M. le président. La parole est à M. Alain Joyandet, sur l'article.
M. Alain Joyandet. Après les jours d’horreur que nous avons connus, comment ne pas soutenir l’action des pouvoirs publics ? Il est vrai qu’il y a urgence à prendre les mesures qui s’imposent au Président de la République et au Gouvernement.
Ce soutien est d’autant plus naturel qu’il s’agit de décisions que nous appelons de nos vœux depuis des mois. La démocratie exige que l’opposition soit responsable.
La responsabilité, c’est de soutenir solidement nos institutions, et donc ceux qui les incarnent aujourd’hui.
La responsabilité, c’est aussi de souligner le changement complet de politique de l’actuel président de la République à l’extérieur et à l’intérieur. Dont acte !
Sur le plan extérieur, la France renoue avec la Russie de Vladimir Poutine. Le départ de Bachar al-Assad n’est plus un préalable à la guerre contre Daech. Il fait désormais partie de la « solution ». Les accords de Schengen ne sont plus applicables ni appliqués. Les frontières sont rétablies.
Les Républicains appelaient ces mesures de leurs vœux depuis des mois. Notre déplacement à Moscou, avec Nicolas Sarkozy, pour rencontrer Vladimir Poutine, est l’illustration des inflexions que nous souhaitions pour notre politique extérieure.
Sur le plan intérieur, les mesures de sécurité font partie du dispositif que nous avions proposé. Là encore, dont acte !
Toutefois, je n’ai rien entendu de précis au Congrès, dans les propos du Président de la République, sur la fermeture des lieux de culte extrémistes et le renvoi des imams radicaux.
Mon soutien, monsieur le Premier ministre, n’est donc pas un blanc-seing. Comme beaucoup de mes collègues, je vais rester vigilant, notamment en raison d’interrogations qui subsistent concernant la période entre l’attentat commis contre Charlie Hebdo et aujourd’hui. Après une série d’attentats empêchés et déjoués qui n’ont pas provoqué de changement notoire de politique, il a fallu ce monstrueux vendredi 13 novembre 2015 pour infléchir la réaction de l’État.
Ces remarques et ces interrogations provoquent questionnement et devoir de vigilance, même si notre soutien n’est pas et ne sera pas compté, monsieur le Premier ministre.
Enfin, je souhaite une fois de plus remercier et féliciter nos forces de sécurité de leur mobilisation, leur abnégation et leur professionnalisme dans les moments d’horreur que vit notre pays. Ils méritent notre soutien unanime !
Les pouvoirs publics vont devoir se surpasser. Après l’émotion, la compassion, je sens monter chez nos concitoyens une colère sourde, qui pourrait bien encore s’amplifier si la réponse de l’État n’était pas à la hauteur des événements. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Alain Gournac, sur l'article.
M. Alain Gournac. Je veux d’abord m’incliner devant la douleur des familles qui ont été touchées par ce drame affreux.
Je veux aussi, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre, messieurs les secrétaires d’État, mes chers collègues, vous soumettre une réflexion. « Les démocraties se défendent distraitement », disait celui qui, durant dix ans, siégea à la droite du général de Gaulle.
Sans doute la première des distractions, la plus dommageable, la plus impardonnable, consiste-t-elle à se dispenser de prendre acte du réel. Être incapable de le désigner, ou, plus grave, s’empêcher de le faire, est lourd de conséquences.
Désormais – et pour longtemps –, c’est avec les images des massacres dans les yeux que l’on répétera après Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Combien de choses ont été mal nommées ? Dans combien de domaines et depuis combien d’années ?
Elles ne furent pas nombreuses, ces voix qu’il était de bon ton de dénoncer parce qu’elles nous alertaient en nommant les choses comme il faut ! Hélas, ces voix furent recouvertes par les voix de ceux qui, à tort et à travers, pour un oui ou pour un non, nous rebattaient les oreilles avec la repentance, croyant la faire rimer avec le célèbre « je pense » du plus français des philosophes !
Cette désinvolture dans le langage, cette perversion dans le jugement, cette rupture avec la tradition républicaine de « la tête bien faite » nous ont conduits au bord du précipice.
Nous voilà désormais contraints de faire rimer ce beau nom de France, pour sauver celle-ci, avec état d’urgence !
Aussi voterons-nous ce texte, parce que la situation nous l’impose, parce que nous sommes face à un devoir incontournable, en raison du danger. Nous le voterons, mais nous veillerons à ce que toutes les actions qu’il permet à nos services de renseignement, à nos forces de sécurité de mener soient exécutées dans toute leur ampleur.
Mes chers collègues, permettez-moi pour conclure de restituer la parole de Thomas Mann, qui écrivait en 1935 : « Tout humanisme comporte un élément de faiblesse qui tient à son mépris du fanatisme, à sa tolérance et à son penchant pour le doute, bref, à sa bonté naturelle, qui peut, dans certains cas, lui être fatal. Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est un humanisme militant, un humanisme qui découvrirait sa virilité et se convaincrait que le principe de liberté, de tolérance et de doute ne doit pas se laisser exploiter et renverser par un fanatisme dépourvu de vergogne et de scepticisme. » (Applaudissements au banc des commissions.)
M. le président. Je mets aux voix l'article 1er.
(L'article 1er est adopté.)
Article additionnel après l’article 1er
M. le président. L'amendement n° 8, présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :
Après l’article 1er
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
L’article 3 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Le cas échéant, le Parlement au terme de trente jours d’état d’urgence se prononce sur sa poursuite. »
La parole est à M. Christian Favier.
M. Christian Favier. Sans remettre en cause le besoin de se donner tous les moyens pour lutter contre le terrorisme, nous souhaitons, par le biais de cet amendement, instaurer un véritable pouvoir de contrôle du Parlement.
L’article 4 du projet de loi prévoit que l’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence : « Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. »
Cette disposition, que nous approuvons, est positive, mais elle reste, à nos yeux, insuffisante, puisqu’elle se limite en fait à un simple pouvoir d’information. Dans le cadre de ce pouvoir de contrôle, nous pensons que le Parlement doit également disposer du pouvoir d’interrompre l’état d’urgence au bout d’un mois. Sinon, mes chers collègues, que pourra faire le Parlement, qui est le seul représentant légitime de notre peuple, s’il désapprouve l’action du Gouvernement ?
Il paraît donc raisonnable, et conforme à la volonté de conférer un réel pouvoir au Parlement dans cette gestion de l’état d’urgence, de lui donner cette capacité d’interruption au bout d’un mois.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Philippe Bas, rapporteur. Nous avons bien entendu le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l’intérieur : cette guerre contre Daech sera longue. D’après toutes les informations dont nous disposons, je crois qu’ils ont raison.
J’avais un moment pensé que, au lieu d’autoriser la prorogation de l’état d’urgence pendant trois mois, nous aurions pu directement inscrire dans la loi une prorogation de six mois.
Je me suis ravisé, estimant qu’un délai de trois mois renouvelable permettait au Parlement d’exercer tout son contrôle et d’imposer au Gouvernement, le cas échéant, de revenir devant lui pour justifier des raisons qui pourraient imposer une, voire plusieurs nouvelles prorogations – ce ne serait pas la première fois que l’état d’urgence serait appliqué pendant une durée assez longue, durée à laquelle je ne veux d’ailleurs pas donner de limite aujourd’hui.
Vous allez donc, mon cher collègue, un peu dans le même sens que moi, mais vous allez trop loin, car si nous devions être saisis dans un mois pour proroger de nouveau l’état d’urgence, cette cadence créerait pour nos forces de sécurité une certaine incertitude sur le développement des moyens mis en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence.
C’est la raison pour laquelle, tout en comprenant les motifs importants de contrôle parlementaire qui inspirent cet amendement, la commission des lois l’a rejeté. Elle a toutefois indiqué à ses auteurs qu’elle s’organiserait pour assurer un suivi très rapproché de la mise en œuvre de l’état d’urgence, de façon que celle-ci se fasse dans le respect du principe de légalité, comme c’est l’intention du Gouvernement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Je partage tout à fait l’avis du président de la commission des lois.
Nos objectifs ne sont pas nécessairement divergents, monsieur le sénateur. Vous souhaitez que le Parlement puisse exercer son contrôle sur les conditions dans lesquelles l’état d’urgence est mis en œuvre, ce qui est au demeurant fort légitime.
Le Gouvernement souhaite pour sa part disposer du minimum de temps permettant aux mesures qu’il peut prendre dans le cadre de l’état d’urgence d’être efficaces.
Permettez-moi de vous donner un exemple très concret : nous avons enclenché des perquisitions administratives qui ont permis, la nuit dernière, de saisir dans un certain nombre de villes et de quartiers des armes longues, des armes de guerre, des armes de poing, parfois détenues par des individus en lien avec une mouvance ou des acteurs pouvant contribuer à la commission d’actes terroristes.
Nous avons besoin d’un minimum de temps pour déployer ces actions, par souci d’efficacité. Toutefois, le contrôle du Parlement doit également s’exercer dans ce type de situation. C’est la raison pour laquelle l’article 4-1, qu’il est proposé d’insérer dans la loi de 1955, permet à tout moment au Parlement de demander au Gouvernement de fournir des explications sur les conditions dans lesquelles il met en œuvre les mesures justifiées par l’état d’urgence.
Les raisons qui président à la présentation de votre amendement visant à raccourcir la durée de l’état d’urgence étant satisfaites par l’article susvisé, je vous demande de bien vouloir le retirer.
M. le président. Monsieur Favier, l'amendement n° 8 rectifié est-il maintenu ?
M. Christian Favier. J’ai entendu vos explications, monsieur le ministre. Mais l’article 4 vise à informer le Parlement des mesures prises pendant l’état d’urgence. Pour autant, le Sénat, l'Assemblée nationale et le Gouvernement peuvent se retrouver en désaccord, le Parlement pouvant estimer que les conditions ne sont plus forcément réunies pour maintenir l’état d’urgence. Aussi, dans une telle situation, le Parlement ne pourrait-il pas, au terme d’un mois, demander l’interruption de l’état d’urgence ?
Eu égard au problème posé, votre réponse est donc partielle. C'est la raison pour laquelle je maintiens cet amendement.
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 8.
(L'amendement n'est pas adopté.)
Article 2
(Non modifié)
Il emporte, pour sa durée, application de l’article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, dans sa rédaction résultant du 4° de l’article 4 de la présente loi. – (Adopté.)
Article 3
(Non modifié)
Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l’expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement. – (Adopté.)
Article additionnel après l'article 3
M. le président. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par Mme N. Goulet et M. Reichardt, est ainsi libellé :
Après l’article 3
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Toute personne intégrée à la catégorie intitulée « Atteinte à la sûreté de l’État » du fichier des personnes recherchées est également inscrite au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes créé par la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Il s’agit d’un amendement d’appel dans la mesure où nous avons parfaitement compris l’urgence de voter un texte conforme.
Les membres de la Haute Assemblée ont très vite exprimé des inquiétudes quant au phénomène de radicalisation. André Reichardt et moi-même avions coprésidé une commission d’enquête, dont nous avions demandé la création au mois de juin 2014, bien avant la loi du 13 novembre 2014 relative au terrorisme.
De même, l’année dernière, nous avons soutenu votre budget, monsieur le ministre, précisant même que nous souhaitions qu’il soit plus important encore eu égard aux circonstances, et ce bien avant l’attentat commis contre Charlie Hebdo.
Cet amendement d’appel vise à inscrire les personnes ayant eu un lien direct ou indirect avec le terrorisme au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes.
Monsieur le ministre, pourriez-vous m’écouter quelques minutes, et non mon collègue David Assouline ?
Dans cette période d’urgence, il serait souhaitable de compléter un certain nombre de dispositifs. Je rappelle notamment que la direction centrale de la police aux frontières ne dispose pas du fichier des passeports perdus ou volés. Cet élément peut sembler être un détail, mais, quand on connaît la porosité de nos frontières, il est en réalité important.
C’est pourquoi je demande que nos fichiers soient complétés.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Philippe Bas, rapporteur. Les délinquants ou les criminels inscrits au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes ne sont pas dans la même situation que les personnes qui, en raison de la menace qu’elles peuvent éventuellement – et éventuellement seulement ! – représenter, font l’objet d’une fiche de police administrative.
Dans le fichier susvisé ne figurent que des personnes ayant été condamnées pour des actes de terrorisme ou ayant été mises en examen pour de tels actes ; et cette inscription est décidée par le juge.
M. Michel Mercier. Eh oui !
M. Philippe Bas, rapporteur. S’agissant des renseignements recueillis sur des individus qui n’ont pas commis, par hypothèse, de crime ou de délit dans le cadre d’une action terroriste – il existe des gradations dans le degré de menace qu’ils peuvent éventuellement représenter –, l’inscription au fichier relève de la police administrative. Or faire figurer tous ces individus dans un même fichier n’aurait, de mon point de vue, guère de sens.
Je rappelle que l’inscription au fichier précité, qui répond à l’élégant acronyme de « FIJAIT », a des conséquences sur le plan du contrôle judiciaire. Tout cela ne peut se décider sans juge.
Je comprends parfaitement la raison qui motive cet amendement – et, à vrai dire, je la partage –, à savoir resserrer l’étau sur les personnes faisant l’objet d’une fiche dite « S », mais le meilleur moyen de le faire est de demander au ministre de l’intérieur, notamment dans le cadre des pouvoirs qu’il tire de l’état d’urgence, de renforcer la surveillance des personnes soupçonnées de représenter une menace, en vue, éventuellement, de réunir les éléments qui permettraient d’engager des poursuites. Je ne crois pas que l’inscription de ces personnes à ce fameux fichier soit réellement utile dans ce cadre.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Tout d’abord, sachez, madame Goulet, que rien ne peut jamais me distraire de l’attention que je vous porte ! (Sourires.) Pas même une conversation avec votre collègue David Assouline. N’ayez donc aucune inquiétude, je l’écoutais d’une oreille et je vous écoutais de l’autre. (Nouveaux sourires.) J’ai donc parfaitement suivi le déroulement de votre raisonnement.
Sur le fond, la question des fiches dites « S » est extrêmement importante, et elle a été soulevée à plusieurs reprises, de façon légitime d’ailleurs eu égard aux événements auxquels nous avons été confrontés. Ce sujet a été très présent au cours des discussions que nous avons eues ce matin à l’échelon européen. Aussi, je profiterai de l’occasion qui m’est offerte pour vous apporter, mesdames, messieurs les sénateurs, quelques compléments d’information.
L’analyse développée par M. le rapporteur étant absolument rigoureuse et imparable d’un point de vue juridique, je n’ai rien à ajouter au raisonnement selon lequel on ne peut verser dans un fichier concernant des personnes condamnées des fiches relatives à des personnes qui ne sont même pas soupçonnées, mais font l’objet d’une mise en attention. En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit en matière de fiche S.
À cet égard, je profite de l’occasion pour dire quelques mots sur les fiches S. De quoi s’agit-il ?
M. le président. Peut-être pourriez-vous également, monsieur le ministre, faire un point sur le Conseil « Justice et affaires intérieures » ?
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Comme les deux sujets sont liés, je le ferai très volontiers, monsieur le président.
Les fiches S sont utilisées par les services de renseignement. Ces mises en attention par des éléments récupérés soit par le service central du renseignement territorial, soit par les services de police, soit par des témoignages, permettent, sans que la personne qui en fait l’objet en soit informée, à l’ensemble des renseignements nécessaires au suivi de celle-ci ou, éventuellement, au démantèlement de la filière à laquelle elle appartient, de produire leurs effets.
Ces fiches de mise en attention sont très importantes pour les services de renseignement. Pour que l’efficacité du dispositif de suivi aille à son terme, cela suppose que la personne faisant l’objet du suivi n’en soit pas informée. C’est un élément de base de l’activité des services de renseignement.
Par-delà les questions constitutionnelles, qui seront traitées par le Conseil d’État dans le cadre de la saisine que nous lui adresserons afin qu’il examine l’ensemble des propositions relatives aux fiches S, je suis – c’est ma simple contribution au débat – très dubitatif – j’appelle l’attention de chacun sur ce point – sur le fait d’équiper l’ensemble de ceux qui sont « fichés S » dans le cadre de cette mise en attention d’un bracelet électronique. Si nous agissions ainsi, nous informerions ces personnes du suivi dont elles font l’objet, et le renseignement en France s’en trouverait considérablement affaibli.
Comme une grande partie de l’efficacité du renseignement dépend de cela, même si des améliorations doivent être apportées, nous aurions grand tort de prendre une mesure judicieuse en apparence, mais qui aurait des conséquences très graves à terme sur l’efficacité de notre politique de renseignement. Je suis dubitatif sur cette proposition, même si je ne conteste pas son utilité dans le débat.
Cela m’amène à évoquer, comme vous me l’avez suggéré, monsieur le président, le Conseil « Justice et affaires intérieures ».
Nous sommes confrontés à un problème au plan européen : nous versons au SIS, le système d’information Schengen, une grande partie des renseignements dont nous disposons au terme de la mise en attention de ceux que nous surveillons, mais d’autres pays européens ne le font pas, ou le font sur la base de signalements qui ne permettent pas la connexion de nos informations dans le cadre du dispositif de suivi de ceux qui ont été mis en attention par les services européens. Cette situation conduit à une perte en ligne considérable pour ce qui concerne la reconstitution de la traçabilité des terroristes au moment du franchissement des frontières extérieures de l’Union européenne. À mes yeux, tel est le vrai sujet aujourd'hui ! Comment fait-on pour que l’ensemble des signalements des services soient versés au SIS, de manière à éviter des manquements dans le suivi de ceux qui peuvent commettre des actes terroristes ?
C'est la raison pour laquelle nous avons fait trois propositions ce matin au Conseil « Justice et affaires intérieures ».
Ces propositions, je les avais adressées aux institutions européennes voilà dix-huit mois. L’Europe prend trop de temps pour traiter les questions urgentes et, quand la décision est prise, elle met trop de temps à appliquer les mesures décidées. Cela suffit ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe Les Républicains.)
Nous constatons les résultats auxquels cette situation aboutit. Tout en étant résolument européens, il fallait que nous disions, à un moment donné, à l’Union européenne : « stop, le temps de la lutte contre le terrorisme, c’est le temps de l’urgence, et ce n’est pas le temps de la délibération sans fin des instances européennes ! »
Premier point, nous avons demandé un PNR européen, qui ne soit pas vidé de son contenu.
Lorsque je me suis rendu devant la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, la commission dite « LIBE », du Parlement européen au mois de janvier dernier, les parlementaires européens, vous le savez bien, mesdames, messieurs les sénateurs, ne voulaient pas de ce PNR. Ils l’ont voté en février dernier, mais en adoptant des amendements qui, dans quelques domaines, le privaient de son contenu. Quels sont ces éléments ?
Premièrement, le masquage des données. Nous avons proposé un an ; ils en sont arrivés à un mois. Ce n’est pas sérieux !
Deuxièmement, la durée de conservation des données. Nous avons proposé quatre ans ; ils ont retenu une durée infime. Ce n’est pas sérieux !
Troisièmement, nous avons voulu que soient pris en compte les vols intra-européens – on le voit bien, les terroristes traversent les frontières intérieures entre les États de l’Union européenne – ; ils n’ont pas souhaité le faire. Ce n’est pas sérieux !
Quatrièmement, nous avons proposé que l’on tienne compte non seulement des infractions transnationales, mais également des infractions nationales ; ils ne l’ont pas souhaité. Ce n’est pas sérieux !
Nous avons adopté une délibération ce matin au Conseil européen, avec l’appui de la Commission européenne, pour demander, dans le cadre du trilogue, que toutes ces demandes, qui étaient les nôtres, soient remises sur le métier.
Le président de la commission LIBE, que j’ai rencontré, m’a indiqué que je pourrais retourner devant cette même commission pour expliquer les raisons pour lesquelles nous avons besoin de toutes ces mesures, compte tenu des événements terroristes que nous avons vécus, de manière à emporter la conviction des parlementaires européens. Dans cet hémicycle, des parlementaires de toutes sensibilités ont des groupes au Parlement européen. Essayons donc de le faire !
Deuxième point, la question du trafic d’armes nous a beaucoup occupés. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, nous avions demandé qu’une directive urgente sur ce sujet soit adoptée. Des experts européens de la concurrence ont considéré que les armes, au sein de l’Union européenne, devaient être traitées comme n’importe quel produit consommable. C’est absurde ! J’y insiste !
Nous avons indiqué que cela suffisait et qu’il convenait de modifier la directive 91 avant la fin de l’année. Nous avons obtenu satisfaction : avant la fin de l’année, nous aurons un texte sur lequel légiférer, de manière à régler définitivement cette affaire. Comme je n’étais pas sûr que cette directive serait rapidement modifiée, j’ai proposé, vendredi dernier, quelques heures avant la tragédie qui nous a cruellement frappés, un plan de lutte contre le trafic d’armes, qui sera porté au pot commun européen.
Troisième point, concernant le contrôle des frontières, nous avons demandé, voilà dix-huit mois, bien avant l’attentat contre Charlie Hebdo, la mise en place de contrôles coordonnés et systématiques aux frontières extérieures de l’Union européenne – une modification du code Schengen n’est pas nécessaire pour cela –, mais l’Union européenne ne l’a pas fait, et il n’a pas été possible de mettre en œuvre de tels contrôles.
Nous avons demandé que le code Schengen soit modifié pour que les contrôles aux frontières extérieures de l’Union européenne, en plus d’être systématiques et coordonnés, soient rendus obligatoires et pour que l’interrogation du système d’information Schengen et des autres fichiers soit autorisée. Cette révision du code Schengen, la Commission européenne et le Conseil s’y étaient d’abord refusés. Elle figure dans les conclusions de la réunion de ce matin.
Enfin, j’ai très clairement averti nos partenaires européens que la France maintiendrait les contrôles à ses frontières, à toutes ses frontières, aussi longtemps que la menace terroriste l’exigerait, et qu’elle seule, souveraine, serait juge de cette durée. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste, du RDSE, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Jean Bizet. Très bien !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Remarquez que cette annonce n’a suscité aucun débat, aucune contestation, ni même aucun commentaire.
Telles sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les conclusions du Conseil « Justice et affaires intérieures » qui s’est tenu ce matin.
Il va de soi que nous continuerons à nous mobiliser fortement, car, comme l’on dit en Normandie, monsieur le rapporteur, une grande confiance n’exclut pas une petite méfiance… (Sourires.) Reste que les résultats obtenus satisfont nos attentes, qui étaient aussi celles d’un très grand nombre de nos partenaires, et nous fourniront désormais les outils nécessaires pour travailler correctement.
Je remercie la Commission européenne, qui a travaillé très rapidement depuis dimanche dernier, ce qui était nécessaire, compte tenu du temps que nous avions pris pour bien faire. Je remercie également la présidence luxembourgeoise de l’Union européenne, qui a été exceptionnelle, ainsi que les ministres européens de l’intérieur et de la justice, qui tous, ce matin, ont fait l’effort tout à fait émouvant de s’exprimer en français, même ceux qui avaient commencé à l’apprendre hier soir… (Sourires.) Je veux relever à quel point ils se sentent concernés et ont conscience de la menace qui pèse sur tous nos pays.
Nous sommes solidaires. Lorsque la France est frappée, toute l’Europe est frappée avec elle. Il est maintenant urgent d’agir ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste, du RDSE, de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. Je vous remercie, monsieur le ministre, des informations que vous avez communiquées au Sénat.
La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le ministre, je fais mien votre proverbe normand. Vous imaginez bien qu’André Reichardt est trop fin juriste pour avoir cosigné cet amendement s’il ne s’agissait, au titre de la « petite méfiance », de vous faire prendre conscience du problème des fiches S et du fait que Coulibaly, Nemouche, Kouachi, Merah et les autres ont tous fait l’objet d’une telle fiche. Le problème n’est pas tant le risque d’attirer l’attention des personnes fichées sur le fait qu’elles sont suivies que la conduite adoptée une fois que la fiche S est vidée de sa substance et que, précisément, il n’y a pas de suivi.
J’ai bien compris que, cet après-midi, entre le vote obligatoire et l’article 40 de la Constitution, l’heure n’était pas à adopter des amendements. Je retire donc celui-ci, mais j’attends avec impatience l’examen des crédits de la mission « Sécurité » du projet de loi de finances pour 2016 : à cette occasion, monsieur le ministre, je ne manquerai pas de revenir à la charge sur la constitution de nouveaux fichiers ! (Mlle Sophie Joissains applaudit.)