compte rendu intégral
Présidence de Mme Françoise Cartron
vice-présidente
Secrétaire :
M. Philippe Nachbar.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Dépôt d’un rapport d’une commission d’enquête
Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu hier un rapport de M. Jean-Pierre Sueur au nom de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, créée le 9 octobre 2014 sur l’initiative du groupe UDI-UC en application de l’article 6 bis du règlement.
Ce dépôt a été publié au Journal officiel, édition « Lois et Décrets », de ce jour. Cette publication a constitué, conformément au paragraphe III du chapitre V de l’Instruction générale du bureau, le point de départ du délai de six jours nets pendant lequel la demande de constitution du Sénat en comité secret peut être formulée.
Ce rapport sera publié sous le n° 388, le mercredi 8 avril 2015, sauf si le Sénat, constitué en comité secret, décide, par un vote spécial, de ne pas autoriser la publication de tout ou partie de ce rapport.
3
Usage contrôlé du cannabis
Suite de la discussion et rejet d’une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la suite de la discussion, à la demande du groupe écologiste, de la proposition de loi autorisant l’usage contrôlé du cannabis, présentée par Mme Esther Benbassa et plusieurs de ses collègues (proposition n° 317 [2013-2014], résultat des travaux de la commission n° 251, rapport n° 250).
Je vous rappelle que nous avons entamé l’examen de ce texte le 4 février dernier.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Françoise Gatel.
Mme Françoise Gatel. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la proposition de loi visant à légaliser le cannabis dont nous débattons aujourd’hui, après une longue pause quelque peu regrettable, ouvre un débat pertinent sur un sujet complexe aux ramifications multiples : en matière de santé publique, d’économie souterraine, d’éducation et de prévention, mais aussi de sécurité publique et de répression.
À ce titre, je salue le travail de qualité mené par le rapporteur, notre collègue Jean Desessard, sur une question souvent clivante.
Nul ne peut nier la réalité et l’ampleur du phénomène. S’interroger est juste. Mais la réponse proposée par ce texte est-elle suffisamment pertinente ?
La première question est celle de la santé publique. Rappelons-le clairement, il n’y a pas de consommation de drogue sans effets nocifs sur la santé.
Ainsi, l’usage régulier de cannabis peut accompagner ou aggraver l’apparition de troubles psychiatriques, et, de façon plus courante, sa consommation perturbe les fonctions cérébrales, diminue les capacités de mémorisation et d’apprentissage, réduit le jugement et la concentration. Elle entraîne un temps de réaction plus long, une difficulté à effectuer des tâches complètes et des troubles de la coordination motrice susceptibles d’augmenter les risques associés à la conduite.
Les statistiques sur les accidents de la route le confirment : en 2011, la consommation de cannabis aurait provoqué 455 accidents mortels sur les routes de France. Une enquête réalisée en 2005 par l’Observatoire français des drogues et toxicomanies précise que fumer un joint multiplie par deux les risques d’accident mortel sur la route, voire par quinze s’il est associé à l’alcool...
Par ailleurs, le cannabis brûle moins que le tabac et produit davantage de gaz carbonique. À dose égale, fumer du cannabis serait ainsi vingt fois plus dangereux que fumer du tabac, selon l’étude néo-zélandaise publiée en 2008 par le Journal européen de pneumologie.
Mais les effets, madame la secrétaire d'État, sont particulièrement dramatiques chez les jeunes, dont le cerveau est encore en formation. Ils sont les plus gros consommateurs, puisque 42 % des adolescents âgés de dix-sept ans ont déjà fumé au moins une fois du cannabis.
Aussi, comment penser que l’État, garant de la santé publique, puisse légaliser l’usage et la production d’un produit dangereux ? En autorisant son usage, l’État brouillerait nécessairement le message sur la nocivité du produit.
La deuxième question a trait aux effets sociaux et sociétaux, qui sont importants.
La consommation du cannabis favorise le décrochage scolaire, l’absentéisme et la marginalisation sociale, tandis que son usage a souvent de lourdes répercussions sur l’équilibre familial, qu’il fragilise. Légaliser le cannabis pour les adultes reviendrait aussi à oublier le comportement naturellement transgressif des jeunes, qui s’affirment par la consommation à la fois de drogue et d’alcool.
Ainsi, l’interdiction des lieux de vente d’alcool à proximité des établissements scolaires ou sportifs n’a nullement empêché le phénomène de binge drinking chez les jeunes, y compris chez les collégiens.
La consommation d’alcool ou de drogue n’est pas sans relation avec le mal-être de notre société, qui peine à accompagner les jeunes vers leur vie d’adulte et, d'une façon générale, toutes les personnes fragiles. On ne peut passer sous silence la perte de repères et les difficultés de nombreux parents à assumer l’éducation de leurs enfants. Ce constat conduit même certaines communes à créer des « écoles de parents ».
Je crois que si la consommation de drogue a de lourdes conséquences sociales, les difficultés de notre société contribuent à encourager la recherche des paradis artificiels. À cet égard, le groupe UDI-UC regrette la faiblesse des propositions en termes de prévention et d’éducation. La prévention ne devrait-elle pas conduire à s’interroger sur les causes pour lutter avec efficacité contre les conséquences ?
Cette proposition de loi, madame la secrétaire d'État, reconnaît l’importance de la prévention ; mais celle-ci fonctionne très mal aujourd’hui ; le langage utilisé ne percute pas et aucun système ne centralise les initiatives. L’information reste cloisonnée au lieu d’être partagée entre la police ou la gendarmerie, la communauté éducative, le milieu associatif et la commune.
La troisième question soulevée par cette proposition de loi concerne ce que vous qualifiez, monsieur Desessard, de faillite du système de répression et de développement de la criminalité organisée.
Si la répression ne suffit pas à supprimer un danger, il ne peut y avoir de société sans règles et donc sans répression. La répression signale le risque et résonne comme une alerte, un garde-fou.
Selon le texte qui nous est proposé, la légalisation enrayerait l’économie souterraine mafieuse effectivement engendrée par la vente illégale de cannabis. Mais cette légalisation ne concernerait que les personnes majeures. Les jeunes continueraient donc à s’approvisionner de manière clandestine, avec la même insécurité. Par ailleurs, cette présomption revient à sous-estimer la capacité de la criminalité organisée, dont l’imagination est infinie, à choisir et à développer des productions afin de générer une nouvelle demande et de nouvelles sources de revenus.
De plus, penser que la législation aurait pour corollaire une diminution de la consommation de drogue conduirait inévitablement à se poser un jour la question de la légalisation d’autres drogues, telles que l’ecstasy, l’héroïne ou la cocaïne.
Enfin, nous devons garder à l’esprit une variable cruciale : le prix du produit légalisé. Un prix trop élevé n’aurait aucun effet sur l’économie souterraine, tandis qu’un prix trop faible entraînerait une augmentation de la consommation.
La quatrième question est celle des finances publiques.
Il est vrai, monsieur le rapporteur, que la création d’une nouvelle taxe sur le cannabis engendrerait des ressources fiscales non négligeables pour un État en difficulté. Mais si l’État voulait combler son déficit par une taxe sur des produits dangereux, comment expliquer aux industriels de l’agroalimentaire que l’État s’autorise ici ce qu’il condamne ailleurs ? En effet, lorsqu’un produit alimentaire présente un risque sanitaire, l’État engage avec diligence, à juste titre, des enquêtes sanitaires pouvant aller jusqu’à la fermeture d’un site de production.
Mais outre l’aspect quelque peu cynique de cette solution qui permettrait à l’État de combler partiellement son déficit en autorisant la vente de produits dangereux, il y a fort à parier que l’argent rapporté à l’État par cette taxe doive être assez naturellement utilisé pour couvrir les frais de santé publique résultant précisément d’une consommation croissante de cannabis.
En conclusion, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui a le grand mérite – et je le pense sincèrement – de soulever un véritable enjeu de santé publique, qui doit être traité avec énergie et efficacité.
À cet égard, j’évoquerai également l’usage thérapeutique du cannabis qui est de plus en plus reconnu en vue de soulager les symptômes de certaines maladies, tels la sclérose en plaques, la maladie de Parkinson, le sida ou encore la dépression.
Depuis juin 2013, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé peut délivrer des autorisations de mise sur le marché de médicaments contenant du cannabis. J’espère qu’un bilan sera fait de cet usage thérapeutique.
Mais, comme vous l’aurez pressenti, si le groupe UDI-UC reconnaît l’intérêt de ce texte, il ne peut être favorable à ses propositions qui, à mon sens, apportent une réponse trop simple à une question complexe. Monsieur le rapporteur, pour prendre une image familière, penser endiguer la consommation de cannabis par la légalisation, c’est cacher la poussière sous le tapis ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC. – Mme Brigitte Micouleau applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy.
M. Jean-Pierre Godefroy. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la question de l’encadrement législatif du cannabis est récurrente dans nos débats. Elle avait notamment été abordée en 2011 par le rapport de la mission d’information commune au Sénat et à l’Assemblée nationale sur les toxicomanies de nos collègues Gilbert Barbier et Françoise Branget. Si les rapporteurs rejetaient la dépénalisation, ils préconisaient en revanche la création d’une amende contraventionnelle pour les usagers de cannabis.
Plus récemment, en novembre 2014, la question a également été abordée par le rapport d’information du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale, présenté par les députés Anne-Yvonne Le Dain et Laurent Marcangeli, sur l’évaluation de la lutte contre l’usage de substances illicites. Les rapporteurs constatent que la politique de prohibition en vigueur et les moyens qui l’ont accompagnée n’ont pas permis d’obtenir de résultats probants sur la consommation de cannabis, dont la prévalence en France est parmi les plus élevées en Europe.
M. Jean Desessard, rapporteur de la commission des affaires sociales. Exactement !
M. Jean-Pierre Godefroy. S’ils s’accordent sur la nécessité de réviser la loi de 1970 et le régime de l’usage du cannabis, leurs positions divergent quant à la portée de cette révision : M. Marcangeli prône une contravention respectant l’individualisation des peines à la place du délit actuel, alors que Mme Le Dain est favorable à une légalisation du cannabis dans l’espace privé pour les personnes majeures et à une offre réglementée du produit, sous le contrôle de l’État.
Les auteurs de ces rapports, malgré des divergences dans leurs préconisations, se retrouvent sur le constat des failles de notre législation, de son insuffisance et de la nécessité de la réviser.
Le Gouvernement a lancé le plan de lutte contre la drogue et les conduites addictives 2013-2017. Si ce plan comporte des mesures parfois très intéressantes sur les questions sociales, sanitaires, de prévention et de lutte contre les trafics, je ne suis pas certain qu’il soit suffisant. Il ne me semble en effet pas affronter véritablement la contradiction résultant du fait que la France dispose de la législation la plus répressive en Europe à l’égard du cannabis, alors que les Français sont parmi les plus gros consommateurs...
M. Jean Desessard, rapporteur. Eh oui !
M. Jean-Pierre Godefroy. À l'évidence, il faudrait donc approfondir la réflexion sur les choix que nous devons faire. La proposition de loi de Mme Benbassa a le mérite d’aborder le sujet, de poser ces questions et d’émettre des propositions.
L’encadrement législatif de l’usage du cannabis renvoie à deux enjeux : celui de la santé publique, d’une part, et celui de l’ordre social, d’autre part.
Sur le volet sanitaire, les dangers que présente le cannabis ont été démontrés, tout particulièrement chez les jeunes. Le cannabis est le premier produit psychoactif illicite consommé par les adolescents.
À court terme, il peut s’agir d’une baisse des performances intellectuelles, d’angoisses, de difficultés de coordination, d’une modification des perceptions, de troubles de la concentration, d’une altération de la mémoire courte, d’une baisse de la vigilance et des réflexes, la baisse étant encore plus importante lorsque la consommation de cannabis est couplée à l’alcool – cela a déjà été dit.
À long terme, ce sont des risques de cancer accrus par rapport à la consommation de cigarettes à cause de la concentration de goudron, des cas d’isolement social et des troubles du processus de développement cérébral chez les adolescents. Des études établissent aussi une relation de causalité entre la consommation de cannabis et l’aggravation ou la survenue de certains troubles psychotiques graves tels que la schizophrénie ou la paranoïa. Des recherches défendent l’idée que le cannabis, s’il n’est pas suffisant pour déclencher la schizophrénie, pourrait être un facteur nécessaire à son apparition et de nature à exacerber les symptômes déjà présents. Ces risques pourraient être accrus chez les adolescents dont le cerveau n’est pas encore arrivé à maturation.
Aussi, la question du produit en lui-même pose problème. Depuis une quinzaine d’années, des études ont montré une hausse importante de la concentration dans le cannabis de tétrahydrocannabinol, ou THC, ce qui accroît la dangerosité du produit sur la santé physique et mentale des consommateurs. De même, les agents de coupe utilisés pour augmenter le poids du cannabis ou améliorer son aspect peuvent être particulièrement nocifs : sable, colle, talc, verre, plomb, cirage, huile de pneu, huile de vidange...
Il est donc établi que, sur le plan sanitaire, les conséquences de la consommation de cannabis peuvent être gravissimes.
C’est aussi du point de vue de l’ordre public que le sujet soulève des questions. En France, la consommation de cannabis est interdite, la loi exposant les consommateurs à une peine de 3 750 euros d’amende et d’un an d’emprisonnement. Dans le même temps, on sait qu’environ un Français sur cinq a consommé du cannabis dans sa vie, que 1,2 million en consomme régulièrement et que le cannabis est la substance illicite la plus consommée dans les pays de l’Union européenne. La contradiction est flagrante !
Face à l’importance du phénomène de consommation, la particulière sévérité de nos dispositions répressives, qui trouvent leur origine dans une loi de 1970, ne doit-elle pas nous pousser à nous interroger sur la pertinence d’une telle législation et échelle des peines ? Avant la loi de 1970, l’usage privé du cannabis n’était pas sanctionné. Nous sommes forcés de constater que notre arsenal répressif actuel, qui ne parvient pas à faire baisser la consommation de cannabis, ne présente véritablement de solution ni pour la santé publique ni dans le cadre de la lutte contre les réseaux mafieux.
Les peines prévues, qui sont les plus sévères d’Europe, ne sont manifestement pas dissuasives pour les usagers. Bien entendu, l’action publique n’est pas toujours exercée, et des mesures alternatives telles que les injonctions thérapeutiques sont souvent mises en œuvre. Cependant, la marge laissée au magistrat est source de disparités de traitement entre les cours, et donc entre les justiciables. Aussi, même si les emprisonnements pour simple usage de cannabis sont rares, on recense de nombreux emprisonnements pour ce qui relève de la petite revente, alors que les gros trafiquants demeurent rarement atteints.
Or nous devons veiller à ne pas risquer de fragiliser les personnes qui rencontrent des problèmes d’insertion. Envoyer les petits revendeurs en prison, c’est risquer d’abîmer davantage des personnes qui se trouvent déjà dans des situations instables.
L’Uruguay et le Colorado ont fait le choix d’une expérimentation de la légalisation.
M. Jean Desessard, rapporteur. Eh oui !
M. Jean-Pierre Godefroy. En Uruguay, la loi du 1er décembre 2013 a instauré une régulation de la production et de la vente de cannabis sous l’autorité de l’État. Les consommateurs de cannabis majeurs et enregistrés dans une base de données sont autorisés à acheter jusqu’à 40 grammes de cannabis par mois dans des pharmacies homologuées. La loi permet aussi de cultiver six plants de cannabis à domicile par an. Ce dispositif est en expérimentation depuis un an. Il faudra attendre pour véritablement analyser les résultats d’une telle politique.
La légalisation avec encadrement et monopole étatiques présente des avantages non négligeables en ce qu’elle peut contribuer à casser les marchés parallèles, permettre de limiter la concentration en THC contenu dans le cannabis et éviter l’usage d’agents de coupe nocifs. Dans le même temps, les dernières informations en provenance du Colorado qui nous sont parvenues n’encouragent pas à aller dans cette direction. En effet, le produit des taxes rapporte tellement à l’État du Colorado que celui-ci doit rendre de l’argent, en vertu d’une loi de 1992, soit à l’État fédéral, soit aux contribuables. Qu’en est-il en revanche sur le plan de la santé publique ? On peut s’interroger.
La légalisation poserait aussi de nombreuses questions particulièrement délicates à trancher : quelles modalités concrètes dans la mise en œuvre d’une telle politique ? Quel type de production et de distribution organiserait-on ? Passerait-on par les bureaux de tabac, les pharmacies ou de nouvelles entités ad hoc ? Quels tarifs seraient pratiqués, sachant que les prix devraient être de nature à casser les réseaux de trafic et qu’il ne faudrait donc absolument pas y voir un moyen de ressources supplémentaires pour l’État ?
Je finirai par quelques mots sur l’importance de la prévention, à propos de laquelle nous n’insisterons jamais assez. Je suis convaincu que la pédagogie serait plus utile et plus efficace que l’interdiction brutale. Nos lois répressives n’empêchent pas la consommation de cannabis ; ce sont donc les individus, et particulièrement les jeunes – c’est en effet souvent à cette période de la vie que se fait l’initiation à la consommation de cannabis –, que nous devons informer, prévenir, éduquer, et même convaincre, dirai-je ! Pour ce faire, des campagnes et actions de prévention dans les collèges et lycées, dirigées vers ces publics potentiellement exposés aux dangers du cannabis, doivent être mises en œuvre. Elles doivent intervenir dès le début du collège, puis être adaptées et répétées.
Mes chers collègues, la proposition de loi qui nous est présentée aujourd’hui ne me semble pas suffisamment aboutie pour être votée en l’état. Les nombreux renvois à des décrets sont d’ailleurs révélateurs. Ce texte doit néanmoins être salué, car il ouvre le débat sur un problème de santé publique de premier plan.
Je le rappelle, Mme la ministre de la santé nous a fait part, le 4 février dernier, des mesures envisagées par le Gouvernement à ce sujet.
En conséquence, le groupe socialiste ne votera pas ce texte.
Mme la présidente. La parole est à Mme Brigitte Micouleau.
Mme Brigitte Micouleau. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Esther Benbassa, qui vise à autoriser la vente au détail de cannabis aux personnes majeures, c'est-à-dire à mettre en place une dépénalisation, nous permet d’ouvrir un débat. Comme ma collègue Françoise Gatel, je regrette que celui-ci ait été coupé en deux !
Cette proposition de loi conduirait à aligner la vente du cannabis sur le modèle du tabac. Ainsi, l’État contrôlerait la distribution du cannabis, tout en en interdisant la publicité et la vente aux mineurs.
Je dois reconnaître que l’exposé des motifs de votre proposition de loi, madame Benbassa, ainsi que le rapport de M. Desessard soulèvent des questions essentielles telles que l’inefficacité de nos politiques de prévention et de lutte contre le cannabis, ou la dangerosité et les conséquences néfastes de la consommation de cannabis.
En effet, malgré une répression sévère, la France est, après l’Espagne, le pays d’Europe où l’on consomme le plus fréquemment du cannabis.
Hier, dans la « matinale » d’une grande radio nationale, un baromètre officiel, encore non diffusé, a été évoqué. Il révèle des chiffres alarmants : on serait ainsi passé de 500 000 à 700 000 consommateurs quotidiens en quatre ans. Les consommateurs fumant au moins dix joints par mois représenteraient désormais 1,5 million d’individus, tandis que les usages réguliers seraient de plus en plus banalisés dans tous les milieux.
Par ailleurs, d’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, l’OFDT, 41,5 % des jeunes âgés de dix-sept ans ont déclaré, en 2011, avoir fumé du cannabis au cours de leur vie. Parmi ces derniers, plus de un sur cinq déclare avoir consommé du cannabis au cours du dernier mois, ces consommations ayant lieu principalement le week-end.
Quel est le problème d’une consommation occasionnelle et festive, diront certains ? Mes chers collègues, de nombreuses études le montrent, cette consommation n’est malheureusement pas sans conséquence.
Comment pourrions-nous fermer les yeux, alors que nous savons que le cannabis peut entraîner, notamment en cas de consommation régulière, une dépendance, surtout psychique, entraînant des problèmes non seulement relationnels, mais aussi scolaires ou professionnels ?
Comment laisser croire à des jeunes que cette consommation est anodine, quand nous savons que la consommation de cannabis altère les capacités de mémorisation, d’apprentissage et de concentration, ainsi que les aptitudes au raisonnement ?
Enfin, comment passer sous silence les troubles de la coordination motrice induits par cette consommation, lesquels sont susceptibles d’augmenter les risques associés à la conduite ? La prise de cannabis potentialise en outre les effets de l’alcool.
L’enquête SAM, Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière, a montré les liens entre consommation de cannabis et accidents de la route, notamment les accidents mortels. Malheureusement, depuis au moins trois ans, le nombre de conducteurs arrêtés pour conduite sous l’emprise de cannabis est en constante augmentation.
En effet, d’après l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, le nombre de conducteurs contrôlés sous l’emprise de stupéfiants a augmenté de 18 % sur l’année 2009-2010, de 1,2 % en 2010-2011 et de 13 % au cours des sept premiers mois de l’année 2012.
Mais la consommation de cannabis a également des conséquences sociales, puisqu’il s’agit de la première substance en cause dans le cadre des interpellations pour usage de stupéfiants.
D’après l’OFDT, les interpellations pour usage de cannabis représentent toujours 90 % des interpellations pour usage de stupéfiants. Ces dernières ont augmenté de 65 % par rapport à l’année 2000. En dehors de l’usage, les services de police et de gendarmerie ont effectué 15 302 interpellations pour usage- revente et trafic de cannabis en 2010.
J’en viens donc naturellement à évoquer la question du trafic. Selon vous, madame Benbassa, la dépénalisation constituerait un moyen d’y mettre fin et de tarir une source de revenus du crime organisé.
Pourtant, d’après Stéphane Quéré, criminologue au département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines de l’université de Paris II, et grand spécialiste du grand banditisme et du crime organisé, la dépénalisation de la consommation du cannabis dans certains pays n’a pas fait disparaître le crime organisé. Celui-ci s’est simplement adapté, réussissant à s’implanter, notamment aux Pays-Bas, dans les coffee shops, tout en gardant la main sur la culture du cannabis.
C’est pourquoi, aux Pays-Bas, pays pionnier dans ce domaine, les autorités font aujourd’hui marche arrière. Elles ont ainsi récemment décidé d’encadrer davantage l’installation des coffee shops, qu’elles n’autorisent plus qu’à grande distance des frontières et, surtout, des écoles.
On peut également faire un parallèle avec le tabac : sa vente et sa consommation sont légales dans notre pays, ce qui n’empêche pourtant pas les trafics. En tant que sénatrice de la Haute-Garonne, département proche de l’Espagne et de l’Andorre, je peux témoigner du trafic florissant de cigarettes, notamment à Toulouse.
Par ailleurs, on le sait aussi, la consommation de cannabis peut conduire à la prise de drogues dures, bien que la transition soit loin d’être automatique. L’expérience de l’Espagne dans les années quatre-vingt en est la parfaite illustration.
Le fait de légaliser le marché de certaines formes de cannabis pourrait aussi contribuer au développement d’un marché parallèle d’un cannabis plus puissant, synonyme d’effets psychotropes amplifiés, mais aussi et surtout d’une plus grande dangerosité pour les consommateurs.
Enfin, on peut se demander quelle signification sociale se dégagerait d’un scénario de « nationalisation » du cannabis. Quel signal enverrait l’État en organisant le commerce d’un produit réputé néfaste et dangereux ? Ne sommes-nous pas là face à une fausse bonne solution ?
Aussi, si la dépénalisation n’entraîne pas un meilleur contrôle du trafic et ne réduit pas les dangers liés à une consommation régulière, pourquoi devrait-on se diriger vers cette solution ?
C’est pour toutes ces raisons que le groupe UMP votera contre ce texte. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Forissier.
M. Michel Forissier. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes appelés aujourd’hui à débattre d’un sujet qui n’est pas nouveau et fait même régulièrement l’objet de débats d’idées passionnels, non seulement en France, mais aussi partout dans le monde. Ce sujet sociétal fait l’objet une proposition de loi visant à faire sortir de l’ombre les non-dits liés à la consommation, et donc à la vente du cannabis.
Légaliser la consommation du cannabis signifie donner un cadre légal à une drogue qui, jusqu’à présent, n’en avait pas dans la mesure où elle était définie comme interdite. Le cadre juridique peut prendre plusieurs formes, de la plus stricte à la plus libérale. L’alcool et le tabac, deux substances addictives et potentiellement dangereuses pour la santé, sont aujourd’hui – tel n’a pas toujours été le cas – vendus et consommés sous la responsabilité de chacun, selon des règles encadrantes : loi Evin, monopole du tabac pour un contrôle de la production jusqu’à la vente, interdiction de vente à des mineurs…
La question de la légalisation se pose actuellement pour ce qui concerne le cannabis. Allons-nous, comme nos amis américains des États du Colorado et de Washington, autoriser la légalisation du cannabis à des fins récréatives, dans une société en quête de repères, avec un gardien, un régulateur, qui serait l’État ? Allons-nous confier à notre administration française le monopole de la vente au détail de cette drogue qu’est le cannabis, lui donner la mission de contrôler sa production, sa fabrication, sa détention et sa circulation ? Selon moi, il faut savoir raison garder.
Autoriser l’usage contrôlé du cannabis et de ses dérivés, c’est donner un mauvais signal à notre République.
La commission des affaires sociales du Sénat a examiné le texte proposé par Mme Benbassa, sénatrice du groupe écologiste. Les débats ont été à la hauteur des passions. Le législateur, garant de l’intérêt général, rappelons-le, ne remplirait pas sa mission en repoussant les limites d’une société déjà ébranlée.
Le texte dans sa globalité me pose problème, car je pense que notre société a un besoin fondamental de repères, surtout aujourd’hui.
Il ne nous appartient pas de minimiser ou de nier les incidences sur la santé liées à l’absorption, même occasionnelle, du cannabis. Je veux parler par exemple de la baisse des facultés cognitives, des troubles psychotiques et de la déscolarisation. Légaliser une drogue, c’est prendre le risque de pouvoir accroître sa disponibilité, et donc le nombre de consommateurs. Voulons-nous prendre ce risque pour nos jeunes ?
Le rapporteur a dressé un excellent tableau de la situation actuelle, et je pense que la légalisation serait un mauvais signal dans le contexte actuel.
Les experts estiment que les substances addictives licites, comme peuvent l’être les deux fléaux que sont l’alcool et le tabac, ont des niveaux de consommation plus de huit fois supérieurs à ceux des drogues illicites.
Enfin, il n’existe aucun lien automatique – le précédent intervenant l’a rappelé – entre la fin de la prohibition et celle des trafics. Le trafic de cigarettes est la source financière principale de certaines organisations criminelles, qui ont mis en place une véritable économie parallèle dans certains pays, alors que le tabac a un statut légal dans le monde entier.
Pour lutter contre les trafics de cannabis, nous disposons déjà d’un arsenal répressif ; une légalisation du cannabis ne permettrait pas d’enrayer les trafics dans nos quartiers.
Si la prohibition du cannabis est une utopie, la légalisation est tout aussi irréaliste quant à sa finalité.
Cependant – et M. le rapporteur a bien mis en évidence cet aspect des choses –, il y a dans la proposition de loi des aspects intéressants, notamment l’article 2, qui est consacré à la prévention. C’est sous cet angle, me semble-t-il, qu’il faut aborder le problème du cannabis.
Voilà un an, madame la secrétaire d'État, le Gouvernement a mis en place un plan stratégique qui donne la priorité à la prévention par rapport à la répression. Les adolescents sont mis en garde par de jeunes adultes, qu’ils ont l’habitude d’écouter plus que les adultes ! Le plan est dit « pédagogique », avec des professionnels au contact des jeunes. C’est cette prévention qu’il faut à mon avis favoriser.
Les associations de lutte contre les drogues donnent les grandes lignes de prévention de la consommation.
Premièrement, il faut donner à son adolescent les bonnes raisons de ne pas prendre de drogues.
Deuxièmement, il faut éviter que son adolescent ne se retrouve dans des situations à risques.
Troisièmement, il faut montrer l’exemple : les comportements des référents comptent aussi dans la prévention. Qu’en est-il de la figure d’autorité qui admet souvent avoir été ou être consommatrice ?
Pour toutes ces raisons, les sénateurs UMP de la commission des affaires sociales ont voté contre la proposition de loi. En somme, l’interdit des drogues en France ne doit pas être affaibli par une légalisation d’une partie d’entre elles. Le cannabis est un vrai sujet de santé publique, et nous devons à notre jeunesse vigilance et bon sens.
Je le redis, la société française a besoin d’affirmer les limites qui sont les siennes, conformes à nos valeurs, à nos principes fondamentaux. L’interdiction de l’usage du cannabis est pour moi un principe essentiel. (Mme Françoise Gatel, MM. David Rachline et Michel Vaspart applaudissent.)