M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. Belle preuve de modestie !
M. Yvon Collin, rapporteur. Avant de vous proposer d’adopter une position sur le texte qui nous est soumis, mes chers collègues, je vous en rappellerai rapidement l’économie générale et le dispositif.
L’enjeu principal soulevé par cette proposition de loi porte sur la neutralité et l’équité fiscales. Pour Philippe Marini, « la neutralité est la taxation, quelle que soit la technologie employée pour une même fonction, et l’équité est le traitement selon des règles du jeu communes des agents économiques […] lorsqu’ils interviennent sur un même secteur ».
Les objectifs visés par l’auteur de la proposition de loi ne s’inscrivent donc pas spécifiquement dans une problématique de financement de tel ou tel secteur d’activité, qu’il s’agisse de la culture, des réseaux numériques ou des collectivités territoriales, sans écarter pour autant la question de l’affectation de ces recettes fiscales.
Ainsi, c’est à partir du constat selon lequel la taxation de la publicité est une pratique de droit commun en matière fiscale, sur les médias télévisuels, radiophoniques ou par voie de la publicité extérieure, que l’absence de taxe spécifique à la publicité sur internet a été clairement identifiée.
Pour Philippe Marini, rien ne justifie, a priori, que la publicité sur l’internet échappe par nature à un prélèvement supporté par la publicité dans les médias traditionnels. C’est en vertu du même raisonnement qu’il a observé que les services de commerce en ligne échappent à la taxe sur les surfaces commerciales, la TASCOM.
S’agissant de l’équité fiscale, les acteurs de l’économie numérique – les opérateurs de télécommunications, l’industrie du livre et de la musique, entre autres – ont été les premiers à mettre en lumière cette problématique. Ils font remarquer qu’ils sont concurrencés par des sites internet basés à l’étranger qui ne supportent ni les mêmes charges fiscales en matière de TVA et d’impôt sur les sociétés ni les taxations spécifiques à notre pays destinées à financer l’industrie cinématographique, l’audiovisuel public, les réseaux et les collectivités locales.
C’est donc sur ce fondement que la proposition de loi prévoit, au moyen d’une obligation déclarative, l’extension aux acteurs installés à l’étranger des dispositifs fiscaux jusqu’alors applicables aux seules entreprises françaises.
Comme l’a excellemment et rapidement rappelé Philippe Marini, le dispositif proposé est composé de deux volets.
Tout d’abord, un volet procédural institue une obligation de déclaration d’activité par les acteurs de services en ligne basés à l’étranger à partir de certains seuils d’activité, et selon deux variantes. L’entreprise assujettie opterait soit pour la désignation d’un représentant fiscal sur le modèle procédural de l’agrément accordé aux sites de jeux en ligne, soit pour le régime spécial de déclaration des services fournis par voie électronique, qui est une procédure simplifiée et dématérialisée permettant de respecter les principes du droit européen de non-discrimination et de proportionnalité.
Ensuite, autour de ce volet procédural, s’organise un volet fiscal comportant une série de taxations : la taxe sur la publicité en ligne, la taxe sur l’achat de services de commerce électronique, la TASCOE, et la taxe sur les ventes et les locations de vidéogrammes destinés à l’usage privé du public.
La taxe sur la publicité en ligne s’appliquerait dorénavant aux régies, où qu’elles se situent, et non aux annonceurs comme le prévoyait la première version de la taxe votée en 2010, afin que les acteurs étrangers soient redevables de la taxe comme le sont les régies françaises au titre de leur audience sur le marché national.
Cette taxe serait calculée sur les recettes publicitaires, en appliquant un taux de 0,5 % à la fraction comprise entre 20 millions d’euros et 250 millions d’euros et de 1 % au-delà. Il ne s’agit pas d’une mesure de rendement, car le gain fiscal escompté se situerait à un niveau inférieur ou égal à 20 millions d’euros pour un marché de 2,7 milliards d’euros.
S’agissant de la taxe sur les services de commerce électronique, le dispositif s’articule selon un triple volet.
Tout d’abord, la taxe est due par les personnes qui vendent ou louent, par un procédé de communication électronique, des biens et des services à toute personne, établie en France, y compris dans les départements d’outre-mer, qui n’a pas elle-même pour activité la vente ou la location de biens et de services, c’est-à-dire la vente aux particuliers.
Ensuite, la taxe ne s’applique pas lorsque le chiffre d’affaires annuel du prestataire du service de commerce électronique est inférieur à 460 000 euros. Son taux, de 0,25 %, est assis sur le montant hors taxe sur la valeur ajoutée du prix acquitté.
Enfin, pour tenir compte de la situation des commerçants opérant à la fois dans la grande distribution et dans le commerce électronique, il serait instauré une déduction du montant acquitté par le redevable de la taxe sur les surfaces commerciales, la TASCOM, dans la limite de 50 % de son montant.
Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi, le rendement d’une taxe de 0,25 % pourrait atteindre environ 100 millions d’euros dès 2013 et 175 millions d’euros en 2015. En outre, au même titre que la TASCOM, le produit de cette taxe serait affecté au bloc communal, qui en a bien besoin, dans les conditions de versement du Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales, le FPIC. Il s’agit de tenir compte de la perspective d’érosion du commerce physique au profit du e-commerce, donc de compenser le préjudice ainsi causé aux territoires.
Par ailleurs, pour rétablir une forme d’équité fiscale entre acteurs français et étrangers, la proposition de loi vise à étendre aux acteurs de l’internet établis hors de France la taxe sur la fourniture de vidéogrammes à la demande, la VOD.
Le rendement actuel de cette taxe est limité – il n’est que de 32 millions d’euros –, mais, dans son principe, et hormis la difficulté à en assurer le recouvrement à l’étranger, l’ensemble des professionnels auditionnés ont émis un avis favorable sur ce dispositif, lequel n’implique aucune charge supplémentaire pour les entreprises établies en France.
Enfin, le dernier article de la proposition de loi prévoit la remise au Parlement par le Gouvernement d’un rapport évaluant l’impact sur les finances publiques des pratiques d’optimisation fiscale mises en œuvre par certains acteurs de l’économie numérique basés hors du territoire français en matière de taxe sur la valeur ajoutée, d’imposition des bénéfices et de toutes taxations spécifiques. Sur ce dernier point, nous pouvons considérer que la remise du rapport Collin et Colin de la mission d’expertise satisfait en grande partie cette demande ; c’est, en tout cas, notre sentiment.
Pour conclure cette présentation du dispositif, je pense pouvoir dire, sans trahir la pensée de Philippe Marini, que l’auteur de la proposition de loi défend « l’idée de jeter les bases de la fiscalité numérique, d’abord, sur le plan national, car, même incomplète, elle préfigurerait l’adoption d’une taxation plus globale au niveau européen ».
Il me semble clair que le Gouvernement et les auteurs du rapport « Col[l]in au carré » (Sourires.) visent le même objectif.
La question est donc à présent de savoir quel dispositif adopter.
La mission d’expertise dresse un état des lieux de l’inadaptation de la fiscalité directe, comme de la fiscalité indirecte. Les constats relatifs à l’érosion des bases d’imposition ne sont, certes, pas inédits ni spécifiques à l’économie numérique, mais ils ont le mérite d’être posés pour justifier l’urgence pour les États d’agir au niveau européen et international. Je ne reviendrai pas sur la teneur de ce rapport, dont nous avons longuement entendu et interrogé les auteurs. J’irai donc directement aux propositions.
La mission a identifié le fait que le point commun à toutes les grandes entreprises de l’économie numérique est l’intensité de l’exploitation des données issues du suivi régulier et systématique de l’activité de leurs utilisateurs. Tandis que les données, notamment les données personnelles, sont la ressource essentielle de l’économie numérique, la collecte de ces données est rendue possible par l’émergence du « travail gratuit » que fournissent les utilisateurs soit à leur insu, soit par leur contribution volontaire.
C’est sur la base de ce diagnostic que la mission propose de créer de nouvelles assiettes fiscales fondées sur les données. Elle considère que la collecte des données issues du suivi régulier et systématique des utilisateurs est le seul fait générateur qui garantisse la neutralité du prélèvement. La vocation de ce dernier est non d’imposer la collecte de données en tant que telle, mais d’inciter les entreprises à adopter des pratiques conformes à des objectifs d’intérêt général, comme la protection des libertés individuelles, l’innovation sur le marché de la confiance numérique, l’émergence de gains de productivité, la croissance et la création de nouveaux services au bénéfice des utilisateurs. Cette fiscalité incitative se fonderait sur un principe similaire au « pollueur-payeur », qui serait celui du « prédateur-payeur ».
Cette proposition concernerait, d’une part, les entreprises françaises, afin de les inciter à mieux utiliser les données de leurs clients et utilisateurs, et, d’autre part, les entreprises non établies sur le territoire. Pour ces dernières, la mission soumet l’idée selon laquelle l’objectif de protection des libertés individuelles, qui sous-tend la taxation des données personnelles, pourrait, au-delà du seul souci d’assurer le recouvrement de l’impôt, être considéré comme un motif d’intérêt général suffisant et de nature à justifier une restriction à la libre prestation de services au sein de l’Union européenne.
Cependant, au-delà de ces éléments généraux, il ne semble pas que cette proposition de taxation de la collecte et de l’utilisation des données soit immédiatement opérationnelle et transposable sur le plan législatif.
D’ailleurs, je constate, avec bien d’autres parlementaires, que cette piste pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses.
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. C’est probable !
M. Yvon Collin, rapporteur. Quelles données, personnelles ou non, seront concernées par le dispositif ? Comment sera fixée la valeur de ces données ou de leur traitement afin de déterminer l’assiette d’imposition ? Qui seront les redevables ? À partir de quels volumes de données et pour quelles utilisations ? L’objectif d’intérêt général portant sur la protection des données personnelles sera-t-il suffisant au regard du droit communautaire pour justifier d’une dérogation à la libre circulation des biens et services, comme cela a été admis pour l’encadrement législatif des jeux en ligne ?
À ce stade, outre l’avis de la Commission européenne qu’il conviendra que le Gouvernement sollicite, le rapport de la mission d’expertise ne délivre aucun chiffrage et ne précise aucune modalité de recouvrement de cette proposition de taxe incitative. Il faut donc constater, pour l’heure, que les propositions remises au Gouvernement ne constituent pas une solution de rechange opérationnelle à la proposition de loi de Philippe Marini.
Au surplus, on peut considérer que les critiques déjà formulées à l’encontre de la taxation de la publicité en ligne et du commerce électronique peuvent, dans une certaine mesure, être transposées à la taxation de la collecte et l’utilisation des données.
En effet, comme dans le cas de la proposition de taxation de la publicité en ligne ou du commerce électronique, la fiscalisation des données affecterait nécessairement les acteurs français, avec la même incertitude sur l’efficacité de la procédure déclarative applicable aux acteurs étrangers.
D’ailleurs, la mission propose que les entreprises quantifient elles-mêmes, sous le contrôle de l’administration fiscale, le volume de données qu’elles collectent et exploitent. Paradoxalement, cela conforte le principe de la procédure déclaratoire proposée par Philippe Marini.
Au final, je remarque aussi que les arguments utilisés en faveur de la taxation des données, à savoir l’instauration de seuils d’assujettissement et la mise en place d’une phase d’expérimentation, reprennent ceux qui ont déjà été avancés par Philippe Marini. Ainsi, la taxe sur la publicité en ligne prévoit, d’ores et déjà, un barème progressif d’imposition.
Je ne m’engagerai pas plus avant dans l’examen du dispositif, car il me semble prématuré de porter un jugement définitif tant sur les propositions présentées par Philippe Marini que sur celles qui émanent du rapport de la mission d’expertise. Par des voies différentes, ces deux approches ont en commun de promouvoir l’élaboration d’un droit national propre à peser dans les négociations internationales et le rapport de forces avec les entreprises multinationales de l’internet.
Si l’objectif est commun, il se dégage toutefois une différence d’appréciation.
D’une part, la proposition de loi qui nous est présentée se veut concrète et opérationnelle sur le plan législatif, quitte à provoquer le débat sur ses effets économiques.
D’autre part, le rapport de la mission apparaît davantage comme une étude académique et prospective destinée à présenter une solution globale, laquelle reste, à nos yeux, à approfondir et à expertiser pour parvenir à un éventuel dispositif.
Or la date d’examen de la proposition de loi est trop précoce pour que ce travail puisse concrètement aboutir à une solution pleinement opérationnelle et susceptible d’être comparée aux dispositions proposées par Philippe Marini.
Même si, vous l’avez dit et répété, madame la ministre, le Gouvernement semble pleinement convaincu d’agir rapidement au niveau national, sa démarche s’inscrit dans un calendrier que vous nous préciserez peut-être et qui nécessite de prolonger la réflexion : tout d’abord, ont été nommés, le 18 janvier dernier, les trente nouveaux membres du Conseil national du numérique, lequel aura notamment pour vocation de donner un avis sur l’ensemble de ces propositions ; ensuite, le rapport commandé à Pierre Lescure sur les contenus numériques et la politique culturelle à l’ère du numérique sera remis en mars prochain, et ce document ne sera pas sans lien avec les préoccupations qui nous réunissent aujourd’hui ; enfin, il importera également de tenir compte des discussions engagées au niveau international et, en particulier, des décisions qui seront prises par le G20 sur la base du rapport de l’OCDE.
À cet égard, je souhaite que le Gouvernement précise, à l’occasion de cet important débat, ses intentions et ses projets.
C’est pourquoi, à l’issue de la discussion générale, je vous proposerai, mes chers collègues, au nom de la commission des finances, d’adopter une motion de renvoi à la commission de la proposition de loi. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et de l'UMP, ainsi que sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis.
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, je commencerai par rendre hommage à notre excellent président de la commission des finances, auteur de la présente proposition de loi, pour sa ténacité et sa persévérance. Il mène ce combat pour l’équité et la neutralité de la fiscalité numérique, avec Jean Arthuis, depuis plusieurs années, et même si nous avons parfois divergé sur les modalités proposées, il existe aujourd’hui une convergence entre nous sur l’intérêt de faire vivre ce débat.
Mes chers collègues, dans un souci d’équilibre de nos échanges, je débuterai mon intervention par un constat assez simple : l’économie numérique est, bien sûr, notre avenir, mais aussi, d’ores et déjà, notre présent. Son poids dans notre économie est en effet bien plus important que celui de nombreux autres secteurs traditionnels, par exemple ceux des transports et de l’énergie. Elle représente un peu plus de 5 % de notre PIB et a créé, au cours des quinze dernières années, environ 750 000 emplois. Les analyses et études menées dans ce domaine montrent que, en France comme dans les autres pays occidentaux, entre le quart et le tiers de la croissance et de la productivité provient directement de ce secteur.
L’économie numérique fait donc bien partie de notre actualité, de notre présent. Je vous rappelle que la première capitalisation boursière, aujourd’hui, c’est Apple !
Elle est d’ailleurs non pas seulement notre présent, mais aussi notre avenir. Le rapport de MM. Collin et Colin, cité par notre collègue Yvon Collin – décidément ! –, indique ainsi que 80 % de l’économie française seront affectés, demain, par ce secteur.
Aujourd'hui, la présence au banc de la commission de quatre rapporteurs, l’un au fond et trois pour avis, est une preuve de la transversalité absolue du numérique, qui non seulement pèse de tout son poids dans notre économie, mais envahit aussi – au bon sens du terme ! –, progressivement, les autres secteurs.
L’économie numérique est donc notre avenir et notre présent.
Pour vos moments de loisir, je vous conseille, mes chers collègues, la lecture de l’excellent ouvrage, paru l’an dernier, de Jeremy Rifkin. Cet économiste américain, qui s’est parfois trompé dans le passé, notamment en prédisant la fin du travail, défend une thèse très intéressante. Selon lui, tous les grands basculements qui se sont produits au cours de notre histoire ont eu pour origine une conjonction entre l’émergence de nouveaux moyens de communication et celle de nouvelles énergies.
Ce fut le cas en Mésopotamie, où les Sumériens furent les premiers à créer de grands systèmes hydrauliques pour l’agriculture, mais aussi à inventer l’écriture.
Ce fut encore le cas lors de la deuxième révolution industrielle, avec la conjonction de l’apparition d’une nouvelle source d’énergie, l’électricité, et celle de nouveaux moyens de communication, le télégraphe et le téléphone.
Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle conjonction entre, d’une part, l’essor de l’internet et de l’économie numérique, et, d’autre part, celui des énergies renouvelables, qui sont moins centralisées et mieux distribuées, puisqu’on peut les trouver « à la porte » de chacune de nos collectivités et de nos maisons.
L’économie numérique, que nous appréhendons aujourd’hui d’un point de vue fiscal, représente, n’en doutons pas, un enjeu énorme. Je tiens d’ailleurs à rappeler à cette tribune qu’elle est non pas une menace, mais d’abord une chance.
Il nous faut néanmoins prendre garde à deux écueils, qui constituent en quelque sorte deux pôles opposés.
Nous devons éviter, tout d’abord, de céder à la tentation de punir un secteur particulier, au motif qu’il bouscule les anciennes règles et les secteurs de l’économie traditionnelle. Cela n’aurait aucun sens et serait absolument inefficace.
Nous devons éviter, ensuite, d’adopter l’attitude diamétralement opposée, consistant à dire que les tenants du numérique sont d’anciens étudiants philanthropes, qui ne viseraient d’autre objectif que le bien de l’humanité tout entière (Sourires.), et qu’il faut donc laisser ce secteur se développer librement en se contentant, pour toute régulation, de la foi en l’empathie universelle.
Ces deux attitudes sont vouées à l’échec. D'ailleurs, aujourd’hui, dans les pays occidentaux les plus libéraux, les choses changent. Je citerai, pour illustrer cette situation, deux exemples symboliques.
Premièrement, en 1998, Bill Clinton faisait passer l’Internet Tax Freedom Act, l’ITFA, loi par laquelle il entendait prohiber toute intervention fiscale intempestive de la part des États fédéraux dans le domaine des transactions électroniques, au motif que l’économie numérique, notamment l’internet, représentait un gisement d’emplois et de productivité. Il avait raison sur ce point !
Deuxièmement, voilà une huitaine de jours, à Davos, David Cameron exposait ses trois priorités pour la présidence britannique du G8, parmi lesquelles figure en bonne place – Philippe Marini doit s’en réjouir ! – la lutte contre l’évasion et l’évitement fiscaux.
Rappelons à cet égard, même si cette affaire n’a rien à voir avec le numérique, qu’une polémique a récemment fait grand bruit en Grande-Bretagne, à la suite de la révélation par l’agence Reuters que l’entreprise multinationale Starbucks avait échappé, pendant trois années, à toute taxation sur le territoire du Royaume-Uni.
Si les choses changent aujourd’hui, c’est parce que Google, Apple, Facebook et Amazon, que l’on appelle aussi les GAFA, ces grandes sociétés qualifiées également d’« over the top », sont actuellement en position dominante dans de nombreux secteurs, profitant de l’intimité qu’elles ont su créer avec l’utilisateur final pour se déployer progressivement et remonter toute la chaîne de valeur.
Une autre raison de ce changement, c’est que tous les États, où qu’ils se trouvent, sont aujourd’hui menacés par la crise des dettes souveraines et souhaitent remplir leurs caisses.
Enfin, et c’est une raison supplémentaire, nous voyons se creuser une double fracture.
La première fracture a lieu entre l’ancienne économie, c’est-à-dire l’économie physique, et la nouvelle, l’économie numérique.
Comme le souligne Philippe Marini dans sa proposition de loi, cette fracture est d’abord fiscale. La TASCOM ne concerne ainsi que les entreprises qui disposent d’une surface physique de vente, mais non celles qui pratiquent le commerce en ligne. Par ailleurs, si l’on examine la situation du point de vue de l’équité fiscale, on observe que les grands groupes du secteur de l’internet sont taxés à moins de 0,4 % de leur chiffre d’affaires, contre près de 6 % pour l’économie traditionnelle. La distorsion de concurrence est donc ici patente.
La seconde fracture a lieu au sein même de l’économie numérique. Ces grandes sociétés profitent en effet, et les représentants de la commission de la culture y reviendront sans doute, des contenus créés par nos créateurs, ce qui peut être considéré comme une externalité extrêmement positive.
Or elles bénéficient, aussi, des investissements réalisés par les opérateurs de télécommunications qui, eux, sont surfiscalisés par rapport aux entreprises traditionnelles, puisqu’ils sont taxés dans notre pays à 25 % de leur chiffre d’affaires, alors même qu’ils ont la charge de déployer les réseaux de nouvelle génération, c’est-à-dire la fibre optique pour le téléphone fixe et la 4G pour le téléphone mobile.
Ces groupes profitent donc de ces réseaux, de ces contenus, et même du soutien des collectivités territoriales – Yves Rome y reviendra sans doute –, puisque celles-ci sont appelées, nous le savons tous, à financer le déploiement des réseaux là où le marché est en état de carence, là où la rentabilité est insuffisante pour nos opérateurs de réseaux.
Il fallait donc faire quelque chose. Or la difficulté en ce domaine – le rapport de MM. Collin et Colin l’explique parfaitement – tient aux caractéristiques propres de ces grands groupes de l’internet, qui rendent si malaisée l’appréhension de l’équité et de la neutralité fiscales.
Ces sociétés sont très agiles fiscalement, parce qu’elles sont jeunes et ont su se conformer au dernier cri de l’optimisation fiscale, et aussi parce qu’elles jouent avec de l’immatériel et de l’incorporel. Elles sont également faciles à délocaliser, car rien n’est plus fluide que les données, qui sont le cœur de leur activité. La fiscalité française reposant sur le principe de territorialité, l’extraterritorialité qui s’attache à ces groupes pose donc un problème fondamental, en matière tant de fiscalité que de régulation générale. La fiscalité n’est pas seule affectée !
J’ai commencé par rendre hommage à Philippe Marini car je pense qu’il est temps, aujourd’hui, de faire quelque chose. Pour cela, il nous faut tenir, avec volontarisme, trois fronts à la fois, à commencer par le front national. (Sourires.)
Le Gouvernement doit désormais résolument porter cette ambition, en France, mais aussi dans les assemblées européennes et au sein du G20.
Nous avons aujourd'hui devant nous deux propositions très différentes.
Celle de Philippe Marini, très concrète, opérationnelle et qui peut avoir des effets collatéraux, procède par analogie avec la fiscalité en vigueur : la TASCOM, la TASCOE, la taxation pour la fourniture de services de communication au public en ligne, qui concerne les vidéogrammes, et celle qui est applicable aux jeux en ligne. Il s’agit donc d’une proposition assez robuste et concrète, qui fonctionne par analogie.
Quant à la proposition de MM. Collin et Colin, elle constitue un sommet intellectuel, tel qu’en produisent de temps en temps des cerveaux issus du Conseil d’État et de l’Inspection des finances. (Sourires.)
Plus abstraite que la première, elle se situe à un tel degré d’altitude intellectuelle qu’elle procure, à la lecture, une sorte d’émotion, je dirais même un vrai plaisir.
M. Yvon Collin, rapporteur. Un vertige ! (Nouveaux sourires.)
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. Pour parler plus sérieusement, je considère que les auteurs de ce rapport ont parfaitement décrypté le fonctionnement de l’économie numérique. C’est donc une excellente base de départ.
Certes, leur proposition sera complexe à mettre en œuvre, car ils visent deux objectifs quelque peu contradictoires.
Le premier objectif, partagé par Philippe Marini, est de rapatrier les assiettes fiscales. Le second est de créer des comportements vertueux et d’assigner à l’impôt un objectif de liberté publique. Concilier les deux se révélera complexe, d’autant que cette seconde proposition, si j’ai bien lu le rapport, aboutirait à une intensification de l’utilisation des données. Il y a là en quelque sorte un paradoxe, qu’il faudra résoudre.
Nous pouvons retenir de cette proposition, me semble-t-il, une nouvelle définition de la notion d’établissement stable virtuel, qui ne manquera pas d’être utile lors des discussions du G20.
Le rapport quelque peu intellectuel de MM. Collin et Colin, qui s’apparente parfois à une usine à gaz, fournit donc aussi un décryptage de l’économie numérique, ainsi que certains éléments concrets dont nous pourrions tirer profit.
Toutefois, les solutions que nous apporterons au niveau national seront parfaitement inopérantes, s’agissant notamment du problème de l’extraterritorialité, si nous ne menons pas, de façon conjointe, une action résolue auprès de la Commission européenne et du G20.
À l'échelle européenne, la directive sur les services électroniques devait s’appliquer en 2015, mais, pour partie grâce ou à cause de l’action du Luxembourg – je rappelle au passage que le chef de gouvernement de ce pays n’était pas le dernier à nous donner de bons conseils, d’ailleurs, de gestion de nos finances publiques ! –, elle s’est progressivement vidée de sa substance, une période transitoire ayant été négociée jusqu’en 2019 pour son entrée en vigueur !
Madame la ministre, il faut rapprocher ces deux échéances de 2015 et de 2019 et obtenir un glissement vers 2014 plutôt que 2015 pour une application, peut-être en sifflet, mais sur une durée plus réduite pour la collecte de la TVA. C’est important pour nos entreprises et pour l’équité fiscale chère à Philippe Marini !
S’agissant maintenant du G20 et de l’OCDE, on constate pour la première fois une convergence – Philippe Marini parlait tout à l’heure d’alignement des astres ou des planètes ! – qui est extraordinairement importante et qu’il nous faut saisir. Elle résulte d’une prise de conscience des grands pays occidentaux, notamment des États-Unis. En effet, on parle souvent, à propos de Google, du « sandwich irlandais » et d’une société aux Pays-Bas. Toutefois, il faut aller au bout du système ! Le transfert des bénéfices ne s’arrête pas aux États-Unis. Il se fait jusqu’aux Bermudes !
Ceux qui connaissent mieux la fiscalité que moi le savent, le système fiscal américain a un aspect extrêmement intéressant s’agissant d’optimisation fiscale. En effet, ce sont aujourd’hui près de 1 400 milliards de dollars qui sont bloqués dans des paradis fiscaux ! Aussi, les États-Unis veulent désormais mener une action extrêmement volontaire et ils seront nos alliés, tout comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne et beaucoup d’autres pays.
Heureuse conjonction, si j’ose dire, à l’ouest, heureuse conjonction aussi à l’est et au sud, puisque les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – seront aussi nos alliés. En effet, ces grands pays émergents, s’ils reçoivent des capitaux, voient les dividendes ou les bénéfices leur échapper pour ces mêmes raisons d’optimisation fiscale.
Selon moi, le rapport de l’OCDE est fondamental. L’idée qui consiste à oublier les actifs, en tout cas à changer notre perception pour avoir une autre vision et à requalifier l’activité, pas seulement en fonction des biens matériels, des actifs corporels et des données d’ailleurs, comme le suggèrent Pierre Collin et Nicolas Colin, est une piste sérieuse. Elle pourrait enfin voir le jour, peut-être même par le biais de conventions multilatérales – la France en a déjà signé plus de 150 ! –, ce qui nous permettrait d’être plus efficaces et beaucoup plus rapides.
Nous devons vraiment faire preuve d’imagination et avoir une vision d’autant plus anticipatrice qu’il n’est pas possible de calquer sur la nouvelle économie les règles de l’ancienne !
Je terminerai comme j’ai commencé, en soulignant la pertinence de la proposition de loi de M. Philippe Marini. Rendons à César ce qui est à César et à Philippe Marini ce qui lui appartient : saluons sa persévérance, son côté précurseur et sa ténacité ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur certaines travées de l'UDI-UC, du RDSE et du groupe écologiste.)