Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur pour avis.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur pour avis. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, il me revient de rendre compte ici des travaux de la commission des lois du Sénat. Je me permettrai de m’exprimer aussi en ma qualité de président, pour cette année, de la délégation parlementaire au renseignement, instance dont vous avez parlé, monsieur le ministre, qui réunit, vous le savez, mes chers collègues, quatre sénateurs et quatre députés, dont quatre membres de droit, les présidents des commissions des affaires étrangères – je me tourne vers Jean-Louis Carrère –, et des commissions des lois. La délégation rassemble des parlementaires représentant à la fois la majorité et l’opposition.
Le renseignement, dont je vais essentiellement parler, est un sujet difficile. Je tiens à saluer le travail que nous avons pu accomplir pour préparer ce débat, dans le cadre d’un dialogue avec plusieurs ministères, dont le vôtre, monsieur le ministre, ainsi qu’en lien étroit avec la commission des affaires étrangères et son président, Jean-Louis Carrère.
Je tiens à le dire d’emblée, deux préoccupations, ou plutôt deux objectifs nous rassemblent. D’abord, la Constitution prévoit qu’il revient au Parlement de contrôler le pouvoir exécutif ; nous devons assumer cette tâche. Ensuite, dans le cas particulier du renseignement, des dispositions spécifiques doivent bien évidemment être prises. Ainsi, nos travaux au sein de la délégation parlementaire au renseignement sont soumis au secret-défense, que nous respectons scrupuleusement.
Pour être en contact avec l’ensemble des responsables des services de renseignements français, nous pouvons d’emblée, monsieur le ministre, rendre hommage, comme vous l’avez fait, à l’ensemble des personnels, militaires et civils, travaillant dans ces services, qui donnent beaucoup d’eux-mêmes et accomplissent des missions très difficiles au service de la République, en particulier dans la nécessaire lutte contre le terrorisme, une lutte dont vous avez dit combien elle était exigeante, monsieur le ministre.
La commission des lois a apprécié les avancées prévues par le projet de loi pour accroître les prérogatives de la délégation parlementaire au renseignement. Elle a toutefois souhaité des avancées supplémentaires, qui nous sont apparues justifiées.
Premièrement, la commission des lois demande la transmission aux membres de la délégation parlementaire au renseignement de la stratégie nationale du renseignement.
Deuxièmement, nous considérons que la délégation parlementaire au renseignement doit pouvoir prendre connaissance du PNOR, le Plan national d’orientation du renseignement, document très important, dans le respect, évidemment, du secret-défense, compte tenu de toutes les implications de ce document.
Troisièmement, outre les documents strictement indiqués dans la loi, la délégation doit, pour nous, pouvoir être destinataire de tout document et de toute information utile à sa mission. Par conséquent, ses capacités d’information ne doivent pas a priori être restreintes.
Quatrièmement, en raison de la définition même, dans la loi, de ses prérogatives, la délégation parlementaire au renseignement ne peut pas traiter des affaires en cours. Chacun comprend que, lorsque nos services de renseignement sont engagés sur le terrain dans des actions extrêmement difficiles, il ne serait pas judicieux que nous exercions instantanément une mission de contrôle. En revanche, nous pouvons évoquer toutes les opérations achevées et nous souhaitons que cela soit clairement indiqué dans la loi.
Ainsi, notre commission estime que la seule limitation au dialogue et aux demandes d’information que nous pouvons présenter devant les directeurs des services doit être la notion d’« opération en cours ». Je précise qu’une telle disposition serait strictement conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, comme nous l’avons souligné dans le rapport.
Cinquièmement, nous estimons que la loi doit préciser que, outre les directeurs des cinq services de renseignement que vous avez cités, monsieur le ministre, et du coordonnateur au renseignement, nous devons pouvoir auditionner des agents des services, mais seulement avec l’accord préalable de leur directeur.
Toutefois, à la suite d’une précision proposée par la commission des affaires étrangères, que j’ai cru pouvoir retenir, dans la mesure où elle correspond à l’esprit dans lequel la commission des lois a travaillé, j’ai rectifié l’amendement que nous avions déposé, de manière à ce que ces auditions se déroulent en présence des directeurs des services, conformément à ce qui a cours d’ores et déjà, puisque les directeurs que nous recevons sont parfois accompagnés de cadres de leurs services disposant des compétences nécessaires dans des domaines très techniques ou très spécialisés.
Sixièmement, nous souhaiterions pouvoir recevoir, sans qu’il soit besoin de disposer d’une autorisation du ministre, outre les directeurs des cinq services de renseignement et le coordonnateur au renseignement, les directeurs des administrations centrales concernées par le renseignement. Je pense aux directions de la police et de la gendarmerie nationales, à la direction du renseignement de la préfecture de police, ainsi qu’à la directrice de l’Académie du renseignement, mais cette possibilité figure déjà dans le projet de loi.
Nous souhaiterions enfin, septièmement, pouvoir disposer des rapports d’inspection, puisque vous avez bien voulu rappeler, monsieur le ministre, qu’il y aurait désormais une inspection de ces services.
Toutefois, sur ce point également, au terme d’un dialogue constructif avec la commission des affaires étrangères, il nous a semblé souhaitable de préciser qu’une telle mesure devait être mise en place dans le respect de l’anonymisation des personnels, à laquelle la délégation parlementaire au renseignement est très attentive. Nous savons très bien que, pour les personnels qui travaillent dans ces services, le respect de l’anonymat constitue un impératif catégorique. Il s’agit de leur sécurité, de la sécurité de leurs collègues et de la fiabilité avec laquelle ils peuvent mener les missions qui leur sont assignées, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
De même, nous souhaitons avoir connaissance des rapports de la Cour des comptes, ce qui, me semble-t-il, ne devrait pas poser de problèmes majeurs.
J’en arrive à un deuxième point, que vous avez évoqué également, monsieur le ministre, à savoir la question de la coopération entre la délégation parlementaire au renseignement et la commission de vérification des fonds spéciaux.
Il est théoriquement prévu que des magistrats de la Cour des comptes siègent au sein de cette commission. Or il se trouve que, pour des raisons que je ne m’explique pas, aucun magistrat de la Cour n’y a jamais siégé. Il s’agit donc, de fait, d’une commission parlementaire.
Le projet de loi prévoit qu’une sous-formation de la délégation parlementaire au renseignement, qui serait composée non pas des huit membres que nous connaissons – je salue Michel Boutant, également membre de la délégation –, mais de quatre membres, désignés ès qualités, siège au sein de la commission de vérification des fonds spéciaux.
Ce dispositif nous paraît poser quelques problèmes. En effet, la conséquence serait, si j’ai bien compris, que les quatre membres de la commission de vérification des fonds spéciaux qui seront également membres de la délégation parlementaire au renseignement ne pourraient pas évoquer auprès des quatre autres membres de la délégation les travaux effectués au sein de ladite commission ni d’ailleurs les conclusions auxquelles ils auraient abouti.
L’intention est positive, dans la mesure où l’importante question du financement est indissociable de la compréhension des missions. Une telle disposition revêt cependant un caractère bizarre, sinon paradoxal : les quatre membres désignés ne pourraient pas parler à leurs quatre autres collègues de leur travail au sein de la commission de vérification des fonds spéciaux ?
Par conséquent, la commission des lois vous propose simplement, mes chers collègues, de fusionner ces deux instances.
Il nous semble qu’il y aurait là quelque chose de plus simple, plus logique et plus cohérent, dans la mesure où ces huit parlementaires, ainsi que les fonctionnaires parlementaires concernés, sont soumis au secret-défense et le respectent scrupuleusement.
J’en arrive maintenant, c’est mon troisième point, monsieur le ministre, mes chers collègues, à la question des fichiers, extrêmement difficile et sensible, vous le savez tous.
S’agissant en particulier du fichier PNR, je tiens d’abord à souligner qu’il s’agit d’un très grand fichier, à caractère européen, qui comprendrait des données très nombreuses concernant l’ensemble des déplacements de personnes, quelles qu’elles soient, arrivant en Europe ou partant de l’Europe.
Le fichier prévoit un très grand nombre de données provenant notamment des agences de voyages et des organismes d’aviation et de transport.
Sur ce sujet, je souhaite formuler quelques remarques. Tout d’abord, il s’agit, à ce stade, de mettre en œuvre ce qui n’est encore qu’un projet de directive, la directive européenne n’ayant pas encore été adoptée. Ensuite, la commission LIBE du Parlement européen a émis des critiques sur l’avant-projet. Enfin, le contrôleur européen de la protection des données a fait de même, ainsi que le groupe des CNIL européennes.
L’ensemble de ces éléments a guidé notre réflexion. Dans ce domaine, il s’agit également de trouver le bon équilibre, mes chers collègues, ce qui est loin d’être facile.
Nous comprenons tout à fait - je m’adresse non seulement à vous, monsieur le ministre de la défense, mais aussi à M. le ministre de l’intérieur, qui nous entendra ou nous lira - que la lutte contre le terrorisme nécessite des dispositifs spécifiques et efficaces.
Par ailleurs, je le rappelle, la commission des lois est particulièrement attachée au respect de la vie privée, des données personnelles, des libertés publiques. Il nous faut donc trouver un point d’équilibre.
À cet égard, la commission des lois formulera plusieurs propositions. J’en citerai trois.
La première permettra de préciser les choses. Là encore, je dois dire que, grâce à la réunion assez longue que nous avons eue avec la commission des affaires étrangères, nous avons pu trouver une rédaction qui, je le pense, fera avancer le débat. Il s’agit de bien définir non seulement la composition mais aussi les prérogatives de l’unité de gestion du traitement automatisé dont la mise en place paraît nécessaire, ce qui, d’ailleurs, ne me semble pas remis en cause.
Il nous paraît en effet impossible d’envisager une jonction directe entre les services demandeurs de l’information et la grande pluralité des agences de voyages et des organismes d’aviation.
La création d’une telle unité chargée de la gestion du traitement automatisé de l’information nous paraît donc souhaitable. Elle délivrerait ses données aux services demandeurs dans des conditions précisément définies.
Deuxièmement, nous sommes très préoccupés par la puissance énorme des dispositifs techniques existant aujourd’hui. Il est possible d’accéder, en temps réel, à des milliards d’informations et de les croiser selon de très nombreux critères, de manière à prévenir un certain nombre de risques. Compte tenu des effets que peuvent avoir ces procédés pour ce qui est du respect des données personnelles, nous estimons que le profilage et le ciblage doivent donner lieu dans un premier temps, avant 2017, à une expertise toute particulière, reposant sur des moyens humains.
Je soulèverai enfin une question très sensible : le fichier PNR ne concernera-t-il que les vols entre les États de l’Union européenne et les pays tiers ? À cet égard, la commission des lois ne peut que reprendre les résolutions votées par le Sénat sur l’initiative de nos collègues Yves Détraigne et Simon Sutour.
J’en viens à mon quatrième point, la géolocalisation, sujet également sensible puisqu’il recouvre les données de connexion, en particulier les « fadettes ».
Sur cette question, la commission des lois a eu un dialogue utile avec la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, ainsi qu’avec le ministère de la défense, les services du Premier ministre et le ministère de l’intérieur. Nous sommes d’avis qu’il est nécessaire d’inscrire l’ensemble des dispositions concernant la géolocalisation dans la loi du 10 juillet 1991 relative aux interceptions de sécurité.
Personne n’ignore ici que la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers a créé un dispositif temporaire en matière de recueil des données de connexion, dispositif prorogé en 2009 puis en décembre 2012 et qui restera en vigueur jusqu’en 2015. Le Gouvernement ayant abordé ce sujet dans le présent projet de loi de programmation, il nous semble qu’il faut profiter de cette occasion pour revenir au dispositif de la loi de 1991, avec autorisation du Premier ministre, accordée selon des modalités auxquelles nous avons particulièrement réfléchi sur demandes écrites et motivées des ministres concernés, et rétablir la CNCIS dans ses prérogatives. Dans cet esprit, nous proposerons une rédaction très précise, permettant aux services concernés d’accéder aux informations nécessaires, dans le cadre strict de la loi de 1991, qui peut d’ailleurs être amélioré, en termes de respect des libertés, des données personnelles et de la vie privée.
Je conclurai en évoquant les questions relatives à la justice.
Monsieur le ministre, vous nous avez dit vouloir éviter une judiciarisation excessive ou inopportune des affaires liées aux opérations militaires. Après un long débat, la commission des lois du Sénat a choisi de vous suivre s’agissant du monopole du parquet pour engager l’action publique sur des faits de guerre ou liés aux opérations militaires à l’étranger. Nous avons approuvé l’ensemble des articles ayant trait à ces questions, à l’exception de l’article 17, relatif à la présomption simple en cas de mort violente d’un militaire lors d’une action de combat, à l’occasion d’une opération militaire à l’étranger. En effet, notre commission estime que cette présomption simple n’a guère de fondement juridique : en pratique, elle n’a pas d’effet autre que symbolique. En outre, nous avons été particulièrement sensibles au fait que le Conseil supérieur de la fonction militaire a considéré qu’il n’y avait pas lieu d’instaurer cette présomption simple.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission des lois a émis un avis favorable sur l’ensemble des articles dont elle était saisie, sous réserve de l’adoption des amendements qu’elle présentera. Nous avons mené un travail approfondi, guidés par le souci du respect du droit et des libertés. Nous tenons à témoigner notre reconnaissance aux personnels militaires et civils qui assurent des missions difficiles et dangereuses, au service de notre République et de ses valeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)
Demande de réserve
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, pour la clarté de nos débats, la commission demande la réserve de l’examen de l’article 2 et du rapport annexé, jusqu’après l’article 37, dernier article du projet de loi.
Nous avons procédé de la sorte pour l’examen du texte en commission ; cela nous permettra de focaliser d’entrée de jeu nos débats sur les articles de programmation, ce qui nous semble de bonne méthode.
Par ailleurs, je rappelle à nos collègues de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées que, afin de se prononcer sur les amendements du Gouvernement, celle-ci se réunira dans quelques instants dans son ancienne salle 216, qui est devenue celle de la commission des lois…
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur pour avis. Ce n’est pas la guerre ! Nous coopérons ! (Sourires.)
Mme la présidente. Aux termes de l’article 44, alinéa 6, de notre règlement, la réserve, lorsqu’elle est demandée par la commission saisie au fond, est de droit, sauf opposition du Gouvernement.
Quel est donc l’avis du Gouvernement sur cette demande de réserve formulée par la commission ?
Mme la présidente. La réserve est ordonnée.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures quarante.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures quarante, est reprise à quatorze heures quarante, sous la présidence de M. Jean-Claude Carle.)
PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Carle
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 que nous examinons ce jour repose sur un diagnostic établi par le Livre blanc, dont nous avons pris connaissance. Ni naïfs ni angéliques, nous savons que la démocratie a besoin de sûreté et de sécurité, ainsi que de défendre les libertés fondamentales.
Sur le plan de la méthode, le groupe écologiste regrette de ne pas avoir été associé en amont à la réflexion sur le Livre blanc, alors que plusieurs de ses membres ont succédé à Dominique Voynet au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Par ailleurs, deux de nos collègues, Leila Aïchi et Kalliopi Ango Ela, ont suivi ou suivent avec intérêt les formations dispensées par l’IHEDN, l’Institut des hautes études de défense nationale, notamment les sessions « Politique de défense » et « Armement et économie de défense ».
Alors que nous avons pu dialoguer, lors de ces formations riches et passionnantes, sur tous les sujets sans aucun tabou, nous n’avons en revanche pas été associés ici à ce débat citoyen ; nous le regrettons vivement, même si trois de nos collègues ont participé à la rédaction du Livre blanc.
Nous souhaitons donc être associés, à l’avenir, à cette réflexion stratégique, les questions de défense et de sécurité concernant l’ensemble de la représentation nationale et le pays tout entier. Selon nous, il ne saurait y avoir des initiés et des non-initiés, d’autant que nous consentons un effort pour « monter en compétence » sur ce sujet. Trois des douze sénatrices et sénateurs que compte notre groupe, soit un quart de son effectif, sont désormais habilités « secret défense ». Je ne sais pas si tous les groupes peuvent en dire autant.
Trois points de ce projet de loi de programmation ont retenu notre attention.
Nous souhaitons, au préalable, rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui œuvrent collectivement pour notre sécurité, parfois au péril de leur vie. Nos propos ne constituent en aucun cas une remise en cause de leur action, que nous savons tournée vers la paix et la défense de nos intérêts.
Pour autant, même si la transparence budgétaire a fait de très gros progrès dans notre démocratie – nous n’en sommes plus à l’époque ou Pierre Messmer, Premier ministre, taisait des données budgétaires pour protéger la sécurité de l’arsenal nucléaire –, nous regrettons de ne pas disposer d’une heure de séance publique pour discuter devant des travées garnies, avec calme et sang-froid, arguments contre arguments, de notre stratégie, notamment au regard de la dissuasion nucléaire.
Le monde de 2013 n’est plus celui des années cinquante. Le mur de Berlin est tombé. Toute la géopolitique a changé, et nous nous cramponnons à un dispositif ancien qui, certes, fait la part belle aux technologies et au génie créatif de nos grandes écoles, mais ne correspond pas à la vision de la défense des écologistes.
Vous nous parlerez peut-être, à propos de la dissuasion nucléaire, d’« assurance-vie », mais une assurance-vie ne protège pas des aléas de la vie ; c’est au contraire la somme que l’on verse aux survivants d’un assuré en cas de réalisation d’un risque ! Ce vocable est donc, selon nous, inapproprié et trompeur en l’occurrence.
Si le projet de loi que nous examinons identifie bien de nouvelles menaces, par exemple en matière de cyber-sécurité, nous doutons vraiment que la dissuasion, telle qu’elle est maintenue, soit la bonne solution. Selon nous, il faut clairement remettre en question les dimensions sous-marine et aéroportée de nos forces de dissuasion nucléaire et remettre à plat le très important budget « sanctuarisé » qui leur est dédié.
Encore une fois, nous ne méconnaissons pas les talents d'une telle filière et les enjeux qui lui sont liés. La réduction de ces armements a aussi un coût colossal que nous mesurons à sa juste valeur. Cependant, nous contestons la philosophie qui sous-tend cet arsenal et la perpétuelle modernisation de celui-ci, poursuivie sans débat en séance plénière. Nous regrettons vivement que cette discussion soit limitée à une seule commission et ne soit pas partagée entre tous.
Par ailleurs, un ancien ministre, socialiste, polytechnicien, ose désormais écrire qu’il faut « arrêter la bombe » ; il nous semble que cette analyse mérite d'être débattue. J’invite toutes les sénatrices et tous les sénateurs à lire son remarquable ouvrage, dont nous aimerions pouvoir débattre collectivement. Vous me répondrez peut-être que cette vision est une douce utopie, mais je ne crois pas que M. Quilès soit un utopiste !
Enfin, vous savez comme moi que, historiquement, tous les militaires n’étaient pas acquis, au départ, à cette arme nucléaire qui est placée entre les mains du seul Président de la République et échappe, en tout cas dans l’esprit des textes, aux militaires.
Le deuxième sujet que nous voulions évoquer avec vous est celui de la féminisation de l'armée. Il n’est pas seulement symbolique, et il n’est pas anecdotique. Vous avez, monsieur le ministre, inauguré une fort belle exposition photographique itinérante de vingt-trois portraits de femmes. L’armée française s'est vite féminisée : 38 % du personnel civil et 15 % du personnel militaire est féminin. Vous avez raison de vouloir balayer le stéréotype d’une armée complètement masculine.
Pour autant, il existe, au sein de l’armée comme dans l’ensemble du monde professionnel, un « plafond de verre », et un certain nombre de femmes demandent à pouvoir poursuivre leur évolution professionnelle. Pourriez-vous nous indiquer quelles mesures vous comptez prendre à ce sujet ?
Nous voudrions enfin, à la faveur de ce débat budgétaire, vous alerter, monsieur le ministre, sur l’existence d’une barrière symbolique qu’il ne coûterait rien de lever, sur ce qui nous a été signalé comme étant peut-être le dernier bastion interdit d’accès aux femmes, à savoir les sous-marins nucléaires. Pourquoi est-il interdit aux femmes d’embarquer sur les sous-marins nucléaires ? On nous a objecté que c’était pour éviter d’exposer les femmes enceintes à des dangers, mais on peut aujourd’hui savoir, quand on embarque sur un sous-marin, si on est enceinte ou pas ! Cette exclusion des femmes nous semble donc relever du sexisme. Si embarquer sur un sous-marin est dangereux pour les femmes, ça l’est aussi pour les hommes !
J’en viens à mon dernier point.
Monsieur le ministre, vous connaissez l’attachement du groupe écologiste à la question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Nous prenons note des progrès accomplis, réels mais trop modestes : on ne parle désormais plus d’essais « propres », mais d’essais « sécurisés » ; des incidents ont été reconnus ; la loi « Morin » a été votée le 5 janvier 2010 et l’accès à un certain nombre de données a été amélioré.
Nous saluons ces avancées. Pour autant, la mission menée dans le cadre de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a montré que le dispositif de cette loi ne fonctionne pas. Alors que tous les décrets ont été pris, que les structures existent et que l’argent est en théorie inscrit au budget, la loi est inappliquée, car elle est inapplicable, nous le savons tous ! Cela plonge dans la consternation les familles des victimes décédées et les victimes encore en vie.
Certains disent qu’il ne faut pas ouvrir la boîte de Pandore. Notre génie national a fabriqué une loi parfaite dans la lettre mais inapplicable et inappliquée, qui heurte un certain nombre de nos concitoyens ayant encore un lien de cœur ou de famille avec l'armée. Nous devons les entendre.
La colère gronde, monsieur le ministre. Onze personnes seulement ont été indemnisées, alors que certains imaginaient qu’il y aurait une centaine de bénéficiaires, d’autres jusqu’à 2 000 ou 5 000, pour 150 000 personnes ayant vécu dans les zones dites « à risques ». La loi, la parole publique, l’action parlementaire sont bafouées, et le contentieux repart : tout cela pose question.
Le rapport d’information que j’ai rédigé de façon consensuelle avec M. Lenoir, sénateur UMP, recense sept causes différentes à la non-application de la loi. Si nous ne parvenons pas rapidement à solder de façon positive ce douloureux dossier, la confiance de certains de nos concitoyens à l’égard de l'armée, de la justice et, peut-être, de la représentation nationale se trouvera selon nous gravement altérée.
Après la mission Matteoli, l’indemnisation des victimes des spoliations antisémites de la Seconde Guerre mondiale a pu intervenir, depuis 1995, dans des conditions dignes – sauf peut-être pour les œuvres d'art, dossier qui reste en cours de traitement –, ayant fait pleinement consensus dans l’opinion publique.
Dans le même esprit, il est temps de régler la question de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, d’autant que le service militaire n’existe plus et que les jeunes générations, malgré la Journée défense et citoyenneté, ont une vision parfois très lointaine des enjeux de défense et de sécurité.
Alors que nous avons voté la loi Morin, nous ne pouvons pas, collectivement, à la fois refuser tout débat public contradictoire sur la dissuasion nucléaire et dire aux vétérans et aux victimes des essais : « Circulez, il n'y a rien à voir ! » Il est bien d’élargir les zones définies par la loi, mais il faut aller plus loin, notamment en matière de levée du secret défense.
Il faut une action forte. Soyez, monsieur le ministre, celui qui entrera dans l'histoire en donnant une solution politique à ce problème de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie, qu’ils soient civils ou militaires.
C’est en ce sens que nous avions déposé trois amendements.
Le premier avait pour objet de permettre un réel examen au cas par cas des dossiers des victimes. Nous déplorons, en effet, que les demandes et les situations souvent difficiles des victimes soient analysées à la seule lumière d’un modèle statistique, analyse qui conclut presque toujours à un risque négligeable. Ce premier amendement, le plus fort, a été déclaré irrecevable par la commission des finances, en application de l’article 40 de notre Constitution.
En modifiant les règles relatives à la présomption de causalité applicables en matière d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, cet amendement permettait pourtant de faire levier et de progresser vers une véritable reconnaissance et indemnisation des victimes, sans ouvrir la boîte de Pandore.
Dans une démocratie, il faut des pouvoirs régaliens forts et légitimes, acceptés des citoyens et des citoyennes. Nous avons un désaccord sur la dissuasion nucléaire : nous réclamons un débat public sur ce sujet.
Par ailleurs, nous soutenons, monsieur le ministre, vos efforts budgétaires, mais nous regrettons la poursuite de la modernisation de l'arsenal nucléaire, de surcroît sans débat. En outre, nous souhaitons et attendons un geste fort de votre part pour les victimes des essais.
Si nous voulons que les enjeux de sécurité soient compris et partagés par tous et toutes, il faut que nous soyons en phase avec les attentes de la société. Si l’on mettait autant d’intelligence collective à concevoir et à mettre en œuvre la transition énergétique que l’on en a consacré à élaborer la dissuasion nucléaire, nous serions rassurés !
Enfin, en ce qui concerne la politique menée en matière de ressources humaines, il est paradoxal que l'armée fasse tant d’efforts, par rapport aux autres ministères notamment, en termes de suppressions d’emplois, mais que tous les ans le plafond des dépenses de personnel explose à cause des emplois de grade élevé. Nous attendons des efforts également sur ce point.
Nous ne reviendrons pas, monsieur le ministre, sur les ratés du logiciel « fou » Louvois : vous les avez dénoncés comme nous et nous espérons qu’il pourra être remédié à cette situation.
Monsieur le ministre, la technicité et le génie créateur ne sont rien sans la confiance. Il est, selon nous, hautement important que ce projet de loi, au-delà des chiffres qu’il aligne, favorise le retour de la confiance. Ainsi, nous souhaitons un débat serein sur le nucléaire. Il est possible dans les établissements scolaires, à l’université et dans tous les lieux de la société : pourquoi ne le serait-il pas à la Haute Assemblée ?
Les impératifs de sécurité exigent peut-être la mise en place de fichiers, de dispositifs tels que ceux dont a parlé M. Sueur ce matin. Néanmoins, nous souhaitons qu’il ne soit pas porté atteinte de façon exagérée aux libertés individuelles avec le « mégafichier » qui a été évoqué.
Pour conclure, la sécurité collective est un bien commun qui ne peut être l’otage d’intérêts économiques ou sectoriels. Monsieur le ministre, sachez que la green defense et l’écologie peuvent être aussi une chance pour l’armée. (Mme Michelle Demessine applaudit.)