M. Joël Labbé. Je supplée ici Ronan Dantec, qui est très pris actuellement par la question essentielle du réchauffement climatique.
Cet amendement tend à instaurer, dès 2016, des modulations de péages autoroutiers pour les poids lourds selon les normes Euro d’émissions de particules fines et d’oxydes d’azote, celles-ci constituant un grave problème de santé publique. Notre objectif est d’inciter les entreprises de transport à s’équiper de véhicules moins polluants.
Une directive européenne impose une telle modulation, mais le Gouvernement a considérablement freiné sa mise en œuvre, en prévoyant une application à compter du renouvellement des concessions, soit en moyenne vers 2032. Cet amendement vise à rendre applicables les modulations de péages dès 2016, ce qui est possible. Une telle proposition est d’autant plus d’actualité que le plan de relance autoroutier va prolonger les concessions pour trois ans.
Nous, écologistes, ne cesserons de dénoncer l’inertie de notre pays en matière de lutte contre les pollutions et leurs causes. La France, monsieur le secrétaire d’État, se classe à l’avant-dernier rang au sein de l’Union européenne en termes de fiscalité écologique. La pollution atmosphérique par les particules fines serait responsable de 42 000 décès par an, selon une récente étude européenne. La France reste d’ailleurs sous la menace d’une condamnation européenne pour non-respect des seuils d’émissions de polluants atmosphériques et s’expose ainsi à devoir acquitter une amende de plusieurs millions d’euros. Or aucune taxation du diesel ne semble à l’ordre du jour, et la taxe sur les poids lourds n’en finit plus de se faire attendre…
Nous continuerons donc inlassablement à clamer qu’il est urgent d’appliquer le principe « pollueur-payeur » !
Je précise enfin que cette mesure sera indolore pour les sociétés d’autoroutes et d’un coût minime pour les transporteurs. La loi dispose que « les modulations des péages sont fixées de telle sorte qu’elles restent sans effet sur le montant total des recettes de l’exploitant ». L’application des modulations ne doit donc pas engendrer d’augmentation des tarifs des péages.
Je vous remercie par avance, mes chers collègues, de bien vouloir voter en faveur de l’adoption de cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Évelyne Didier, rapporteur de la commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire. La commission émet un avis défavorable sur cet amendement. Sans se prononcer sur le fond du dispositif, elle a considéré que cette proposition de loi de nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes n’était pas le bon véhicule législatif pour introduire une telle mesure.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Kader Arif, secrétaire d'État. La directive européenne prévoit que l’application des modulations est obligatoire pour les nouvelles concessions. En revanche, elle ne l’impose pas pour les contrats en cours.
L’expérience tirée de l’exécution des contrats récents montre que, en pratique, la mise en place de ce dispositif de modulations se heurte à de grandes difficultés techniques.
Par exemple, il faut, en tout temps et en toutes circonstances, pouvoir déterminer la classe Euro des véhicules, ce qui peut nécessiter un contrôle manuel des papiers, alors que le dispositif actuel de tarification opère de manière quasiment instantanée, par reconnaissance automatique du format des poids lourds.
Par ailleurs, pour assurer la neutralité du dispositif, un mécanisme de rattrapage est nécessaire, avec des répercussions d’une année sur l’autre, ce qui rendrait encore moins lisibles les péages, alors que nos concitoyens les considèrent déjà comme opaques.
Tout cela conduirait très vraisemblablement à devoir renégocier l’ensemble des contrats, au nombre de près d’une vingtaine. On ne peut que s’interroger sur l’opportunité d’une telle renégociation, en particulier lorsque l’on constate que le renouvellement des flottes de poids lourds au profit de véhicules moins polluants, de classes Euro 5 et 6, se fait déjà rapidement, et que la part des véhicules les plus polluants, de classes Euro 0 à 3, diminue constamment.
Ainsi, en 2007, les poids lourds de classe Euro 3 représentaient 43 % du parc, ceux de classe Euro 2, 27 %, et ceux de classe Euro 1 un peu plus de 8 %. Les camions de classes Euro 4 et 5 représentaient, quant à eux, moins de 5 % du parc. Fin 2013, la part des poids lourds de classes Euro 4 ou 5 était d’environ 60 %, c’est-à-dire qu’elle était douze fois plus importante, proportionnellement, qu’en 2007.
Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est défavorable à cet amendement.
Mme la présidente. Monsieur Labbé, l'amendement n° 1 est-il maintenu ?
M. Joël Labbé. Il n’était pas illogique de déposer un tel amendement sur cette proposition de loi, quelque peu radicale…
Au regard de notre opinion publique, nous devons être radicaux, s’agissant tant des besoins de financement de l’État que de la problématique du changement climatique.
On nous oppose systématiquement des contraintes techniques. Mais, monsieur le secrétaire d’État, quand on veut, on peut, et on se donne les moyens d’aboutir !
Je maintiens donc cet amendement, bien que je sache déjà quel sort lui sera réservé. Il s’agit de donner un signal fort ! Encore une fois, nous serons sans doute très minoritaires, mais la minorité grossit ! (Rires et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 1.
J'ai été saisie d'une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste.
Je rappelle que l'avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
Mme la présidente. Voici le résultat du scrutin n° 192 :
Nombre de votants | 344 |
Nombre de suffrages exprimés | 344 |
Pour l’adoption | 31 |
Contre | 313 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Mes chers collègues, nous en arrivons à l’article 3. Je vous rappelle que, par cohérence avec la suppression des articles 1er et 2, cet article ne devrait pas être adopté, dans la mesure où il prévoit un gage. S’il est supprimé, il n’y aura plus lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi et il n’y aura donc pas d’explications de vote sur l’ensemble. Ceux d’entre vous qui désirent expliquer leur vote, que ce soit sur l’article ou sur l’ensemble de la proposition de loi, devront le faire maintenant.
Article 3
Les charges qui pourraient résulter de l’application de la présente loi pour l’État sont compensées à due concurrence par le relèvement du taux de l’impôt sur les sociétés.
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Teston, pour explication de vote.
M. Michel Teston. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, lors de la discussion générale, j’ai expliqué la position unanime du groupe socialiste. Nous faisons le même constat que les sénatrices et sénateurs du groupe CRC. Nous considérons que la vente par l’État, en 2006, de ses parts dans les sociétés concessionnaires d’autoroutes a été non seulement une erreur, mais aussi une faute politique majeure.
Cela étant, dans le contexte budgétaire extrêmement contraint que nous connaissons, il ne nous paraît pas possible de suivre nos collègues du groupe CRC, même si nous jugeons que leur analyse est fondée.
Nous espérons que, à l’avenir, une fois revenu à meilleure fortune, l’État pourra faire en sorte de conserver une rente autoroutière. Nous voterons donc contre cet article 3, et nous voterions contre le texte dans son ensemble si nous avions à nous prononcer sur celui-ci.
Je tiens en tout cas à rendre hommage aux auteurs de cette proposition de loi. Ils nous ont appelés à prendre conscience des problèmes que pose le système actuel de concessions autoroutières. Pour notre part, nous approuvons totalement l’initiative de notre collègue député Jean-Paul Chanteguet de demander la création d’une mission parlementaire d’information sur cette question.
Mme la présidente. La parole est à M. Joël Labbé, pour explication de vote.
M. Joël Labbé. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Ronan Dantec avait déjà eu l’occasion d’exprimer le point de vue du groupe écologiste en janvier dernier, lorsque nous avions commencé à examiner cette proposition de loi. Nous considérons nous aussi que la privatisation des sociétés d’autoroutes, en 2005, fut une erreur, une faute ; nous allons même jusqu’à dire, pour notre part, qu’il s’agit d’un scandale.
L’exploitation des sociétés d’autoroutes aurait en effet pu rapporter plus de 37 milliards d’euros de dividendes à l’État d’ici à 2032, date médiane d’échéance des contrats de concession. Ce montant est à comparer aux 14,8 milliards d’euros du produit de la privatisation.
Les flux financiers et les besoins d’investissements liés aux transports routiers doivent aujourd’hui être remis à plat.
Cela ne vous surprendra pas : nous redisons qu’il y a urgence à mettre en œuvre l’écotaxe sur les poids lourds ; nous attendons à cet égard les annonces de Mme la ministre de l’écologie, promises pour juin. En effet, la situation budgétaire en matière de transports s’aggrave chaque jour : la suspension de l’écotaxe entraîne un manque à gagner de 800 millions d’euros par an pour l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, l’AFITF, et de 150 millions d’euros pour les collectivités locales.
L’État manque d’argent, nous le savons tous. Michel Teston évoquait son retour à meilleure fortune : adopter cette proposition de loi serait un moyen d’engager ce mouvement. On nous dit que l’impécuniosité de l’État serait la raison principale de la mise en œuvre du plan de relance autoroutier, qui consiste à prolonger de trois ans les concessions attribuées à trois sociétés sans appel d’offres, en échange d’un investissement de 3,5 milliards d’euros de leur part.
Le groupe écologiste salue une nouvelle fois l’initiative de nos collègues du groupe CRC. Une nationalisation nous permettrait de reprendre la main sur les sociétés d’autoroutes, que l’État ne parvient pas à contrôler, et de générer des recettes publiques pour financer la transition écologique dans les transports !
Nous maintenons donc notre avis extrêmement favorable à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Vincent Capo-Canellas, pour explication de vote.
M. Vincent Capo-Canellas. Je voudrais redire combien ce débat est intéressant et saluer le sens de l’opportunité de nos collègues du groupe CRC, qui ont pointé à nouveau un sujet qui est au cœur de l’actualité et qui est indéniablement une question de fond.
Mme Évelyne Didier, rapporteur. Pourquoi alors nous qualifier d’opportunistes ?
M. Vincent Capo-Canellas. Les faits démontrent amplement que la décision de privatiser les autoroutes n’était pas la bonne. Nous en payons d’ailleurs le prix aujourd'hui.
À quelques jours des vacances, le niveau des tarifs des péages et le taux de rentabilité des sociétés d’autoroutes interpellent plus encore que d’habitude nos concitoyens.
Les promesses qui avaient été faites à l’époque de doter de moyens l’Agence de financement des infrastructures de transport de France n’ont pas été tenues. On sait en effet que l’essentiel du produit de la cession est allé au désendettement de l’État et que la question du financement de l’AFITF est toujours pendante. J’ajoute que les déboires de l’écotaxe accentuent encore le problème, même si M. le secrétaire d’État vient de nous indiquer que nous y verrons plus clair la semaine prochaine.
Comme je l’ai déjà indiqué, et Michel Teston l’a également dit, il est nécessaire de clarifier les relations entre l’État et les sociétés d’autoroutes. J’ai noté qu’un certain nombre de recommandations de la Cour des comptes ont d’ores et déjà été mises en œuvre, comme M. le secrétaire d’État nous l’a précisé. Je salue également la création d’une mission d’information sur le sujet. Il faut en effet que le Parlement examine comment l’État se met en situation de mieux contrôler les sociétés d’autoroutes et de revoir un certain nombre de questions financières qui ont été soulevées à juste titre.
Pour en revenir à la proposition de loi, nous avons eu l’occasion de le dire au cours de la discussion générale, il est impossible, pour des raisons financières et juridiques notamment, de la mettre en œuvre. Voilà pourquoi mon groupe se prononcera majoritairement contre le texte. Je précise que l’un de ses membres votera cependant pour et qu’un autre ne participera pas au vote.
Quoi qu’il en soit, je souhaite que nous sachions revenir sur ces questions, sans doute cela sera-t-il possible grâce à la mission d’information.
Mme la présidente. La parole est à M. Éric Bocquet, pour explication de vote.
M. Éric Bocquet. Ce matin, j’ai le sentiment d’un rendez-vous manqué. En effet, nous sommes à peu près tous d’accord sur la pertinence et l’intérêt du débat. Beaucoup reconnaissent même que la privatisation était une erreur. Qu’est-ce qui nous empêche alors de la corriger ? Nous nous grandirions en faisant ce choix ; nous en abstenir contribuera à nourrir une fois de plus la résignation. Pourquoi n’y parvenons-nous pas ?
On nous oppose un argument récurrent, très en vogue ce printemps et depuis quelques années : la dette, la dette, la dette ! Ce sempiternel refrain est devenu la clé de voûte de toutes les politiques menées en Europe et, bien sûr, en France.
Je voudrais tout de même rappeler que la dette est un déséquilibre entre les recettes et les dépenses. Or on met uniquement l’accent sur les dépenses, qu’il faudrait réduire impérativement. Tout le monde le demande ! Tout le monde l’exige ! « C’est incontournable ; c’est inévitable ; c’est ainsi… », entend-on. Nous refusons d’entrer dans cette mécanique, car, en réalité, il s’agit d’une question de choix. Souvenons-nous que les dépenses de l’État représentaient 24 % du PIB en 1990. Elles ont diminué pour atteindre le chiffre de 21 % en 2008.
Si l’État est capable de réduire ses dépenses, c’est plutôt du côté des recettes qu’existent des manques très sérieux, et ce – il faut malheureusement le constater – indépendamment des alternances politiques : entre 2000 et 2002, 40 milliards d’euros de recettes ont été « sacrifiés » ; entre 2006 et 2007, 12,5 milliards d’euros manquaient au budget de la nation ; entre 2007 et 2012, 22,7 milliards d’euros ont disparu des comptes de l’État.
On nous parle également d’une vieille revendication historique, d’une recette poussiéreuse et éculée des communistes : la nationalisation. Cependant, le débat ne porte pas sur le mot, mais sur la maîtrise publique des outils de développement. Il ne s’agit pas d’un choix dogmatique de notre part, mais d’une question politique de fond qui porte sur la gestion de la société.
Je constate que l’État est beaucoup plus réactif quand il s’agit de renflouer régulièrement les banques. On n’hésite pas à ce moment-là à transférer la dette de la sphère privée à la sphère publique. Nous tous, aujourd'hui, supportons une dette qui a été aggravée par le secours des banques.
Le débat, selon moi, ne fait que commencer. Nous le voyons bien, le nombre de votes en faveur de ce texte dépasse celui des sénateurs et sénatrices communistes. Je pense que nous devrons très vite reprendre la discussion. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
M. Gérard Longuet. En cours d’autoroute ! (Sourires.)
Mme Nathalie Goulet. … car je suis essentiellement venue pour soutenir Mme Demessine lors du texte qui va suivre. Cela étant, je voudrais moi aussi en souligner l’intérêt. D’ailleurs, lorsque nous en avons discuté au sein de notre groupe, certains ont décidé qu’ils s’abstiendraient sur le texte.
Ce sujet devrait légitimement être abordé lors de l’examen des crédits du ministère des transports, mais il faut dire que, depuis deux ans, en raison de problèmes multiples et variés, nous ne parvenons pas à voir le budget dans sa totalité. C’est bien dommage ! Dans quelques jours – les mêmes causes produisant les mêmes effets –, je crains que le projet de loi de finances rectificative ne puisse pas non plus être examiné jusqu’au bout.
Si, dans les mois qui viennent, nous pouvions examiner de façon complète les deux parties de la loi de finances, je crois que notre assemblée y gagnerait et que cela permettrait d’évoquer ce sujet particulier.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 3.
J'ai été saisie d'une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
Mme la présidente. Voici le résultat du scrutin n° 193 :
Nombre de votants | 345 |
Nombre de suffrages exprimés | 336 |
Pour l’adoption | 35 |
Contre | 301 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Les trois articles de la proposition de loi ayant été successivement supprimés par le Sénat, je constate qu’un vote sur l’ensemble n’est pas nécessaire, puisqu’il n’y a plus de texte.
En conséquence, la proposition de loi n’est pas adoptée.
Mme Éliane Assassi. C’est dommage !
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix heures quarante, est reprise à dix heures cinquante.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
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Réhabilitation des fusillés pour l'exemple de la guerre de 1914-1918
Discussion d'une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe CRC, de la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918, présentée par M. Guy Fischer et plusieurs de ses collègues (proposition n° 212 [2011-2012], résultat des travaux de la commission n° 604, rapport n° 603).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Guy Fischer – que nous retrouvons avec beaucoup de plaisir –, auteur de la proposition de loi.
M. Guy Fischer, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’aube du centenaire de la Grande Guerre, les nombreuses publications ou émissions qui fleurissent de toutes parts nous invitent à revisiter cet événement. Malheureusement, peu nombreuses sont celles qui permettent une vision historiquement complète des tenants et aboutissants de ce conflit.
L’historien Bruno Drweski, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales, pose, en un raccourci saisissant, la genèse de ce drame planétaire : « La Première Guerre mondiale a éclaté non pas comme un éclair dans un ciel serein, mais comme le résultat d’une accumulation de tensions et de frustrations, à l’échelle mondiale, qui s’étaient accumulées dans la foulée des grandes découvertes qui avalent relié le Nouveau Monde à l’Europe, puis dans la foulée du partage du monde dans le cadre du processus planétaire de colonisation ».
Dans un monde en pleine contradiction entre le développement d’une industrie moderne et un monde rural resté archaïque, les grandes puissances se sont bel et bien affrontées pour le partage des richesses, des marchés et des ressources, pour la conquête des colonies, pour la recomposition des sphères d’influence.
Ce préalable d’importance étant posé, il faut se souvenir que la guerre de 14-18 fut une accumulation d’horreurs, pour les soldats comme pour les civils. Censée être courte, elle montra vite l’état d’impréparation des gouvernements et des élites, qui durent improviser une guerre de plus en plus meurtrière pour les soldats, au service des profiteurs de guerre. Ce fut en définitive une guerre longue, une succession de combats meurtriers, de petites avancées ou de reculs limités, qui faisaient perdre toute conscience d’objectifs pour lesquels il eût été important de se battre, de mourir ou de tuer.
Cette évolution fit naître ou croître des résistances, des prises de conscience. « Guerre à la guerre ! », le slogan d’Henri Barbusse, commença à conquérir le cœur de nombreux soldats, conscients d’être la piétaille, les sacrifiés d’une boucherie sans nom. Ce même auteur, dans Le feu, décrit avec une terrifiante justesse les conditions des combats : « Un bruit diabolique nous entoure. On a l’impression inouïe d’un accroissement continu, d’une multiplication incessante de la fureur universelle. Une tempête de battements rauques et sourds, de clameurs furibondes, de cris perçants de bêtes s’acharne sur la terre toute couverte de loques de fumée, et où nous sommes enterrés jusqu’au cou, et que le vent des obus semble pousser et faire tanguer. […]
« Dans une odeur de soufre, de poudre noire, d’étoffes brûlées, de terre calcinée, qui rôde en nappes sur la campagne, toute la ménagerie donne, déchaînée. Meuglements, rugissements, grondements farouches et étranges, miaulements de chats qui vous déchirent férocement les oreilles et vous touillent le ventre, ou bien le long hululement pénétrant qu’exhale la sirène d’un bateau en détresse sur la mer. Parfois même, des espèces d’exclamations se croisent dans les airs, auxquelles des changements bizarres de ton communiquent comme un accent humain. La campagne, par places, se lève et retombe ; elle figure devant nous, d’un bout de l’horizon à l’autre, une extraordinaire tempête de choses. […]
« Il y avait, en avant de nous, à une dizaine de mètres au plus, des formes allongées, inertes, les unes à côté des autres – un rang de soldats fauchés – et arrivant en nuée, de toutes parts, les projectiles criblaient cet alignement de morts !
Les balles qui écorchaient la terre par raies droites en soulevant de minces nuages linéaires, trouaient, labouraient les corps rigidement collés au sol, cassaient les membres raides, s’enfonçaient dans des faces blafardes et vidées, crevaient, avec des éclaboussements, des yeux liquéfiés et on voyait sous la rafale se remuer un peu et se déranger par endroits la file des morts. »
La lancinante question des « fusillés pour l’exemple » s’inscrit en plein dans cette double et funeste problématique mal assumée : à l’époque, le commencement de révolte de simples soldats, nationaux et immigrés, jetés avec un cynisme absolu dans l’arène meurtrière des tranchées par des puissances insoucieuses de leur sort, puis, plus tard, y compris aujourd’hui, le refus d’analyser historiquement les causes, les effets et les conséquences de cette guerre.
Ces soldats furent passés par les armes après des conseils de guerre improvisés et sommaires, et sous des prétextes divers : sentinelle endormie, insulte à officier, battue en retraite sans autorisation, mutinerie, désertion, sans compter, malheureusement, ceux qui furent abattus par un officier à bout portant au détour d’une tranchée, soit pour rébellion, soit, ne l’oublions pas, pour appartenance connue à des organisations ouvrières militant contre la guerre.
Selon les travaux les plus récents, le nombre des fusillés pour l’exemple est évalué à plus de 600 pour plus de 2 500 condamnations à mort prononcées sur 140 000 jugements. Et ces études n’intègrent pas, faute de documents archivés, les exécutions sommaires, impossibles à recenser du fait de leur nature même !
Dès la fin de la guerre de 14-18, les familles de fusillés, relayées par différentes associations, dont l’ARAC, l’Association républicaine des anciens combattants, la Ligue des droits de l’homme et la Fédération nationale de la libre pensée, ont exprimé la revendication de les réhabiliter. Une quarantaine d’entre eux ont été réhabilités par la Cour de cassation dans l’entre-deux-guerres, dont certains dès janvier 1921.
Après la Seconde Guerre mondiale, une chape de plomb s’est abattue sur la mémoire des fusillés pour l’exemple. Peut-être fallait-il éviter de noircir plus encore l’image de notre armée après la débâcle de 1940 ? Cette censure mémorielle alla jusqu’à l’interdiction, durant des décennies, de la diffusion du fameux et beau film de Stanley Kubrick intitulé Les Sentiers de la gloire.
Dès l’origine, ce fut une question délicate et politiquement sensible : quel sort réserver aux soldats français fusillés pour l’exemple entre 1914 et 1918 – surtout la première année ! –, après avoir été condamnés par la justice militaire pour désertion, mutinerie, refus d’obéissance ? Fallait-il les réhabiliter ? Si oui, comment ?
Cette revendication a connu un regain en novembre 1998 lorsque Lionel Jospin, alors Premier ministre, avait souhaité, lors d’une cérémonie sur le plateau de Craonne, que les soldats « "fusillés pour l’exemple", au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. »
Dix ans plus tard, devenu Président de la République, Nicolas Sarkozy, qui avait auparavant, comme l’ensemble de la droite, vivement protesté contre cette déclaration, nuançait fortement sa position. À Verdun, le 11 novembre 2008 – j’étais présent ! –, il exprimera cette fois de la commisération pour ces hommes : « Mais quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire, au nom de la nation, que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. »
Malgré les conditions exceptionnelles dans lesquelles ont agi – ou refusé d’agir – ces hommes, souvent très jeunes, l’absence de toute disposition tendant à la réhabilitation persiste à les faire considérer comme des lâches ou des traîtres, flétrissant ainsi leur mémoire et jetant l’opprobre sur leurs descendants. J’ai regardé avec émotion le documentaire intitulé Adieu la vie, adieu l’amour, récemment diffusé par la chaîne Public Sénat, ce dont je me réjouis, qui relate en particulier la quête d’une petite-fille de fusillé pour réhabiliter l’honneur de son grand-père.
Quoi qu’il en soit, les gouvernements qui se sont succédé ont toujours conclu à la nécessité de « faire un tri » entre ces jeunes gens, selon qu’ils sont présumés déserteurs, mutins ou ayant commis un crime de droit commun. De la même façon, le rapport de M. Antoine Prost rejette une réhabilitation générale et évoque l’éventualité d’une « déclaration solennelle », éventuellement renforcée d’un « projet pédagogique ».
Pour autant, il faut noter que ce dernier a exigé plusieurs fois dans son rapport un geste fort des pouvoirs publics, de la nation. Dès l’introduction, l’historien indique que « la question posée est celle de la mémoire qu’en veut conserver la nation. » Il évoque bien sûr les fusillés. « C’est à elle de s’en saisir ». Il indique même : « Un large consensus existe dans notre société pour estimer que la plupart n’étaient pas des lâches : c’étaient de bons soldats, qui avaient fait leur devoir et ne méritaient pas la mort. L’indignité dont les a frappés leur condamnation mérite d’être relevée. C’est ce qu’on attend des pouvoirs publics. »
Comment le Parlement, le Sénat, pourrait-il refuser d’adopter une disposition de reconnaissance, d’apaisement, après un tel constat ? C’est la raison pour laquelle, avec mon groupe, nous avions redéposé en 2011 un texte prévoyant la réhabilitation des fusillés pour l’exemple collectivement et publiquement.
Notons qu’il existe un dossier et des témoignages écrits pour 650 fusillés environ, à l’instar du sous-lieutenant Jean-Julien Chapelant, Rhodanien réhabilité grâce aux efforts des associations et de sa famille.
Je profite de cet exemple marquant pour rappeler que d’importantes associations se sont investies de longue date dans ce combat pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple : l’Association républicaine des anciens combattants, fondée par Henri Barbusse, notamment, l’Union pacifiste de France, le Mouvement de la paix et bon nombre de sections de la Ligue des droits de l’homme et de la Fédération nationale de la libre pensée.
Je souligne également l’engagement des collectivités territoriales : pas moins de trois conseils régionaux, vingt-neuf conseils généraux, dont celui de Corrèze, présidé à l’époque par François Hollande, ont adopté des vœux visant à réhabiliter les fusillés pour l’exemple.
C’est parce que nous estimons qu’une réhabilitation pourrait enfin, en l’année du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, servir l’éducation à la paix que le groupe communiste républicain et citoyen du Sénat vous invite, mes chers collègues, à adopter sa proposition de loi, en la réaménageant si nécessaire, afin de recueillir le plus large consensus.
Ce 19 juin est la Journée du Sénat en la mémoire de la Grande Guerre. De nombreuses initiatives seront prises pour saluer la mémoire des combattants et rappeler l’ampleur du drame. Ce même jour, la Haute Assemblée refusera-t-elle la reconnaissance, le pardon à ces hommes injustement punis de mort ?
Avant de conclure, permettez-moi de rappeler que le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et le Canada ont déjà, par le passé, adopté des lois de réhabilitation, de pardon ou d’amnistie. Pourquoi la France, pays des droits de l’homme, refuserait-elle cette réhabilitation en cette année du centenaire de l’assassinat de Jaurès, le tribun de la paix ?
Mes chers collègues, nous n’avons pas noté depuis le début des discussions sur notre texte une seule raison claire et compréhensible justifiant le refus de voter en faveur de celui-ci et de l’amendement que vous proposera mon amie Michelle Demessine. Bien entendu, la réhabilitation des fusillés pour l’exemple, pour être mieux comprise, se doit d’écarter les cas marginaux d’espions ou de criminels de droit commun avérés. C’est peut-être le seul argument bien faible, au regard du drame humain dont l’écho se répercute encore jusqu’à nos jours, mis en avant par ceux qui ont accueilli notre proposition de loi avec réticence, voire hostilité. Pour autant, il n’est pas acceptable que ces cas marginaux, dont le nombre n’excéderait pas quelques dizaines, soient mis en avant pour refuser la réhabilitation, la reconnaissance par la nation de ceux qui furent incontestablement des victimes de ce terrible conflit.
Aussi, dans un souci d’apaisement, et pour vous inviter à des débats sereins et constructifs, nous défendrons un amendement précisant que « la Nation rétablit dans leur honneur les soldats de la Première Guerre mondiale fusillés pour l’exemple ». Cet amendement vise en outre à préciser que « leurs noms peuvent être inscrits sur les monuments aux morts ». Cette rédaction comporte, à mon sens, l’avantage de ne pas troubler nos débats par la question récurrente des lois dites « mémorielles ». En effet, cette nouvelle rédaction est non seulement déclarative, mais aussi dynamique, puisqu’elle permet concrètement de trouver – enfin ! – la sérénité sur ce sujet, en rétablissant ces hommes martyrs dans leur honneur et en reconnaissant publiquement et naturellement ce qui se fait déjà parfois : l’inscription des noms sur les monuments aux morts.
Cela étant réaffirmé, je fais confiance au débat et à nos collègues, dont beaucoup, je le sais, quelles que soient les travées sur lesquelles ils siègent, sont épris de justice et de vérité historique.
Mes chers collègues, tout au long de mon mandat sénatorial – un mandat au service du peuple, pour le peuple ! –, qui s’achèvera dans quelques semaines, j’ai défendu beaucoup de causes, de salariés en lutte, de retraités, de femmes et d’hommes souffrant de l’injustice sociale, de la violence d’un monde où, bien trop souvent, la cause de l’argent prime celle de l’humanité. J’ai défendu l’égalité en France comme ailleurs ; j’ai soutenu la jeunesse en quête d’avenir. C’est pourquoi c’est avec force qu’une dernière fois je fais appel à votre sens politique, à votre sens de la vérité historique, mais aussi à votre cœur, pour que, enfin, ces martyrs de la Grande Guerre, grande par l’horreur et l’effroi, soient enfin rétablis dans leur honneur et leur dignité. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste, du groupe écologiste, du RDSE et de l'UDI-UC. – M. Jackie Pierre applaudit également.)