Mme Anne Emery-Dumas, rapporteur de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui en procédure accélérée vise à moderniser le mode de désignation des conseillers prud’homaux à travers une habilitation du Gouvernement à légiférer par ordonnance.
Son objet est parfaitement circonscrit, car il s’agit non pas de réformer les règles de fonctionnement des conseils prud’homaux, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, mais seulement de remplacer l’élection actuelle par une désignation fondée sur l’audience des partenaires sociaux, qui est désormais mesurée selon des règles rénovées.
Je rappelle, notamment pour nos nouveaux collègues sénatrices et sénateurs, que la commission des affaires sociales a, le 23 juillet dernier, adopté sans modification ce texte, alors rapporté par notre ancien collègue Jacky Le Menn, auquel je souhaite rendre hommage pour la qualité de son travail.
Je ne reviendrai pas sur les enjeux et la généalogie de ce texte, dont les principes sont connus du Sénat depuis pratiquement un an et qui ont été exposés en détail dans le rapport de notre commission rendu public à la fin de juillet et auquel je vous invite à vous reporter si besoin.
Je voudrais en revanche rappeler très brièvement les raisons qui, à l’issue d’une réflexion entamée il y a plus de quatre ans, ont conduit le Gouvernement à proposer ce texte, avant de vous en présenter le contenu.
Vous le savez, cette élection souffre de trois faiblesses récurrentes, comme l’ont très bien montré M. Jacky Richard, conseiller d’État, et M. Alexandre Pascal, inspecteur général des affaires sociales, dans un rapport réalisé à la demande du gouvernement de François Fillon et publié en 2010.
L’élection prud’homale pâtit tout d’abord d’un fort taux d’abstention, qui s’est élevé en 2008 à 74,3 %, contre 67,6 % en 2002 et 37,4 % en 1979. Seulement 4,7 millions de salariés ont voté en 2008, ce qui affaiblit la légitimité même de l’institution prud’homale, à laquelle nous sommes tous attachés.
Deuxième faiblesse : cette élection est complexe à organiser. Je rappelle, mes chers collègues, que ce sont les communes qui sont chargées de l’organisation du scrutin prud’homal. En 2008, 9 439 d’entre elles ont été concernées. Elles sont notamment chargées d’établir et de vérifier les listes électorales, en collaboration avec les services déconcentrés du ministère du travail.
Compte tenu de la lourdeur de cette mission, l’Association des maires de France a régulièrement saisi les ministres concernés successifs pour proposer notamment que les communes soient déchargées de l’organisation de cette élection, considérant qu’elle ne leur incombe pas.
D’autres acteurs sont également mobilisés, comme les partenaires sociaux, les entreprises et divers prestataires privés.
Enfin, le coût de cette élection n’est pas négligeable. Si la démocratie « n’a pas de prix », elle a en revanche un coût que l’on peut analyser en toute objectivité. À titre d’exemple, l’enveloppe dégagée pour les élections prud’homales en 2008 s’élevait à 91,6 millions d’euros, soit un peu moins de la moitié du coût de l’élection présidentielle de 2007, mais trois fois le coût du référendum organisé en 2000 sur le quinquennat présidentiel.
Je voudrais couper court à toute polémique inutile. Votre prédécesseur, monsieur le ministre, avait été très clair sur ce point devant notre assemblée : le coût de l’élection prud’homale ne justifie pas à lui seul la réforme proposée par le Gouvernement. Vous l’avez rappelé dans votre intervention.
En vérité, ce coût serait acceptable si aucune élection concurrente n’existait pour désigner les conseillers prud’homaux. Or tel n’est pas le cas compte tenu des dispositifs de mesure de la représentativité des partenaires sociaux que différentes lois ont progressivement mis en place depuis 2008.
Du côté des syndicats, les résultats de l’audience des organisations syndicales auprès des salariés ont été présentés pour la première fois en mars dernier au niveau national et interprofessionnel. Au total, 5,4 millions de salariés se sont exprimés en faveur des organisations syndicales de leur choix, soit 700 000 salariés de plus qu’aux élections professionnelles.
Du côté patronal, la loi du 5 mars dernier a fixé les critères de la représentativité des organisations professionnelles d’employeurs, dont les résultats sont attendus en 2017.
C’est pourquoi le Gouvernement a décidé de remplacer l’élection des conseillers prud’homaux par une désignation fondée sur l’audience des partenaires sociaux, qu’ils représentent les salariés ou les employeurs. Celle-ci sera effective dès 2017.
Ce faisant, le Gouvernement entend éviter la coexistence de deux tests de légitimité éventuellement discordants et gagner en simplicité.
D’autres scénarios étaient possibles en théorie, comme l’aménagement du système actuel d’élection au suffrage universel direct ou la création d’un système d’élection ad hoc au suffrage universel indirect fondé sur une recomposition substantielle du corps électoral. Mais le Gouvernement a estimé que ces pistes de réflexion comportaient au final plus d’inconvénients que d’avantages.
Venons-en plus précisément au contenu du projet de loi tel que modifié par la lettre rectificative du 16 juillet dernier.
L’article 1er habilite le Gouvernement à prendre une ordonnance dans les dix-huit mois qui suivent la promulgation de la loi pour remplacer l’élection des conseillers prud’homaux par un dispositif de désignation fondé sur l’audience des organisations syndicales et patronales.
Des protections sont prévues : l’ordonnance devra respecter l’indépendance, l’impartialité et le caractère paritaire de la juridiction prud’homale.
En outre, son périmètre est défini avec précision, à travers neuf items, dont les modalités de répartition des sièges par organisation dans les sections, collèges et conseils, les conditions des candidatures et leurs modalités de recueil et de contrôle, ou encore la procédure de nomination des conseillers prud’hommes.
Le projet de loi de ratification de cette ordonnance devra être déposé devant le Parlement au plus tard le dernier jour du sixième mois suivant sa publication.
La lettre rectificative au projet de loi du 16 juillet dernier a notamment supprimé le dixième item de l’ordonnance, relatif au dispositif transitoire pour la période allant de 2015 à 2017. Celui-ci aurait consisté, d’une part, en une désignation des conseillers du collège salariés en fonction des résultats des élections professionnelles de 2008 à 2012, d’autre part, en une désignation des conseillers du collège employeurs selon des règles transitoires ad hoc, puisque la représentativité de ce collège ne pourra être établie qu’en 2017.
Après concertation avec les partenaires sociaux et par souci de simplicité, le Gouvernement a finalement proposé de proroger une nouvelle fois le mandat actuel des conseillers prud’hommes de deux ans, soit jusqu’au 31 décembre 2017 au plus tard. Le nouveau système de désignation des conseillers prud’hommes sera alors entièrement fondé sur la représentativité des organisations, y compris du côté patronal.
C’est pourquoi la lettre rectificative a introduit dans le projet de loi un deuxième article tendant à proroger les mandats actuels des conseillers prud’homaux, à fixer le plafond d’autorisations d’absence pour permettre aux conseillers représentant les salariés de suivre des formations liées à leur mandat et à aménager les règles en cas de difficulté provisoire de fonctionnement d’une section d’un conseil de prud’hommes.
En définitive, ce texte pragmatique prévoit simplement que la désignation des conseillers prud’homaux se fondera sur le mécanisme de mesure de l’audience des partenaires sociaux que le législateur a mis en place, étape par étape, depuis 2008 et qui fonde la légitimité même du dialogue social dans notre pays.
À l’instar de notre ancien collègue Jacky Le Menn, je pense que la réforme proposée par le Gouvernement présente de solides garanties de constitutionnalité. L’assemblée générale du Conseil d’État, lors de l’examen de la lettre rectificative, a en effet estimé que, compte tenu de la nouvelle circonstance de droit que constitue le volet relatif à la représentativité patronale apparue dans la loi du 5 mars dernier, cette deuxième et ultime prolongation du mandat des conseillers prud’homaux était justifiée.
En outre, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-76 QPC du 3 décembre 2010 « M Roger L. », a déclaré constitutionnel un dispositif de désignation des assesseurs des tribunaux des affaires de sécurité sociale très proche de celui que propose le Gouvernement dans le présent projet de loi.
Cependant, certaines difficultés techniques restent à résoudre. Je pense notamment à la nécessité de prendre en compte les rapports de forces spécifiques dans certains ressorts de conseils des prud’hommes, ou encore à l’audience des employeurs du secteur dit « hors champ ». Mais je fais confiance à vos services, monsieur le ministre, pour dégager des solutions dans les mois qui viennent, en concertation avec les partenaires sociaux, ainsi que vous vous y êtes engagé devant la commission.
Il faudra également sensibiliser rapidement les salariés pour qu’ils participent massivement, à l’avenir, dans leurs entreprises, aux élections professionnelles, qui fondent non seulement la légitimité des syndicats dans le dialogue social, mais qui permettront également, grâce à ce projet de loi, de désigner les conseillers représentants les salariés dans les conseils des prud’hommes.
Enfin, je voudrais vous faire part, monsieur le ministre, d’un souhait qui va au-delà du présent projet de loi : il est indispensable à mes yeux que le Gouvernement réserve une suite au rapport remis le 16 juillet par Alain Lacabarats, président de la chambre sociale à la Cour de cassation, à Mme le garde des sceaux sur l’avenir de la juridiction du travail. Dans la mesure où vous-même y avez fait allusion, j’en conclus que vous vous attacherez à ce qu’il en soit ainsi.
En effet, parent pauvre du système juridictionnel français, les conseils des prud’hommes souffrent de nombreux dysfonctionnements qui nécessitent des mesures budgétaires, réglementaires et législatives afin de répondre aux attentes de nos concitoyens, notamment les plus fragiles.
En conclusion, mes chers collègues, dans la continuité de la position adoptée par la commission des affaires sociales le 23 juillet dernier, je vous invite à voter le présent projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Madame la présidente, monsieur le ministre – avec qui j’ai la Bourgogne en commun –, madame la rapporteur, mes chers collègues, le premier texte que nous examinons est donc un texte qui a trait à la question sociale. On peut le voir de façon positive comme une priorité de l’agenda législatif, mais on peut également le voir comme la volonté de faire passer en catimini un texte important au regard de l’histoire des conseils de prud’hommes dans notre pays.
Effectivement, nous ne devrions légiférer que la main tremblante sur ce sujet si l’on se réfère à son histoire. Cette institution a été créée en tant que telle par Napoléon en 1806 pour l’industrieuse ville de Lyon. À l’époque, les métiers demandaient le rétablissement d’institutions de même nature, telle la Grande Fabrique, dont la Révolution française avait fait table rase un peu vite.
Monsieur le ministre, vous nous proposez donc rien de moins que la suppression d’une élection très ancienne et qui, vous l’avez rappelé, avait de surcroît donné le droit de vote aux femmes dès 1907.
Ce dispositif avait été perfectionné par des législations ultérieures, en 1848, autre date symbolique, puis en 1907, au cœur de cette IIIe République où la question sociale était au cœur des débats et réunissait à la fois le radical Léon Bourgeois, penseur du solidarisme, et les chrétiens-sociaux comme Albert de Mun.
Toutefois, vous l’avez rappelé, nous devons aussi tenir compte de la législation plus récente de 2008 et de 2010 relative à la représentativité des organisations syndicales et patronales.
Pour éviter la concurrence des mesures d’audience, puisque les élections prud’homales faisaient figure de test à cet égard depuis la loi Boulin de 1979, le mode de désignation des conseillers prud'hommaux devait évoluer. Ce chantier avait été ouvert dès 2010 avec le dépôt du rapport de Jacky Richard.
La suppression d’élections fait débat, mais je vous concède, monsieur le ministre, que la représentativité qui fondera le nouveau système est bel et bien également le fruit d’élections. Si le groupe UMP partage le constat de la nécessité d’agir, il ne peut que relever quelques errements dans la méthode.
Dans un premier temps, les mesures prévues avaient été disjointes de l’avant-projet de loi sur la formation professionnelle. Le compte rendu de la séance du 16 janvier dernier – à l’époque, je ne siégeais pas dans cet hémicycle et c’est donc à ce document que je me réfère – témoigne d’ailleurs de la réticence d’un certain nombre de groupes face à cette méthode, manifestée à l’occasion d’une question crible posée par un membre du groupe CRC.
Un projet de loi a ensuite été déposé le 22 janvier sur le bureau de l’Assemblée nationale, puis il a été retiré et enregistré sur le bureau du Sénat en mars, avant de faire l’objet d’une demande de procédure accélérée, suivie le 16 juillet d’une lettre rectificative. Le Sénat, dans sa précédente composition, a procédé à des auditions, et c’est maintenant le nouveau Sénat qui débat en séance publique. C’est à se demander s’il n’y avait pas, au ministère des relations avec le Parlement, un stagiaire un peu facétieux et désireux d’explorer tous les méandres de la Constitution et du règlement des assemblées ! (Sourires sur les travées de l’UMP.) Si tel est le cas, c’est réussi, car nombre de dispositions existantes ont été utilisées.
À cela s’ajoute le recours aux ordonnances et à la procédure accélérée. Personnellement, je ne fais pas partie de ceux que le recours aux ordonnances effraie systématiquement. Il est possible, probable même, qu’en cas d’alternance, en 2017, nous ayons nous-mêmes recours à ce procédé qui permet d’agir vite et fort.
Mme Annie David. Futur ministre des relations avec le Parlement !
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Cela étant, il faut ménager des garanties pour le Parlement et pour les parlementaires.
Si l’on veut aller vite, c’est que l’on sait où l’on veut aller. De la même façon que le Gouvernement fournit pour chaque projet de loi une étude d’impact, il ne serait pas absurde qu’il puisse fournir, dans le cas d’un projet de loi d’habilitation, les grandes lignes de son ordonnance, voire certains éléments plus détaillés. En effet, j’imagine que les choses sont d’ores et déjà assez claires dans votre esprit, monsieur le ministre, même si le débat va encore avoir lieu avec les organisations syndicales, comme vous l’avez signalé.
J’en viens au fond du texte.
J’ai pris soin de consulter ce week-end un certain nombre d’organisations au niveau national comme de praticiens sur le terrain – dans l’Yonne, mon département –, des conseillers prud’homaux, élus par les salariés comme élus par les employeurs, tant il est vrai que le terrain, le réel, doit inspirer nos travaux. Je peux dire qu’ils sont nombreux à partager la conviction selon laquelle il faut protéger la légitimité des conseillers prud’hommes en adaptant leur mode de désignation. Pour certains, nous en sommes presque à un système de cooptation. Nous constatons donc une évolution en la matière.
Les limites du système existant ont été rappelées.
C’est d’abord un taux d’abstention croissant, qui a atteint 75 % en 2008. Mais ce n’est pas une nouveauté : dès après le vote de la loi de 1806, le taux de participation s’élevait à 22 %. Ce fut donc une grande déception de constater une participation aussi faible. Il semble que l’histoire bégaie ou se répète !
Autre limite du système : la complexité de l’organisation du scrutin: Ce sont 9 500 mairies qui ont été réquisitionnées en 2008, et l’Association des maires de France a d’ailleurs souhaité que les mairies soient déchargées de cette tâche.
Le coût financier a été évoqué, et même si là n’est pas le véritable sujet, il faut savoir que ce coût est identique à celui des élections municipales de 2008. Cela mérite donc qu’on se penche aussi sur cet aspect.
D’autres points ont été soulevés, comme la lenteur de certaines décisions et un taux de conciliation trop faible. On m’a rapporté une récente évolution vers des prises de position qui s’apparentent plutôt à des postures, ce que regrettent certains conseillers prud’homaux, qu’ils soient élus par les salariés ou par les employeurs, car ils ont en tête l’enjeu important que représente, pour la crédibilité et le maintien de cette institution, un travail apaisé, mené dans un cadre serein.
Les différentes versions du texte n’ont d’ailleurs pas aidé à la pédagogie, car nombre de conseillers prud’homaux m’ont confié ce week-end être dans le flou, ne sachant pas vraiment de quoi l’avenir allait être fait, et craignant même l’arrivée de juges de carrière et d’un système totalement nouveau. Ce n’est pas l’objet du texte, mais je vous fais part de ce que j’entends et de la crainte qui est exprimée.
D’autres dispositifs auraient été possibles. Madame le rapporteur, vous avez évoqué les différentes pistes. Le suffrage indirect qui était envisagé aurait pu convenir ; ce n’est pas nous qui dirons l’inverse, car nous sommes bien placés, ici, pour constater que ce mode de scrutin peut faire émerger des élus engagés et compétents.
Les partenaires sociaux ont globalement approuvé le dispositif présenté. Encore faudrait-il examiner certains détails, car le diable se situe souvent dans les détails...
Sur la représentativité, l’encadrement s’interroge, craignant peut-être une répétition de ce qui s’était produit pour les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux.
La période transitoire soulève aussi un certain nombre de questions, puisque le mandat se trouve quasiment doublé : des personnes qui ont été élues en 2008 pour cinq ans vont être amenées à siéger pendant neuf ans ! Or elles peuvent avoir pris des engagements, publics ou privés, dont le respect peut s’avérer difficilement compatible avec un tel délai.
Certains suggèrent de compléter éventuellement certaines sections compte tenu des départs et des changements de vie des uns ou des autres.
En tout cas, il y a là un grand sujet de préoccupation sur le terrain.
Par ailleurs, il faut naturellement prendre en compte les spécificités locales. En effet, l’audience prise en considération sera-t-elle mesurée au niveau national ou au plus près de chaque circonscription prud’homale ? Même si cette option est techniquement plus compliquée à réaliser, elle me semble préférable.
Vous aviez évoqué lors de votre audition, monsieur le ministre, une concertation à venir. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Sur l’aspect territorial, je veux aussi évoquer la crainte, parfois émise, du regroupement de sections ayant moins d’affaires – je pense notamment à celles de l’agriculture. Si tel devait être le cas, cela pourrait conduire à éloigner les salariés ou les employeurs de la juridiction.
Quelles sont les perspectives d’avenir ?
D’importantes économies vont être trouvées avec le nouveau mode de désignation. Bien sûr, il faudra en recycler une partie en économies nettes, mais il conviendrait également d’en consacrer une partie pour améliorer la visibilité de la démocratie sociale et la vivifier.
Au-delà de ces mesures, on doit s’interroger sur les mesures à prendre pour réduire les délais de traitement des recours et, à partir du bilan de la prud’homie qui avait été promis – peut-être nous direz-vous où l’on en est à cet égard, monsieur le ministre –, repenser le système pour le rendre encore plus efficient.
Le Gouvernement ne s’attaque pas à l’ensemble des problèmes que je viens d’évoquer. C’est, outre notre protestation contre la méthode un peu à la hussarde qui a été employée, ce qui conduira le groupe UMP à s’abstenir lors du vote de ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Desessard.
M. Jean Desessard. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, madame le rapporteur, mes chers collègues, ce projet de loi relatif à la désignation des conseillers prud’hommes a pour objet d’autoriser le Gouvernement à supprimer par ordonnance – j’insiste bien sur ce point – les élections prud’homales. Celles-ci seront remplacées par une désignation des conseillers sur la base de la représentativité syndicale et patronale telle qu’elle ressortira des élections professionnelles.
Les arguments invoqués en faveur de cette suppression sont les suivants : ces élections coûtent cher, le taux d’abstention est élevé et le scrutin est complexe à organiser.
Concernant l’aspect financier, le coût est important pour la collectivité. Les dernières élections prud’homales de 2008 ont ainsi coûté 91,6 millions d’euros.
À titre de comparaison, les élections européennes de 2009 ont coûté 120 millions d’euros, les élections régionales de 2010, 136 millions d’euros et l’élection présidentielle de 2007, 207 millions d’euros, si l’on ne prend en compte que l’argent qui a été déclaré. (Sourires.)
Nous en convenons, 91,6 millions d’euros, c’est une somme importante. Toutefois, lorsqu’il y a une dépense, la question est de savoir à quoi elle est destinée : ce n’est pas un grand trou où l’argent tombe ! Derrière une dépense comme celle-ci, monsieur le ministre, combien y a-t-il de personnes embauchées pour l’occasion ? Quelle est l’amélioration du pouvoir d’achat des employés municipaux ? Tout cela doit quand même compter !
Concernant l’abstention, chacun le reconnaît, celle-ci est réelle et importante – 74,37 % en 2008 –, mais elle ne justifie en rien la suppression de ces élections ! À ce compte, pourquoi ne pas supprimer les élections européennes, qui ne mobilisent pas les foules non plus puisqu’on a enregistré 56,5 % d’abstention aux élections de 2014 ? Pourquoi ne pas désigner nos représentants européens en fonction du score des partis à l’élection présidentielle ? Je vais reprendre vos termes, monsieur le ministre, qui sont plus élégants, plus technocrates, dirai-je même, que les miens : pourquoi ne pas adosser la représentativité des élections européennes aux scores obtenus à l’élection présidentielle ? (M. Claude Dilain s’exclame.)
Il serait plus judicieux de s’interroger aujourd’hui sur les causes de cette abstention : l’éloignement des bureaux de vote, les pressions subies par certains employés pour rester à leur poste au moment du vote ou encore la crise du syndicalisme français. (Eh oui ! sur les travées du groupe CRC.)
Il convient de trouver de nouvelles voies pour susciter l’intérêt des électeurs au lieu d’opter simplement pour la suppression du scrutin.
Enfin, la complexité de l’organisation du scrutin constitue un réel problème, mais il aurait mérité un débat au sein de nos assemblées au lieu du dépôt d’un projet de loi d’habilitation à légiférer par ordonnance. Ce sont aujourd’hui les communes qui sont chargées d’organiser le scrutin, d’établir et valider les listes électorales. Plus de 9 400 d’entre elles ont été concernées en 2008. Sans doute la lourdeur de ces procédures ne devrait-elle plus leur incomber. Doit-on transférer l’organisation à d’autres acteurs ? Le Sénat aurait pu en discuter.
La piste de la généralisation du vote électronique aurait pu être abordée, afin de simplifier l’organisation et de permettre à chacun de voter plus facilement, le tout sans surcharger la tâche des communes.
Telles sont les réflexions que m’inspirent les trois arguments invoqués par le Gouvernement pour justifier la suppression de cette élection. Le coût financier n’est pas une bonne raison, vous l’avez dit vous-même, monsieur le ministre. L’argument de l’abstention ? Si on l’étend aux élections politiques, on ne va pas être déçu ! Pour ce qui est de la complexité, nous aurions pu en discuter et réformer le mode d’élection des conseillers prud’hommes.
Il est proposé que les élections professionnelles servent de base pour mesurer la représentativité des employés et des employeurs aux prud’hommes. Cette proposition pose de sérieux problèmes de légitimité et de représentativité.
S’agissant de la légitimité, le projet du Gouvernement est en rupture complète avec la tradition de la justice prud’homale qui veut que les juges soient directement élus par leurs pairs. En se fondant sur les élections professionnelles, les magistrats aux prud’hommes seront désignés indirectement, ce qui peut fragiliser la légitimité de leurs décisions.
Avec cette proposition, le Gouvernement mélange les enjeux de deux élections bien distinctes. Les élections prud’homales sont des élections nationales, bénéficiant d’une certaine couverture médiatique, dans lesquelles les candidats mènent une vraie campagne électorale sur leur circonscription, avec des thématiques communes à tous les travailleurs.
Les élections professionnelles, quant à elles, se tiennent dans chaque entreprise, à des dates différentes et mettent en jeu des thématiques principalement internes. Il n’est pas possible de se fonder sur les résultats d’une multitude d’élections très locales pour désigner des conseillers ayant vocation à assurer la représentation et la défense de tous les salariés et de tous les employeurs.
Enfin, de sérieux problèmes de représentativité se posent, aussi bien du côté des salariés, avec les chômeurs et les précaires, que du côté des employeurs, avec les structures de l’économie sociale et solidaire.
Actuellement, les chômeurs involontairement privés d’emploi – il y en a qui cherchent du travail, monsieur le ministre ! – ont la possibilité de voter aux élections prud’homales, s’ils en font la demande. En revanche, ils sont totalement exclus des élections professionnelles, qui ne concernent que les salariés ayant un emploi, et cette mise à l’écart les éloigne encore davantage du monde du travail.
La légitimité des organisations syndicales pourrait également se trouver affaiblie du fait de l’exclusion des chômeurs et des précaires.
Car le même problème se pose pour les précaires : pour voter aux élections prud’homales, il suffit de relever du droit du travail ou, si l’on est chômeur, d’en avoir relevé, tandis que pour les élections professionnelles, il faut avoir travaillé au minimum trois mois dans l’entreprise.
Quant aux employeurs de l’économie sociale et solidaire, comment mesurer efficacement leur représentativité ? Il n’est pas possible de se fonder sur les branches professionnelles, car ces structures sont disséminées dans tous les secteurs. Le présent projet de loi ne répond pas à cette interrogation. Il laisse ainsi planer une incertitude quant à la place de l’économie sociale et solidaire dans la justice professionnelle.
En conclusion, cette réforme, aussi bien par sa justification que par la solution qui est proposée, ne correspond pas à la vision de la démocratie sociale défendue par les écologistes. Nous souhaitons au contraire renforcer la participation et l’implication de tous les travailleurs dans le dialogue social. La suppression d’une élection pour des raisons financières et organisationnelles est clairement incompatible avec cette ambition.
Monsieur le ministre, nous entendons de plus en plus souvent des membres du Gouvernement affirmer qu’il n’y a plus de tabous,…
M. Alain Néri. Mais il y a des totems !
M. Jean Desessard. … principalement, d’ailleurs, en matière sociale.
On peut ne pas avoir de tabous, mais encore faut-il avoir un projet ! Où est-il ? Aujourd’hui, on ne jure que par les suppressions, les modernisations, les réformes, en vertu d’un activisme que l’on a connu en d’autres temps, mais sans la moindre amorce d’un nouveau contrat social. C’est la raison pour laquelle les écologistes ne voteront pas ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC.)
M. Alain Néri. C’est dommage !
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique Watrin.
M. Dominique Watrin. Monsieur le ministre, vous nous avez indiqué en commission des affaires sociales, à propos des conseils prud’homaux, que le présent projet de loi avait pour objectif d’« améliorer le fonctionnement de cette juridiction importante, la plus ancienne mais aussi l’une des plus modernes, protectrice des salariés et des plus faibles. »
Eh bien, les membres du groupe CRC adhèrent à cette vision et soulignent la place particulière des conseils de prud’hommes parmi les juridictions françaises. Depuis la loi révolutionnaire des 16 et 24 août 1790, les conseils de prud’hommes sont une juridiction paritaire et élective. Là est leur originalité : cette double caractéristique de parité et de démocratie pour les salariés et les employeurs assure les fondements de cette juridiction.
Faut-il rappeler que les conseils de prud’hommes tranchent plus de 200 000 affaires par an ? Ce sont là 200 000 litiges nés dans le cadre du travail et au titre desquels la juridiction prud’homale tend à établir ou à rétablir un équilibre dans les rapports entre les salariés et les employeurs.
Si le conseil de prud’hommes est l’une des plus anciennes juridictions, il est également l’une des plus modernes. En effet, les prud’hommes ont introduit la représentation de juges élus par leurs pairs, et les conseils prud’homaux ont accordé le droit de vote et d’éligibilité aux femmes dès 1907 !
Je souligne également – cela n’a pas encore été dit – que l’élection des conseillers prud’homaux est la seule élection nationale au suffrage universel direct sans distinction de nationalité.
Vous avez identifié trois principaux dysfonctionnements dans l’organisation actuelle du scrutin des conseillers prud’homaux pour ce qui concerne le collège salariés : un taux d’abstention majeur et croissant, une organisation du scrutin complexe et un coût financier non négligeable.
Concernant le coût, j’ai déjà eu l’occasion de le rappeler en commission des affaires sociales et même dans cet hémicycle, à l’occasion de questions cribles organisées sur l’initiative du groupe CRC : il est de l’ordre de 1 euro par électeur potentiel et par an. Voilà la réalité des faits.
Pour résoudre ces dysfonctionnements, le Gouvernement ne propose rien de moins que de supprimer l’élection des conseillers prud’homaux.
J’en conviens, des solutions doivent être trouvées et apportées pour améliorer le fonctionnement des conseils de prud’hommes. Mais force m’est de le constater, plutôt que de rechercher des solutions, vous préférez faire fi du problème en optant pour la suppression pure et simple d’une élection démocratique !
Si toutes les élections pour lesquelles le taux d’abstention dépasse un certain seuil, et qui se révèlent complexes et coûteuses, étaient supprimées, nous devrions peut-être tout bonnement tirer un trait sur la démocratie.
M. Dominique Watrin. Si le statu quo n’est pas une solution, j’en conviens, il existe selon nous des leviers d’action à enclencher pour améliorer le taux de participation aux élections tout en réduisant la complexité d’organisation et le coût du scrutin. C’est possible ! Ce matin même, nous avons organisé une conférence de presse et nous avons entendu de nombreuses propositions émanant des organisations syndicales. Ces dernières se plaignent d’ailleurs de n’avoir jamais été auditionnées par une commission ad hoc, afin de faire valoir leurs suggestions.
Ces propositions d’amélioration, que je n’aurai pas le temps de développer à leur place, comprennent notamment l’organisation du scrutin directement sur le lieu de travail des salariés, en lien avec les élections professionnelles. Elles vont même jusqu’au décloisonnement du vote par section, qui engendre effectivement des complications. Cette mesure serait également une source d’économies.
Les membres du groupe CRC estiment que ce projet de loi est, en l’état, un recul démocratique pour les salariés et qu’il emporte, de surcroît, des conséquences injustes sans pour autant être garant d’efficacité.
Tout d’abord, il s’agit d’un recul pour la démocratie. En effet, le but de l’élection des conseillers prud’homaux n’est pas d’établir une mesure d’audience mais bien d’assurer un mode de désignation démocratique des représentants des travailleurs. C’est l’élection démocratique qui confère à ces conseillers la légitimité à agir au nom des salariés ! On ne peut réduire cette dernière à leur appartenance syndicale. Retirer ce fondement démocratique conduit donc à affaiblir la légitimité des conseillers et, au-delà, celle des conseils de prud’hommes tout entiers.
Mes chers collègues, nous sommes d’autant plus inquiets sur ce point que nous entendons bien les défenseurs du présent texte faire volontiers référence aux tribunaux de la sécurité sociale, lesquels pratiquent l’échevinage, c’est-à-dire la présidence par un juge professionnel. C’est ce que nous craignons en définitive : que le présent projet de loi ne soit qu’une étape vers un nouvel affaiblissement programmé des conseils de prud’hommes ! En la matière, je n’invente rien : je vous renvoie tout simplement au rapport Marshall.
Pour notre part, nous portons un attachement particulier à la démocratie sociale au travail. Voilà pourquoi la remise en question de l’élection au suffrage universel affaiblirait, à nos yeux, la capacité de ces conseils à faire entendre la voix des salariés.
Le fort taux d’abstention lors des élections prud’homales ne peut justifier le remplacement de ces dernières par la désignation de conseillers issus des syndicats, élus lors des élections professionnelles. En effet, loin de résoudre le problème de l’abstention en s’attaquant à ses causes, ce texte semble en prendre acte et l’accompagner. On casse en quelque sorte le thermomètre au lieu de guérir la fièvre.
De plus, le Gouvernement semble oublier que ce mode de scrutin confère aux conseillers une indépendance au sein de l’entreprise où ils travaillent. Or cette indépendance doit être préservée, a fortiori quand, on le sait, 36 % des travailleurs craignent de se syndiquer par peur de représailles de leur direction.
Il s’agit donc d’un projet de loi injuste, pour les salariés qui se trouvent privés de leur droit de participation comme pour les travailleurs précaires, les retraités et les chômeurs, qui ne participent pas aux élections professionnelles et seront donc exclus du scrutin prud’homal. Le taux de participation de ces salariés était pourtant – je songe notamment aux petites entreprises – plus élevé lors des élections prud’homales que lors des élections professionnelles.
Il s’agit d’un projet de loi inefficace pour résoudre les problèmes de fonctionnement des conseils de prud’hommes, et j’y reviendrai en explication de vote. Par exemple, les représentants syndicaux ont rappelé que la forte abstention des salariés lors des élections prud’homales est due à la « mal-connaissance » des prud’hommes. Or la substitution de l’élection par la désignation ne fera que renforcer cet éloignement.
Pour l’ensemble de ces raisons, et faute de l’adoption des amendements de fond déposés par les membres du groupe CRC tendant à assurer le maintien de l’élection, nous voterons contre ce projet de loi qui, en l’état, représente un recul considérable des droits des travailleurs. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Jean Desessard applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Gilbert Barbier.