M. le président. La parole est à M. François Bonhomme. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. François Bonhomme. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en tant qu’élu du Tarn-et-Garonne, où se trouve la ville de Montauban, dans laquelle Mohamed Merah a perpétré l’un de ses sinistres forfaits, je mesure combien la création du délit d’entreprise terroriste individuelle, qui permet d’élargir la définition de l’acte terroriste et de sanctionner les actes préparatoires à caractère terroriste de personnes agissant seules, et non plus seulement les actes commis en bande organisée, va dans le bon sens.
Mohamed Merah avait été inscrit au fichier des personnes recherchées après ses séjours en Afghanistan et au Pakistan. Il avait fait l’objet d’une surveillance dès janvier 2011, et avait même été convoqué par la Direction centrale du renseignement intérieur, la DCRI. Pourtant, cela ne l’a pas empêché d’agir. Ce cas de figure pose la question des moyens humains et matériels dont disposent nos services pour mener les investigations, ainsi que celle de la nécessaire coopération entre police et justice.
Il y a lieu aussi de s’interroger sur le dispositif prévu à l’article 1er, qui instaure une procédure permettant, par la confiscation du passeport et de la carte d’identité, d’interdire la sortie du territoire des ressortissants français susceptibles de se rendre à l’étranger pour rallier des théâtres d’opérations de groupements terroristes ou participer directement à des activités terroristes. Qu’en est-il pour les étrangers ou les binationaux ? Une telle mesure n’appelle-t-elle pas une coopération entre les pays membres de l’espace Schengen ?
Certaines dispositions du projet de loi visent à lutter contre le terrorisme à l’âge d’internet. Il faut bien évidemment éviter la diffusion des incitations à partir vers des zones de combat, et plus généralement renforcer la lutte contre la propagande à caractère terroriste. L’amendement n° 18, adopté en commission sur l’initiative des rapporteurs, permet de préserver la portée des dispositions contenues dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et de concilier les deux impératifs que sont la sécurité et le respect des libertés publiques.
À l’évidence, les pays démocratiques comptent de plus en plus sur les méthodes de filtrage, de blocage de sites et de censure pour contrer l’extrémisme, mais il faut bien voir que ces modes opératoires ont, par nature, leurs propres limites. En effet, ils peuvent se révéler potentiellement contreproductifs, dans la mesure où la plupart des arrestations pour actes de terrorisme en France s’appuient sur des informations trouvées sur internet, permettant de mener les enquêtes et de fournir des preuves en cas de mise en examen.
Dès lors, le fait de bloquer l’accès aux sites ou de censurer les contenus « non désirés » risque de faire disparaître des informations utiles sans que la source soit supprimée.
D’aucuns expliquent qu’il est assez facile de créer un autre site, de republier l’information ou d’utiliser le dark web, cet internet parallèle dont les sites ne sont pas répertoriés par les moteurs de recherche traditionnels, si bien qu’il est difficile d’en réguler l’accès et d’y contrôler le contenu des informations.
Toujours est-il que je suis de ceux qui se réjouissent du chemin parcouru par de nombreux membres de notre assemblée. En effet, du côté gauche de l’hémicycle, certains n’avaient pas approuvé la loi relative à l’antiterrorisme ni les dispositions antiterroristes de la loi de 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. J’en retiens que tout le monde a le droit de s’amender !
Comme beaucoup d’autres orateurs, je voudrais saluer le caractère équilibré de ce projet de loi, qui répond au double souci d’adapter les moyens de lutte contre le terrorisme et de préserver nos libertés fondamentales. Alors, bien sûr, comme chaque fois en pareil cas, les « ligues de vertu » n’ont pas manqué de crier aux « mesures liberticides », faisant même une comparaison avec les dérives de la NSA américaine, qui ont abouti à l’espionnage de toute la population mondiale. Derrière les dispositions qui nous sont soumises aujourd’hui, il y aurait l’« obsession sécuritaire » de l’État, dont nous serions naturellement les complices consentants. Je crois qu’il y a surtout des obsédés de l’obsession sécuritaire… Certains ont même convoqué le philosophe Michel Foucault à l’appui de leurs préjugés. Il vaut mieux laisser les philosophes dans leur domaine d’excellence !
Je passe donc rapidement sur cette antienne. En définitive, depuis trente ans, chaque nouvelle avancée ou adaptation de l’antiterrorisme pour faire face à une recrudescence du terrorisme ou à une modification de ses formes suscite les mêmes réactions. On a l’impression que, pour certains, le risque n’est jamais suffisamment avéré, ou du moins jamais assez important, pour que l’on puisse envisager d’adapter notre arsenal.
Mme Éliane Assassi. N’importe quoi !
M. François Bonhomme. Pourtant, les autorités les plus mesurées et les plus avisées n’ont plus de doute quant à la réalité de ce risque. Toutes considèrent que notre pays sera frappé, seul le moment reste inconnu.
Mme Éliane Assassi. Ça, c’est une information !
M. François Bonhomme. Ce risque repose sur des éléments tangibles que l’on ne peut ignorer. Oui, le risque est élevé ; oui, les candidats au djihad en Syrie ou en Irak n’ont jamais été aussi nombreux.
La grande majorité des articles du projet de loi donnent au juge judiciaire et aux services de police placés sous son autorité les leviers d’investigation nécessaires. Le droit pénal ne sera donc pas contaminé. De toute façon, l’exigence de proportionnalité entre l’atteinte portée à la liberté individuelle et le but poursuivi par le législateur a été maintes fois réaffirmée. Les libertés publiques ne sont pas en danger. Il faut aussi rappeler que les magistrats du pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris attendent de pouvoir disposer d’un tel arsenal législatif, alors même qu’ils n’en voulaient pas il y a quelques années.
Mes chers collègues, ce projet de loi doit nous conduire à faire preuve de détermination, sans irénisme ni rodomontades, et à accepter la simple et vitale nécessité de regarder froidement le terrorisme, y compris dans ses formes nouvelles, et d’y faire face. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot.
M. Jacques Bigot. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’ai souhaité, le quinzième jour de ma présence dans cette assemblée, m’exprimer dans la discussion générale de ce projet de loi, car je n’ai pas oublié que, il y a encore quelques mois, je présidais la communauté urbaine de Strasbourg, où nous avons vécu un drame terrible : sept jeunes d’un quartier de Strasbourg ont été interpellés parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir rejoint un groupe terroriste ; ils sont d'ailleurs toujours en détention aujourd'hui. Le risque était que des familles se sentent elles-mêmes accusées, que des divisions apparaissent au sein du quartier en question et que la communauté musulmane soit l’objet d’attaques. Nous mesurons donc à quel point il est important de pouvoir agir et prévenir. C’est le sens de l’article 1er du projet de loi.
Cependant, les « ligues de vertu », comme les a appelées le précédent orateur, ont tout à fait raison de nous interpeller chaque fois que nous examinons un texte comme celui-ci. Peut-on, au nom de la lutte contre le terrorisme, porter atteinte à des libertés essentielles qui fondent notre démocratie ? Je crois que, de ce point de vue, le présent projet de loi est parfaitement équilibré.
L’article 1er prévoit d’autoriser le ministre de l’intérieur à prononcer des interdictions de sortie du territoire. C’est là une mesure exceptionnelle, et d’une exceptionnelle gravité, mais je peux vous dire qu’elle est attendue par certaines familles dont les enfants, adolescents ou majeurs, ont été approchés par des djihadistes et pensent trouver dans le djihad un repère ou un sens à leur vie, même si ce choix peut les conduire prématurément à la mort.
L’interdiction de sortie du territoire doit être assortie de dispositions protectrices. Elle constitue incontestablement une mesure administrative et non une mesure judiciaire : les mesures judiciaires sont des mesures de sanction, or il s’agit en l’espèce d’une mesure de police, qui doit pouvoir donner lieu aussi rapidement que possible à un débat contradictoire ; l’excellent travail de notre commission des lois a permis d’améliorer le texte sur ce point.
La durée maximale de l’interdiction de sortie du territoire est de six mois. Elle pourra être prolongée, mais il faut espérer que le travail fait avec le jeune pendant ces six mois permettra de le ramener à de meilleures intentions. L’interdiction de sortie du territoire est une mesure de protection de notre territoire et de nos citoyens, bien entendu, mais aussi des familles victimes.
Nous devons être très vigilants, car l’objectif des terroristes est de susciter la peur et la division dans nos sociétés. Monsieur le ministre, je pense que les mesures de votre projet de loi, telles qu’amendées par notre commission des lois, sont satisfaisantes.
Il faut parvenir à endiguer l’embrigadement de notre jeunesse. De ce point de vue, nous savons que, si la mondialisation rend tout beaucoup plus complexe, elle rend aussi tout beaucoup plus facile pour les terroristes. Nos frontières sont ouvertes ; leur contrôle devient plus compliqué, notamment au sein de l’Union européenne. En outre, internet permet des connexions extrêmement simples. Nous ne sommes pas sûrs – le rapporteur l’a souligné tout à l'heure – que le dispositif de lutte contre l’apologie du terrorisme sur internet soit pleinement satisfaisant, mais ce n’est pas une raison pour renoncer. En tout état de cause, cela met en exergue la nécessité de mener une vraie réflexion sur les changements induits par internet dans notre société, y compris en matière de liberté de la presse.
Un certain nombre d’organisations syndicales de magistrats ou d’avocats souhaitent que, dans le dispositif de l’article 1er, le juge administratif ne soit pas préféré au juge judiciaire. Le juge judiciaire a un rôle répressif ; le juge administratif a un rôle de contrôle des décisions de l’administration. Même si certains juges judiciaires sont appelés juges des libertés, ces juges décident en fait de placer ou non en détention : c’est le juge administratif qui est le premier garant des libertés publiques. Un bon équilibre a été trouvé dans le projet de loi.
Par ailleurs, la proposition, formulée par la commission des lois du Sénat, de n’extraire du champ de la loi sur la liberté de la presse les faits de provocation au terrorisme ou d’apologie du terrorisme que lorsqu’ils sont commis sur internet est importante. Cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux conséquences à tirer du passage de Gutenberg à la télévision puis de la télévision à des systèmes de communication omnipotents. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Charon.
M. Pierre Charon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le texte qui nous est soumis cet après-midi devrait nous inciter à dépasser largement les clivages et les polémiques partisanes pour nous concentrer sur le seul sujet qui vaille : la sécurité des Français face au terrorisme.
Pour lutter contre le terrorisme, nous ne pouvons rester cantonnés à une approche franco-française – l’un de nos collègues l’a souligné tout à l'heure – ni nous perdre dans des débats dilatoires sur la défense des libertés publiques.
Tant à Paris qu’à l’étranger, la France doit faire face au même ennemi, au même fanatisme et au même extrémisme de la part de groupes criminels organisés, dont les ressources financières ridiculisent nos budgets nationaux. N’ayons pas peur des mots : ce qu’on appelle la République islamique dispose a minima de 420 millions de dollars provenant de banques irakiennes, et jouit des revenus du pétrole, puisqu’elle en vend 120 000 barils chaque jour. L’État islamique en Irak et au Levant dispose d’un trésor de guerre estimé à 1 milliard de dollars, qui lui permet de recruter aisément des mercenaires venus d’Afrique et d’Orient.
Alors, que faire lorsque des milliers de Français s’engagent dans un combat mené par des prophètes autoproclamés, au nom d’une religion détournée, dévoyée et bafouée ?
Que faire quand certains de nos concitoyens trahissent les principes fondateurs de notre République, au point qu’ils se rendent en Algérie, en Syrie, en Irak, en Belgique pour assassiner des innocents ?
Que faire, enfin, quand ces Français rentrent tranquillement – c’est peu dire –, après avoir fait leurs classes dans des camps d’entraînement au Yémen, en Afghanistan ou au Pakistan ? De retour en France, ces élèves aguerris guettent le moment propice pour appliquer les enseignements reçus, d’une barbarie inouïe et d’une technicité de combat digne d’une armée professionnelle… Il ne s’agit plus seulement de réseaux dormants, mais bien de bombes à retardement.
Mes chers collègues, avons-nous compris que nous sommes dans une situation de guerre et que, confrontés à un conflit total, nous avons, hélas, encore une guerre de retard ?
Cette situation, nous devons l’appréhender selon un double niveau de lecture.
Tout d’abord, il importe de prendre en compte les bouleversements survenus dans le monde arabe, au-delà du seul Moyen-Orient. Aujourd’hui, il n’est plus question de la lutte éternelle entre les sunnites et les chiites. Nous n’assistons plus seulement au développement, ici et là, de tensions régionales, mais à un phénomène d’agrégation par lequel le terrorisme se propage dans différents pays, récupérant astucieusement des conflits locaux. À sa manière, il s’apparente à une guerre mondiale, où tous les fronts sont liés, connectés, quand bien même ils seraient éloignés.
L’Afrique est gagnée par ce phénomène, tout comme l’Asie : depuis 2003, les Pakistanais sont victimes d’attentats et l’Irak subit le terrorisme ; l’Indonésie éprouve la violence de milices islamistes. Ce phénomène s’accentue avec la déliquescence des États et la porosité des frontières.
Aujourd’hui, au Nigéria, Boko Haram commet les mêmes exactions que les tribus islamiques au Sinaï ou que celles qui sévissent en Mésopotamie : instauration de zones de non-droit, trafics d’êtres humains et de drogue, camps de torture.
Ayant compris les enjeux de la médiatisation, forts d’une communication bien rodée, ces fous séduisent les esprits faibles.
Comment ces groupuscules ont-ils réussi à attirer de jeunes hommes, de jeunes femmes et même, récemment, des familles ? Comment, au pays des Lumières, sommes-nous passés à un tel degré d’obscurantisme ?
On savait que certaines mosquées étaient sous influence salafiste, mais, aujourd’hui, ce ne sont pas elles qui sont à l’origine de cette radicalisation. Elles sont même dépassées et sont plutôt les victimes de cet individualisme que le terrorisme sait justement utiliser.
En réalité, cette radicalisation de masse se fait par internet, comme beaucoup l’ont rappelé cet après-midi. Les réseaux ont profité de nos échecs en matière d’intégration, constituant même un accélérateur de désintégration. Ils ont supplanté ce vaste réseau affectif réel qu’est la nation. À l’imaginaire national, internet a substitué des imaginaires qui respirent la haine et la destruction.
Ce texte présente des avancées, avec le blocage de sites internet ou la création d’une nouvelle incrimination d’entreprise terroriste individuelle. Pour autant, monsieur Cazeneuve, vous êtes le ministre de l’intérieur. Or cet intérieur français est aujourd’hui malade d’un manque de cohésion nationale. Les réponses dépassant largement le périmètre de votre ministère, je vous souhaite d’être soutenu dans votre tâche par vos collègues de la justice et de l’éducation nationale. Par ailleurs, je nous souhaite à tous d’être lucides, pour protéger les Français et, surtout, pour nous doter de moyens à la hauteur de cette guerre contre le terrorisme. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Gaëtan Gorce.
M. Gaëtan Gorce. Monsieur le président, monsieur le ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, mon intervention ne portera que sur l’article 9 du projet de loi. Je ne me livrerai pas à une description aussi catastrophiste que celle que je viens d’entendre, même si, naturellement, je sais que nous devons être attentifs. Néanmoins, l’intelligence doit primer, me semble-t-il, sur la peur.
Il n’aura échappé à personne que le blocage des sites est une mesure qui sera techniquement inefficace. Nous savons les uns et les autres que contourner un tel blocage est aujourd’hui presque un jeu d’enfant. Lors du débat sur les jeux en ligne, nous avions déjà observé combien il serait difficile de combattre les sites illégaux, clandestins. Les mêmes dispositifs de contournement trouvent à s’appliquer pour les sites internet qui nous occupent aujourd’hui : un simple abonnement d’un coût de 5 euros par mois à un virtual private network permet, en utilisant ses tunnels de réseaux chiffrés, d’échapper au blocage.
Pour autant, j’admets l’argument selon lequel le blocage, même si son efficacité sera limitée, doit néanmoins être pratiqué, pour que ceux qui se livrent à la propagande ou au recrutement de candidats au djihad ne bénéficient pas d’une totale impunité, et plus encore d’une impunité symbolique. Dont acte !
Une fois ce constat fait, la question est de savoir selon quelles modalités ce contrôle doit être exercé.
Nous sommes tous d’accord pour considérer qu’internet ne doit pas être une zone de non-droit, mais ce sujet est sensible, car il met en jeu la liberté de communication et la liberté d’expression. Il est donc nécessaire de prendre un certain nombre de précautions, qui nous ont été rappelées par le Conseil constitutionnel. Celui-ci, à plusieurs reprises, notamment à propos de la loi HADOPI, a ainsi indiqué qu’il était impossible d’interdire l’accès à internet à un particulier, sauf sur intervention du juge judiciaire, puisqu’il s’agit d’une liberté fondamentale.
La loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique a doté les hébergeurs et les éditeurs d’un statut plutôt libéral, à la fois en faisant référence à la loi sur la liberté de la presse et en soumettant les hébergeurs à une responsabilité pénale et civile atténuée. Par ailleurs, cette loi a précisé, dans le prolongement de la directive de 2000 qu’elle transposait, qu’il ne saurait être question d’imposer aux hébergeurs une obligation de surveillance générale, donc de les rendre responsables de manière systématique des contenus qu’ils pourraient être amenés à héberger et à diffuser.
Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé à de nombreuses reprises que les ingérences dans le fonctionnement d’internet doivent être justifiées par des motifs légitimes, en rapport avec les objectifs de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – c’est bien le cas de la lutte contre le terrorisme –, pratiquées selon des procédures nécessaires, c’est-à-dire indispensables pour atteindre l’objectif souhaité – en l’espèce, avec ce texte, nous nous trouvons un peu à la limite – et en tout cas maîtrisées, c’est-à-dire de nature à ne produire que des effets secondaires limités, notamment en matière de surblocage.
On le voit, il s’agit là d’un domaine relativement délicat. Au regard des arguments que je viens d’évoquer, il pourrait sembler assez naturel de s’en remettre, pour la prise d’une décision de blocage, au juge judiciaire plutôt qu’à l’autorité administrative. Nous y sommes d’ailleurs invités par un certain nombre de dispositions qui ont été votées ces dernières années, le législateur ayant donné le sentiment qu’il souhaitait plutôt privilégier cette orientation. Je sais bien que la loi relative à la lutte contre la pédopornographie a introduit une exception, que nous avions d’ailleurs combattue à l’époque, mais, s’agissant des dispositions qui ont pu être adoptées dans d’autres domaines – l’article 18 de la loi de 2004 déjà évoquée ou la loi de 2007 relative à la prévention de la délinquance –, le recours au juge judiciaire a été à chaque fois privilégié.
D’une certaine façon, on a pu avoir le sentiment qu’une sorte de consensus était en train de s’établir sur cette orientation, que l’on retrouve dans le rapport de la mission parlementaire sur la neutralité de l’internet et des réseaux menée en 2011 par une députée socialiste et une députée du groupe UMP : il y était estimé souhaitable que ce soit le juge judiciaire qui tranche ces questions. Le groupe de travail interministériel sur la lutte contre la cybercriminalité n’est pas arrivé à des conclusions différentes.
Par ailleurs, les lois qui ont prévu un recours à l’autorité administrative, comme celle sur la lutte contre pédopornographie, n’ont pas vu leurs décrets d’application être publiés, et les dispositions de l’article 18 de la loi de 2004 ont été abrogées très récemment.
Par conséquent, nous abstraire, en matière de lutte contre le terrorisme, d’une logique qui est en train de s’imposer, privilégiant l’intervention du juge judiciaire, poserait un vrai problème de cohérence.
Quels sont, au fond, les arguments que l’on peut opposer à l’intervention du juge judiciaire et qui justifieraient un changement de doctrine ?
On peut évidemment se tourner vers le Conseil constitutionnel, qui, dans la décision qu’il a rendue sur la loi relative à la lutte contre la pédopornographie, a admis que l’autorité administrative puisse intervenir. Néanmoins, il a précisé que la question de savoir si l’intervention de l’autorité administrative, dès lorsqu’elle était encadrée et contrôlée par le juge administratif, était préférable à celle du juge judiciaire n’entrait pas dans le champ du contrôle qu’il devait exercer. Sur cette question, il a estimé devoir laisser au législateur le soin de prendre ses responsabilités, en exerçant un contrôle minimum.
L’argument invoqué à l’époque était que la saisine du juge judiciaire entraînerait des retards et soulèverait des difficultés, s’agissant de situations spécifiques. Pour autant, je ne crois pas que le juge des référés puisse être accusé de ralentir l’action des pouvoirs publics. En effet, il peut intervenir extrêmement rapidement ; nous en avons eu la démonstration en de multiples circonstances.
La problématique des « sites miroirs », qui est souvent évoquée, pourrait, à l’évidence, être traitée par le juge lui-même. Celui-ci pourrait ainsi prévoir que sa décision s’appliquera aux différents « sites miroirs » susceptibles d’être mis en place.
J’ai donc du mal à comprendre pourquoi nous ne restons pas fidèles, dans un souci de cohérence, à une orientation qui commençait à s’affirmer. Sur l’ensemble de ces questions, je pense qu’il serait souhaitable que nous donnions à l’opinion publique et à l’ensemble des acteurs d’internet une solution claire : puisqu’un régime plutôt libéral a toujours prévalu dans ces domaines – ce qui ne veut pas dire que tout est permis –, il revient au juge judiciaire de décider le blocage d’un site. Je crois que ce serait plus simple, plus net.
Je le répète, je n’ai toujours pas compris pourquoi on a choisi de changer de démarche à cet égard, d’autant que les problèmes posés par la lutte contre le terrorisme sont très différents de ceux de la lutte contre la pédopornographie, seul domaine aujourd’hui où l’intervention du juge judiciaire n’est pas privilégiée.
En effet, le délit de pédopornographie est constitué immédiatement : il suffit de prendre connaissance des images. En revanche, les choses sont beaucoup plus compliquées en matière de terrorisme : s’il est possible de qualifier sans hésitation de provocation à commettre des actes terroristes ou d’apologie du terrorisme la diffusion d’images monstrueuses tournées en Syrie, que dire d’images montrant des personnes engagées à Gaza aux côtés de soldats du Hamas ou encourageant des ressortissants français à se rendre en Ukraine pour y combattre avec les milices pro-russes ? En effet, monsieur Charon, ce dernier cas de figure existe aussi.
Mme Éliane Assassi. Exactement !
M. Gaëtan Gorce. S’agit-il là aussi de terrorisme ? Le retour en France de ces personnes doit-il être considéré comme une menace ? On voit bien que, de ce point de vue, l’intervention du juge judiciaire présenterait davantage de garanties. En effet, monsieur le ministre, si, pour vous connaître, je n’ai aucun doute sur vos intentions, il n’en demeure pas moins que la loi que nous voterons sera appliquée par tous les gouvernements à venir. Or, qui dit que tous seront animés par le même état d’esprit et les mêmes préoccupations ?
J’évoquerai une dernière question, celle du rôle dévolu à la CNIL. La disposition qui a été introduite par l’Assemblée nationale témoigne tout de même d’un certain embarras des promoteurs du texte au regard de ce que je viens d’évoquer. Car enfin, s’il s’agit d’aller vite en faisant appel à l’autorité administrative pour prendre la décision de blocage, pourquoi ajouter une intervention de la CNIL, qui prendra forcément un certain temps ?
Par ailleurs, la CNIL n’a pas de compétence particulière en ces domaines. Certes, on m’objectera qu’il appartient au législateur de fixer les compétences de cette instance, et qu’il lui est donc toujours loisible de les étendre, mais, jusqu’à présent, la CNIL n’a jamais eu à juger des contenus. En donnant une telle compétence à la CNIL, nous changerions donc assez largement son domaine d’intervention, d’autant que cette extension concernerait tous les domaines dans lesquels liberté et internet sont en cause, et pas seulement celui de la lutte contre le terrorisme. Il s’agirait par conséquent d’une évolution majeure, qu’il me paraîtrait assez maladroit d’improviser au détour de la discussion du présent texte.
Telles sont les observations que je voulais formuler à l’occasion de cette discussion générale. Je salue la volonté du Gouvernement de mener une action résolue contre le terrorisme, mais l’article 9 de ce projet de loi, qui introduit une exception à une logique que nous croyions, les uns et les autres, bien calée, ne me paraît tout à fait convaincant. J’y reviendrai lors de l’examen des articles, mais mes réserves ne concernent pas l’ensemble du texte, que je soutiens. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Au terme de cette discussion générale, je voudrais tout d’abord remercier chaleureusement les rapporteurs de ce texte, ainsi que M. le président de la commission des lois, d'avoir su créer les conditions d’un débat de grande qualité au sein de la commission. Cela a permis, sur chaque article du projet de loi, d’aller au fond des choses. Alain Richard et Jean-Jacques Hyest ont réalisé un travail extrêmement rigoureux et utile pour améliorer le texte, dans un souci d’équilibre, en établissant une relation de travail de qualité avec les membres de mon cabinet.
Je voudrais également remercier les orateurs de tous les groupes de leur contribution au débat.
Quelles que soient les divergences qui peuvent exister entre nous à propos de ce projet de loi, nous sommes tous soucieux de lutter contre le terrorisme, dans le respect rigoureux des libertés publiques auquel nous tenons. Il n’y a donc pas d’un côté ceux qui lutteraient contre le terrorisme en remettant en cause des libertés publiques, parce qu’animés d’un état d’esprit liberticide et sécuritaire, et de l’autre ceux qui se proposeraient de lutter contre ce fléau en prévoyant des mesures garantissant le complet respect des libertés, d’autant que le texte que je soumets à la représentation nationale ne remet nullement en cause les libertés publiques.
Je voudrais donc, avant toute chose, répondre à un certain nombre d’orateurs qui se sont exprimés sur ce thème.
J’ai écouté avec intérêt les interventions de Mmes Assassi et Benbassa.
Je comprends, au travers de leur discours, qu’elles sont aussi déterminées que le Gouvernement à lutter contre le terrorisme, mais qu’aucune des mesures de ce projet de loi, à quelques exceptions près, ne leur agrée.
Je comprends qu’elles considèrent comme attentatoire à la liberté d’aller et venir l’interdiction administrative de sortie du territoire, destinée à empêcher certains de nos ressortissants d’aller se faire tuer sur des théâtres d’opérations ou de commettre des crimes sur notre sol à leur retour.
Je comprends que l’article 9, qui prévoit le blocage des sites internet, non pas a priori, mais après que les hébergeurs et éditeurs ont été alertés sur les risques que présente la diffusion d’un certain nombre de vidéos ou d’images, ne leur convient pas non plus et qu’il leur semble attentatoire à la liberté d’expression.
Je comprends qu’extraire les incriminations d’apologie du terrorisme et de provocation au terrorisme sur internet du champ de la loi de 1881 sur la liberté de la presse pour les intégrer dans le code pénal ne leur agrée pas non plus, car c’est à leurs yeux une atteinte à la liberté de la presse et, par conséquent, à la liberté d’expression.
Je comprends enfin que l’entreprise terroriste individuelle est, à leur avis, une incrimination pénale qui, en dépit de ce qui nous a été indiqué par les juges antiterroristes, ne présente ni intérêt ni utilité et que, par conséquent, elle devrait disparaître du projet de loi.
Dès lors, j’aimerais que vous m’indiquiez, mesdames les sénatrices, ce qui subsisterait du texte si nous vous suivions. Étant donné qu’il n’en resterait rien, je voudrais que vous m’indiquiez, puisque vous êtes aussi déterminées que le Gouvernement à lutter contre le terrorisme, quelles mesures il faudrait lui substituer. Cela m’intéresse au plus haut point, je suis à l’écoute ! Si tout le monde est d’accord pour lutter contre le terrorisme et si les mesures que je propose ne conviennent pas, j’attends que l’on m’indique celles qui doivent leur être substituées. N’étant aucunement psychorigide, je les reprendrai volontiers à mon compte…
Tout cela pose un problème de fond, d’ordre politique, presque philosophique. Mme la sénatrice Benbassa a affirmé que si des gens s’engagent dans des opérations terroristes, c’est parce que la République les a relégués et que l’école s’est montrée incapable de les garder en son sein. C’est d’ailleurs là une curieuse manière de remercier l’école de la République et les enseignants, qui consacrent une grande partie de leur temps à transmettre des connaissances, à promouvoir les valeurs de la République et à lutter contre l’obscurantisme. Pour le travail qu’ils accomplissent, nous leur devons considération et respect.
Au-delà de cet aspect, qui n’est pas négligeable et a suscité certaines réactions de la part de M. Alain Richard, auxquelles je m’associe, une telle approche pose un problème politique de fond. En effet, elle repose sur l’idée que des formes de relégation concerneraient spécifiquement certaines communautés, ce qui pourrait justifier qu’un certain nombre de leurs membres s’engagent dans des opérations terroristes. Si l’on voulait stigmatiser ces communautés, on ne tiendrait pas un autre discours ! (Mme Esther Benbassa proteste.)
Me trouvant à Carpentras il y a quelques jours, pour la fête de l’Aïd, j’ai pu constater à cette occasion que les musulmans de France ne demandent qu’une chose : que l’on ne développe pas ce genre de discours, que nous affirmions fortement avec eux que les actions de ces groupes terroristes, dont ils entendent être absolument dissociés, n’ont rien à voir avec les principes, la lettre et l’esprit de leur religion. Ils ne souhaitent pas que nous tenions sur ce sujet des discours à caractère social qui pourraient en quelque sorte justifier des actes dont ils ne sauraient en aucun cas être tenus pour comptables, eux qui, dans la pratique de leur religion et au sein de la République, se réfèrent en permanence à des valeurs totalement contraires à cette barbarie.
Par conséquent, si l’on refuse, comme moi, la stigmatisation des musulmans de France, parce que l’on a la conviction qu’ils sont attachés à la République et à ses valeurs et qu’ils pratiquent un islam apaisé, il ne faut pas tenir de tels propos, madame la sénatrice : je le dis comme je le pense !
Je m’y oppose absolument, pour cette raison simple que la barbarie des terroristes, les actes qu’ils commettent, les discours qu’ils véhiculent doivent avant toute chose être condamnés, d’une façon ferme, résolue. Toutes les explications du monde ne pourront en aucun cas justifier ces actes, parce qu’ils sont, intrinsèquement et absolument, inacceptables ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, de l’UDI-UC et de l’UMP.)
Cela n’exclut en rien, madame la sénatrice, que l’on mette en place des dispositifs préventifs, que l’on accompagne des familles…