreprise, en particulier pour les plus petites d’entre elles.
Dans le même temps, nous avons conscience qu’il faut prendre des mesures en faveur de la transparence fiscale et de la lutte contre l’évasion fiscale. À cet égard, il faut souligner le travail accompli par les différents services de l’État.
Reste que, sur l’article 1er, à titre personnel, je me rallierai à la position du rapporteur.
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, sur l'article.
M. Pierre-Yves Collombat. J’appelle l’attention de mes collègues sur un phénomène psychologique assez commun dans toute assemblée parlementaire, en particulier la nôtre, à savoir que l’hémisphère gauche ignore ce que fait l’hémisphère droit.
Du côté de l’hémisphère gauche, tout le monde reconnaît que nous sommes là face à un problème essentiel. Pas besoin de vous faire un dessin : 60 milliards à 80 milliards d’euros d’évasion fiscale, ça correspond à peu près au déficit du pays ! Cette question est donc tout sauf anodine, tout le monde est d’accord là-dessus. Et, même si l’on chipote sur les détails, on reconnaît à peu près tous que ce texte est opportun.
Cette proposition de loi demande un peu de lumière. Elle ne demande pas de supprimer les paradis fiscaux. D’abord, on ne pourrait pas, parce que le traité européen sur le fonctionnement de l’Union européenne s’y oppose :…
M. Michel Bouvard. Bien sûr !
M. Pierre-Yves Collombat. … on ne peut pas limiter ou contrôler les flux de capitaux ; pour avoir une politique fiscale européenne commune, il faut l’unanimité des États membres… Autant dire que c’est pour faire joli !
Du côté de l’hémisphère droit, là, tout change :…
M. Roger Karoutchi. Allons donc !
M. Pierre-Yves Collombat. … il n’y a aucune urgence. En France, le ministère des finances et le Parlement ont déjà fait un boulot absolument extraordinaire, si bien qu’il n’y a plus de problèmes…
Du côté de l’Union européenne, comme d’habitude, c’est en train, et des directives sont en préparation. D’ailleurs, c’est M. Juncker qui y veille ; c’est vous dire si c’est un fin connaisseur ! (Exclamations amusées sur les travées du groupe CRC.)
Mme Cécile Cukierman. Excellent !
M. Pierre-Yves Collombat. On nous dit aussi que, pour aller loin, il faut être plusieurs. C’est vrai, mais à condition qu’on aille tous dans la même direction, ce qui n’est pas sûr ! (Nouvelles exclamations amusées sur les mêmes travées.)
J’ai beaucoup aimé le dernier argument qui a été avancé, qui est d’ordre juridique : on ne peut pas, parce que ce n’est pas constitutionnel. Je n’ai pas tout compris…
M. Pierre-Yves Collombat. Faire la loi, si je pouvais, je la ferais ! (Rires sur les mêmes travées.)
Tout se passe comme si le politique n’existait plus ! Aujourd'hui, ce sont le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, accessoirement ce qui se passe à Bruxelles, qui font la loi.
Vous l’aurez compris, je voterai cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Dominati, rapporteur. Je remercie tous ceux qui ont participé activement à ce débat. Sur ce sujet, nous avons tous le même objectif, mais nous n’appréhendons pas forcément les modalités et le rythme de la même manière. Je souhaite par conséquent apporter quelques précisions.
L’article 1er de la proposition de loi fixe un seuil. Or, au cours du débat, la question de la compétitivité de nos entreprises à l’exportation n’a pas été suffisamment abordée. Monsieur Foucaud, ce seuil me préoccupe. Selon vous, une entreprise de 250 salariés qui réalise un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros, c’est déjà une grosse entreprise. C’est sans doute le cas à l’échelle régionale ou nationale, mais, à l’échelon international et plus encore en matière d’exportation, c’est loin d’être vrai. L’OCDE a défini un seuil de 750 millions d'euros, dans un contexte de relations internationales ; il faut donc a priori partir de là.
La commission a auditionné des dirigeants d’entreprise du secteur automobile. Je ne prendrai l’exemple que d’une seule d’entre elles, qui ne propose que quatre ou cinq produits. Elle veut s’implanter dans un pays d’Europe centrale, sur un marché assez petit. Si, à cause du seuil fixé par cette proposition de loi, elle doit communiquer des informations, elle deviendra moins compétitive et moins agressive à l’exportation. Ce point concerne un grand nombre d’entreprises.
La notion de seuil peut paraître simple pour beaucoup. En réalité, on ne prend pas assez en compte le fait que les entreprises françaises n’exportent pas suffisamment par rapport à celles d’autres grands partenaires européens.
Le seuil retenu pose un autre problème, au-delà de l’argument constitutionnel. J’ai cru comprendre que certains de nos partenaires européens, notamment l’Allemagne, étaient pour l’instant réticents à l’idée d’une communication des données à tout public. Il ne faudrait pas que la France, en voulant aller trop vite, ne puisse pas les convaincre.
Dans ce domaine, l’Union européenne est en pointe et, au sein de l’Union européenne, la France est en pointe. Toutefois, n’oublions pas que deux autres grandes zones dans le monde n’avancent pas au même rythme : l’Amérique du Nord et l’Asie. À vouloir être en permanence en avance et exemplaire, on se retrouve en dehors du rythme.
M. Thierry Foucaud. Et les conséquences ?
M. Philippe Dominati, rapporteur. L’article 2 a trait à la communication publique des données. Or, là encore, le seuil peut influencer nos partenaires européens et les inciter à ne pas aller aussi loin.
M. le président. La parole est à M. Éric Bocquet, sur l’article.
M. Éric Bocquet. Les interventions nuancées des uns et des autres, quelles que soient les travées, montrent bien l’intérêt que suscite un tel débat. Ce sujet nous préoccupe tous ! Je rappelle d’ailleurs que les membres des deux dernières commissions d’enquête sur ce thème, présidées respectivement par Philippe Dominati et François Pillet, ont adopté à l’unanimité leurs conclusions.
On a beaucoup évoqué les « Panama papers ». Et pour cause ! Chacun se souvient du choc de ces révélations. Rappelons néanmoins qu’il ne s’agit que d’un seul cabinet dans un seul paradis fiscal.
Mme Cécile Cukierman. Exactement !
M. Éric Bocquet. À Chypre, on dénombre 20 000 avocats fiscalistes. Or, Chypre, c’est l’Union européenne ! Malheureusement, il faut s’attendre à ce que, demain, d’autres scandales surgissent : JerseyLeaks, SingapourLeaks, HongKongLeaks, BermudesLeaks…
Adopter ce texte contribuerait donc à la lutte globale contre l’évasion fiscale. Dans ce domaine, notre pays doit être pilote. Or je peux dire, sans exagérer son poids, que la France est entendue, en tout cas écoutée. Elle peut donc avoir un rôle déterminant au sein de l’Union européenne, et même à l’échelle internationale, car c’est bien évidemment à cette échelle qu’il faut mener ce combat.
Ce matin, nous avons entendu Mme la procureur du Parquet national financier, une personne de très grande valeur, dont la qualité de l’intervention nous a tous frappés.
M. Michel Bouvard. Tout à fait !
M. Éric Bocquet. Ce fut une audition extrêmement enrichissante. Après deux ans d’existence du Parquet national financier, Mme Houlette constate « une coopération internationale qui demeure chaotique et lente ». Je ne parle pas de l’insuffisance en moyens humains, autre sujet tout aussi important. Elle a cité des pays à fort secret bancaire pour lesquelles la coopération judiciaire s’est révélée infructueuse. Nous avons demandé des noms, nous les avons obtenus : la Russie, le Qatar, l’île Maurice, la Suisse.
Si nous n’aidons pas ces pays à faire preuve de bonne volonté pour qu’ils transmettent leurs données, nous allons devoir attendre longtemps, très longtemps ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
M. le président. Je mets aux voix l'article 1er.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 225 :
Nombre de votants | 340 |
Nombre de suffrages exprimés | 338 |
Pour l’adoption | 33 |
Contre | 305 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Article 2
Au premier alinéa du II de l’article L. 611-2 du même code, après la référence : « L. 910-1 A », sont insérés les mots : « ou de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir ».
M. le président. Mes chers collègues, j’appelle votre attention sur le fait que, si l’article 2 n’était pas adopté, il n’y aurait pas lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi dans la mesure où les deux articles qui la composent auraient été supprimés. Il n’y aurait donc pas d’explication de vote sur l’ensemble.
La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. Il ne faut pas tourner en ridicule les arguments constitutionnels. Deux d’entre vous au moins l’ont fait, ce que je trouve un peu surprenant.
Je voudrais revenir sur mes explications pour ceux qui n’étaient pas présents lorsque je me suis exprimé dans la discussion générale. (Murmures sur les travées du groupe CRC.)
Le Conseil constitutionnel a validé la procédure entre administrations sous réserve qu’elle ne soit pas publique, sinon cela remettrait en cause la liberté d’entreprendre.
M. Pierre-Yves Collombat. C’est un scandale de dire ça !
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. C’est le considérant du Conseil constitutionnel que j’ai lu à la tribune. Je peux, si vous le souhaitez, vous transmettre le texte.
M. Pierre-Yves Collombat. Non, non, je vous crois !
M. Christian Eckert, secrétaire d'État. Vous dites que c’est un scandale – je vous laisse la liberté de vos propos –, mais, je le répète, c’est ce qu’affirme le Conseil constitutionnel, garant de l’adéquation de la loi par rapport à la Constitution, ainsi que l’a lui-même prévu le texte constitutionnel.
Nous nous sommes demandé – car nous sommes favorables au dispositif – si cela fermait la porte à la possibilité d’avoir, un jour, ce reporting public, tel qu’il semblerait que beaucoup de gens le souhaitent. La seule disposition que nous avons trouvée pouvant être opposée à cette réserve du Conseil constitutionnel, c’est l’obligation constitutionnelle qui nous est faite de transcrire les directives européennes. Voilà l’argument que j’ai développé ! Dans ces conditions, à quoi bon dire « personne n’y comprend rien » ou « c’est n’importe quoi » ?
Par conséquent, je le redis, il nous semble que seule l’adoption d’une directive européenne peut nous permettre de contourner l’objection émise par le Conseil constitutionnel. Nous avons en effet l’obligation de transcrire les directives européennes dès lors qu’elles ne vont pas à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Il nous apparaît que la liberté d’entreprendre n’en fait pas partie.
Je ne me suis pas réveillé un matin en me disant qu’il fallait vous opposer un argument juridique, ce n’est ni mon métier ni ma formation. C’est après avoir travaillé avec nos services juridiques les plus pointus que j’ai développé cette argumentation, afin qu’elle puisse servir de point d’appui à un certain nombre de réflexions, y compris celles du Conseil constitutionnel.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?…
Je mets aux voix l’article 2.
(L’article 2 n’est pas adopté.)
M. le président. Les deux articles de la proposition de loi ayant été successivement rejetés par le Sénat, je constate qu’un vote sur l’ensemble n’est pas nécessaire, puisqu’il n’y a plus de texte.
En conséquence, la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale n’est pas adoptée.
6
Nomination de membres d’une mission d’information
M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que les groupes ont présenté leurs candidats pour la mission d’information sur l’intérêt et les formes possibles de mise en place d’un revenu de base en France.
La présidence n’a reçu aucune opposition.
En conséquence, la liste des candidats est ratifiée, et je proclame membres de la mission d’information : MM. Michel Amiel, Pierre Camani, Daniel Chasseing, René Danesi, Serge Dassault, Mme Annie David, M. Jean Desessard, Mmes Chantal Deseyne, Élisabeth Doineau, Nicole Duranton, Frédérique Espagnac, MM. Jean-Pierre Grand, Jean-François Husson, Éric Jeansannetas, Dominique de Legge, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Marie-Noëlle Lienemann, Anne-Catherine Loisier, Patricia Morhet-Richaud, MM. Robert Navarro, Daniel Percheron, Mme Christine Prunaud, M. Yves Rome, Mme Patricia Schillinger, MM. Jean-Marie Vanlerenberghe, Alain Vasselle et Yannick Vaugrenard.
7
Communication d’un avis sur un projet de nomination
M. le président. En application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution, ainsi que de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 prises pour son application, la commission des affaires étrangères a émis un vote favorable - 22 voix pour, 5 voix contre, 10 bulletins blancs ou nuls - à la nomination de M. Rémy Rioux aux fonctions de directeur général de l’Agence française de développement.
8
Candidature à un organisme extraparlementaire
M. le président. M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir procéder à la désignation d’un sénateur appelé à siéger au sein du conseil d’administration du Centre scientifique et technique du bâtiment.
La commission des affaires économiques propose la candidature de M. Bruno Sido.
La candidature été publiée et sera ratifiée, conformément à l’article 9 du règlement, s’il n’y a pas d’opposition à l’expiration du délai d’une heure.
9
Contrôles d'identité abusifs
Discussion d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, de la proposition de loi visant à lutter contre les contrôles d’identité abusifs, présentée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues (proposition n° 257, résultat des travaux de la commission n° 599, rapport n° 598).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Éliane Assassi, auteur de la proposition de loi.
Mme Éliane Assassi, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État chargée de la formation professionnelle et de l’apprentissage, mes chers collègues, avant d’entrer dans le vif du sujet, je veux remercier M. le rapporteur pour son travail, bien que je ne partage évidemment pas ses conclusions, tout en regrettant – comme je lui en ai fait part – que la liste des personnes et organismes qui ont été auditionnés n’ait pas été élargie, notamment aux associations de protection des droits de l’homme.
Cela dit, je vous rappelle que, depuis le rapport Guichard de 1976 jusqu’au rapport de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, l’INHESJ, sur la Seine-Saint-Denis en 2007, l’éloignement progressif entre police et population n’a cessé d’être mis en avant. Aujourd’hui, la situation est par endroits très dégradée avec des conséquences négatives sur les citoyens, sur les services de police et de gendarmerie et, finalement, pour la sécurité de tous.
Si, en France, l’absence de collecte de données et de trace des contrôles d’identité rend impossible toute évaluation de l’usage abusif des contrôles d’identité, de nombreuses publications attestent cependant de la réalité des contrôles au faciès et révèlent leur inefficacité, au-delà de leur caractère humiliant, ce que dénoncent depuis des décennies les acteurs de terrain. À cet égard, je vous invite à prendre connaissance du rapport édifiant du collectif Stop le contrôle au faciès, intitulé Les maux du déni, qui rend compte de cinq ans de contrôles abusifs rapportés par les victimes et leurs familles. Je tiens ici à saluer le sérieux de leur travail. Leur action et leur combat engagés pour plus d’égalité en France sont plus que jamais nécessaires.
Aujourd’hui, l’existence des contrôles d’identité discriminatoires dits « au faciès » est une réalité incontestable.
Comme le révèle également l’étude menée conjointement par des chercheurs du CNRS et Open Society Justice initiative, en moyenne, une personne noire a six fois plus de risque qu’une personne blanche de subir un contrôle d’identité et une personne « arabe » huit fois plus. De surcroît, ces contrôles abusifs viennent au quotidien s’ajouter à la liste des discriminations dont sont victimes beaucoup de nos concitoyens : discrimination à l’embauche, discrimination à l’accès au bail, etc., véritables « cérémonies permanentes de dégradation » selon leurs propres mots.
Dernière « preuve » implacable des dérives d’un tel outil : la condamnation de l’État, le 24 juin 2015, par la cour d’appel de Paris, sur laquelle reviendra ma collègue Laurence Cohen dans la discussion générale.
Avant d’aller plus loin, je voudrais être claire sur un point : l’ambition de cette proposition de loi n’est pas de remettre en cause l’usage ciblé et approprié des contrôles d’identité dans un objectif de prévention et de répression de la délinquance. Au contraire, l’un des objectifs de notre proposition de loi est d’améliorer les relations entre la police et la jeunesse, pour qui, surtout dans nos quartiers, le premier contact avec l’État et la République est soit l’école, soit la police ! À cet égard, je rappelle la grande nécessité de « rétablir » une police de proximité.
Il serait injuste de parler de la police dans sa généralité et de penser que tous les policiers sont unanimes sur le sujet. Nombre d’entre eux sont favorables à une révision de l’article 78-2 du code de procédure pénale et à l’expérimentation de la remise d’un récépissé lors des contrôles.
Aujourd’hui, la discussion de notre proposition de loi se télescope avec la manifestation des policiers appelés par Alliance à protester contre leur stigmatisation. Nous comprenons, j’y insiste, l’exaspération des policiers surmenés qui ne comprennent plus le sens de leur mission. Fonctionnaires de police et de gendarmerie souffrent, eux aussi, de cette détérioration des relations avec les citoyens.
M. Loïc Hervé. Il n’y a pas que ça !
Mme Éliane Assassi. La remise d’un récépissé permettrait aussi de les protéger et de leur donner un cadre mieux délimité dans leur mission afin qu’ils s’emploient par ailleurs plus efficacement à leur travail d’enquête.
Mais, comme chacun le sait, la politique du chiffre n’est pas de leur fait. Le principe d’efficacité de la police, entériné par Nicolas Sarkozy, est parvenu à faire de nos anciens « gardiens de la paix » des « forces de l’ordre » : changement sémantique particulièrement éloquent et révélateur de la désincarnation de notre police et de la tentative d’instrumentalisation de leur travail à des fins politiques.
À ce sujet, je vous invite à lire La force de l’ordre, sous-titrée Une anthropologie de la police des quartiers, de Didier Fassin, qui est par ailleurs professeur de sciences sociales. Loin des imaginaires que nourrissent le cinéma et les séries télévisées, il raconte le désœuvrement et l’ennui des patrouilles, la pression du chiffre et les doutes sur le métier, les formes invisibles de violence et les manifestations méconnues de discriminations. Inscrivant ces pratiques policières dans les politiques qui les rendent possibles, il montre qu’elles visent à protéger moins la sécurité de nos concitoyens qu’un certain ordre social.
Face à ces constats, il apparaît urgent de rétablir une sécurité juridique et une utilisation efficace de ces contrôles en modifiant l’article 78-2 du code de procédure pénale. L’imprécision de sa rédaction actuelle favorise des dérives, limite l’efficacité de toute autre mesure et contribue aux violations graves et répétées des droits fondamentaux, comme la liberté de circulation, la protection contre l’arbitraire, la protection de la vie privée ou encore la non-discrimination.
C’est là l’essentiel de notre proposition de loi : remplacer les mots « raisons plausibles de soupçonner » par les mots « raisons objectives et individualisées ». Il s’agirait là d’un changement de paradigme incontestable : insuffler un nouveau sens à ces contrôles, changer les mentalités et, dans l’idéal et dans la continuité de notre proposition de loi, revoir la formation des agents de police.
Par ailleurs, nous souhaitons également l’introduction, qui pourrait apparaître comme évidente, de la non-discrimination dans les motifs de contrôles, au sens de l’article 225-1 du code pénal, qui définit la notion de « discrimination ».
Enfin, nous proposons qu’une mesure, qui a fait la preuve de son efficacité, fasse l’objet d’une expérimentation sur le territoire, au titre de l’article 37-1 de la Constitution, c'est-à-dire la remise d’un document spécifiant le motif du contrôle, ainsi que les modalités de garantie de l’anonymat des personnes contrôlées.
En réponse aux « nombreuses difficultés juridiques » et aux « conséquences particulièrement dommageables pour l’ordre public » dont serait porteuse notre proposition de loi, aucune autre alternative n’a été proposée, aucune amélioration ou réécriture n’a été faite par M. le rapporteur, dont l’argumentation s’est cantonnée à des éléments juridiques purement techniques. Mais personne n’est dupe, mes chers collègues, le juridique sert le politique et non l’inverse !
En feignant de ne pas comprendre ce que signifient les « raisons objectives et individualisées », vous avez, aussi simplement que faussement, assimilé notre proposition de loi à une suppression des dispositifs de contrôle d’identité nécessaires, ce que nous pourrions qualifier de « mauvaise foi ».
Ce discrédit, ce mépris à notre endroit, mais aussi et surtout à l’endroit des associations et des acteurs de terrain qui travaillent au quotidien sur le sujet, sont particulièrement regrettables, sans pour autant être étonnants, compte tenu du climat ambiant. L’ère de la suspicion est bien entamée comme en attestent les dernières lois sécuritaires et inégalitaires, telles celles qui concernent la sécurité dans les transports, ou encore la criminalité organisée et le terrorisme, pour lesquelles nous avions également suggéré, par voie d’amendements, les modifications législatives que porte la présente proposition de loi. Or ces amendements considérés comme peu sérieux par les temps qui courent ont été balayés d’un revers de main.
Dans la droite ligne de la politique pénale de M. Sarkozy, le Gouvernement s’enferme dans une politique du tout-sécuritaire dont il ne recherche même plus l’issue ; au contraire, il persiste et signe, faisant fi des engagements chimériques du candidat François Hollande. Mais, comme nous l’a fait remarquer M. Bigot en commission des lois, nous les avons sans doute mal lus, comme d’autres textes, d'ailleurs, que nous aurions mal lus. L’engagement n° 30 nous semblait pourtant clair : « Lutter contre le “délit de faciès” lors des contrôles d’identité avec une nouvelle procédure respectueuse des citoyens. »
Une circulaire contre les « délits de faciès » lors des contrôles devait être envoyée avant le 29 juin 2012, selon l’agenda du changement. Si nous étions positifs, nous parlerions de retard, mais nous ne sommes pas naïfs : cet engagement, comme celui concernant, par exemple, le droit de vote pour les résidents étrangers, ne sera tout bonnement pas respecté.
L’attitude de nos collègues socialistes nous étonne, d’autant plus lorsqu’un de nos collègues centristes, M. Pozzo di Borgo, propose, en dehors de toute posture politique, d’améliorer la situation par son amendement.
Toutefois, sans même parler de promesses, il est un article de la Constitution qui semble plus perméable à la sagacité du Gouvernement. Il s’agit du tout premier, qui garantit que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Nous ne nous faisons pas d’illusions sur le devenir de cette proposition de loi au sein de cet hémicycle, les échanges en commission des lois ayant déjà été édifiants ; mais nous sommes convaincus que cette initiative, qui dépasse déjà les murs du Parlement, aboutira tôt ou tard à de réelles évolutions vers plus d’égalité. Cela ne fait aucun doute. Là où la société civile décide de lever l’omerta, les politiques et les idéologies en place sont bousculées et finissent par faiblir.
Avec cette proposition de loi, nous accompagnons et nous soutenons un mouvement bien plus large. Il est encore temps, mes chers collègues, de le rejoindre ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste. – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Marc, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, le Sénat est appelé à se prononcer sur la proposition de loi visant à lutter contre les contrôles d’identité abusifs, déposée par Mme Éliane Assassi, qui vient de s’exprimer, et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.
La présente proposition de loi a pour objet de redéfinir le critère justifiant un contrôle d’identité opéré dans un cadre de police judiciaire, applicable notamment pour rechercher les auteurs d’une infraction, de supprimer toutes les autres formes de contrôles d’identité et d’instaurer une expérimentation consistant à ce que les agents des forces de l’ordre délivrent un récépissé aux personnes contrôlées.
Ces dispositions déstabiliseraient massivement le cadre applicable aux contrôles d’identité, pourtant particulièrement nécessaires dans le contexte actuel, et créeraient une forte insécurité juridique pour les agents des forces de l’ordre. Je vous propose en conséquence de rejeter la présente proposition de loi.
J’exposerai d’abord rapidement le cadre juridique des contrôles d’identité, qui est complexe, mais qui est aussi aujourd’hui stabilisé, avant de présenter les dispositions de la proposition de loi proprement dite et justifier ce rejet.
Le cadre des contrôles d’identité est complexe et fait coexister plusieurs types de contrôles d’identité.
Toute personne présente sur le territoire national peut faire l’objet d’un contrôle d’identité, qui est le fait pour un agent des forces de l’ordre de demander à une personne de justifier son identité.
On distingue deux types de contrôles d’identité : ceux qui sont effectués dans le cadre de la police judiciaire, dans le but de rechercher les auteurs d’un délit ou d’un crime ou pour empêcher la commission imminente d’une infraction, et ceux qui sont effectués dans le cadre de la police administrative, qui ont pour objet de prévenir une atteinte à l’ordre public. Dans ces deux cas, les contrôles d’identité doivent être motivés par des éléments concrets, rattachables à la personne faisant l’objet du contrôle et non simplement par des considérations générales ou abstraites.
Deux autres procédures permettent de contrôler l’identité de manière systématique, mais de façon limitée dans le temps et dans l’espace : les contrôles sur réquisitions du procureur de la République, dans des lieux qu’il définit et pour une durée déterminée, pour prévenir la commission de certaines infractions ; les contrôles d’identité dits « Schengen », créés en 1993, qui visent à lutter et à prévenir les infractions relatives à la criminalité transfrontalière, dans une bande géographique de vingt kilomètres à partir de la frontière.
En complément de ces contrôles d’identité, les véhicules et, depuis la loi relative à la sécurité dans les transports collectifs de voyageurs du 22 mars dernier, les bagages peuvent être contrôlés, selon des procédures plus encadrées.
Dans tous les cas, les contrôles d’identité sont effectués par des agents des forces de l’ordre – policiers ou gendarmes – ayant la qualité d’officier de police judiciaire, d’agent de police judiciaire ou d’agent de police judiciaire adjoint.
Toutes les procédures relatives au contrôle d’identité sont placées sous le contrôle du procureur de la République et le contentieux de ces mesures, qu’elles se rattachent à la police judiciaire ou à la police administrative, relève de la compétence du juge judiciaire.
Le régime des contrôles d’identité est aujourd’hui stabilisé.
La Cour de cassation a précisé les circonstances particulières pouvant motiver un contrôle d’identité. Elle impose depuis longtemps des motivations précises et non abstraites : le seul fait de s’éloigner d’un groupe ne permet pas de caractériser un comportement justifiant un contrôle d’identité, par exemple. En revanche, peut faire l’objet d’un contrôle une personne changeant de direction à l’arrivée des policiers ou une personne tentant de se dissimuler à la vue d’un véhicule de police.
J’en arrive à la proposition de loi proprement dite, qui présente de très nombreuses difficultés. Elle prévoit trois séries de mesures problématiques.
En premier lieu, la proposition de loi remplacerait le critère qui justifie actuellement un contrôle d’identité effectué dans le cadre de la police judiciaire. L’agent devrait justifier de raisons « objectives et individualisées » pour effectuer ce contrôle, le rendant en fait inutile en imposant aux policiers de connaître l’identité de la personne avant même d’opérer le contrôle.
En deuxième lieu, la proposition de loi supprimerait surtout les fondements légaux des contrôles sur réquisitions, des contrôles effectués dans un cadre de police administrative et des contrôles « Schengen ». Les conséquences de ces suppressions seraient particulièrement graves et négatives. Elles priveraient les agents des forces de l’ordre d’instruments tout à fait essentiels pour prévenir les atteintes à l’ordre public, en particulier les contrôles sur réquisitions ou les contrôles effectués dans un cadre de police administrative. À titre d’exemple, il ne serait plus possible de procéder à des contrôles d’identité préalablement à une manifestation ou à un rassemblement. En matière de lutte contre l’immigration irrégulière, les conséquences seraient probablement catastrophiques.
En troisième lieu, la proposition d’instaurer un récépissé aurait, quant à elle, des effets pratiques négatifs, au regard du nombre de contrôles d’identité réalisés. Il n’existe aucun chiffre en la matière, mais les évaluations fournies lors des auditions par la gendarmerie ou la police permettent de penser qu’il y en a plusieurs millions par an. Pour la gendarmerie, il y en avait au moins deux millions. On imagine bien qu’il y en a beaucoup plus pour la police. Parler de plusieurs millions est donc réaliste.
En conséquence, instaurer un récépissé alourdirait significativement les tâches des forces de l’ordre, pour un bénéfice nul : ce récépissé n’empêcherait pas un nouveau contrôle par les forces de l’ordre et ne constituerait pas la preuve d’un traitement discriminatoire. D'ailleurs, lors de son audition, le Défenseur des droits a reconnu que des moyens alternatifs de traçabilité des contrôles d’identité devaient être expérimentés, citant par là des exemples étrangers qui n’ont absolument pas fait leurs preuves aujourd'hui.
Il existe de très nombreux mécanismes permettant de lutter effectivement contre les pratiques dénoncées par la proposition de loi : par exemple, l’instauration d’un numéro matricule sur les tenues depuis 2014 ou la mise en place de plates-formes internet de signalement permettant de saisir directement les inspections en cas de dysfonctionnement. À cet égard, je remarque que celles-ci sont sous-utilisées, avec 239 faits signalés à l’inspection de la police nationale pour les deux années 2014 et 2015. Ce chiffre est à mettre en relation avec les millions de contrôles d’identité effectués chaque année. Et ces faits ne concernent pas que les contrôles d’identité !
M’appuyant aussi sur le rapport de l’association Stop le contrôle au faciès, que vous avez cité, chère collègue, j’ai constaté qu’elle ne relevait, par année, que 400 signalements de tous ordres environ, c'est-à-dire des signalements qui concernent aussi bien des contrôles d’identité que d’autres procédures. Au regard des millions de contrôles d’identité effectués, c’est donc un chiffre relativement faible. Je ne dis pas que cela ne justifie pas vos propositions, mais cela aboutit souvent à mettre en exergue des faits qui, au regard des actes de police, sont en nombre minime.
Mme Éliane Assassi. Il ne s’agit que d’une petite association !
Mme Laurence Cohen. Qui n’a pas les moyens de l’État !
M. Alain Marc, rapporteur. Il faut quand même signaler que des efforts considérables ont été faits au niveau de la police et de la gendarmerie. Le code de déontologie et une formation revue des agents sont également des réponses efficaces.
Par ailleurs, dans le cadre de la loi relative à la simplification de la procédure pénale, les caméras mobiles vont être généralisées, permettant ainsi de constituer des éléments de preuves réels.
Ces différents instruments permettent beaucoup mieux de lutter contre la pratique de contrôles d’identité discriminatoires que la mise en place de récépissés.
En conclusion, je souligne les multiples difficultés juridiques que pose cette proposition de loi, l’ineffectivité probable des mesures proposées et un risque accru d’insécurité juridique au détriment des forces de l’ordre, à l’égard desquelles la présente proposition de loi marque par ailleurs une défiance injustifiée. C’est l’occasion pour moi, dans cette période troublée, de rappeler que les forces de l’ordre – police et gendarmerie – sont le bras armé de la démocratie. Elles méritent, en même temps que notre considération, de pouvoir travailler de façon efficace au service des institutions et pour la liberté de nos concitoyens.
Aussi, mes chers collègues, je vous propose de rejeter la présente proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État auprès de la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, chargée de la formation professionnelle et de l'apprentissage. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi visant à lutter contre les contrôles d’identité abusifs porte sur un sujet sensible, prêtant régulièrement à la polémique. Ce sujet mérite par là même d’être traité avec la plus grande rigueur, loin des clichés et des outrances. Telle est la ligne constamment suivie par le Gouvernement, notamment par le ministre de l’intérieur.
Avant toute chose, je souhaite rappeler que les femmes et les hommes qui composent les forces de l’ordre œuvrent chaque jour pour protéger les Français contre toutes les formes de délinquance et de criminalité. Par là même, ils contribuent à garantir l’exercice et le respect de nos libertés individuelles et collectives. Pour nous, pour nos concitoyens, ces serviteurs de l’État prennent des risques, parfois même – trop souvent – au péril de leur vie. L’année dernière, plus de 18 000 policiers et gendarmes ont ainsi été blessés, tandis que huit de leurs collègues et camarades ont trouvé la mort dans l’accomplissement de leurs missions.
Au cours de ces dernières semaines, plus de 300 policiers et gendarmes, ainsi d’ailleurs que des militaires de l’opération Sentinelle, ont également été blessés lors d’opérations de maintien de l’ordre public, en butte à la violence de bandes de casseurs et de militants extrémistes. Le Premier ministre et le ministre de l’intérieur l’ont rappelé avec fermeté : ces violences sont absolument inacceptables.
Les forces de l’ordre protègent les Français dans tous les actes de leur vie sociale, notamment lorsqu’ils expriment leurs opinions sur la voie publique, dans le respect des lois de la République. C’est la raison pour laquelle elles méritent toute notre considération et tout notre respect. C’est aussi la raison pour laquelle elles se doivent d’être absolument exemplaires dans l’exercice de leurs fonctions. Parce qu’ils assument des prérogatives de puissance publique, policiers et gendarmes sont ainsi soumis à un contrôle étroit et exigeant, de nature hiérarchique, judiciaire ou bien de la part d’autorités indépendantes. Nul écart par rapport à la règle de droit n’est toléré. Nul manquement aux règles de la déontologie n’est accepté. Comme l’a rappelé le ministre de l’intérieur à maintes reprises, le droit s’applique aussi, et avant tout, à celles et ceux qui ont pour mission de le faire respecter, car c’est cela, l’État de droit.
Mais l’État de droit ne consiste certainement pas à accuser les forces de l’ordre de tout et n’importe quoi,…
Mme Éliane Assassi. Qui les accuse ?
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. … comme on l’a trop souvent vu ces dernières semaines, ni à les assimiler aux écarts et aux fautes qu’ont pu parfois commettre certains de leurs membres extrêmement minoritaires.
Mme Éliane Assassi. Le sujet n’est pas là ! Parlez du texte !
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Les policiers et les gendarmes, dans leur écrasante majorité, accomplissent leurs tâches avec un dévouement et un professionnalisme exemplaires, dans des conditions bien souvent difficiles. À cet égard, ils ont besoin de notre soutien, du soutien du Gouvernement, mais aussi du soutien de l’ensemble des élus de la Nation.
Mme Éliane Assassi. Ils l’ont !
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Cela étant posé, je veux à présent en venir au contenu de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui.
Mme Éliane Assassi. Ah !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. C’est mieux !
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Celle-ci entend en effet modifier l’article 78-2 du code de procédure pénale, dans un sens qui nous paraît à la fois inutile et problématique, raisons pour lesquelles le Gouvernement s’oppose résolument à l’adoption de ce texte.
En premier lieu, la proposition de loi vise, au premier alinéa de l’article 78-2, à remplacer la notion de « raisons plausibles de soupçonner » par celle de « raisons objectives et individualisées » pour justifier le déclenchement de procédures de contrôle d’identité. Or, en réalité, cette modification n’apporterait aucune garantie supplémentaire en termes de protection des libertés individuelles.
En effet, je rappelle que le cas de contrôle actuellement prévu par le code de procédure pénale permet précisément de relever l’identité de toute personne à l’égard de laquelle il existe « une ou plusieurs raisons plausibles » de soupçonner, soit qu’elle a déjà commis ou tenté de commettre une infraction, soit qu’elle s’y prépare, soit qu’elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à une enquête en cas de crime ou de délit, soit qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par l’autorité judiciaire.
Ce motif de contrôle est donc fondé d’une façon tout à fait légale sur des soupçons, lesquels ne peuvent reposer que sur des éléments objectifs constatés à partir du comportement de la personne concernée – sa fuite, par exemple, ou bien la dissimulation d’objets lors d’une intervention de police – ou de son apparence – j’entends par là sa ressemblance avec la photographie d’une fiche de recherche ou avec un signalement. J’ajoute que le policier ou le gendarme qui procède à un tel contrôle a le devoir de faire état, de manière systématique et précise, des éléments apparents qui l’ont motivé et d’en préciser la raison, notamment dans le procès-verbal d’interpellation.
Bien évidemment, le contrôle d’identité n’est pas et ne peut pas être subordonné à la certitude qu’une infraction sera commise, auquel cas il serait tout simplement inutile. Il tombe sous le sens que, en cas de délit flagrant, la mission des forces de l’ordre consiste à interpeller l’auteur de l’infraction, et non pas à procéder à son contrôle d’identité. Par conséquent, la notion de « raisons plausibles », telle qu’elle est définie par le code de procédure pénale et appliquée par les forces de l’ordre, repose déjà, sans la moindre ambiguïté, sur des éléments « objectifs et individualisés ». Il apparaît donc parfaitement inutile de procéder à la modification prévue par la proposition de loi.
Cette modification n’est pas seulement inutile, elle est aussi potentiellement dangereuse. La rédaction actuelle, en insistant sur la notion de soupçon, garantit en effet le principe de présomption d’innocence. C’est précisément la raison pour laquelle le législateur l’a retenue dans la loi du 4 mars 2002 visant à renforcer la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, en mettant notre droit en conformité avec la convention européenne des droits de l’homme, notamment son article 5.1. Initialement, l’objectif était d’ailleurs, grâce à cette notion de « raisons plausibles de soupçonner », de mieux encadrer le régime de la garde à vue.
Par conséquent, il s’agit là d’une garantie importante, qui protège le citoyen. Une nouvelle terminologie, qui ne présenterait aucun équivalent dans le code de procédure pénale ni aucun lien avec la convention européenne des droits de l’homme, prendrait le risque d’engendrer une réelle insécurité juridique, particulièrement préjudiciable à nos concitoyens.
En deuxième lieu, la proposition de loi avancée par le groupe CRC entend supprimer purement et simplement plusieurs cas de contrôle d’identité, privant ainsi les forces de l’ordre de moyens d’accomplir leurs missions de protection des Français. Le Gouvernement ne peut évidemment accepter une telle entrave à l’action des policiers et des gendarmes, qui plus est dans le contexte de menace terroriste particulièrement élevée que nous connaissons aujourd’hui.
Les contrôles concernés par une telle suppression relèveraient de trois catégories.
Tout d’abord, seraient supprimés les contrôles sur réquisitions écrites du parquet, qui sont les plus fréquents et qui sont diligentés pour rechercher des infractions précisément identifiées, dans les lieux et pour la durée déterminés par le parquet lui-même. Ces procédures sont donc généralement ordonnées après le constat d’infractions commises fréquemment ou bien sur le fondement de renseignements transmis au parquet laissant supposer que la commission d’une infraction est probable. Il serait tout à fait paradoxal de supprimer un tel cas de figure, lequel se déroule sur l’initiative et sous le contrôle de l’autorité judiciaire, qui veille naturellement à empêcher tout abus éventuel.
Ensuite, seraient également supprimés les contrôles destinés à prévenir une atteinte à l’ordre public, qui sont déclenchés par les forces de l’ordre sur le fondement de circonstances particulières. Ces dernières reposent sur des éléments objectifs permettant de présumer l’existence d’une menace pour l’ordre public, soit que les lieux où se déroulent les contrôles connaissent régulièrement des actes de délinquance, soit que les circonstances dans lesquelles ils sont déclenchés présentent des risques spécifiques pour la sécurité des personnes ou des biens. Je pense particulièrement aux rassemblements lors d’événements sportifs, du type Euro 2016, mais aussi à des concerts drainant un public important ou encore à des manifestations d’ampleur. Je pense également aux abords des bâtiments sensibles dès lors que le plan Vigipirate de niveau écarlate a été déclenché.
Il est donc indispensable, mesdames, messieurs les sénateurs, que les forces de l’ordre puissent effectuer de tels contrôles, notamment en cas de risques terroristes élevés et dans les circonstances que je viens de décrire.
Enfin, si la proposition de loi était adoptée, les contrôles dans les zones frontalières seraient eux aussi rendus impossibles, alors qu’ils constituent un moyen efficace de lutte contre la criminalité transfrontalière. Ces contrôles, je le rappelle, peuvent notamment être mis en œuvre dans la bande des vingt kilomètres de part et d’autre des frontières terrestres internes à l’espace Schengen ou bien dans les zones accessibles au public des gares, des ports et des aéroports ouverts au trafic international. Les supprimer ne pourrait que nuire à l’efficacité de notre action contre les réseaux de passeurs et de traite des êtres humains, contre les filières de contrebande, les trafics d’armes et de stupéfiants, mais aussi contre les réseaux terroristes.
De manière générale, la suppression de ces différents types de contrôles d’identité nous affaiblirait gravement, en réduisant le spectre des moyens dont disposent aujourd’hui les forces de l’ordre pour lutter contre les formes de criminalité, y compris les plus violentes, qui sont susceptibles de frapper notre territoire et nos concitoyens.
En troisième lieu, la proposition de loi prévoit l’instauration d’un récépissé de contrôle d’identité dans les cas qui n’auraient pas fait l’objet d’une suppression. Le Gouvernement comprend la logique qui préside à la promotion d’une telle mesure et respecte ceux qui la défendent. Néanmoins, je veux être claire, comme l’est Bernard Cazeneuve, comme l’a été avant lui le Premier ministre Manuel Valls lorsqu’il était lui-même ministre de l’intérieur.
L’adoption d’une procédure de récépissé, dont je remarque d’ailleurs qu’elle est très peu développée à l’étranger, notamment chez nos voisins européens, ne constitue pas une réponse efficace aux risques de contrôles discriminatoires. Au contraire, elle présente d’importants inconvénients, dans la mesure où elle impliquerait la mise en place d’un système excessivement bureaucratique et lourd à gérer sur le plan procédural. Elle compliquerait ainsi de manière déraisonnable le travail sur le terrain des forces de l’ordre, qui sont déjà soumises à des contraintes procédurales particulièrement fortes. Elle entrerait également en contradiction avec la logique de simplification et de rationalisation qui prévaut aujourd’hui dans l’action des policiers et des gendarmes au service de la population, avec le risque que cette action devienne moins efficace.
Néanmoins, ce n’est pas parce que le Gouvernement s’est opposé et continue de s’opposer à l’adoption du récépissé qu’il est resté inactif pour lutter contre les « délits de faciès » et pour promouvoir des procédures de contrôle d’identité parfaitement respectueuses de l’ensemble des citoyens. C’était là un engagement fort du Président de la République et, depuis 2012, nous avons fait beaucoup. Nous avons mené un travail particulièrement approfondi pour que cet engagement soit tenu, et nous en sommes fiers.
Pour lutter efficacement contre l’insécurité et la délinquance, nous avons en effet besoin que les Français et leurs forces de l’ordre entretiennent des liens de confiance réciproque, fondés sur la proximité et sur le respect mutuel. Le Gouvernement en est profondément convaincu. C’est la raison pour laquelle, comme je l’ai dit, les policiers et les gendarmes doivent travailler dans un cadre déontologique très strict et adopter un comportement absolument irréprochable dans l’accomplissement de leurs missions, quelle qu’en soit la difficulté. C’est là une contrainte forte, nous en sommes tous conscients, mais ces femmes et ces hommes sont des professionnels, et le professionnalisme, la retenue, la maîtrise constituent à la fois leur bouclier et leur boussole. Des forces de l’ordre exemplaires sont à la fois mieux respectées et plus efficaces.
Un nouveau code de déontologie, commun à la police et à la gendarmerie, est ainsi entré en vigueur en janvier 2014. Il a permis de moderniser et de compléter les règles qui s’appliquaient déjà aux forces de l’ordre. Depuis lors, et pour la première fois dans notre pays, le déroulement concret des contrôles d’identité est juridiquement encadré, notamment les palpations de sécurité.
Mme Esther Benbassa. Ce n’est pas vrai !
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Nous avons également renforcé la formation théorique et pratique aux contrôles d’identité et aux palpations de sécurité dans les écoles de formation initiale. Les mises en situation ont ainsi été largement développées, en rappelant le souci constant de pédagogie dont doivent faire preuve les policiers et les gendarmes, en particulier lors de ce type d’interventions.
Par ailleurs, en application du nouveau code de déontologie, chaque policier et chaque gendarme est désormais tenu d’arborer un numéro d’identification individuel. Cette innovation, qui répond notamment à une recommandation du Défenseur des droits, renforce la transparence des contrôles d’identité et contribue ainsi à améliorer les relations qu’entretiennent les Français avec les forces de l’ordre.
Pour donner à nos concitoyens l’assurance que tout manquement aux règles de déontologie est sanctionné, une plate-forme internet de signalement a également été mise en place, dès septembre 2013, au sein de l’Inspection générale de la police nationale. Dès lors, tout citoyen peut y signaler les actes contraires à la déontologie dont il pense être la victime ou bien le témoin.
Enfin, et de manière plus générale, plusieurs mesures ont été prises par le ministre de l’intérieur afin d’améliorer les relations entre la population et les forces de l’ordre, notamment à l’occasion des patrouilles ou des interventions sur la voie publique.
Je pense bien sûr au dispositif des caméras portatives, dites « caméras-piétons », lesquelles pourront jouer un rôle modérateur et permettre, si besoin est, d’apaiser une situation tendue ou susceptible de se dégrader rapidement. Le cadre légal de leur utilisation est défini par l’article 32 du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, que la commission mixte paritaire vient d’adopter.
Je pense également au renforcement de la fonction de délégué pour la cohésion entre la police et la population, permettant le recrutement de réservistes de la police pour constituer des relais entre les forces de l’ordre et les habitants, les commerçants et les associations.
Nous sommes convaincus que c’est d’abord et surtout grâce à de tels dispositifs que les forces de l’ordre pourront tisser et entretenir des relations constructives et de confiance avec la population, notamment avec les jeunes. C’est très important pour le Gouvernement.
Dans le cadre des zones de sécurité prioritaires, qui sont progressivement mises en place depuis 2012, nous développons également des stratégies de prévention de la délinquance adaptées aux contextes locaux et permettant aux différents acteurs concernés – services de l’État, éducation nationale, acteurs associatifs, bailleurs sociaux, comités de quartier – de travailler ensemble, de manière coordonnée, au service de la sécurité de tous. Les forces de l’ordre peuvent ainsi être informées des problèmes rencontrés sur le terrain et mettre en place en conséquence des solutions adéquates, conçues et mises en œuvre collectivement.
Dans ce cadre, les initiatives locales se multiplient, permettant aux représentants de la force publique d’aller régulièrement à la rencontre des habitants afin d’évoquer avec eux les problématiques propres à chaque quartier et d’expliquer leurs objectifs. Ces échanges, très enrichissants pour tous, permettent non seulement d’expliquer aux habitants notre action et celle des forces de l’ordre, mais aussi d’entretenir et de renforcer les relations de confiance entre les forces de l’ordre et la population.
Tels sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les éléments que je souhaitais développer dans ce débat. Je vous prie de m’excuser d’être intervenue aussi longuement, mais je tenais à être particulièrement précise pour répondre aux différents arguments et expliquer la position du Gouvernement et du ministre de l’intérieur. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot.
M. Jacques Bigot. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les contrôles d’identité sont nécessaires : ils font partie des moyens accordés à la police et la justice pour protéger les Français. Pour autant, ils doivent être encadrés et les abus sanctionnés. Ces abus existent, il ne faut pas le nier. Tout pouvoir est susceptible d’entraîner des abus…
Madame Assassi, vous citez dans l’exposé des motifs de la proposition de loi les cinq arrêts de la cour d’appel de Paris condamnant l’État en raison de contrôles abusifs. Ces arrêts, qui font actuellement l’objet d’un pourvoi en cassation, sont éloquents sur certaines pratiques : les témoignages indiquent par exemple que, lorsque les personnes contrôlées cherchent à connaître les raisons de leur contrôle, les policiers répondent généralement : « C’est la vie ! »
Les arrêts relèvent que les contrôles étaient nécessaires et qu’il n’y a pas lieu de les remettre en cause, mais que « l’autorité publique ne peut démontrer en quoi le contrôle systématique et exclusif d’un type de population, en raison de la couleur de sa peau ou de son origine, tel qu’il a été relaté par le témoin, était justifié par des circonstances précises et particulières ».
Oui, des abus existent, et il faut les combattre ! En 2014, le Défenseur des droits a rédigé sur le sujet un excellent rapport, très complet, sur lequel je reviendrai. Le ministre de l’intérieur s’en est saisi, comme vous l’avez rappelé, madame la secrétaire d’État, pour faire en sorte que l’on puisse lutter contre ces abus. Vous venez de décrire à l’instant les solutions qui ont été mises en œuvre. Je vais d’ailleurs les reprendre pour essayer de vous convaincre, mes chers collègues, que, si le problème soulevé par la proposition de loi existe, la réponse qu’elle apporte n’est pas la bonne.
Tout d’abord, les dispositions de l’article 78-2 du code de procédure pénale, qui font l’objet d’une abondante jurisprudence, fonctionnent, même si l’on peut toujours penser qu’un texte peut toujours être complété.
Ensuite, le nouveau code de déontologie, partie intégrante du code de la sécurité intérieure, est fondamental. L’article R. 434-14 rappelle aux policiers que leur relation avec la population doit être « empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement ». Or le récépissé ne permettra pas de vérifier si la personne a été tutoyée ou vouvoyée. L’article R. 434-16, en vigueur depuis le 1er janvier 2014, dispose, pour sa part, que, « lorsque la loi l’autorise à procéder à un contrôle d’identité, le policier ou le gendarme ne se fonde sur aucune caractéristique physique ou aucun signe distinctif pour déterminer les personnes à contrôler, sauf s’il dispose d’un signalement précis motivant le contrôle ». Le code de la sécurité intérieure prévoit ainsi très clairement, à l’article R. 434-27, que le manquement aux principes définis par le code de déontologie expose le policier ou le gendarme à une sanction disciplinaire.
Il vaut mieux, me semble-t-il, que ces sanctions disciplinaires puissent être mises en œuvre sur l’initiative de la hiérarchie, plutôt que des associations soient obligées de saisir les juridictions pour obtenir des dommages et intérêts, comme ce fut le cas dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts de la cour d’appel de Paris. C’est le travail qu’il faut mener, et je remercie M. le ministre de l’avoir initié. Reste que nous allons encore plus loin puisque ce code de déontologie s’accompagne d’efforts de formation. Le Défenseur des droits, dans le rapport dont il a transmis ce matin une synthèse aux membres de la commission des lois, indique bien qu'il évoque ces droits des citoyens, si importants, devant les élèves gendarmes et les policiers en formation.
Par ailleurs, en application de l’arrêté du 24 décembre 2013, le policier, comme vous l’avez rappelé, madame la secrétaire d’État, doit avoir un numéro d’identification individuel clairement visible, qui permet ensuite d’étayer les plaintes.
En outre, comme vous l’avez précisé, monsieur le rapporteur, l’article 32 du projet de loi que nous devrions adopter dans peu de temps, puisque nous sommes parvenus à un accord en CMP, permettra aux policiers d’être équipés de caméras mobiles au moment où ils effectueront le contrôle. Pour ma part, je regrette qu’un amendement proposé par le groupe socialiste, qui permettait aussi de déclencher ces caméras à la demande de la personne contrôlée, n’ait pas été adopté. Peut-être y viendrons-nous un jour…
Enfin, vous avez également évoqué, madame la secrétaire d’État, la plate-forme de signalement IGPN, mise en œuvre par arrêté du 9 mai 2014. Aujourd’hui, les signalements effectués à cette plate-forme restent sans doute encore trop peu nombreux par rapport aux incidents qui peuvent exister. Encourageons nos concitoyens à l’utiliser pour permettre la mise en œuvre effective du code de déontologie. C’est ainsi qu’il faut agir et c’est ainsi que le ministre de l’intérieur souhaite que l’on agisse, respectant ainsi les engagements du Président de la République sur le respect des procédures – ces arrêtés relatifs à la déontologie et à la discipline des forces de l’ordre relèvent aussi de la procédure.
Venons-en maintenant aux solutions qui sont proposées dans votre texte, madame Assassi. L’article 1er de la proposition de loi apporte trois réponses.
La première est de modifier le texte de l’article 78-2 du code de procédure pénale, en remplaçant les mots « raisons plausibles de soupçonner » par les mots « raisons objectives et individualisées ».
Cette formulation me paraît très complexe à appliquer et risque de susciter des contentieux, alors que la jurisprudence, notamment celle de la Cour européenne des droits de l’homme, s’est stabilisée sur la notion de « raisons plausibles ». De plus, si les raisons deviennent véritablement individualisées, c’est que l’on a reconnu l’individu. Dans ce cas, il n’est pas forcément utile de contrôler son identité… Personne ne peut donc vraiment comprendre l’intérêt de cette modification.
La deuxième réponse, à savoir la suppression des alinéas 6 à 14 de l’article 78-2, me paraît plus incompréhensible encore. Les contrôles sur réquisitions du parquet, les contrôles destinés à prévenir une atteinte à l’ordre public et les contrôles dans les zones frontalières seraient purement et simplement supprimés. La protection de la société, ce que tous nos concitoyens réclament et attendent de l’État, serait donc de facto empêchée.
La troisième réponse – vous avez vous-même reconnu en commission des lois, madame Assassi, que ce n’était sans doute pas la plus fondamentale – concerne le fameux récépissé. J’ai envie de vous renvoyer à l’excellent rapport du Défenseur des droits de 2014, qui analyse cette question et distingue cinq types de récépissés : de la remise d’un document à la personne contrôlée jusqu’à l’attestation nominative contrôlée.
La remise d’un document, c’est en quelque sorte le ticket de contrôle ou la carte de visite. Or le matricule me semble suffisant. Faut-il maintenant demander aux policiers d’avoir sur eux des cartes de visite et de les distribuer comme des VRP ? (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Éliane Assassi. Caricature !
M. Jacques Bigot. On peut aller plus loin avec l’attestation nominative : le policier y indique tout, y compris, de manière anonyme, les motifs du contrôle, ce qui pose toute une série de problèmes organisationnels extrêmement importants.
Pour lutter contre les abus, il faut plutôt faire en sorte que le code de déontologie et la formation dispensée donnent aux forces de l’ordre la conviction que les relations entre les citoyens et la police sont essentielles. Le Défenseur des droits le dit lui-même : la solution du récépissé, y compris dans sa forme la plus aboutie, pratiquée au Royaume-Uni et aux États-Unis, ne règle finalement pas le problème des contrôles discriminatoires lorsqu’ils se produisent.
Il faut savoir que toutes les personnes que le Défenseur des droits a auditionnées ont souligné que la demande de sécurité était forte et que les forces de l’ordre avaient besoin du soutien de la population. Or on sait que ce soutien dépend lui-même de la confiance que la population fait aux représentants de l’ordre public.
Le Défenseur des droits évoque aussi dans sa conclusion le rôle des élus locaux. Nous savons qu’il y a des endroits en France où des abus existent. S’ils se produisent,…
Mme Éliane Assassi. Rappelez-vous 2005 !
M. Jacques Bigot. … nous, élus de la République présents sur le territoire, nous en sommes informés. Quand nos collègues élus locaux ou nous-mêmes siégeons dans les conseils de sécurité et de prévention de la délinquance, nous devons en faire état et en parler. Nous devons aussi faire remonter l’information à la hiérarchie policière. Il faut convaincre la police que son intérêt même est de faire en sorte qu’il n’y ait pas d’abus et que ces abus, quand ils existent, soient sanctionnés.
Voilà pourquoi le groupe socialiste et républicain ne votera pas la proposition de loi en l’état. Nous pensons qu’il est préférable de convaincre l’ensemble des forces de police et de gendarmerie qu’ils sont au service de la République, c’est-à-dire au service non du roi, mais des citoyens.
Mme Laurence Cohen. Justement !
M. Jacques Bigot. Elles doivent protéger les citoyens. C’est ce qu’ils attendent, ce qu’ils espèrent et ce qu’ils obtiennent, comme nous l’avons dit plusieurs fois.
Personnellement, je pense aussi que l’éthique et la déontologie sont des vertus dans lesquelles on peut croire.
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas contradictoire !
M. Jacques Bigot. Cette déontologie, que nous demandons à la police, n’a pas besoin de s’accompagner d’un formalisme excessif, celui que vous voulez introduire et qui crée une suspicion illégitime.
Le code de procédure pénale emploie les mots « raisons plausibles de soupçonner ». En ce qui me concerne, je ne veux pas penser qu’il y ait nécessairement une raison plausible de soupçonner que les policiers commettent trop systématiquement des abus.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’objet de la proposition de loi du groupe CRC que nous examinons aujourd’hui me tient particulièrement à cœur. En effet, quelques semaines après mon élection, le 16 novembre 2011, je déposais, au nom du groupe écologiste, une proposition de loi similaire.
Pour mieux comprendre la portée de ce genre de contrôles, je vous invite à lire le rapport de Fabien Jobard et René Lévy, deux chercheurs du CNRS, dont l’enquête de terrain s’est déployée sur deux sites, l’un à la gare du Nord et l’autre à la station Châtelet-Les Halles. Ce travail confirme que les contrôles d’identité effectués par les policiers se fondent principalement sur l’apparence. Les personnes perçues comme « noires » courent entre 3,3 et 11,5 fois plus de risques d’être contrôlées que les personnes perçues comme « blanches ». Quant aux personnes perçues comme « arabes », elles sont 7 fois plus susceptibles de l’être.
Le style de vêtement porté est un autre facteur déterminant dans le contrôle. En l’occurrence, il s’agit de vêtements associés à différentes cultures dites « jeunes ».
Mme Esther Benbassa. Si les jeunes forment 10 % de la population, ils constituent 47 % des personnes contrôlées. Ajoutons que deux tiers des individus habillés « jeunes » appartiennent aux minorités dites visibles.
II est urgent d’agir pour endiguer cette réalité injustifiée et humiliante pour nombre de nos concitoyens. Pour parvenir à cette fin, il est indispensable d’élaborer un outil qui permette de répertorier les contrôles de police et de déterminer l’identité des parties prenantes, ainsi que le motif du contrôle. Seul un récépissé serait, me semble-t-il, de nature à pacifier les relations entre la police et nos concitoyens, particulièrement dans certains quartiers, et à lutter contre l’inflation de contrôles, dont on ne peut plus ignorer le caractère souvent discriminatoire.
Le Président Hollande, nouvellement élu, avait érigé la lutte contre les violences policières en axe fort de son programme électoral et avait pris l’engagement – le n° 30 – de lutter « contre le délit de faciès dans le contrôle d’identité par une procédure respectueuse des citoyens ».
M. François Bonhomme. Il a été perdu en cours de route…
Mme Esther Benbassa. Venez parler à ma place ! Vous avez l’air d’en avoir envie…
M. le président. Je vous demande de laisser l’orateur s’exprimer et de l’écouter avec attention.
Mme Esther Benbassa. L’idée était également soutenue par le Défenseur des droits et l’ensemble des associations de défense des droits humains.
L’état d’urgence est passé par là, la déchéance de nationalité aussi, et la lutte contre le contrôle au faciès a rejoint la liste, toujours un peu plus longue, des reniements et des renoncements du pouvoir.
Le Gouvernement s’est exprimé dernièrement sur le sujet, lors des débats sur le projet de loi contre le crime organisé et le terrorisme, préférant finalement les caméras-piétons au récépissé, caméras qui seront actionnées sur la seule initiative du policier.
La droite sénatoriale, par la voix de son rapporteur, a évacué toute réflexion sur la question. Pour M. Marc, les dispositions de la proposition de loi « créeraient une forte insécurité juridique pour les agents des forces de l’ordre » et constitueraient une « défiance injustifiée » à leur égard.
M. François Bonhomme. C’est bien dit !
Mme Esther Benbassa. Cessons quelque peu de sacraliser la police, tout en reconnaissant son mérite en ces temps troubles !
Rappelons, dans le même temps, le dernier rapport du comité contre la torture de l’ONU, présenté à Genève le 14 mai, qui fustige l’usage excessif de la force par les représentants de l’ordre, ces derniers mois, en France.
De surcroît, force est de constater que la lutte contre les discriminations a, elle aussi, été sacrifiée sur l’autel du tout-sécuritaire.
Finalement, c’est sans illusions, mais sans réserve, que le groupe écologiste soutiendra la proposition de loi.
Et puisque nos concitoyens d’origine noire ou arabe ne seront, une fois de plus, pas entendus aujourd’hui, je terminerai en vous lisant le témoignage d’Issa, jeune Parisien de quatorze ans.
M. François Bonhomme. Pfft !
Mme Esther Benbassa. « C’était après l’école, avec Alex, il est Capverdien. On est parti aux Halles, et on s’est fait contrôler déjà sur les marches d’escalier dans le Forum. Il y avait trois agents. On avait nos papiers, alors c’était rapide. Ensuite, on s’est refait contrôler près du métro et encore après, dans le métro, et là, on a dit qu’on en avait marre. Et ils nous ont ramenés au poste, et ils voulaient appeler nos parents. On a dit non, alors on a eu une amende pour “refus d’obtempérer aux injonctions d’un agent des chemins de fer”. Mais c’était la police, pas des agents des chemins de fer… Alex, il s’est fait étrangler un peu au commissariat. Je suis grand pour mon âge, je me fais trop souvent contrôler. Je voulais juste savoir pourquoi on est contrôlé. Et ça va s’arrêter quand ? »
La question est clairement posée : ça va s’arrêter quand ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les auteurs de cette proposition de loi ont raison : les contrôles d’identité au faciès sont bien une réalité. Une réalité incontestable, même sans études : l’expérience suffit. Une réalité fâcheuse, pour un pays qui refuse, par principe, tout traitement discriminatoire de ses citoyens.
La réponse de nos collègues est pour le moins radicale, puisqu’elle revient, en pratique, à rendre impossible une bonne partie des contrôles d’identité. Je m’explique.
Si inscrire dans la loi qu’« aucun contrôle d’identité ne peut être réalisé au motif d’une quelconque discrimination » pourrait être utile, autoriser ces contrôles uniquement si des « raisons objectives et individualisées » l’imposent revient à interdire les contrôles d’identité à titre préventif, qui constituent l’essentiel des contrôles et qui contribuent au maintien de l’ordre public à un coût – avouons-le – acceptable en termes de liberté publique, s’ils sont faits selon les règles.
Pour moi, le problème n’est pas leur existence, mais la manière dont ils sont effectués et les raisons pour lesquelles ils ont lieu.
Sur le plan pratique cette fois, l’obligation, lors de tout contrôle, de remettre un récépissé mentionnant, comme l’indique l’exposé des motifs, « son fondement juridique, ses motifs – pourquoi l’agent a sélectionné cette personne en particulier – et ses suites – aucune amende, interpellation, avertissement, etc. –, des mentions sur d’éventuelles situations plus spécifiques – par exemple, le contrôle de personnes en groupe, un incident particulier, etc. – et la pratique éventuelle d’une palpation et sa justification », dissuaderait le fonctionnaire le plus zélé d’effectuer un quelconque contrôle préventif.
J’entends bien que, selon la proposition de loi, ces mentions sont portées seulement sur le volet conservé par l’agent, mais on en vient à se demander qui, en l’espèce, est contrôlé. Ce qui est pour le moins fâcheux…
On fait valoir que des études « scientifiques » ont montré que l’usage du récépissé faisait baisser significativement le nombre de contrôles au faciès. Certes, mais est-ce la simple obligation de la remise du récépissé qui est efficace ou l’implication des acteurs dans l’expérimentation ? On observe notamment ce phénomène dans l’évaluation des méthodes pédagogiques nouvelles. Les résultats leur sont toujours favorables, parce qu’elles sont « nouvelles » et parce que les expérimentateurs, convaincus de leur efficacité, s’impliquent plus que la moyenne des pédagogues, plus classiques dans leur mise en œuvre.
Mon sentiment est que le traitement de ces pratiques inacceptables passe par d’autres voies : premièrement, en améliorant les méthodes de recrutement et de formation des agents ; deuxièmement, en rendant plus efficaces les recours de ceux qui, se trouvant abusivement contrôlés, pourraient produire des témoignages précis, notamment le numéro matricule du contrôleur, visible sur son uniforme – j’ai cru comprendre que cela était en cours de réalisation. Il serait facile alors de sanctionner, si dérive il y a. La méthode aurait également l’avantage, me semble-t-il, de ne pas faire d’une série de fautes individuelles un problème général.
Conscient que l’existence de contrôles d’identité au faciès pose un véritable problème, mais doutant de la pertinence de la solution proposée par le texte, les suffrages du RDSE se partageront entre l’abstention, pour bien signaler qu’il existe un véritable problème, et le vote contre, pour ceux qui veulent plutôt mettre l’accent sur la difficulté de mise en œuvre de cette mesure.
Voilà donc ce que sera le jugement balancé, comme d’habitude (Sourires.), du RDSE. (Applaudissements sur les travées du RDSE. – M. François Bonhomme et Mme Isabelle Debré applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Yves Détraigne.
M. Yves Détraigne. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi présentée par notre collègue Éliane Assassi, bien qu’intéressante dans son principe, manque un peu, malgré tout, de réalisme.
Ce texte a pour objet de modifier l’article 78-2 du code de procédure pénale, qui définit les circonstances autorisant les contrôles d’identité.
Bien que des questions puissent se poser autour de ces contrôles d’identité, notamment celle très préoccupante de certaines dérives discriminatoires, il se trouve que le nouveau dispositif proposé pourrait créer, me semble-t-il, plus de problèmes qu’il n’en résoudrait, comme l’a démontré l’excellent travail du rapporteur.
Tout d’abord, le régime des contrôles étant aujourd’hui stabilisé, ce nouveau dispositif supprimerait le critère juridique qui justifie un contrôle d’identité. Il supprimerait l’ensemble des fondements légaux de tous les contrôles d’identité, à l’exception de ceux qui relèvent de la police judiciaire. Ainsi, les contrôles sur réquisitions, ceux qui sont effectués dans un cadre de police administrative et ceux dits « Schengen » disparaîtraient, privant les forces de l’ordre d’instruments, pourtant indispensables pour prévenir les atteintes à l’ordre public et assurer la sécurité de nos concitoyens.
Ensuite, l’établissement obligatoire d’un récépissé spécifiant le motif du contrôle à l’issue de chacun d’eux produirait un alourdissement considérable de la procédure, sans même parler du coût financier, aspect qui est, il est vrai, très accessoire. En effet, en raison du nombre très important de contrôles réalisés quotidiennement – je crois qu’il y en a deux millions par an –, l’émission d’un tel document représenterait une formalité administrative lourde, complexe et chronophage. Les agents des forces de l’ordre consacrent déjà plus de la moitié de leur temps de travail aux actes de procédure et d’administration ; la priorité est donc plutôt de réduire ces derniers que d’en ajouter de nouveaux.
De plus, M. le rapporteur a souligné que l’instauration d’un tel récépissé n’empêcherait pas un nouveau contrôle par les forces de l’ordre et ne constituerait pas la preuve d’un traitement discriminatoire. Le bénéfice serait ainsi proche de zéro.
Par ailleurs, il est à noter que diverses mesures ont été récemment prises afin de faire face aux problèmes que peut poser la réalisation d’un contrôle d’identité. Ainsi, depuis 2014, le numéro matricule des agents des forces de l’ordre se doit d’être apparent sur leur uniforme. Cela permet de faciliter le signalement ou le dépôt de plainte en cas de contrôle abusif.
En outre, le port de caméras-piétons est actuellement en cours de généralisation à l’ensemble des patrouilles de police, comme l’a annoncé le ministre de l’intérieur le mois dernier. Ces petites caméras, expérimentées depuis 2012, entraînent une pacification des rapports entre les policiers et les citoyens, en parvenant à calmer les esprits et à éviter l’escalade ainsi que les propos blessants. De plus, ces caméras peuvent également fournir un élément de preuve en cas de litige, tant pour la personne contrôlée, qui alléguerait le caractère abusif de la procédure, que pour l’agent de police accusé à tort.
Permettez-moi d’ajouter que la formation initiale et continue des policiers, comme celle des gendarmes, notamment pour la mise en œuvre des contrôles d’identité, en lien avec les obligations posées par le code de déontologie commun aux deux forces de l’ordre, a également été renforcée.
Pour toutes ces raisons, le groupe UDI-UC, dans sa grande majorité, ne soutiendra pas cette proposition de loi, dont l’adoption pourrait conforter l’idée, que nous rejetons, que la police a tendance à privilégier les contrôles au faciès, ce qui serait, disons-le, une provocation en cette journée de lutte contre la « haine anti-flics ». (Applaudissements sur les travées du groupe UDI-UC et du groupe Les Républicains. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen.
Mme Laurence Cohen. À entendre la plupart des interventions, y compris la vôtre, madame la secrétaire d’État, et à lire le rapport de notre collègue Alain Marc, la proposition de loi du groupe CRC déchaîne quelque peu les passions.
Nous serions laxistes, voire irresponsables ou, au mieux, utopistes !
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Oui !
Mme Laurence Cohen. Dans un contexte d’état d’urgence et de menace terroriste, certains nous accusent d’entraver le travail des policiers, de les empêcher notamment d’effectuer des contrôles d’identité, ce qui nuirait à la sécurité de nos concitoyens, tandis que d’autres nous accusent de donner encore plus de travail aux policiers, d’alourdir, par des tâches administratives, leurs missions de contrôle. Arguments contradictoires, vous en conviendrez ! Dans les deux cas, notre proposition de loi serait une remise en cause du travail de la police.
Mais dans quelle démocratie vivons-nous, quand il est impossible de faire une proposition qui encadre les contrôles d’identité, sous peine d’être accusé de jeter le discrédit sur la police ? Comme l’a fort justement souligné Éliane Assassi, notre but n’est en rien de jeter le discrédit sur toute une profession ou d’attiser le feu, mais bel et bien de restaurer la confiance entre les policiers et la population, et ce pour le bien de tous !
Nous l’avons déjà dit et nous le répétons, nous saluons le travail des forces de l’ordre, dont nous connaissons les conditions difficiles d’exercice. Ce que nous dénonçons, ce sont les dérives que personne ne peut nier.
Plusieurs chercheurs ainsi que des ONG ont objectivé le phénomène des contrôles au faciès. C’est une réalité sociale et impartiale, qui fait que, comme vous, mes chers collègues, je n’ai jamais été contrôlée.
M. François Bonhomme. Vous le regrettez ?
Mme Laurence Cohen. Ces contrôles sont ciblés sur un seul et même profil type : jeune, homme, perçu comme noir ou arabe. À ces critères, s’ajoutent l’apparence physique, le look vestimentaire appartenant à une culture urbaine, ce qui vous désigne automatiquement, dans l’imaginaire de certains, comme de potentiels coupables. D’ailleurs, c’est l’objet d’un amendement scandaleux, celui du sénateur Masson, qui n’en est plus à une provocation près ! Et en plus, il est absent…
Revenons au fond : imaginez le quotidien d’un jeune lycéen de dix-sept ans, vivant dans un quartier populaire des zones urbanisées, se faisant contrôler une fois en allant à son lycée et une seconde fois sur le chemin du retour, et ce quasiment tous les jours. Comment le vivriez-vous ? Comment ne pas se sentir humilié, stigmatisé ? Comment avoir une bonne image de la police et des institutions quand celles-ci vous suspectent systématiquement ? N’est-ce pas une conception amputée de la citoyenneté, une vision étriquée de la nationalité qui lui sont signifiées ?
C’est pour dénoncer tout cela que le mouvement Jeunes communistes, particulièrement celui du Val-de-Marne, a décidé de mener une grande campagne sur les contrôles au faciès. Il s’est appuyé sur le travail mené depuis des années par des associations des droits de l’homme, des ONG, le syndicat des avocats de France, celui de la magistrature et des syndicalistes de la police pour lancer une pétition, afin de sensibiliser les citoyens et les élus. Notre proposition de loi vise à concrétiser, à prolonger son travail d’investigation de terrain, en cherchant à modifier une loi profondément injuste et inégalitaire.
Nous avons pu vérifier l’urgence d’une telle proposition quand nous sommes allés, avec mon collègue Christian Favier, à la rencontre de jeunes du Val-de-Marne, dans des quartiers populaires. Tous décrivent la même situation de harcèlement. Leurs mères, leurs parents corroborent leurs propos, à savoir une dégradation manifeste des relations entre la police et la population – amplifiée par la suppression de la police de proximité décidée par Nicolas Sarkozy –, avec des comportements de certains policiers, manifestement très inappropriés, notamment envers des mineurs, rappelons-le.
Ces jeunes subissent des contrôles intempestifs, qui font partie intégrante de leur quotidien. Les palpations qui accompagnent parfois ces contrôles sont autant de vexations, d’humiliations, d’atteinte à leur intimité et leur intégrité.
Si dix-huit jeunes viennent de porter plainte contre une brigade du XIIe arrondissement, cela reste rare. La majorité constate avec impuissance l’impunité, quasi exclusive, qui règne du côté de ceux qui ont autorité sur eux.
Devons-nous rester inactifs face à cette situation ?
La France n’est pas le seul pays concerné. D’autres, comme l’Espagne, l’Angleterre ou bien encore les États-Unis, ont décidé d’agir et, contrairement à ce que vous dites, monsieur le rapporteur, ils ont fait preuve d’efficacité. Ils ont prouvé que moins de contrôles améliorent leur efficacité et leur pertinence sans pour autant que la délinquance augmente.
Ne pas laisser les choses en l’état, n’est-ce pas le défi que nous avons et que nous pouvons relever en tant que législateurs ? D’autant que des citoyens réagissent ! Treize personnes ont décidé de porter plainte contre l’État pour dénoncer les contrôles à répétition dont elles ont été victimes. L’État a été condamné pour cinq d’entre elles. Même si l’État a fait appel, cette condamnation est révélatrice des dérives reconnues, celles que nous dénonçons.
M. François Bonhomme. Ces condamnations ne sont donc pas définitives…
Mme Laurence Cohen. Ce ne sont donc pas uniquement les sénatrices et les sénateurs communistes et quelques associations qui soulèvent le problème, c’est bel et bien la justice de notre pays ! Comment continuer à fermer les yeux ?
La Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits, deux instances reconnues, ont, elles aussi, établi le caractère discriminatoire de ces contrôles.
D’autres parlementaires, de sensibilité différente de la nôtre, ont déposé des propositions de loi voisines.
Nous avons fait un long travail sur ce sujet, avec Nicole Borvo ou Éliane Assassi ici, au Sénat, et avec Marie-George Buffet à l’Assemblée nationale.
Le colloque que nous avons organisé au Sénat, le 29 avril dernier, nous a montré, par le témoignage de magistrats, combien la rédaction floue et le champ large de l’article 78-2 du code de procédure pénale rendait tout à fait possible ces contrôles discriminatoires.
Alors, il faut agir ! Nous ne demandons pas quelque chose d’extraordinaire. Nous demandons une expérimentation. Pourquoi ne pas la tenter et faire un bilan ? Si ça marche, on poursuit et on élargit le dispositif. Sinon, on l’arrête. Des villes, comme Ivry, Dijon ou Paris, sont volontaires. Alors, tentons l’expérience, madame la secrétaire d’État ! Un peu de courage politique !
Vous nous opposez les caméras-piétons, mais ça n’a pas la même finalité. Il ne faut pas opposer ces deux mesures, elles sont complémentaires. Il faut les prendre ensemble, le récépissé et les caméras !
Je vous exhorte à voter cette proposition de loi, mes chers collègues. Je sais que je prêche un peu dans le désert, mais le débat est ouvert. J’espère qu’il permettra à chacune et à chacun de s’interroger dans le cadre de ses responsabilités individuelles et collectives.
Pour terminer, je reprendrai les propos d’une habitante de La Courneuve, mère de trois jeunes étudiants sans cesse contrôlés et qui participait au colloque dont je vous ai parlé. Elle nous a écrit un très beau poème, que malheureusement je ne peux pas vous lire. J’en extrais une phrase : « On est montré du doigt, mais pourquoi on est montré du doigt ? »
Entendons ce cri et votons cette proposition de loi, en parfaite osmose avec l’article 1er de la Constitution. Et que la belle devise « Liberté, Égalité, Fraternité » s’applique enfin, et dans les faits, à tous les enfants de notre République ! Ce sera un grand moment pour tout le monde. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mmes Esther Benbassa et Marie-Noëlle Lienemann applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. François Bonhomme.
M. François Bonhomme. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, quand on connaît les impératifs et les vicissitudes de la mission de maintien de l’ordre et les contraintes propres à ce difficile exercice, on reste pantois devant une telle proposition de loi. Selon ses auteurs, il y aurait une question grave et urgente, celle de la dérive des violences policières. Sous couvert de ce postulat, il nous est proposé une redéfinition du critère justifiant un contrôle d’identité. Il y aurait donc un déséquilibre au détriment de la personne, objet d’une vérification ou d’un contrôle d’identité.
Rien de plus faux, rien de plus trompeur, que l’analyse qui fonde cette proposition de loi ! Beaucoup pensent au contraire que nous sommes parvenus à un équilibre.
II y a eu des progrès depuis une vingtaine d’années. Les mesures ont été rappelées : mise en place d’un matricule visible sur les uniformes, code de déontologie de la police nationale et possibilité de déposer des pré-plaintes en ligne.
La proposition de loi présente de très nombreux obstacles rédhibitoires. Elle supprimerait le critère qui justifie actuellement un contrôle d’identité, à l’exception de ceux réalisés dans le cadre de la police judiciaire. Comme l’a dit Alain Marc, on voit mal qu’un agent soit tenu de s’assurer de raisons « objectives et individualisées » pour effectuer ce contrôle.
Mme Éliane Assassi. C’est sûr que vous ne le voyez pas !
M. François Bonhomme. La réalité, c’est que l’encadrement actuel est arrivé à un équilibre précieux qu’il nous faut préserver. Cette modification aurait donc pour conséquence de supprimer de facto l’ensemble des fondements légaux de tous les contrôles d’identité, à l’exception de ceux qui relèvent de la police judiciaire : les contrôles sur réquisitions, les contrôles effectués dans un cadre de police administrative et les contrôles « Schengen » disparaîtraient. Cela reviendrait ainsi à priver les forces de l’ordre d’instruments tout à fait essentiels pour prévenir les atteintes à l’ordre public.
De grâce, n’allons pas aggraver la situation et rendre impraticable cette lourde mission des forces de l’ordre !
Concernant le récépissé, madame Assassi, vous n’avez finalement fait que rappeler les engagements du Président de la République. Prenons cela comme une piqûre de rappel, certes un peu douloureuse. Je dois dire que je m’amusais à écouter l’intervention du Gouvernement. Selon la secrétaire d’État, celle-ci est totalement claire.
M. François Bonhomme. Ce qui est clair, c’est que vous avez renié vos promesses de campagne ! C’est pourquoi je m’amusais tant devant votre souplesse lexicale. (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
Ce que je trouve plus grave en définitive, c’est l’arrière-fond idéologique, car, avec cette proposition de loi, le groupe communiste alimente son propos, me semble-t-il, au moyen d’un rapport publié notamment par un certain collectif, qui s’appelle Stop le contrôle au faciès. « Collectif », madame Assassi, c’est le mot que donnent les partis politiques pour faire passer en contrebande leurs propres idées… (Vives exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Laurence Cohen. C’est scandaleux !
M. François Bonhomme. Selon ce rapport, plus de 2 000 personnes se seraient manifestées auprès de ce groupe d’associations, 600 témoignages auraient débouché sur des « saisines » du collectif.
Depuis quand, madame Assassi, le témoignage dans un tel contexte de victimisation peut-il avoir force probante ? (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Esther Benbassa. Oh !
M. François Bonhomme. D’ailleurs, le ministre de l’intérieur a indiqué, il y a quelques semaines, devant les députés qu’il s’agissait là d’un phénomène « marginal » rapporté au nombre de contrôles d’identité.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. N’importe quoi !
Mme Laurence Cohen. On ne doit pas vivre au même endroit !
M. François Bonhomme. Derrière tout cela, il y a, en fait, un fond idéologique très fort : la volonté, dites-vous, de lutter contre les discriminations. Ce texte voudrait introduire un principe de non-discrimination. Mais je rappellerai, comme l’a fait notre collègue Sueur ce matin en commission des lois, que le code pénal réprime déjà très fortement les cas de discrimination, et ils sont nombreux.
Enfin, j’ajoute que la généralisation prochaine des caméras mobiles est un élément qu’il sera très intéressant d’analyser, sans doute un facteur d’amélioration pour la constitution d’éléments réels de preuve, en tout cas plus que le récépissé. D’ailleurs, face à cette crainte et à cette violence accrue de certains groupes, un nombre croissant de policiers s’achètent eux-mêmes, et à leurs frais, des caméras de type GoPro afin de se prémunir contre cette suspicion devenue insupportable.
Tout cela en dit long sur le renversement des principes et des valeurs qui s’est opéré en peu de temps ; tout cela est aussi le fruit d’un travail de mise en cause grave de la mission même de nos forces de l’ordre.
Dès lors, quelle est l’autorité de l’État quand, chaque nuit, on voit dans certaines villes des groupements ressemblant davantage à une cour des miracles qu’à une agora républicaine ?
Mme Esther Benbassa. Oh là là !
M. François Bonhomme. Les riverains n’en peuvent plus et se sentent abandonnés et méprisés.
Enfin, cette proposition de loi, comme vous l’avez dit, madame Assassi, entre fâcheusement et ironiquement en télescopage avec l’actualité,…
Mme Éliane Assassi. J’en suis désolée, mais cette niche est tombée au mois de mai !
M. François Bonhomme. … et même cruellement pour les auteurs de cette proposition de loi, ajouterai-je. Pour la première fois, des policiers manifestent avec force…
Mme Éliane Assassi. Avec le soutien du Front national, pour certains !
M. François Bonhomme. … et s’inquiètent vivement de la violence accrue avec laquelle on s’attaque à eux comme le symbole de l’État contesté dans l’exercice de ses prérogatives régaliennes. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Dans le même temps, les auteurs de la proposition de loi indiquent que celle-ci procède d’une « volonté de mettre fin à une dégradation des relations entre les jeunes et la police ».
M. Christian Favier. C’est la réalité !
M. François Bonhomme. Ils poursuivent : « Les forces de l’ordre souffrent de cette dégradation, alors que leurs conditions de travail empirent. »
Mme Éliane Assassi. C’est vrai ! Mais qui a supprimé des milliers de postes dans la police ?
M. François Bonhomme. Mais alors, madame Assassi, pensez-vous vraiment que c’est en rendant impraticable l’exercice des prérogatives majeures du maintien de l’ordre public que l’on va améliorer cette situation ?
Mme Éliane Assassi. Ne racontez pas n’importe quoi !
M. François Bonhomme. C’est quand même un drôle de paradoxe : la proposition de loi accrédite l’idée auprès des « jeunes », auxquels elle est censée s’adresser, qu’ils ne sont pas dans un État de droit, que les policiers sont des ennemis de classe, face à un État détenteur de la force brutale et indistincte pour quiconque est l’objet d’une vérification d’identité ou manifeste pacifiquement.
Mme Évelyne Didier. Vous êtes vraiment content de vous ?
M. François Bonhomme. Elle est là, l’erreur majeure !
Enfin, je dirai un mot sur la récente campagne d’affichage de la CGT. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Éliane Assassi. Mme la secrétaire d’État n’en a pas parlé, alors il faut que ce soit vous qui le fassiez ! C’est nul !
M. François Bonhomme. Ce syndicat, qui se pique de « défendre vos droits », a fait circuler deux affiches.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. François Bonhomme. Je conclus, monsieur le président.
L’une d’entre elles comporte une photo représentant un alignement de Rangers souillées de sang avec le slogan « Stop à la répression ». Malheureusement, toutes les forces politiques ne l’ont pas condamnée.
Mme Laurence Cohen. Quel est le rapport ?
M. François Bonhomme. Voilà assurément qui n’est pas de nature à améliorer la confiance entre la police et les « jeunes ».
Cette proposition de loi est un contresens total et va à rebours de la volonté affichée par ses auteurs. Nous devons au contraire rappeler que, dans un État de droit, la mission qui incombe aux fonctionnaires de police est d’assurer la sécurité. C’est une tâche noble, essentielle et exigeante. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Yves Détraigne applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.
M. Yves Pozzo di Borgo. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi présentée par notre collègue Éliane Assassi visant à lutter contre les contrôles d’identité abusifs aborde un problème important.
Ce texte a pour objet de modifier l’article 78-2 du code de procédure pénale, qui définit les circonstances autorisant les contrôles d’identité exercés par les forces de l’ordre.
Permettez-moi tout d’abord de saluer le travail remarquable réalisé quotidiennement par l’ensemble des agents des forces de l’ordre, alors que ceux-ci sont mobilisés dans le cadre de l’état d’urgence.
Élu de Paris, je vous rappelle que, outre leur travail quotidien – on compte plus de 3 000 manifestations à Paris chaque année –, les policiers doivent gérer chaque soir le mouvement Nuit debout, lutter contre les casseurs, gérer les manifestations contre la loi El Khomri, cependant que, demain, ils devront s’occuper de la très problématique fan zone de la tour Eiffel dans le cadre de l’Euro 2016. Pendant un mois, 80 000 personnes se rassembleront sur le Champ-de-Mars, ce qui sera source de nombreux problèmes pour les forces de l’ordre.
Ces rudes épreuves entraînent un épuisement généralisé dont témoigne la manifestation des policiers aujourd’hui, que je soutiens. Leur mission est d’autant plus complexe dans la période actuelle où la menace terroriste est à un niveau maximal.
Les attentats de janvier et de novembre 2015 ont montré l’adhésion de la population française à l’action de leurs forces de l’ordre, comme le confirment les dernières enquêtes d’opinion. Mais, il ne faut pas l’occulter, une certaine défiance à l'encontre de celles-ci s’est installée dans une partie de notre jeunesse. Cette défiance se traduit parfois par des comportements et des propos inadmissibles à l’égard des policiers.
En période normale, l’usage parfois abusif et répété des contrôles d’identité envenime les relations quotidiennes entre les forces de l’ordre et ces jeunes. Certains de ces contrôles peuvent s’avérer humiliants et nourrissent un climat d’hostilité entre la police et les populations les plus sujettes à ces contrôles. Il faut rappeler ces chiffres, qu’a cités Mme Benbassa : selon l’étude menée en 2009 par le CNRS, ces contrôles seraient six fois plus subis par ceux perçus comme étant « noirs » que ceux perçus comme étant « blancs », tandis que ceux perçus comme étant « arabes » le seraient huit fois plus.
Si je partage cette idée d’un meilleur encadrement des contrôles d’identité avec mes collègues du groupe communiste et du groupe écologiste, je tiens à dire je ne veux pas en faire un texte contre le travail des forces de l’ordre.
J’approuve cependant l’objectif de cette proposition de loi. Elle possède le mérite de proposer la délivrance d’un récépissé à l’issue de chaque contrôle d’identité.
J’avais moi-même déposé en 2012 une proposition de loi rédigée à l’issue d’un important travail effectué en étroite collaboration avec le Défenseur des droits de l’époque, M. Dominique Baudis, à la suite de nombreux colloques et d’un long travail de réflexion. Je profite de notre débat pour rendre hommage à son action, notamment en matière de lutte contre les discriminations, et c’est en sa mémoire que je continue à défendre cette idée.
L’établissement d’un récépissé permettrait d’évaluer la fréquence des contrôles d’identité et, le cas échéant, de servir d’élément de preuve en cas de litige, tant pour la personne contrôlée que pour l’agent de police accusé à tort de « contrôle au faciès ».
En outre, j’estime que la remise d’un récépissé permettrait de contrebalancer, en quelque sorte, la création d’une retenue administrative par le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale. Cette retenue administrative de quatre heures au maximum pourrait intervenir lorsqu’il existe des raisons de penser que le comportement d’une personne est lié à des activités terroristes. Bien que nécessaire, cette disposition pourrait entraîner des dérives dans son application courante. Or je considère que l’instauration d’un récépissé pourrait éviter ce risque de dérives.
Ainsi, je suis convaincu que l’établissement d’un procès-verbal mentionnant les bonnes informations peut faciliter le travail des policiers et des gendarmes. C’est la raison pour laquelle j’ai déposé sur ce sujet un amendement, qui reprend le texte de ma proposition de loi.
Madame la secrétaire d'État, je n’adhère pas à vos arguments, que je trouve quelque peu caricaturaux, ni aux vôtres, monsieur le rapporteur, quand vous prétendez que la délivrance d’un récépissé ne serait d’aucune efficacité ; or, malheureusement pour vous, les exemples étrangers tendraient à démontrer le contraire.
Pour toutes ces raisons, à titre personnel, je soutiens cette proposition de loi. (Applaudissements sur quelques travées du groupe CRC. – Mmes Esther Benbassa, Marie-Noëlle Lienemann et Anne-Catherine Loisier applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je ne peux commencer mon propos sans saluer nos forces de l’ordre, qui défilent en ce moment dans les rues de toutes les villes de France pour dénoncer la « haine anti-flics ». La violence et le harcèlement sont devenus leur quotidien depuis plusieurs semaines. Dans un contexte particulièrement tendu, elles réagissent avec professionnalisme et sang-froid. Cela force notre admiration à tous.
La démocratie appelle le débat, elle refuse les violences. La démocratie écoute la majorité, elle ne laisse pas la rue à des minorités haineuses et cagoulées qui ne cherchent que sa déstabilisation.
Je veux exprimer mon respect et mon soutien aux forces de l’ordre. Tout le peuple français doit se trouver à leur côté pour défendre le respect de la loi et la sécurité de tous.
M. Charles Revet. Très bien !
Mme Nicole Duranton. Rendons-leur hommage !
Nous débattons d’un texte visant à lutter contre les contrôles d’identité abusifs. Cet intitulé est aberrant et provocateur dans le contexte actuel. Cette proposition de loi redéfinit le critère justifiant un contrôle d’identité opéré dans un cadre de police judiciaire, applicable notamment pour rechercher les auteurs d’une infraction. Elle supprime toutes les autres formes de contrôles d’identité, notamment pour prévenir les atteintes à l’ordre public. Elle modifie en effet le motif pouvant justifier un contrôle d’identité de police judiciaire, en imposant des « raisons objectives et individualisées » et non plus des raisons « plausibles de soupçonner ». Cette disposition déstabiliserait massivement le cadre applicable aux contrôles d’identité et créerait surtout une forte insécurité juridique pour les agents des forces de l’ordre.
Dans le climat actuel inacceptable, faisons confiance à nos forces de l’ordre au lieu de réduire et de contraindre leur action.
À vous entendre, madame la secrétaire d'État, tout va bien ! Et pourtant, aujourd’hui, certains CRS sortent du silence. Ils déclarent : « Entre ordre et contrordre, nous sommes dans un véritable désordre national, nous sommes exaspérés. » En effet, nos policiers attendent désespérément de recevoir des instructions précises et des ordres assurés. Ils ont besoin d’un capitaine à la barre qui leur fixe un cap. Or c’est précisément ce qui manque au gouvernement actuel.
Au lieu de restreindre l’action des forces de l’ordre, adaptons des moyens d’action efficaces. Arrêtons d’être un État faible et remettons de l’ordre. Les Français veulent un État fort.
Mme Éliane Assassi. Et si l’on parlait de notre proposition de loi !
Mme Nicole Duranton. Avec cette proposition de loi, les contrôles sur réquisitions, les contrôles effectués dans un cadre de police administrative et les contrôles « Schengen » sont voués à disparaître. En quelque sorte, ce texte supprimerait surtout l’ensemble des fondements légaux de la quasi-totalité des contrôles d’identité. Ainsi, les forces de l’ordre se verraient privées des instruments nécessaires et essentiels pour prévenir les atteintes à l’ordre public. Je ne parle pas des conséquences en matière de lutte contre l’immigration irrégulière, qui seraient également catastrophiques.
Il est également question dans cette proposition de loi d’instaurer un récépissé à chaque contrôle d’identité. Les syndicats de police ont déjà, il y a quelques années, exprimé leur opposition au fait de remettre un reçu aux personnes faisant l’objet de contrôle,…
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas vrai !
Mme Nicole Duranton. … et je les rejoins. Encore un message de défiance que nous envoyons aux policiers. On stigmatise nos forces de l’ordre, alors que nous devrions tout faire pour faciliter leur travail, essentiel pour le maintien et le respect de notre République.
La proposition de loi est à mon sens purement démagogique et dogmatique.
Mme Éliane Assassi. Ben voyons !
Mme Nicole Duranton. Son adoption paralyserait l’action des forces de l’ordre en faisant d’ailleurs peser sur elles un principe de suspicion. Faisons preuve de plus de respect et de considération à l’égard des policiers et des gendarmes, qui, quotidiennement, risquent leur vie pour assurer la sécurité de tous les Français.
Remettons de l’ordre dans ce désordre avant d’adopter une loi qui va contraindre les forces de l’ordre et réduire leur efficacité ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Éliane Assassi. Quand parlez-vous des gens ?
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Dans mon propos liminaire, j’ai fait référence à l’engagement n° 30 du Président de la République. Les interventions qui ont suivi me laissent à penser que beaucoup de ceux qui l’ont évoqué ne l’ont pas lu…
Mme Éliane Assassi. Si !
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. … ou ne s’en souviennent pas précisément. Aussi, je souhaite en rappeler les termes : « Je lutterai contre le “délit de faciès” dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens. »
Mme Éliane Assassi. Et alors ?...
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
Mes chers collègues, je vous rappelle que l’examen de cette proposition de loi prendra fin à dix-huit heures trente. Par conséquent, je demande à chacun de faire preuve de concision et de respecter son temps de parole.
proposition de loi visant à lutter contre les contrôles d'identité abusifs
Article 1er
L’article 78-2 du code de procédure pénale est ainsi modifié :
1° Au premier alinéa, les mots : « raisons plausibles de soupçonner » sont remplacés par les mots : « raisons objectives et individualisées » ;
2° Les alinéas 6 à 14 sont supprimés et remplacés par trois alinéas ainsi rédigés :
« Aucun contrôle d'identité ne peut être réalisé au motif d’une quelconque discrimination, telle que définie par l’article 225-1 du code pénal.
« Les contrôles d’identité réalisés en application du présent article donnent lieu, à peine de nullité, à l’établissement d’un document spécifiant le motif du contrôle, ainsi que les modalités de garantie de l’anonymat des personnes contrôlées.
« Cette dernière mesure fait l’objet d’une expérimentation dans quelques sites pilotes – conformément à l’article 37-1 de la Constitution –, avant sa généralisation à tout le territoire. »
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, sur l'article.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Cette proposition de loi est importante, et je la soutiens. En particulier, elle reprend l’idée de la délivrance d’un récépissé en cas de contrôle d’identité par la police. Certes, madame la secrétaire d’État, cette proposition figurait non pas formellement dans les engagements du Président de la République, mais bien dans le programme du parti socialiste…
Mme Éliane Assassi. Ah !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. … – je suis sénatrice socialiste –, dont nous avons largement débattu lors d’une convention qui portait un beau nom : « Convention égalité réelle ». (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)
Il s’agit bien, avec ce récépissé, de lutter contre la discrimination ; c’est un enjeu républicain d’égalité. Si la République ne peut tolérer le communautarisme, elle ne peut tolérer non plus la discrimination !
Le Gouvernement a déjà pris des mesures non négligeables en matière d’égalité réelle, et on peut espérer qu’elles auront un impact à moyen et long terme. Mais la réalité d’aujourd’hui, c’est qu’on compte encore de très nombreux contrôles au faciès : tous ceux qui vivent dans les banlieues et dans les quartiers populaires le savent. Certains – souvent des jeunes – sont contrôlés cinq fois par jour par les mêmes agents. Cela se passe aujourd’hui en France, dans notre République, et il faut y mettre fin.
La multiplication de ces contrôles au faciès s’avère-t-elle efficace ? Non, car 99,9 % d’entre eux n’ont aucune conséquence !
M. François Bonhomme. D’où tenez-vous ce chiffre ? Vous vous arrangez avec les statistiques et avec la réalité !
Mme Éliane Assassi. Qu’en savez-vous ? Vous n’avez jamais mis les pieds dans un quartier populaire !
M. François Bonhomme. C’est ça…
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Là où ils ont lieu, la délinquance est-elle moindre ? Non ! Permettent-ils de faire baisser la tension ? Non ! (M. François Bonhomme s’exclame.)
Mon cher collègue, nous ne vivons certainement pas dans les mêmes endroits !
En tout cas, la plupart du temps, ces contrôles n’ont aucune efficacité là où ils sont menés et ne font pas reculer la délinquance. En revanche, ils font naître un sentiment d’humiliation, et cette humiliation produit un ressentiment qui est toujours mauvais conseiller. Il faut agir et combattre à tout prix ce ressentiment, au nom de l’adhésion à la communauté nationale et aux valeurs de la République. Bon nombre de nos concitoyens nous le demandent, en particulier la jeunesse.
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Puisque Mme Cohen a parlé des jeunes communistes,…
M. le président. Je vous demande de conclure !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. … je vais parler des jeunes socialistes, de ces jeunes qui nous disent à travers le site quoimagueule.net qu’il faut que cela cesse.
M. le président. Je vous demande vraiment de conclure !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. J’ajoute simplement, monsieur le président, que la République ne doit pas tolérer les actes de violence contre ses policiers et elle doit être intraitable avec leurs auteurs ; mais elle ne doit pas non plus tolérer la discrimination contre certains de ses citoyens et doit être tout aussi intraitable en la matière. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa et M. Pierre-Yves Collombat applaudissent également.)
M. le président. Mes chers collègues, je demande de nouveau à chacun de respecter son temps de parole. C’est une question de respect des autres intervenants.
La parole est à M. André Reichardt, sur l'article.
M. André Reichardt. Je suis, tout comme les membres du groupe Les Républicains, bien évidemment tout à fait favorable à la lutte contre les contrôles d’identité abusifs. Ceux-ci portent atteinte à l’égalité des citoyens devant la loi et nourrissent, dans certaines catégories de la population, le sentiment d’une sous-citoyenneté inacceptable ne pouvant que nuire gravement à la cohésion sociale.
Chers collègues du groupe CRC, je ne peux donc que me féliciter d’une volonté parlementaire de recourir à des termes suffisamment clairs et précis pour exclure tout risque d’arbitraire. C’est une question sur laquelle j’ai d’ailleurs travaillé il y a peu de temps. Elle a même fait l’objet de l’un des articles de la proposition de loi que j’ai déposée, avec vingt-six de mes collègues, tendant à la simplification et l’équilibre du droit pénal et de la procédure pénale. Malheureusement, ce texte n’a pas encore été inscrit à l’ordre du jour.
Pour autant, je regrette le contenu de l’article 1er, que je ne pourrai pas voter, pour deux raisons.
D’une part, la notion de « raisons objectives et individualisées » est trop restrictive. Elle limite trop, à mon sens, l’appréciation personnelle que peut faire un fonctionnaire de police ou un militaire de la gendarmerie nationale d’un fait dont il est témoin. Cela risque de dégrader significativement l’efficacité des contrôles d’identité de police judiciaire. Je considère qu’il importe de préserver la capacité d’analyse et de déduction de l’officier ou de l’agent de police judiciaire. L’adjectif « plausible » signifie « qui semble devoir être admis ». Il implique donc nécessairement la mise en œuvre d’un processus intellectuel dont l’objet est l’analyse d’une situation matérielle donnée et la formulation d’une déduction.
D’autre part, l’article 1er de la proposition de loi a pour objet d’interdire les contrôles d’identité discriminatoires. Or cette interdiction figure déjà aux articles R. 434-11 et R. 434-16 du code de la sécurité intérieure. Plutôt qu’une inutile répétition, il aurait été préférable de rappeler que tout contrôle d’identité opéré sur des motifs discriminatoires engage la responsabilité de l’État. Il aurait également été préférable de définir le contrôle discriminatoire comme celui qui est réalisé sous l’influence d’une erreur tellement manifeste qu’un officier de police judiciaire normalement soucieux de ses devoirs n’y aurait pas été entraîné ou encore comme celui qui révèle l’animosité personnelle, l’intention de nuire ou qui procède d’un comportement anormalement déficient.
Ainsi, le contrôle d’identité ne serait pas limité ab initio,…
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. André Reichardt. … et les abus seraient sanctionnés a posteriori. Une telle sanction aurait plus d’effet. C’est dans ce sens qu’auraient dû aller les auteurs de la proposition de loi.
Mme Esther Benbassa. Heureusement !
M. le président. Je suis saisi de deux amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 2, présenté par M. Pozzo di Borgo, est ainsi libellé :
Alinéa 5
Remplacer cet alinéa par neuf alinéas ainsi rédigés :
« Les contrôles d'identité réalisés en application du présent article donnent lieu, à peine de nullité, à l'établissement d'un procès-verbal. Il mentionne :
« - l'identité de la personne contrôlée ;
« - le(s) motif(s) du contrôle ;
« - le jour, le lieu, et l'heure du contrôle d'identité ;
« - le matricule de l'agent ayant procédé au contrôle d'identité ;
« - l'aboutissement du contrôle d'identité ;
« - les observations éventuelles de la personne ayant fait l'objet du contrôle.
« Un décret en Conseil d'État fixe les modalités de publicité de l'immatriculation des officiers de police judiciaire, des agents de police judiciaire et des agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1 du présent code. Il fixe également les modalités de garantie de l'anonymat des personnes contrôlées. Il détermine les voies de recours administratifs, auprès de l'Inspection générale de la police nationale, ouvertes au bénéfice des personnes soumises à des contrôles d'identité non justifiés au sens du présent article.
« La loi de finances de l'année détermine les indicateurs de performance pertinents pour mesurer l'évolution de la fréquence de ces recours. »
La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo.
M. Yves Pozzo di Borgo. L’étude du CNRS, à laquelle j’ai fait référence lors de la discussion générale, du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales ainsi que les travaux de l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch démontrent que les personnes perçues comme « arabes » ou « noires » subissent des contrôles de police à une fréquence six à huit fois plus élevée que des individus perçus comme « blancs ». Selon ces différents rapports, le contrôle au faciès serait donc une réalité. Entre 2011 et 2015, la suppression de la police de proximité a aggravé ces dysfonctionnements.
Dans mon amendement, j’ai essayé de me placer dans la logique de la police – j’ai d’ailleurs travaillé en lien avec la préfecture de police. Afin de lutter contre les éventuelles discriminations subies par certaines personnes, notamment du fait de leur apparence physique, lors des contrôles d’identité, je propose de préciser les mentions nécessaires dans le procès-verbal, notamment l’identité de la personne contrôlée, le jour, le lieu et l’heure du contrôle, le matricule de l’agent y ayant procédé, les observations éventuelles de la personne contrôlée. Ces mentions permettraient de protéger aussi bien l’agent de police que la personne contrôlée. La délivrance de ces récépissés serait placée sous l’autorité de l’Inspection générale de la police nationale.
Pour ne citer que quelques exemples chez nos voisins européens, en Grande-Bretagne, en Espagne ou encore en Hongrie, les services de police remettent un récépissé après un contrôle d’identité. En Grande-Bretagne, pays pionnier en Europe pour l’avoir adopté dès 1984, le récépissé mentionne l’origine ethnique de la personne contrôlée – toute mention de ce type est interdite en France puisque la constitution de fichiers ethniques n’est pas autorisée –, le nom du policier, la date, l’heure, le lieu et la raison du contrôle. L’expérience s’est révélée positive.
En Espagne, les policiers doivent également donner aux citoyens un récépissé sur lequel figurent les recours qu’ils peuvent former.
À Fuenlabrada, ville située dans la banlieue de Madrid et comptant 210 000 habitants, dont 16 % d’immigrés et 250 policiers, les effets du programme lancé en 2007 ont été immédiats : en six mois, le nombre de contrôles par la police a été réduit de moitié, passant de 8 000 à 4 000, et le taux d’efficacité de la lutte contre la délinquance n’a cessé d’augmenter, permettant de réduire cette délinquance.
La mise en place du récépissé dans ces pays a permis de cibler des contrôles sur la base du comportement de l’individu plutôt que sur son apparence physique ou sa couleur de peau.
En ce qui concerne l’agent de police, ce dispositif contribue à détecter et à suivre des comportements qui peuvent être inappropriés.
C’est la raison pour laquelle j’ai déposé cet amendement, qui reprend le texte de ma proposition de loi.
M. le président. L'amendement n° 3, présenté par Mme Benbassa et les membres du groupe écologiste, est ainsi libellé :
Alinéa 5
Remplacer cet alinéa par sept alinéas ainsi rédigés :
« Les contrôles d’identité réalisés en application du présent article donnent lieu, à peine de nullité, à l’établissement d’un document spécifiant :
« 1° Les motifs justifiant le contrôle ainsi que la vérification d’identité ou la fouille ;
« 2° Le jour et l’heure à partir desquels le contrôle ou la fouille a été effectué ;
« 3° Le matricule de l’agent ayant procédé au contrôle ou à la fouille ;
« 4° Les observations de la personne ayant fait l’objet du contrôle ou de la fouille.
« Ce document est signé par l’intéressé ; en cas de refus de signer, mention en est faite. Un double est remis à l’intéressé.
« Un procès-verbal retraçant l’ensemble des contrôles est transmis au procureur de la République.
La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Je l’ai dit au cours de la discussion générale, nous souscrivons sans réserve à la proposition de loi de nos collègues communistes.
Le présent amendement vise simplement à formaliser le récépissé au contrôle d’identité que nous appelons de nos vœux depuis de nombreuses années. Il ne s’agit en aucun cas de défiance envers la police ; il s’agit d’un outil de pacification des relations entre les forces de l’ordre et la population.
Avec ce récépissé, chaque personne contrôlée disposera d’une preuve du contrôle lui permettant, le cas échéant, de faire valoir le caractère abusif des contrôles dont elle fait l’objet auprès des autorités administratives indépendantes compétentes.
Aujourd’hui, plusieurs syndicats de police ont appelé à des rassemblements, notamment pour dénoncer la « haine anti-flics ». Cette haine nous la dénonçons avec force, tout comme les actes de violence intolérables dans certains policiers ont été victimes. Nous dénonçons aussi avec force – ce n’est pas incompatible – les contrôles d’identité abusifs et discriminatoires dont de nombreux jeunes font l’objet.
J’en suis convaincue, seul le récépissé sera à même de recentrer le contrôle d’identité sur sa raison d’être et de restaurer une part de la confiance que la population doit avoir en sa police.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Alain Marc, rapporteur. Ces deux amendements visent à préciser le contenu du récépissé qui serait délivré après chaque contrôle d’identité. Puisque la commission a proposé le rejet de la proposition de loi, elle demande donc, par cohérence, le retrait des amendements ; à défaut, elle émettra un avis défavorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Clotilde Valter, secrétaire d'État. Le Gouvernement émet un avis défavorable.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer, depuis 2012, des outils ont été mis en place et des garanties ont été apportées permettant d’éviter ces discriminations.
Mme Esther Benbassa. Pour quels résultats ?
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot, pour explication de vote.
M. Jacques Bigot. L’adoption de ces deux amendements, en particulier celui de Mme Benbassa, aboutirait véritablement à créer non pas un récépissé, mais un procès-verbal d’interpellation. En conséquence de quoi, les policiers ou les gendarmes procédant à un contrôle pourraient retenir la personne contrôlée, dans un véhicule automobile, par exemple, le temps d’établir le récépissé… Une telle disposition conduirait à un excès qui irait à l’encontre de l’objectif visé par les auteurs de la proposition de loi.
L’idée du récépissé n’est pas à balayer d’un revers de main pour l’avenir, mais, comme je l’ai dit précédemment, il faut laisser travailler la police en tenant compte des nouveaux paramètres – le code de déontologie, la formation, les caméras-piétons, l’immatriculation et le signalement sur internet –, qui permettront de contrôler les abus. Si ceux-ci persistent sans qu’il soit moyen de les réduire par l’éthique et la déontologie, il faudra peut-être adopter des solutions plus coercitives pour les policiers. Toujours est-il que le moment n’est pas venu.
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour explication de vote sur l'article.
Mme Éliane Assassi. Je sais bien que M. Masson n’est pas là et qu’il n’a pas défendu son amendement. J’aimerais néanmoins revenir sur son contenu, qui est proprement scandaleux, comme l’a dit Laurence Cohen dans son intervention.
Outre le fait que M. Masson n’a pas de courage, je voudrais lui rappeler, par micro interposé, qu’il a une chance inouïe, celle de pouvoir bénéficier de l’immunité parlementaire, car ce qui est écrit dans l’objet de son amendement relève d’une infraction : l’incitation à la discrimination religieuse.
En dehors de cet hémicycle, les propos de M. Masson seraient un délit. Je tenais à le dire avant la fin de notre débat. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste et républicain. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. Je mets aux voix l'article 1er.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe CRC.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 226 :
Nombre de votants | 339 |
Nombre de suffrages exprimés | 335 |
Pour l’adoption | 33 |
Contre | 302 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, il est dix-huit heures trente.
Je vous rappelle que la présente proposition de loi a été inscrite par la conférence des présidents dans le cadre de l’ordre du jour réservé au groupe communiste républicain et citoyen, c’est-à-dire pour une durée de quatre heures.
Ces quatre heures étant écoulées, je me vois dans l’obligation d’interrompre l’examen du texte.
Il appartiendra à la conférence des présidents d’inscrire à l’ordre du jour d’une prochaine séance la suite de la discussion de cette proposition de loi.
Avant d’aborder le point suivant de l’ordre du jour, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures trente, est reprise à dix-huit heures trente-cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
10
Protection du crédit immobilier français
Adoption d’une proposition de résolution
M. le président. L’ordre du jour appelle l’examen de la proposition de résolution visant à protéger le système du crédit immobilier français dans le cadre des négociations de Bâle présentée, en application de l’article 34-1 de la Constitution, par MM. Didier Guillaume, Richard Yung et les membres du groupe socialiste et républicain (proposition n° 523).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Didier Guillaume, auteur de la proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Didier Guillaume, auteur de la proposition de résolution. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’aborder la proposition de résolution visant à protéger le système du crédit immobilier français dans le cadre des négociations de Bâle, je voudrais, en mon nom personnel et au nom du groupe socialiste et républicain, m’élever très vivement contre les exactions commises cet après-midi à l’encontre des forces de l’ordre. Nous avons vu des images inacceptables, dont une voiture de police brûlée. Ces faits doivent être dénoncés haut et fort et leurs auteurs condamnés. Je veux rappeler, au nom de tous les sénateurs, sur quelque travée qu’ils siègent, notre entier soutien aux forces de police et aux forces de l’ordre, dont nous avons bien besoin pour le maintien de la sécurité dans notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
Il y a huit ans, la crise des subprimes éclatait aux États-Unis. Cette crise a débouché par la suite sur celle des dettes souveraines, notamment en Europe, empêchant la reprise économique et la retardant jusqu’à récemment. Nous sortons à peine de cette crise majeure. Pourtant, les failles qui ont éclaté au grand jour à l’occasion de la crise des subprimes font de nouveau peser un risque sur notre économie.
La source de cette inquiétude réside à Bâle, au sein du Comité des banques centrales qui s’y réunit. Cette instance, créée en 1974 par les banques centrales elles-mêmes, est chargée de veiller à la solidité du système financier, objectif tout à fait louable et utile pour la stabilité de notre économie. Après 2008, ce comité a d’ailleurs pris des mesures prudentielles utiles avec les accords dits de « Bâle III », notamment en renforçant les niveaux de garanties demandées aux banques.
Aujourd’hui, la révision de ces mesures suscite l’inquiétude du groupe socialiste et républicain et, bien au-delà, celle de tous nos collègues ; elle a motivé le dépôt de cette proposition de résolution.
Les travaux actuels du comité de Bâle, s’ils devaient se poursuivre dans cette direction, menaceraient gravement le système français du crédit immobilier, le modèle de financement de l’habitat dans notre pays. Ce serait une véritable remise en cause du modèle français du crédit.
Tout crédit recèle un risque inhérent. Toutefois, le système français a la vertu de faire peser ce risque en partie sur les banques, en faisant du taux fixe la généralité. Ce premier principe, le comité de Bâle veut le remettre en cause au profit des taux variables.
Le système français protège également les emprunteurs du défaut de paiement en évaluant leur capacité à rembourser. Ce principe serait aussi remis en cause, faisant peser des risques d’impayés sur les emprunteurs et sur les banques.
Enfin, en France, les crédits sont garantis principalement par cautionnement, un fonctionnement qui permet de pallier les défauts et d’assurer une stabilité. Le comité envisage également de remettre en cause ce principe, au profit de l’hypothèque dont les limites sont connues depuis les subprimes, ce qui serait inacceptable.
Les trois principes du crédit immobilier à la française sont donc ainsi contestés, au nom de visions techniques, voire technocratiques, et par méconnaissance de la réalité du fonctionnement des crédits dans notre pays.
Nous devons le rappeler, en France, 80 % des crédits aux particuliers sont des crédits à l’habitat. C’est un signe de vitalité pour un système qui produit moins de 1 % d’impayés. L’alignement sur le modèle américain serait source d’instabilité pour les ménages qui empruntent et augmenterait fortement les risques de surendettement.
Les premières personnes qui souffriraient de ces nouvelles règles sont nos concitoyens, notamment les plus modestes. Ce sont eux qui ont déjà été les plus durement frappés par la crise de 2008. Ce sont eux que nous proposons aujourd’hui de protéger, car nous ne voulons pas voir dans notre pays les drames humains qui ont suivi directement la crise des subprimes. Plus largement, c’est tout l’équilibre économique du logement en France qui serait remis en question, jusqu’au financement de la construction, alors que le secteur redémarre tout juste et qu’il s’agit d’un pilier indispensable à la croissance.
Nous ne pouvons accepter cette remise en cause, ce risque, cette menace contre le financement du logement dans notre pays. C’est un danger économique et social que nous devons contrer tant qu’il en est encore temps.
La France agit pour améliorer le système financier international, pour le stabiliser, afin que les banques soient au service de l’économie réelle. Des mesures ont été prises, notamment depuis 2012, pour sécuriser le système bancaire européen ou encadrer les activités spéculatives.
La régulation en matière bancaire est indispensable. C’est pour cela que nous sommes attentifs aux travaux de Bâle. C’est aussi pour ces raisons que nous sommes opposés aux premiers éléments qui sortent de ces travaux. Le comité de Bâle fait fausse route : réglementer ne signifie pas standardiser.
En matière d’accès au marché immobilier, le modèle français est juste et équilibré. Il doit perdurer, car il permet au plus grand nombre l’accès à la propriété, il permet de transmettre un patrimoine, il permet à ceux qui ont travaillé toute leur vie de laisser un bien à leurs enfants. Il est donc nécessaire, je dirais même vital, pour notre économie, que les banquiers de Bâle prennent en compte ces spécificités économiques de notre pays.
Les principes du crédit immobilier français, que j’ai déjà exposés, sont des atouts qui devraient plus inspirer qu’être gommés. Ce sont des règles qui permettent de maintenir le dynamisme de l’accession à la propriété dans notre pays. La volonté du comité est d’augmenter la stabilité du système. Pourquoi, alors, renier un modèle stable ?
Le débat d’aujourd’hui soulève une autre question, celle de la place de la politique face à des institutions financières internationales, non élues, qui ne disposent pas d’une légitimité populaire. Bref, c’est la question démocratique qui doit être au cœur de la réflexion.
L’instance qui menace aujourd’hui le financement français de l’habitat ne dispose d’aucun espace démocratique, d’aucun lieu d’échange avec les parlements, qu’ils soient européens ou nationaux. Pourtant, les conséquences seront directes sur la vie quotidienne de nos concitoyens.
L’opacité qui règne dans cette instance, la même que celle qui prévaut dans les négociations sur le traité transatlantique, n’est pas admissible pour nous, législateurs. Elle n’est plus admissible pour les citoyens. Elle alimente la défiance envers les institutions. Dans la crise démocratique que nous vivons, les citoyens veulent savoir que leurs parlementaires les défendent.
La réalité est donc la suivante : si nous, sénateurs, comme les députés, ne lançons pas l’alerte sur ce sujet, alors personne ne pourra s’opposer aux décisions du comité. Elles s’imposeront à l’ensemble de nos banques dans les prochains mois.
Monsieur le secrétaire d’État, je sais que vous-même et M. Sapin êtes très impliqués sur ces questions, très attentifs quant à la stabilité du système financier. Nous soutenons vos efforts en présentant cette proposition de résolution, qui, nous l’espérons, sera adoptée.
M. Richard Yung. Très bien !
M. Didier Guillaume. C’est ainsi que nous assumons notre rôle de législateurs. Nous devons affirmer, plus que jamais, notre pouvoir de décision et de contrôle sur ce qui régit le quotidien des Français. C’est l’un des enjeux de la démocratie moderne face à ces comités internationaux. Le huis clos technocratique ne doit pas prendre le dessus sur l’assemblée démocratique : c’est ainsi que nous redonnerons confiance aux peuples dans la politique.
C’est pourquoi, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les sénateurs socialistes et républicains proposent à l’ensemble du Sénat de voter une résolution pour donner mandat à la Banque de France et au Gouvernement de défendre le modèle français du crédit immobilier.
La crise de 2008 n’est pas venue de l’Europe. Ne nous laissons pas imposer les règles qui ont mené l’économie mondiale dans le mur. Assumons notre modèle de financement du logement qui est juste, qui permet à des millions de Français d’avoir un appartement, une maison. Défendons un système qui est moins risqué que celui qui nous est proposé. Affirmons que la régulation financière est un sujet avant tout politique, parce qu’elle concerne chaque citoyen. Remettons de la démocratie dans tous les espaces de décision, de la transparence dans toutes les instances.
Les citoyens nous attendent. Cette résolution ne concerne pas qu’un enjeu économique ; c’est aussi une responsabilité démocratique, une responsabilité politique, une responsabilité pour la France, pour son patrimoine, pour notre histoire. C’est pourquoi, mes chers collègues, je vous appelle à voter le plus largement possible cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le comité de Bâle, en charge de la modernisation des règles internationales en matière de contrôle prudentiel, a vu son rôle s’accroître considérablement avec la crise de 2008.
Constatant que la faiblesse des liquidités et des fonds propres avaient catalysé la contagion des défauts, les accords dits de « Bâle III » ont, en 2010, renforcé les ratios exigibles des banques. Les discussions du comité se poursuivent, depuis, avec régularité. Le bruit court aujourd’hui que de nouvelles contraintes prudentielles seraient à l’étude.
Malheureusement, l’opacité qui préside à ces travaux – par ailleurs très techniques – nous force à nous contenter de rumeurs qui, en l’occurrence, évoquent un nouveau renforcement des fonds propres, pour mieux couvrir les prêts de long terme à taux fixe. En effet, les banques qui les consentent sur la base actuelle de taux très bas prennent un risque substantiel en cas de remontée des taux plus ou moins rapide. Augmenter les capitaux propres associés permettrait donc aux banques de mieux se prémunir contre ce risque.
Une telle mesure affecterait particulièrement les banques françaises, dont les crédits immobiliers sont très majoritairement à taux fixe. Il n’en fallait pas moins pour susciter une offensive du puissant lobby bancaire français, suivi de très près par les non moins puissants acteurs de l’immobilier : promoteurs, constructeurs, agences, etc.
La présente résolution me semble s’inscrire en relais politique de ce discours.
Comme l’a fort bien exprimé tout à l’heure M. Guillaume, il consiste d’abord à rappeler les trois spécificités du modèle français de crédit immobilier, par rapport au modèle anglo-saxon : d’abord, des taux fixes, qui protègent les ménages du risque de volatilité des marchés ; ensuite, des critères d’éligibilité fondés sur la solvabilité de l’emprunteur et non pas sur la valeur du bien acquis, enfin, une garantie par le cautionnement plutôt que par l’hypothèque.
Il faut reconnaître que, si ce modèle français avait prévalu aux États-Unis en 2007, cela nous aurait probablement épargné la crise des subprimes et toutes ses désastreuses conséquences en chaîne. Ces caractéristiques du système français doivent absolument être préservées. Sur ce point, nous rejoignons tout à fait la résolution proposée par le groupe socialiste et républicain.
En revanche, en tirer la conclusion que toute nouvelle exigence de fonds propres conduirait à un renchérissement du coût du crédit pour l’emprunteur, puis à la destruction pure et simple de ce modèle est, à notre sens, beaucoup plus discutable.
D’abord, les banques françaises possédaient, à la fin du mois de février, l’encours important de 868 milliards d’euros de crédits immobiliers, dont l’essentiel est à taux fixe. Malgré les caractéristiques sécurisantes du système français, il n’est donc pas interdit de s’interroger, compte tenu du niveau des taux aujourd’hui, sur les conséquences de leur éventuelle remontée, d’autant plus que les banques françaises ont une responsabilité directe dans la faiblesse actuelle des taux. En effet, celles-ci se livrent entre elles à une féroce concurrence à la baisse, se servant des crédits immobiliers comme des produits d’appel pour fidéliser la clientèle. Les établissements se rattrapent ensuite sur le coût de l’assurance, ainsi que sur les frais courants, les clients ayant souvent tendance à domicilier leur compte dans la même banque que leur prêt.
À conjoncture identique, on pourrait donc déjà relever légèrement les taux immobiliers en baissant les coûts annexes du crédit, dans une opération relativement neutre pour les consommateurs. Cela permettrait de commencer à amoindrir le risque. Pour cela, il ne tient qu’aux banques françaises de changer leurs pratiques commerciales.
En réalité, le véritable problème est ailleurs : renforcer le capital des banques diminue mécaniquement leur rentabilité, donc leur cours boursier, sur lequel sont indexées les stock-options de leurs dirigeants. En effet, les banques pourraient très bien augmenter encore un peu leur capital, sans avoir à faire voler en éclats notre système de crédit immobilier. Il suffirait tout simplement de distribuer un peu moins de résultat aux actionnaires…
Or M. Hyun Song Shin, le chef économiste de la Banque des règlements internationaux, la fameuse BRI, vient justement de dénoncer, le 7 avril dernier, la trop généreuse politique de dividendes des banques européennes, qui nuit selon lui à l’économie. Étudiant un échantillon de 90 banques européennes entre 2007 et 2014, il montre que leurs dividendes se sont élevés à 75 % de leur mise en réserve, alors même que la crise aurait pu inciter à la retenue. Pour les banques françaises, qui sont les plus rémunératrices de l’échantillon, les dividendes atteignent même 173 % de la mise en réserve !
Mes chers collègues, notre modèle de crédit immobilier ne doit pas servir ici d’alibi au regrettable choix d’affectation du résultat des banques, notamment françaises, dont toute notre économie pâtit. Nous ne souscrivons donc pas à cette partie du raisonnement qui sous-tend la résolution, lui préférant le commentaire formulé à ce propos par le gouverneur de la Banque de France devant la commission des finances du Sénat : « Les banques françaises sont parfois un peu trop promptes à lancer des alertes… »
Néanmoins, parce que nous partageons pleinement le plaidoyer pour le système français de crédit immobilier et qu’il nous semble que les discussions de Bâle devraient être beaucoup plus transparentes et légitimes, le groupe écologiste s’abstiendra sur ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Pierre-Yves Collombat.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, contrairement aux auteurs de la proposition de résolution, je ne suis pas ému par un taux de croissance de 1,2 %, dont rien ne garantit la pérennité, ni satisfait des réponses européennes à une crise venue, certes, des États-Unis, mais rendue européenne par un système financier gorgé de créances douteuses, puis par un mode de construction de l’euro non viable. Cela dit, je tiens à les féliciter sincèrement et chaudement pour leur vigilance et leur clairvoyance.
Le danger qu’ils soulignent est bien réel, les points du débat qu’ils relèvent tout à fait pertinents. Ceux-ci ayant été clairement exposés par Didier Guillaume, il serait inutile de vous les rappeler.
Le groupe du RDSE, unanime, soutiendra donc sans réserve, globalement et dans ses détails, la proposition de résolution qui nous est présentée. Reste à espérer qu’elle sera entendue par le très démocratique comité de Bâle, tellement transparent qu’il en est devenu invisible (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.), ce qui suppose qu’on ne se couche pas sous prétexte qu’« il n’y a pas d’alternative », comme le disait une grande humaniste qui, je le constate, a fait de nombreux adeptes.
M. André Gattolin. Comparaison n’est pas raison !
M. Pierre-Yves Collombat. Tout de même, chers collègues, que signifie cette nouvelle alerte ? Tout simplement que les propriétaires et gardiens du système financier, loin d’avoir tiré les enseignements de la crise, continuent sur la même lancée. Dans le cas d’espèce, les remèdes pour juguler les crises et pour prévenir celles qui risqueraient de se produire sont pires que le mal.
Comme on n’a pas sauvé la Grèce, mais les banques françaises et allemandes installées en Grèce, comme on a réglé la question des faillites bancaires en appelant les déposants à la rescousse sans interdire aux banques de spéculer, il s’agit ici de reporter sur les emprunteurs les risques des prêts immobiliers et, accessoirement, de relancer ce marché en facilitant la spéculation.
Cela a été dit, la pénalisation des prêts à long terme à taux fixes, par rapport aux prêts à taux variables, revient à déplacer le risque des banques vers les particuliers ; elle revient aussi à reléguer à la marge le financement de l’immobilier par l’épargne.
Asseoir l’éligibilité des emprunteurs sur la valeur du bien détenu plutôt que sur leur solvabilité, préférer l’hypothèque au cautionnement sont aussi des invitations à la titrisation, aux produits dérivés qui les suivent et à la spéculation qui va avec.
Comme par hasard, la Commission européenne et la Banque centrale européenne entendent aujourd’hui relancer la titrisation, une titrisation qui, nous dit-on, serait sans risque cette fois, bien évidemment !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Bien sûr !
M. Pierre-Yves Collombat. Ils sont vraiment irrécupérables ! À se demander si Vivianne Forrester n’avait pas raison : le système se nourrit des catastrophes qu’il crée.
En tout cas, je souscris pleinement à cette initiative qui prouve que tout le monde ne baisse pas les bras. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste. M. Michel Canevet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je partage largement, avec les membres du groupe Les Républicains, l’objectif des auteurs de cette proposition de résolution : rappeler l’attachement des parlementaires à un modèle français de financement de l’immobilier qui a fait preuve, nous le constatons tous, d’une grande résilience lors de la grande crise financière et qu’il convient à ce titre de préserver.
Cet objectif doit toutefois être concilié avec la nécessité de finaliser le nouveau cadre réglementaire mis en place après la crise, dont l’accord international dit de « Bâle III » constitue l’un des jalons essentiels. La commission des finances du Sénat, consciente des enjeux, a interrogé les services de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, l’ACPR, sur les négociations en cours au comité de Bâle pour éviter d’éventuelles mauvaises surprises et mieux appréhender les évolutions futures.
Je tiens tout d’abord à revenir sur l’inquiétude de nos concitoyens, dont la presse s’est fait l’écho, qui considèrent à juste titre que la proportion de 85 % de prêts immobiliers à taux fixe doit être préservée. En France, comme vous le savez, ce sont majoritairement les banques qui supportent le risque de taux, et non les ménages. C’est évidemment une bonne chose, la crise des subprimes ayant rappelé à quel point il est difficile pour les particuliers de gérer ce risque.
Toutefois, notre attachement à ce modèle ne doit pas nous conduire à sous-estimer le risque qu’il emporte pour les banques. Pour rappel, la mauvaise gestion du risque de taux par les caisses d’épargne américaines dans les années quatre-vingt avait coûté plus de 120 milliards de dollars au contribuable américain. Les événements s’inscrivent d’ailleurs toujours dans des cycles, car c’était le plan de redressement des caisses d’épargne américaines qui avait inspiré au ministre Edmond Alphandéry des propositions en vue du sauvetage, à l’époque, du Crédit lyonnais – je ne suis pas certain que la solution de la « bonne » et de la « mauvaise » banque était judicieuse, mais c’est un fait !
Aussi, dans un contexte inédit de taux bas, le comité de Bâle a souhaité renforcer la convergence de l’encadrement prudentiel du risque de taux, suscitant de nombreuses inquiétudes.
Depuis, les négociations ont bien avancé. Nous pouvons être rassurés, mes chers collègues : il n’y aura finalement pas de nouvelle charge en fonds propres imposée systématiquement aux banques françaises. En effet, on peut le constater, les banques européennes respectent toutes les mesures qui ont été prises précédemment lors des accords dits de « Bâle II » et de « Bâle III ». En revanche, les banques américaines s’en dispensent largement.
Pour ce qui concerne les groupes français, il reviendra au superviseur européen d’apprécier au cas par cas l’ampleur de ce risque. Ce compromis nous semble bon, mais nous devrons rester vigilants.
En matière de régulation, il me semble que nous avons fait, en leur temps, tous les efforts nécessaires. Bien sûr, ils ont été coûteux pour le système bancaire français, mais ils ont apporté une garantie à nos concitoyens. Désormais, nous pouvons considérer que le travail a été fait et qu’il est même renforcé à l’échelle européenne.
Une deuxième inquiétude est relative au risque de crédit.
Pour calculer leurs exigences de fonds propres en matière de crédits immobiliers, les banques peuvent, soit retenir l’approche standard déterminée par le comité de Bâle, soit utiliser leur propre modèle interne. Là est, en réalité, le principal enjeu.
M. Richard Yung. C’est en effet très important !
M. Francis Delattre. Nous souhaitons que les banques françaises puissent s’inspirer de leur propre modèle interne, qui a fait ses preuves.
Qu’il s’agisse de l’approche standard ou des modèles internes, d’importantes évolutions sont naturellement en cours.
À l’heure actuelle, le comité de Bâle discute d’une nouvelle approche standard relative au risque de crédit. Sur ce front, je souscris tout à fait aux inquiétudes exprimées ici ou là : il est regrettable que les nouvelles pondérations proposées ne tiennent pas compte du taux d’endettement de l’emprunteur.
Toutefois, gardons à l’esprit que cette approche dite « standard » ne concerne que 15 % des crédits immobiliers octroyés sur le sol français. Ce constat nous conduit à notre véritable motif d’inquiétude face au risque de crédit, à savoir – je le répète – la volonté du comité de Bâle de restreindre l’usage du modèle interne, qui concerne 85 % des crédits immobiliers français.
M. Pierre-Yves Collombat. Forte proportion !
M. Francis Delattre. Là encore, il faut raison garder : pour des actifs similaires, plusieurs études ont mis au jour des variations importantes et non justifiées des résultats des modèles internes employés par les banques. Plutôt que de contester ces dispositifs, mieux vaut renforcer leur harmonisation et leur fiabilité. Ce serait plus opportun !
En revanche, l’idée d’instaurer des planchers impératifs de fonds propres pour faire le lien entre l’approche standard et l’approche interne, par exemple en imposant que le résultat obtenu par le modèle interne représente moins de 90 % de celui qu’aurait dégagé le modèle standard, doit être examinée avec beaucoup de circonspection.
Gardons cette réalité à l’esprit : si les régulateurs ont fortement encouragé le développement des modèles internes, c’est parce que les modèles standardisés donnent souvent des résultats trop frustes et réduisent l’incitation des banques à développer des outils fins de gestion et de suivi des risques. Cela étant, peut-être le Gouvernement pourrait-il nous indiquer quelle position notre pays défend sur ce sujet ?
Avant de conclure, j’évoquerai brièvement un troisième et dernier motif d’inquiétude évoqué par nos collègues, auxquels je m’associe pleinement : il est indispensable que le cautionnement soit reconnu comme un mécanisme équivalent à l’hypothèque.
En la matière, force est de constater que le document de consultation publié en décembre dernier par le comité de Bâle ne fait référence qu’à l’hypothèque, ce qui est regrettable. L’ACPR nous a toutefois indiqué que, dans les faits, les prêts cautionnés pourront être pondérés en fonction de la qualité du garant. Sur ce point, peut-être le Gouvernement pourrait-il également nous fournir quelques précisions ?
Monsieur le secrétaire d’État, ce débat doit nous conduire à poser la question du coût des hypothèques : pourquoi ces dernières sont-elles si chères en France par rapport à d’autres États européens ? Le développement de ce dispositif s’en trouve freiné dans notre pays. Or, pour les banques, l’essor des hypothèques présenterait un véritable intérêt, leur refinancement sur le marché étant beaucoup plus aisé.
En conclusion, il nous semble important que le Gouvernement apporte des précisions face aux différents motifs d’inquiétude invoqués par nos collègues dans leur proposition de résolution.
J’en suis convaincu, il est parfaitement possible de concilier stabilité financière et préservation de notre modèle de financement des crédits immobiliers. Que chacun en soit assuré : à l’instar des membres de la commission des finances, les élus du groupe Les Républicains resteront particulièrement vigilants quant à l’issue des négociations en cours ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Richard Yung. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Michel Canevet.
M. Michel Canevet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à mon tour, au nom du groupe UDI-UC, je tiens à m’associer aux propos que M. Guillaume a prononcés à la suite des nouvelles dégradations subies par les biens matériels de l’État. J’espère que le Gouvernement mettra en œuvre tous les moyens dont il dispose pour retrouver les auteurs de ces exactions.
Cette précision étant faite, je remercie M. Guillaume et, plus largement, les membres du groupe socialiste et républicain d’avoir déposé cette proposition de résolution. En effet, ce texte nous permet de discuter d’une question importante : le crédit immobilier et les conditions dans lesquelles il est possible d’accéder au logement dans notre pays.
Chacun connaît le contexte dans lequel se trouve notre pays en matière de logement. On ne saurait en faire abstraction dans le cadre de cette discussion.
Nul n’ignore que ce secteur ne va pas très bien. En 2012, le Président de la République s’était engagé à ce que, durant son mandat, 500 000 logements soient construits chaque année. L’année dernière, on en a totalisé, sauf erreur de ma part, 387 000. On est donc bien loin des objectifs fixés. On est également bien loin de répondre aux besoins de la population !
Ceux d’entre nous qui sont maires ou présidents d’intercommunalité le savent mieux que quiconque : en matière de logement, les listes d’attente sont extrêmement longues.
M. Charles Revet. Et elles le sont de plus en plus !
M. Michel Canevet. Un effort est nécessaire pour que chacun puisse trouver un logement correspondant à ses attentes. On ne peut supporter plus longtemps de voir des personnes vivre dans la rue, faute de recevoir la moindre offre de logement.
Plus précisément, la présente proposition de résolution porte sur de nouvelles dispositions que le comité de Bâle pourrait adopter.
Avant tout, les élus du groupe UDI-UC se réjouissent que le comité de Bâle existe. Cette instance a été créée il y a plus de quarante ans. Son intervention s’est révélée efficace et opportune face aux crises qu’ont subies différents continents, notamment l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord. La grande crise financière qui a frappé les États-Unis en 2007, avant de prendre une ampleur mondiale, est encore dans tous les esprits. Nous n’avons cessé de la dénoncer depuis lors.
À cet égard, nous pouvons bel et bien louer le comité de Bâle : grâce à la réflexion commune menée par les pays qui le composent, ont été mises en place diverses règles prudentielles qui ont permis à l’ensemble des opérateurs d’être beaucoup plus fiables. Il était nécessaire de restaurer la confiance dans notre système financier. À défaut, on aurait mis en péril l’économie mondiale dans son ensemble et l’économie française en particulier.
Voilà pourquoi je salue les travaux du comité de Bâle, qui ont ensuite été traduits dans les droits nationaux.
Monsieur Guillaume, à ce titre, permettez-moi de vous rassurer. Vous semblez vous inquiéter des conséquences des discussions en cours au sein du comité de Bâle. Mais ce dernier ne fait qu’établir des normes standard. Ensuite, chaque pays doit traduire ces dispositions dans sa législation pour qu’elles deviennent effectivement opposables aux tiers. (M. Richard Yung manifeste sa circonspection.)
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Ce n’est pas si simple !
M. Michel Canevet. Il est bien clair que, si nous ne transcrivons pas, dans notre droit, les mesures décidées à Bâle, ces dernières ne s’appliqueront pas.
De plus, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, l’a clairement expliqué devant la commission des finances : la priorité n’est pas de conclure un accord de Bâle IV, mais de parachever l’accord de Bâle III. Dans ce cadre, l’enjeu, c’est que les banques continuent de travailler en confiance avec l’ensemble de leurs clients.
Cela étant, j’en conviens, les travaux du comité de Bâle peuvent susciter des inquiétudes en France. Notre pays a un réel attachement au logement et à la propriété individuelle. Environ 57 % des Français sont propriétaires de leur résidence principale. Dans le territoire que j’ai l’honneur d’administrer, ce taux avoisine même les 68 %. On le constate clairement, nos concitoyens sont attachés à la propriété de leur logement.
Les politiques publiques mises en œuvre doivent accompagner toutes celles et tous ceux qui veulent devenir propriétaires. Hélas, le taux d’accédants a diminué au cours des dernières années.
M. Charles Revet. Eh oui !
M. Michel Canevet. André Gattolin a évoqué, pour le financement des prêts bancaires, une enveloppe d’encours d’un peu moins de 1 000 milliards d’euros, mais il faut savoir que, pour l’essentiel, les crédits immobiliers aujourd’hui accordés dans notre pays sont destinés à des personnes qui sont déjà propriétaires. Les primo-accédants représentent à peu près 16,6 % des bénéficiaires de crédits. Or, je le répète, ce taux n’a cessé de baisser depuis quelques années. Cela prouve bien que des efforts sont nécessaires pour promouvoir l’accès à la propriété.
En France, le dispositif privilégié est le recours au taux fixe. Environ 85 % des crédits octroyés sont assortis d’un taux fixe et l’on ne peut que s’en féliciter. En effet, il faut se méfier des taux variables. Aujourd’hui, ceux qui gèrent des collectivités territoriales mesurent pleinement les conséquences des emprunts dits « toxiques » !
M. Charles Revet. Exactement !
M. Michel Canevet. À une époque où l’inflation était élevée, un certain nombre de particuliers accédant à la propriété ont, à l’instar de telle ou telle collectivité locale, eu recours à des emprunts à taux variables. Par la suite, ces derniers ont parfois connu de très fortes évolutions.
Nous devons absolument conserver ce modèle fondé sur les taux fixes : malgré les incidents que les uns et les autres peuvent subir au cours de leur vie, ce choix est le mieux à même de sécuriser l’ensemble des accédants à la propriété et il garantit le bon fonctionnement de notre système financier.
Je le répète, les membres du groupe UDI-UC voteront cette proposition de résolution, qui a le mérite d’aborder de véritables problèmes ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Thierry Foucaud.
M. Thierry Foucaud. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en 2012, le secteur du crédit immobilier a connu des moments difficiles dans notre pays. Cette crise a conduit à la mise en place d’un plan de résolution du Crédit immobilier de France, le CIF.
Depuis, vous le savez, le personnel du CIF a payé la facture de la résolution avec un millier de suppressions d’emplois. Les prêts gérés par le CIF ont été placés sous le contrôle des sociétés anonymes coopératives d’intérêt collectif pour l’accession à la propriété, les SACICAP, au sein d’une structure d’extinction.
Dans le plan de résolution, malgré le nombre très réduit de défauts de paiement par les emprunteurs, les SACICAP se sont trouvées face à l’absence de dividendes. Certaines d’entre elles ont même été dans l’incapacité de majorer de manière significative leurs fonds propres. Voilà la situation.
Le modèle économique du crédit immobilier en France risque d’être confronté aux évolutions du travail de sécurisation des activités financières engagé par le comité de Bâle. Les recommandations de ce comité, connues sous le nom d’accords de Bâle III, posent en effet la question du devenir de nos organismes de crédit immobilier.
Dans leur version actuelle, les recommandations du comité tendent à durcir les conditions d’attribution des prêts par un établissement à concurrence de la réalité et de la consistance de ses fonds propres.
Par malchance, nos SACICAP seront confrontées jusqu’en 2018 à l’absence ou à la quasi-absence de versements de dividendes par le Crédit immobilier de France, quand elles en sont les actionnaires de référence, dans l’exécution du plan de résolution. En conséquence, il n’est pas possible d’assurer par ces produits financiers essentiels une partie d’un résultat positif susceptible de nourrir ensuite les fonds propres de ces sociétés.
Sauf erreur de ma part, les normes de Bâle III n’ont pas été adoptées aux États-Unis – ce n’est pas un aspect secondaire du sujet. Fondamentalement, elles visent à accroître la part des fonds propres « durs » figurant dans le bilan des établissements de crédit. Dans ce cadre, le noyau dur, c’est-à-dire les fonds propres, doit représenter 4,5 % du total de bilan, auquel s’ajoute un « matelas de sécurité » de 2,5 % supplémentaires. En outre, le comité de Bâle a fixé la limite des engagements de chaque établissement à trente-trois fois le montant de ses fonds propres.
Dans les faits, ce modèle de gestion bancaire tend à favoriser les établissements de crédit susceptibles ou capables de mettre en œuvre un « dégonflement » de leur bilan. Nous avons pu le constater la semaine dernière, avec les précisions apportées par les représentants du groupe Société générale quant à ses activités offshore.
Cette exigence de fonds propres et cette limitation de l’effet de levier, figurant à la base des recommandations de Bâle III, sont évidemment en forte contradiction avec le modèle de distribution de prêts des SACICAP. Ce système est largement fondé sur la proximité entre l’établissement et sa clientèle. À cet égard, il relève du « sur mesure », et la recherche de rentabilité s’y révèle somme toute relativement secondaire.
Pour augmenter ses fonds propres, comment procède aujourd’hui un établissement de crédit ? Quand il a également une activité de dépôt, ce qui, précisons-le, n’est pas le cas des SACICAP, un tel établissement procède à une augmentation du prix de ses services bancaires en vue de financer largement ses coûts de structure. Il accroît la sélectivité de sa politique de prêts et finit ainsi par éviter toute sinistralité.
Dès lors, que peuvent faire les établissements de crédit immobilier de type SACICAP, lesquels ne sont pas des établissements de dépôt ? Accroître la sélectivité des prêts revient en quelque sorte à nier le fondement même de l’activité des sociétés coopératives.
Une autre solution consiste à accroître le rendement des prêts accordés, en les indexant sur l’inflation ou, plus généralement, en les rendant variables. Ce choix revient exactement à pratiquer des méthodes qui, pendant ces trente ou quarante dernières années, ont plongé bien des ménages de notre pays dans de véritables catastrophes, appelant des plans de redressement liés aux sinistres.
Aujourd’hui, la grande majorité des accédants préfèrent des prêts à taux d’intérêt fixes et à mensualités stables, pour ne pas se trouver confrontés aux situations auxquelles exposent les prêts variables.
À cet égard, nous comprenons très bien le sens de cette proposition de résolution.
Nous devons préserver notre modèle de crédit immobilier aux particuliers, lequel n’a rien à voir avec les subprimes américains qui ont provoqué la crise financière de 2008. En la matière, il importe que le Gouvernement fasse preuve d’une détermination plus nette que celle qu’il avait affichée lors du plan de sauvetage du Crédit immobilier de France.
Cet enjeu nous semble d’autant plus important que, avec le regroupement définitif des composantes du logement social en un seul collecteur à vocation nationale, Action Logement, les accédants à la propriété risquent fort de voir leurs éventuels besoins de financement sacrifiés sur l’autel de la régulation budgétaire.
N’ayons pas peur des mots. Avec une participation des entreprises à l’effort de construction placée dans l’orbite directe du budget général et des établissements de crédit immobilier mis dans l’incapacité de travailler et de produire de nouveaux prêts, nous risquons fort de nous retrouver sans les outils nécessaires au financement de l’accession sociale à la propriété. C’est donc tout à fait naturellement que nous approuverons les termes de cette proposition de résolution.
Mes chers collègues, vous pouvez bien sûr compter sur la vigilance des élus du groupe communiste républicain et citoyen pour que la question posée aujourd’hui reçoive les réponses les plus adaptées : celles qu’attendent nos compatriotes ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste et républicain. – M. Jean-Claude Lenoir applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Richard Yung.
M. Richard Yung. Monsieur le président, mes chers collègues, par cette proposition de résolution, nous nous adressons au Gouvernement, représenté par M. le secrétaire d’État. Mais, nous en avons bien conscience, ce n’est pas le Gouvernement qui siège à Bâle.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. C’est la banque !
M. Pierre-Yves Collombat. Le vrai pouvoir !
M. Richard Yung. Au sein de ce comité, qui rassemble les banques centrales, notre pays est représenté par la Banque de France et par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Cela étant, nos débats vont dépasser les limites de cet hémicycle et leur écho atteindra le Palais-Royal, d’où il sera relayé vers d’autres cercles.
Notre but, c’est d’aider les négociateurs français. La préparation des accords de Bâle III n’est pas achevée. Elle devrait être conclue pour la fin de l’année.
Or, sur le dossier qui nous occupe ici, à savoir celui de l’immobilier, la France a du mal à trouver des alliés.
Le modèle français a été longuement décrit : je ne reprendrai donc pas cette présentation. Je souligne simplement que ce dispositif fait l’objet d’une offensive forte menée par divers pays, notamment par les États-Unis. À cet égard, nous devons l’énoncer clairement : l’opinion française n’est pas prête à voir bouleverser un système dont les qualités ont été rappelées.
Au demeurant, c’est là un des problèmes généraux des négociations menées par la Banque des règlements internationaux, la BRI, et au sein du comité de Bâle. Les États-Unis sont très organisés et défendent des positions fortes. A contrario, l’Europe se présente en ordre dispersé. Ses différents pays se rendent à Bâle de manière isolée. L’Union européenne fait peu entendre sa voix, alors qu’elle pourrait et devrait jouer un rôle de catalyseur. En conséquence, les positions anglo-saxonnes – et ce n’est pas là un propos dirigé contre les Anglo-saxons – occupent une place prédominante.
En outre, cette discussion relative au financement de l’immobilier implique d’autres débats qui poseront sans doute problème, notamment pour la France.
Je pense, entre autres sujets, à la question des ratios.
En la matière, les États-Unis souhaitent remanier de fond en comble différents dispositifs en vigueur, notamment le système des ratios de fonds propres. Ils estiment que les mesures existant en Europe ne sont pas suffisantes. Ils font valoir que les banques américaines se sont vu imposer des ratios plus élevés. Encore faut-il préciser qu’aux États-Unis ces normes sont limitées aux sept ou huit plus grandes banques, dites « banques systémiques ». Tout le reste du système bancaire y échappe. À l’inverse, l’Europe a adopté le modèle de la banque universelle. Nous avons donc intérêt à défendre nos positions de manière vigoureuse.
J’ajoute que les États-Unis, vertueux, comme chacun sait, appliquent les règles prudentielles de Bâle quand celles-ci les arrangent, et qu’ils ne les appliquent pas quand elles ne les arrangent pas.
M. Francis Delattre. Exact !
M. François Marc. Bref, ils les appliquent prudemment… (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Richard Yung. Cependant, personne ne leur fait la moindre réflexion. D’ailleurs, aucune autorité n’est en mesure de leur dire quoi que ce soit à cet égard. On ne peut aller jusqu’à affirmer que ces questions sont traitées de manière informelle. Mais, comme un intervenant l’a rappelé, elles relèvent dans certains cas du G20, dans d’autres du comité de Bâle. Nous sommes donc face à des méthodes de gouvernance assez floues, voire peu transparentes.
M. Jacques Chiron. Oui !
M. Richard Yung. Aussi, il est tout à fait normal que nous fassions valoir nos arguments, pour des raisons que beaucoup d’orateurs ont déjà mentionnées. Je songe notamment à l’accès au logement social, dont Marie-Noëlle Lienemann va parler dans quelques instants et qui représente un aspect essentiel de la politique menée par la France. Nous devons tenir bon et tenir ferme ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Francis Delattre applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Lenoir.
M. Jean-Claude Lenoir. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, il ne me paraît pas nécessaire de revenir sur la crise financière de 2008 ni sur la crise des liquidités qui a suivi, en 2011 et en 2012. D’une ampleur exceptionnelle, elle a pris naissance aux États-Unis. Elle avait pour origine les conditions dans lesquelles l’immobilier y était financé.
À ce titre, nous sommes aujourd’hui devant une situation préoccupante. Aussi, je confirme dès à présent ce qu’a indiqué mon collègue et ami Francis Delattre : les élus du groupe Les Républicains voteront cette proposition de résolution déposée par les membres du groupe socialiste et républicain, au premier rang desquels leur président, Didier Guillaume.
Monsieur le secrétaire d’État, dans le domaine de l’immobilier, la France dispose d’un système très particulier. Il n’est absolument pas question qu’au nom de je ne sais quelle idéologie, de je ne sais quel système pour lequel un autre pays exprimerait une préférence, nous abandonnions ce qui fonctionne bien chez nous. Je songe en particulier à l’accès à l’immobilier, au financement permettant d’acquérir une maison ou un appartement.
Je l’indique à mon tour : 80 % des prêts accordés aux particuliers sont destinés à l’achat d’un appartement ou d’une maison. Cette situation résulte sans doute des conditions dont bénéficie celui ou celle qui souhaite procéder à une telle acquisition.
Tout d’abord, les taux fixes, qui constituent une véritable sécurité, ont la faveur de la plupart des emprunteurs : seuls 5 % d’entre eux leur préfèrent les taux variables.
Ensuite, notre système de cautionnement est, sinon une exception française, du moins une réelle spécificité de notre pays.
De surcroît, les emprunts sont accordés, en France, en fonction de la solvabilité de l’emprunteur, non en fonction de la valeur du bien qui fait l’objet de la transaction.
Or des menaces considérables pèsent sur ce système de crédit immobilier. Sans doute influencé par un certain nombre de pays dont la voix se fait entendre avec plus de force, le comité de Bâle s’oriente vers des choix qui compromettent totalement le dispositif français. Si, à l’avenir, les banques ne prêtaient plus à taux fixes, si, surtout, l’on s’attachait à la valeur du bien et non plus à la solvabilité de l’emprunteur, les particuliers devraient consentir une mise de fonds beaucoup plus lourde qu’actuellement.
Aujourd’hui, la part de l’autofinancement immobilier est relativement réduite en France. Celui qui prête regarde tout simplement si celui qui emprunte est capable de le rembourser !
Parallèlement, le système de cautionnement serait remis en cause au profit d’un système dit « d’hypothèques ». À ce titre, je rappelle qu’aux États-Unis les banques assurent un refinancement des hypothèques auprès d’agences spécialisées.
M. Daniel Raoul. Oui !
M. Richard Yung. Mais ces hypothèques sont garanties par l’État !
M. François Marc. Avant d’être titrisées…
M. Jean-Claude Lenoir. Avec un tel système, il faut en définitive avoir remboursé la totalité de son bien pour être sûr de le conserver.
Monsieur le secrétaire d’État, nous vous demandons d’être notre porte-parole, non seulement au sein du Gouvernement, mais aussi auprès de la Banque de France et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, lesquelles représentent la France au comité de Bâle. Il est nécessaire d’infléchir les décisions de cette instance dans un sens qui nous soit plus favorable.
Je vous ai moi-même adressé, sur ce sujet, une question écrite au mois de mars dernier. Sans doute allez-vous y répondre dans quelques instants en clôturant notre débat. Cela étant, gardez cette réalité à l’esprit : tous les groupes parlementaires de la Haute Assemblée, à l’exception d’un, qui a manifesté son intention de s’abstenir, sont favorables à cette proposition de résolution.
Nous entendons peser de tout notre poids politique pour vous demander, avec beaucoup d’insistance, de défendre les particularités de la France.
Au-delà des aspects purement financiers, je tiens à souligner un point particulier. La proportion de propriétaires occupant leur logement est moins élevée en France que dans beaucoup d’autres pays. Il me semble que nous avons tous la volonté d’encourager nos concitoyens à devenir propriétaires de leur logement. (M. Richard Yung acquiesce.)
Cette volonté repose sur d’importants enjeux sociaux : en devenant propriétaire de son logement, on se sent vraiment chez soi, ce qui est en tout point préférable ! Elle répond également à des enjeux économiques. Les acteurs du bâtiment, les professionnels du marché immobilier et, bien sûr, les représentants des banques nous l’ont déclaré : ils s’inquiètent beaucoup des conséquences que pourraient entraîner, selon les informations dont nous disposons, les choix du comité du Bâle.
Je conclurai par une observation d’une autre nature, monsieur le secrétaire d’État.
Cette semaine, le Sénat a consacré ses travaux en séance publique à des textes d’initiative parlementaire. Les différents groupes ont présenté des propositions de loi et de résolution. On s’interroge parfois sur l’utilité de ces textes. On peut avoir le sentiment que telle ou telle semaine d’initiative n’a pas été utile à notre pays.
Or, cette semaine, deux textes importants sont soumis à l’examen de la Haute Assemblée et réunissent, sinon l’unanimité, du moins l’immense majorité des sénateurs des différents groupes politiques.
Hier, nous avions à traiter d’une proposition de loi relative à l’enfouissement en profondeur des déchets radioactifs au sein du centre industriel de stockage géologique, ou centre Cigéo. Le Sénat a approuvé ce texte à la quasi-unanimité.
Sans être imprudent, je peux annoncer qu’après vous avoir entendu, monsieur le secrétaire d’État, nous nous prononcerons d’une façon quasi unanime. C’est l’honneur du Parlement, notamment du Sénat, que de pouvoir se retrouver sur des textes importants, pour nos concitoyens d’abord, pour le système financier français, pour les prêteurs, pour les banques, mais également pour tous ceux qui participent à la construction de logements.
Monsieur le secrétaire d’État, nous ne vous adressons pas une recommandation, mais nous votons une résolution, un mot qui doit être entendu dans son sens le plus fort ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Daniel Raoul.
M. Daniel Raoul. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en préparant ce débat, notamment par une relecture attentive de la littérature relative aux propositions du comité de Bâle, je n’ai pu m’empêcher de revisiter les déclarations d’un candidat à la présidence de la République qui proposait de rompre avec le modèle du crédit immobilier français.
En campagne à l’époque, il s’exprimait ainsi lors d’une convention nationale ayant pour titre « Contre la précarité, permettre à chacun d’être propriétaire ! » – un objectif partagé. Je cite in extenso ses déclarations :
« Pour moi, il y a une première solution, c’est le crédit hypothécaire. Cela paraît très compliqué, en réalité c’est très simple. […]
« [En] Grande-Bretagne et [aux] États-Unis, les crédits sont garantis par l’existence du bien, comprenez : l’existence de l’appartement ou de la maison. En France, nous privilégions la garantie sur les personnes […]. Je souhaite la rupture avec cette tradition […].
« Je propose de changer les règles prudentielles imposées aux banques, de simplifier le recours à l’hypothèque et d’en réduire le coût. L’hypothèque doit être encouragée dans notre pays. C’est simple : vous garantissez votre emprunt avec le bien que vous acquérez. »
Il proposait donc, à l’instar des négociateurs du comité de Bâle, de favoriser le recours au crédit hypothécaire, rompant ainsi avec cette tradition française qui privilégie pour l’octroi du crédit la capacité de remboursement, pour y substituer le modèle anglo-saxon reposant, lui, principalement sur la valeur du bien. C’était en septembre 2006, à la veille de l’implosion dudit modèle et de la crise des subprimes.
M. François Marc. On aurait vraiment dû voter pour Ségolène Royal !
M. Daniel Raoul. Promouvoir l’accession à la propriété de personnes dont on sait par avance qu’elles ne pourront pas rembourser leur emprunt, en gageant leur toit, c’est, assurément, leur promettre davantage de précarité.
C’est ce qui s’est passé aux États-Unis, où des millions de personnes se trouvent aujourd’hui encore écrasées par une dette colossale ou, pour un nombre important d’entre elles, sans abri.
Le modèle français du crédit immobilier a fait ses preuves.
M. François Marc. C’est vrai !
M. Daniel Raoul. Il constitue une alternative solide au modèle que l’on souhaite aujourd’hui nous vendre. Il a su fonctionner pendant et après la crise financière. Les encours de prêts au logement ont d’ailleurs progressé de façon continue et régulière, alors que nos voisins, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Italie ou l’Espagne, subissaient, à un moment ou un autre, une contraction de leurs crédits.
Selon une étude de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution parue dans le journal de la Banque de France en mars dernier, le taux de défaut de paiement n’a jamais explosé en France et reste encore aujourd’hui particulièrement bas : moins de 2 %.
Nous devons cette situation notamment aux règles prudentielles que s’imposent nos établissements bancaires, aux taux fixes qu’ils pratiquent ainsi qu’à un système de cautionnement efficace et relativement peu coûteux.
Notre modèle repose sur une distribution responsable du crédit, fondée sur l’analyse de la solvabilité de l’emprunteur, son taux d’effort, son taux d’apport personnel et non sur la valeur du bien à acquérir.
Nos prêts à taux fixe – 92 % des prêts – n’exposent pas les emprunteurs au risque du marché. Ces derniers peuvent, à l’inverse, tirer parti de la baisse des taux pour renégocier leur crédit ou obtenir de meilleures conditions auprès d’un établissement concurrent, renforçant ainsi leur solvabilité. Ces règles prudentielles n’entravent pas pour autant le dynamisme du secteur, lequel a connu, en 2015, une croissance de 4,1 %.
Pour ceux de nos compatriotes qui n’entreraient pas dans les clous de ces règles prudentielles, il faut répondre au défi légitime de l’accession sociale à la propriété. Seule une politique de solvabilisation de la demande est à même de satisfaire le désir de propriété du plus grand nombre et de prévenir le défaut de paiement.
Aux prêts hypothécaires, nous préférons donc, par exemple, pour l’accession des primo-accédants, le prêt à taux zéro, ou PTZ. Pour ceux auxquels cela aurait échappé, depuis le 1er janvier de cette année, les conditions du PTZ ont d’ailleurs été considérablement élargies afin de financer 40 % de l’achat d’un logement dans le neuf et de permettre à plus de 90 % de la population d’y être éligible, grâce à l’augmentation des plafonds de revenus. Il est ainsi possible de commencer à rembourser au bout de cinq ans, dix ans ou quinze ans, selon les revenus des emprunteurs et d’allonger les prêts, si nécessaire, sur au moins vingt ans, afin de réduire le montant des mensualités.
Dans l’habitat ancien, le PTZ permettra l’achat d’un logement à réhabiliter sur tout le territoire, au-delà des 6 000 communes ciblées depuis 2015.
Aussi, vous l’aurez compris, mes chers collègues, je soutiens vigoureusement (Ah ! sur les travées du groupe socialiste et républicain.) notre proposition de résolution visant à protéger le système de crédit immobilier dans le cadre des négociations de Bâle.
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Mes chers collègues, je soutiens tout aussi vigoureusement cette proposition de résolution présentée par notre groupe. Ce soutien est d’ailleurs largement partagé au sein de cette assemblée.
Je m’adresse d’abord à nos collègues écologistes, pour essayer de les convaincre. Non, il ne s’agit pas de céder au lobby bancaire pour lui permettre d’accumuler des profits et de mieux rémunérer ses dirigeants.
Modifier ce système, comme nous le demandent aujourd’hui les travaux du comité de Bâle, pénaliserait plutôt l’accès au crédit. Croyez-moi, les établissements bancaires continueraient à trouver les moyens de maintenir une rentabilité comparable à celle de toutes les grandes banques internationales. Le débat sur les banques est utile, mais il s’agit aujourd’hui de la question du crédit immobilier et donc de l’accès de nos concitoyens à la propriété.
Je suis plus particulièrement sensible à l’accession sociale à la propriété. Or, si l’on augmente les garanties nécessaires, les contraintes et les obstacles à l’accès au crédit immobilier, les plus modestes risquent d’être les premiers pénalisés. Ceux qui ont des moyens pourront toujours emprunter, même si cela leur coûte un peu plus cher.
Comme l’a dit Didier Guillaume, il faut, d’abord, défendre les taux fixes, qui offrent de la sécurité pour l’accédant en faisant porter l’essentiel du risque sur la banque, même si l’emprunteur en prend sa part.
Ensuite, il importe de privilégier le cautionnement plutôt que l’hypothèque. M. Raoul a été gentil, il ne nous a pas rappelé que M. Sarkozy proposait l’hypothèque rechargeable, comble du désastre, susceptible de provoquer un terrible effet boule de neige !
M. Jacques Chiron. C’est vrai !
M. Jean-Claude Lenoir. On s’éloigne un peu du sujet !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Comme nous voulons rassembler et que l’histoire a manifestement servi de leçon, j’en resterai là. Nous défendons donc ensemble le système du cautionnement à la française, très bien !
M. Jean-Claude Lenoir. Cette tribune devient une tribune électorale !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Nos collègues s’interrogent sur l’état de l’accession à la propriété. Il est vrai que nous avons connu un trou d’air dans la politique en faveur de l’accession, mais les récentes mesures prises par le Gouvernement, notamment l’amélioration du prêt à taux zéro et de la quotité, concomitamment à la baisse des taux, favorisent la reprise de l’accession sociale à la propriété, dont les premiers signes se font sentir.
Il faut souhaiter, justement, que de nouveaux obstacles bancaires ne viennent pas contrarier ce mouvement, qui répond à une aspiration de nos concitoyens et offre un outil pour la mixité sociale. Dans les quartiers concernés par l’ANRU, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, l’accession sociale constitue souvent le premier élément de diversification et permet, dans bien des cas, à des locataires d’HLM de quitter le locatif en accédant à la propriété.
Nous n’opposons pas l’encouragement de l’accession et la défense du locatif dans notre pays, car ce sont des politiques complémentaires. Si nous n’étions pas entendus dans les négociations de Bâle IV, cela ferait peser une menace sur le secteur, qui mettrait un terme aux aspirations de beaucoup de nos concitoyens et nous éloignerait des objectifs de mixité sociale sur le terrain.
Monsieur le secrétaire d’État, vous ne siégez pas au comité de Bâle, mais je ne doute pas que le gouverneur général de la Banque de France sera sensible à la voix du Parlement qui, je l’espère, sera relayée par le Gouvernement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Christian Eckert, secrétaire d’État auprès du ministre des finances et des comptes publics, chargé du budget. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je serais bref, car beaucoup de choses ont déjà été bien dites et beaucoup d’idées exprimées sont largement partagées entre vous ainsi que, pour la plupart, par le Gouvernement.
Nous discutons aujourd’hui d’une proposition de résolution que vous avez déposée en avril dernier.
Cette résolution souligne à juste titre les atouts du modèle français du financement de l’habitat. Ce modèle repose sur une politique d’octroi des prêts qui est fondée sur la solvabilité des emprunteurs, sur la prévalence des prêts à taux fixe, ainsi que sur un recours majoritaire à la caution. Comme le soutient à juste titre cette résolution, il ne serait pas acceptable que ces atouts soient remis en cause par un calibrage inadapté des exigences décidées par le comité de Bâle.
Souvent mal comprises à l’étranger, les particularités du système français ont fortement contribué à assurer la robustesse de notre modèle. Les chiffres de la sinistralité en sont un bon témoin. La France est le pays en Europe qui présente le taux d’impayés le plus faible sur les prêts immobiliers en 2014 : cinq fois plus faible qu’en Allemagne, et près de quinze fois plus faible qu’au Royaume-Uni, en Espagne ou en Italie.
Ce constat est appuyé par les conclusions du Haut Conseil de stabilité financière, qui a mené une analyse particulière sur ce sujet dans son dernier rapport annuel.
Le modèle français du financement de l’habitat présente ainsi des atouts indiscutables qu’il convient de préserver dans le cadre des évolutions prudentielles envisagées. Dans les travaux internationaux en cours, c’est bien cette position qui est soutenue.
Des travaux engagés au sein du comité de Bâle ont fait l’objet de consultations publiques. Certains d’entre vous, au début de la discussion générale, ont parlé d’opacité. En me gardant de tout excès, je rappelle néanmoins qu’avant de mettre au point de nouveaux standards, le comité de Bâle publie des documents de consultation, lesquels sont ouverts aux commentaires de toutes les parties prenantes. M. Francis Delattre y a d’ailleurs fait précisément référence. Des documents de consultation relatifs, notamment, au risque de taux et au risque de crédit ont ainsi été produits.
Ces travaux bâlois s’inscrivent dans une perspective de préservation de la stabilité financière. Ils ne visent pas à dissuader, voire à interdire, des pratiques établies, comme la fourniture de prêts à taux fixes ou le cautionnement, mais bien à améliorer la mesure du risque au sein du portefeuille bancaire, afin de s’assurer que les établissements disposent de suffisamment de fonds propres pour y faire face.
Les consultations qui ont eu lieu visaient d’ailleurs à offrir aux parties prenantes la possibilité de réagir aux propositions du comité et de proposer des approches alternatives là où elles l’estiment nécessaire. Ces travaux devraient aboutir, à la fin de 2016, à la publication d’amendements au standard Bâle III, qui pourraient ensuite être déclinés dans le corpus réglementaire européen.
Nous souhaitons donc, comme vous, que le calibrage final des réformes bâloises, qui devrait être défini d’ici à la fin de l’année, soit ajusté en fonction des résultats de l’ensemble des études d’impact, quantitatives comme qualitatives – vous en avez rappelé la nécessité –, afin de préserver ces atouts. Nous y travaillons !
Dans le cadre des négociations de la transposition des règles bâloises dans le droit européen, soyez assurés que le Gouvernement, qui vous a entendus, sera particulièrement attentif à ce que les spécificités du modèle français de financement de l’habitat soient correctement prises en compte de façon à en préserver les atouts.
Le Gouvernement veillera également à ce que l’impact de ces nouveaux standards sur les exigences en fonds propres des banques françaises soit maîtrisé, conformément aux conclusions des ministres des finances du G20. Ces derniers ont en effet lancé un appel pour que les travaux en cours ne conduisent pas à une augmentation significative des fonds propres par rapport à ce qui a déjà été acté lors de la négociation du paquet Bâle III.
Les colégislateurs européens, lors de l’inscription des standards dans le droit européen, pourront d’ailleurs en dévier, ce qui n’est pas forcément souhaitable. Cela a déjà été fait dans le passé, afin de tenir compte des spécificités européennes, ainsi que M. Michel Canevet l’a rappelé.
Vous avez compris que le Gouvernement a bien entendu les différents messages contenus dans cette proposition de résolution et, comme vous l’avez demandé, il pèsera de tout son poids politique pour faire en sorte que vos préoccupations légitimes, allant dans le sens de l’intérêt général économique et social soit parfaitement prises en compte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution.
proposition de résolution visant à protéger le système du crédit immobilier français dans le cadre des négociations de bâle
Le Sénat,
Vu l’article 34-1 de la Constitution,
Constatant que le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire réalise actuellement des travaux relatifs à la pondération des expositions des banques en fonction des risques, dont l’achèvement est prévu à la fin de l’année 2016 ;
Constatant que ces travaux visent à clarifier les modalités de calcul du ratio de solvabilité bancaire ;
Observant que ces travaux portent en particulier sur le risque de crédit et concernent tant l’approche dite « standard » que l’approche dite « avancée » ;
Relevant que le Comité de Bâle mène également une réflexion sur l’encadrement du risque de taux d’intérêt ;
Notant que les propositions récemment soumises à consultation traitent notamment de la pondération applicable aux crédits immobiliers ;
Rappelant que le système français de financement de l’habitat repose très majoritairement sur des prêts à taux fixe à long terme qui, d’une part, sont octroyés après une analyse de la solvabilité et de la situation financière des emprunteurs et, d’autre part, sont garantis par une caution ;
Soulignant que ce système est sain, comme l’atteste le faible taux d’encours en défaut, et qu’il a fait la preuve de sa solidité lors des crises financières récentes, contrairement au système fondé sur des prêts à taux variable, attribués en fonction de la valeur du bien financé et garantis par une inscription hypothécaire ;
Craignant que les travaux du Comité de Bâle ne contraignent les établissements bancaires français à modifier radicalement leur politique d’octroi des crédits immobiliers ;
Considérant qu’une telle remise en cause du système français de financement de l’habitat aurait pour principal effet d’exclure les ménages les plus fragiles de l’accès au crédit ;
Considérant que l’attribution de prêts à taux variables se traduirait par le transfert du risque de taux sur les emprunteurs ;
Considérant que les établissements bancaires sont mieux armés que les emprunteurs pour gérer le risque de taux ;
Considérant que le calcul du montant de l’emprunt en fonction de la valeur du bien financé serait particulièrement préjudiciable aux primo-accédants ;
Rappelant que les crédits immobiliers garantis par une inscription hypothécaire sont à l’origine de la crise américaine dite « des subprimes », qui a elle-même entraîné une crise financière mondiale ;
Partageant l’objectif principal poursuivi par le Comité de Bâle, à savoir le renforcement de la résilience du secteur bancaire ;
Souhaite que l’instance de gouvernance du Comité de Bâle – le groupe des gouverneurs de banque centrale et des responsables du contrôle bancaire – prenne en considération les spécificités du système français de financement de l’habitat ;
Souhaite que ces spécificités soient préservées ;
Souhaite ainsi que la gestion du risque de taux continue d’incomber aux établissements bancaires français ;
Souhaite également que les établissements bancaires français conservent la possibilité d’attribuer des prêts immobiliers sur la base d’une analyse préalable de la solvabilité et de la situation financière des emprunteurs ;
Souhaite enfin que le cautionnement soit reconnu par le Comité de Bâle comme un mécanisme de garantie équivalent à l’hypothèque ;
Estime que la publication de la version définitive du nouveau mode de calcul des risques pris par les établissements bancaires devra nécessairement être précédée d’une étude d’impact quantitative prenant en considération les caractéristiques de chacun des marchés ;
Estime que les calibrages des propositions de révision devront obligatoirement être ajustés au regard des résultats de l’étude d’impact quantitative ;
Souhaite que le Comité de Bâle réexamine le calibrage global après que l’ensemble des travaux seront achevés ;
Souhaite que la Banque de France et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, qui siègent au Comité de Bâle, défendent et fassent valoir ces orientations ;
Invite le Gouvernement à faire preuve de la plus grande vigilance au moment de la déclinaison européenne des travaux du Comité de Bâle.
M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explication de vote.
Je mets aux voix la proposition de résolution.
(La proposition de résolution est adoptée.)
11
Nomination d’un membre d’un organisme extraparlementaire
M. le président. La commission des affaires économiques a proposé une candidature pour un organisme extraparlementaire.
La présidence n’a reçu aucune opposition dans le délai d’une heure prévu par l’article 9 du règlement.
En conséquence, cette candidature est ratifiée et je proclame M. Bruno Sido membre du conseil d’administration du Centre scientifique et technique du bâtiment.
12
Communications du Conseil constitutionnel
M. le président. Le Conseil constitutionnel a informé le Sénat, le 18 mai 2016, qu’en application de l’article 61-1 de la Constitution le Conseil d’État a adressé au Conseil une décision de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions du b ter du 6 de l’article 145 du code général des impôts, dans leur rédaction issue de l’article 39 de la loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 de finances rectificative pour 2005 (Régime fiscal des sociétés mères) (2016-553 QPC).
Le texte de cette décision de renvoi est disponible à la direction de la séance.
Le Conseil constitutionnel a également informé le Sénat, le 18 mai 2016, qu’en application de l’article 61-1 de la Constitution le Conseil d’État a adressé au Conseil une décision de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur le second alinéa du IV de l’article 1736 du code général des impôts, issu de la loi du 14 mars 2012 de finances rectificative pour 2012 (Infractions commises par les tiers déclarants) (2016-554 QPC).
Le texte de cette décision de renvoi est disponible à la direction de la séance.
Acte est donné de ces communications.
13
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au jeudi 19 mai 2016 :
À dix heures trente :
Projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, habilitant le Gouvernement à adopter des mesures relevant du domaine de la loi pour simplifier et rationaliser l’organisation de la collecte de la participation des employeurs à l’effort de construction et la distribution des emplois de cette participation (n° 481, 2015-2016) ;
Rapport de Mme Valérie Létard, fait au nom de la commission des affaires économiques (n° 596, 2015-2016) ;
Texte de la commission (n° 597, 2015-2016).
De quatorze heures trente à dix-huit heures trente :
(Ordre du jour réservé au groupe écologiste)
Proposition de résolution, présentée en application de l’article 34-1 de la Constitution, pour l’instauration d’un revenu de base (n° 353, 2015-2016).
Suite de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à favoriser l’ancrage territorial de l’alimentation (n° 303, 2015-2016) ;
Rapport de M. Joël Labbé, fait au nom de la commission des affaires économiques (n° 426, 2015-2016) ;
Texte de la commission (n° 427, 2015-2016).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-neuf heures cinquante.)
Direction des comptes rendus
GISÈLE GODARD