M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Ronan Dantec, rapporteur de la commission du développement durable, des infrastructures, de l’équipement et de l’aménagement du territoire. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de Mme Blandin, déposée par le groupe écologiste dans le cadre de l’ordre du jour qui lui est réservé, marque un moment important pour la Haute Assemblée. En effet, au terme d’un travail collectif, fondé sur un diagnostic partagé des lacunes actuelles de nos systèmes d’expertise et d’alerte, il s’agit de parvenir, en lien avec le Gouvernement, à une loi claire, efficace et à la hauteur des enjeux.
L’ambition du rapporteur de la commission du développement durable, saisie au fond sur le présent texte, est donc de contribuer à établir cette vision partagée.
En matière d’alerte, les enjeux actuels sont reflétés par les chiffres de l’INSEE. Depuis une demi-douzaine d’années, en France, l’espérance de vie en bonne santé diminue : alors qu’elle s’élevait à 64,3 ans pour les femmes en 2005, dernière année au terme de laquelle cet indicateur a progressé, elle n’est plus aujourd’hui que de 63,2 ans. Ainsi, nous sommes revenus dix ans en arrière, à l’espérance de vie en bonne santé telle qu’elle était à la fin des années quatre-vingt-dix.
Les causes de ce recul sont globalement connues, même s’il est évidemment difficile de les hiérarchiser, entre facteurs environnementaux – pollution de l’air, perturbateurs endocriniens, produits cancérigènes – et facteurs liés au mode de vie – sédentarité, mauvaise alimentation, tabagisme, ou encore, ne l’oublions pas, montée de l’exclusion sociale.
Ce n’est donc pas par peur irrationnelle de dangers imaginaires que la population française s’alarme et demande aux élus qui la représentent d’ériger l’enjeu de la santé et de l’environnement en nouvelle priorité de l’action publique nationale, mais bien par conscience lucide des problèmes qui pèsent sur son avenir.
De plus, cette diminution de l’espérance de vie en bonne santé constitue un paramètre essentiel de l’équilibre des comptes de la Nation. Car, ne l’oublions pas non plus, perdre un an de vie en bonne santé à l’échelle d’une population qui, grâce aux progrès de la médecine, vit de plus en plus longtemps, c’est perdre parallèlement des dizaines de milliards d’euros de dépenses de santé,…
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Ronan Dantec, rapporteur. … soit un gaspillage insensé au regard des économies que dégageraient des politiques de prévention plus résolues, à la définition desquelles la présente proposition de loi a vocation à contribuer.
Si une seule affaire devait illustrer nos dysfonctionnements en matière d’alerte et de prise de conscience, je citerais le traitement accordé à la prise de position publique de Pierre Meneton, chargé de recherche au sein du département santé publique de l’INSERM : après avoir alerté ses concitoyens sur la surconsommation de sel en France, tout en dénonçant le lobbying des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire, il fit l’objet d’une plainte en diffamation déposée par les Salines de France, avant de gagner son procès.
L’ensemble des tracasseries – c’est un euphémisme ! – dont Pierre Meneton a été victime après le lancement de cette alerte donne l’image d’un pays où il ne fait pas si bon alerter sur les dangers ignorés ou cachés. Pourtant, en France, une centaine de décès peuvent être attribués chaque jour à l’excès de consommation de sel. C’est donc un enjeu majeur de santé publique, qui appelle expertise, débat contradictoire et décision finale du pouvoir politique.
Bref, notre chaîne d’alerte et d’expertise est notoirement insuffisante. Le présent texte ambitionne d’engager une forte modernisation de nos procédures pour garantir plus d’efficacité et de transparence.
Je vais rappeler à présent les principaux points du rapport, en détaillant les améliorations proposées à la suite des auditions et des débats de notre commission.
Tout d’abord, la proposition de loi prévoit la création d’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement.
Cette idée n’est pas nouvelle : de fait, à plusieurs reprises, le Sénat a examiné l’opportunité de créer une haute autorité chargée de garantir l’expertise et l’alerte. Dès 2005, une proposition de loi de Claude Saunier visait à la création d’une Haute Autorité de l’expertise publique, ayant pour mission d’harmoniser les procédures d’expertise dans le but de revaloriser cette dernière.
Cette réflexion a également été engagée lors de l’examen de la loi Grenelle 1, dont l’article 52 – soutenu avec force dans cet hémicycle par le ministre d’alors, Jean-Louis Borloo – prévoyait un rapport sur l’opportunité de créer une instance garantissant la transparence, la méthodologie et la déontologie des expertises, ainsi que l’instruction des situations d’alerte. Ce document n’a jamais été fourni par le gouvernement de l’époque.
L’idée est donc assez répandue selon laquelle il est nécessaire, premièrement, de se doter d’une instance indépendante pour s’assurer que les alertes ne se perdent pas et, deuxièmement, de mener les expertises dans les règles de l’art. Elle aurait même pu être considérée comme consensuelle : tel est notamment le sentiment qu’a exprimé, lors de la Conférence environnementale qui s’est tenue il y a quelques semaines, notre collègue Chantal Jouanno que je me permets de citer : « Je suis très déçue que la Haute Autorité sur l’expertise, pourtant consensuelle, n’ait pas été évoquée. » Voilà une omission qui est corrigée ! (Les sénateurs du groupe écologiste applaudissent en se tournant vers Mme Chantal Jouanno.)
M. Raymond Vall, président de la commission du développement durable. Quel succès !
M. Ronan Dantec, rapporteur. Au demeurant, les auditions que j’ai pu mener en vue de la rédaction de ce rapport n’ont pas effacé ce sentiment. Les agences de sécurité sanitaire elles-mêmes ne sont pas hostiles à ce principe : elles sont conscientes de l’intérêt d’un avis indépendant et respecté, extérieur à elles et garantissant, en définitive, la qualité de leur travail.
La discussion de cette proposition loi, qui ne se conclura que dans les prochaines semaines puisque nous ne pourrons pas la prolonger aujourd’hui, devrait nous donner l’occasion d’améliorer cette articulation entre les lanceurs d’alertes, les agences et la Haute Autorité de l’expertise, afin d’accroître l’efficacité et la lisibilité des dispositifs. En tant que rapporteur, j’ai d’ailleurs déposé en commission de nombreux amendements allant dans ce sens. J’ai notamment proposé, à l’article 1er, une modification rédactionnelle destinée à gommer une légère ambiguïté du texte initial, concernant la capacité de la Haute Autorité à mener elle-même des travaux d’expertise.
Comme vient de le rappeler clairement Marie-Christine Blandin – et ce point ne doit pas faire débat entre nous – cette Haute Autorité ne doit être ni une assemblée de super-experts ni une nouvelle agence chargée de mener ses propres travaux d’expertise : sa mission est de définir des règles déontologiques et d’émettre des avis quant au respect de ces règles ; ce n’est pas la même chose !
Si la commission du développement durable a adopté la totalité des amendements qu’elle a eu à examiner, le vote négatif de l’opposition sur l’ensemble de la proposition de loi n’a pas permis d’intégrer ces modifications, ce que je regrette profondément pour la lisibilité du débat. J’espère néanmoins que nous ne nous égarerons pas dans de faux débats.
Je ne crois pas trahir les échanges que nous avons eus en commission – je parle sous le contrôle de son président – en signalant que ce rejet s’est notamment appuyé sur l’argument : « une structure supplémentaire, donc des dépenses supplémentaires et des processus administratifs supplémentaires ». La création de la Haute Autorité irait donc à l’encontre de l’efficacité de l’action publique et de la nécessaire maîtrise des dépenses publiques.
L’existence de nombreuses agences de sécurité sanitaire et leur coordination constituent, certes, un vrai sujet, qu’Yves Bur, ancien vice-président UMP de l’Assemblée nationale et auteur d’un rapport en 2010, avait déjà étudié. Je le cite : « La multiplication des organismes, le chevauchement de leurs compétences, et l’insuffisance de coordination, contribuent au manque de lisibilité du dispositif des agences. » Il étayait son propos d’une citation de Thierry Tuot, conseiller d’État : « Le paysage des agences n’a pas été pensé dans sa globalité selon un schéma d’ensemble structuré mais résulte d’un empilement d’institutions créées au gré des crises, d’où cette impression de dispositif manquant de lisibilité. »
Yves Bur soulignait la présence de « zones grises » : des domaines de santé publique où l’on ne savait pas très clairement quelle agence devait intervenir. Il constatait aussi la multiplication des missions d’inspection, pouvant être diligentées par plusieurs ministères à la fois, mobilisant du temps et de l’énergie au sein des agences.
On peut rejoindre Yves Bur dans son constat, examiner avec intérêt les propositions de fusion et de rapprochement d’agences qu’il a préconisées, mais ce n’est pas, en tout état de cause, le sujet qui nous intéresse aujourd’hui puisque nous créons non une nouvelle agence d’expertise mais une Haute Autorité unique, qui a sans doute vocation à s’adosser à la remise à plat de l’architecture globale des agences.
Néanmoins, notre proposition va dans le sens du rapport Bur sur au moins trois points.
En premier lieu, nous entendons éviter la multiplication des processus de contrôle interne, car on voit bien que les agences elles-mêmes sont en train de se doter de comités de déontologie sans aucune harmonisation des règles entre agences sur le rôle de ces comités, leur intervention dans le processus de décision ou encore la transparence de leurs débats.
La présence d’une Haute Autorité unique va être ici obligatoirement facteur de cohérence, et donc d’économie de moyens publics, ainsi que de moyens associatifs ou syndicaux, car on demande de plus en plus aux acteurs de la société dite « civile » de rejoindre ces comités, suscitant ainsi, là encore, la multiplication des réunions et des sollicitations.
La Haute Autorité de l’expertise est, par conséquent, un élément de rationalisation des procédés et donc une source d’économies substantielles pour l’État. Comme, par ailleurs, il subsiste, au sein de l’État, un certain nombre de petites structures de prévention et d’évaluation sans grand impact, nous pouvons, me semble-t-il, sans nul doute créer cette Haute Autorité, dont les effectifs administratifs seront modestes, à moyens constants pour l’État et avec la promesse de réelles économies d’échelle.
En deuxième lieu, il s’agit d’éviter le maintien de ces « zones grises » où l’alerte peut échapper à la vigilance de l’État. Ce point est essentiel. À partir du constat du rapport Bur sur l’existence de ces zones grises, dès lors qu’existe une Haute Autorité qui assure le suivi des alertes qu’elle reçoit, il devient quasi impossible que ces alertes ne soient pas traitées.
En troisième lieu, il faut absolument garantir l’indépendance des décisions de l’expertise par rapport à l’État, et donc au pouvoir politique en place, de manière que ses conclusions soient totalement admises par la société.
À cet égard, le rapport Bur est tout aussi explicite, parlant d’autonomie artificielle des agences : « L’autonomie dont bénéficient les agences est relative, tant la tutelle est présente dans les instances de gouvernance et conditionne leurs ressources financières. » Ou encore : « L’élaboration du budget de chaque agence avec le ministère du budget ne laisse que peu de marge de négociation aux responsables des agences. » Enfin : « Un autre inconvénient tient à la compétition entre administrations centrales dans la commande d’études ou d’avis, la principale contributrice budgétaire faisant valoir sa prééminence dans le traitement des demandes. »
La Haute Autorité de l’expertise renforcera donc l’autonomie des agences, gage de leur efficacité, d’obligation de réponse aux alertes essentielles et d’acceptabilité des conclusions de l’expertise.
J’insiste tout particulièrement sur ce dernier point : l’acceptation, dans la société, des résultats de l’expertise.
Il y a sans doute, dans les raisons de l’opposition à ce texte – je note au passage que l’opposition est peu présente aujourd'hui –, l’idée selon laquelle il va ajouter encore de l’« émotionnel » dans le traitement de l’alerte et du risque en France, qu’il s’agira d’un appel d’air pour les polémiques, peut-être l’irrationnel, dans le débat public sur les enjeux de santé publique.
Je tiens à dire que c’est exactement à l’inverse que nous entendons aboutir avec cette proposition de loi, et je vais à nouveau partir d’un exemple concret, celui des OGM.
Je ne me prononcerai pas au fond sur l’étude du professeur Gilles-Éric Séralini, ni sur ses choix méthodologiques, ni sur ses choix en termes de communication. Mais il ne fait aucun doute que le débat médiatique n’aurait pas été ce qu’il a été si nous avions eu à notre disposition une Haute Autorité de l’expertise.
Celle-ci aurait, par exemple, depuis longtemps, interpellé l’État pour qu’il demande à une de ses agences de mener elle-même les études nécessaires à la clarification du débat. La Haute Autorité se serait alors saisie de l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’ANSES, sur les maïs ou les colzas OGM ; de nombreux avis sont disponibles sur le site de l’ANSES. La Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte serait partie de ce simple avis de l’ANSES que je cite : « Pour 55 % des OGM étudiés, l’Agence estime que les données fournies par l’industriel ne sont pas suffisantes pour conclure sur la sécurité sanitaire liée à la consommation de l’OGM. » Elle aurait aussi pu reprendre des avis plus détaillés comme celui qui concerne le colza MON 88302. J’en citerai deux, portant sur les interactions avec les herbicides.
« Étant donné que ce colza MON 88302 a été développé pour résister à un traitement glyphosate tardif, il aurait été nécessaire de réaliser une analyse de composition sur du colza MON 88302 traité tardivement et de fournir les teneurs résiduelles en glyphosate et ses métabolites dans les graines et les huiles. » Je précise que le glyphosate est l’herbicide.
Voici maintenant ce que dit l’ANSES sur les durées des études de toxicité, thème très débattu aujourd'hui dans les médias : « L’objectif de l’étude de toxicité subchimique de 90 jours n’étant pas de démontrer uniquement l’absence de toxicité de la protéine CP4EPSPS, mais surtout d’écarter le risque d’effets inattendus liés à l’insertion du transgène dans la matrice végétale, la seule documentation de la sécurité de la protéine est considérée par le comité d’experts spécialisé comme insuffisante. »
Logiquement, avec ces conclusions, qui ont amené l’ANSES à émettre un avis négatif sur ces produits, y compris quant à la sécurité sanitaire liée à leur consommation, la Haute Autorité aurait pu se saisir de la question.
Aujourd'hui, les études du professeur Séralini répondent donc clairement à une absence d’action publique de recherche – je répète que je ne me prononce pas ici sur les méthodologies retenues, l’ANSES étant saisie par l’État pour émettre un avis avant la fin du mois –, et une Haute Autorité aurait certainement permis d’éviter cette situation, en demandant à l’État de diligenter lui-même, à partir des conclusions de l’ANSES, les études nécessaires. La création même d’une Haute Autorité indépendante irait donc dans le sens d’un débat apaisé et de décisions de l’État mieux acceptées par la société, car adossées à des expertises dont la validité serait garantie, précisément, par les représentants légitimes de la société – haute instance administrative, associations agréées, syndicats –, dans le cadre d’un processus délibératif transparent.
Bien sûr, cette Haute Autorité répond à des enjeux de santé publique, face à des risques non encore parfaitement identifiés ou insuffisamment pris en compte, mais elle répond aussi aux difficultés de l’État à développer ces actions, à autoriser des aménagements, à assumer ces décisions, car on conteste aujourd'hui et on contestera de plus en plus, dans le nécessaire débat public, la légitimité d’expertises considérées comme non indépendantes de lui-même.
La Haute Autorité de l’expertise peut ainsi permettre à l’État de mieux défendre certains de ses choix, y compris, parfois – j’espère que vous allez savourer la phrase ! –, contre des contestations dites « écologistes ». (Sourires.)
Dans la même logique, l’amendement adopté en commission à l’article 8, mais non intégré au texte pour les raisons déjà exposées, soulignait l’intérêt de la création d’une chaîne d’alerte complète associée à un principe de confidentialité. Il s’agit là – et ce dispositif est complété par l’article 21 de la proposition de Marie-Christine Blandin, relatif à la condamnation de la diffamation – de protéger aussi l’entreprise, pour éviter que le battage médiatique ne soit la seule possibilité de créer une alerte. Pour les entreprises également, la création d’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement serait donc, sans nul doute, un vrai progrès.
Je ne reviendrai pas ici sur le titre II, sur lequel nous avons entendu les remarques des syndicats : simplifications de procédure possibles ; disparition de la cellule d’alerte au profit du renforcement du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail et de la protection solide du salarié lanceur d’alerte, tout simplement par extension de la loi Bertrand relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, qui avait suivi le scandale du Mediator. Ces amendements vont être détaillés par ma collègue Aline Archimbaud, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales, qui reviendra sur l’intérêt que les syndicats ont manifesté à l’égard de cette proposition de loi.
Cet exemple montre bien la place laissée, dans le processus engagé, à un dialogue constructif avec les parlementaires, le Gouvernement et les acteurs de la société. Nous voulons arriver à un texte partagé, compris par tous, que nous avons le temps de mettre au point.
Chers collègues, nous sommes confrontés à des enjeux majeurs de santé publique, que nous ne pouvons régler au coup par coup, comme c’est aujourd'hui le cas : initiatives parlementaires se traduisant par des amendements de séance trop peu discutés en amont, comme on l’a vu encore la semaine dernière à propos du texte sur le bisphénol A ; création d’agences ; vote de nouvelles lois censées répondre au dernier scandale en date. Eu égard aux enjeux, nous ne pouvons plus fonctionner ainsi !
Cette loi est une loi de modernisation démocratique, qui doit permettre à l’État et à la société d’avoir une approche rigoureuse des risques émergents, de se doter de nouvelles capacités de décision, autant pour mieux se protéger que pour mieux assumer l’ensemble de ses propres décisions.
J’espère, chers collègues, que nous aurons entre nous, à partir d’aujourd’hui – cette discussion générale n’est qu’un début –, un temps de débat et de travail commun, sans posture politicienne, pour aboutir à une loi qui soit à la hauteur de ces enjeux majeurs. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe socialiste. – M. Jean-Pierre Plancade applaudit également.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures dix, est reprise à dix-sept heures quinze.)
Mme Aline Archimbaud, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la commission des affaires sociales, bien que compétente pour les questions d’expertise sanitaire, s’est saisie pour avis des seuls articles relatifs à l’alerte sanitaire et environnementale qui concernent l’entreprise.
L’entreprise est d’ores et déjà un acteur de la santé et de l’équilibre environnemental. Les institutions représentatives du personnel, les IRP, sont, aux côtés de la médecine du travail, les premiers acteurs de la protection de la santé au travail. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, le CHSCT, créé par la quatrième loi Auroux en 1982, a élargi le champ de compétences de l’ancien comité d’hygiène et de sécurité pour prendre en compte l’impact des conditions de travail sur la santé des salariés.
Les pouvoirs de cette instance, notamment celui de mener des enquêtes sur les accidents du travail et de faire appel à un expert, en ont fait un outil de prévention des risques professionnels indispensable. Toutefois, à l’heure actuelle, ses compétences en matière de prévention des risques sanitaires et environnementaux que fait peser l’entreprise sont très limitées, voire inexistantes.
En effet, la réponse à une situation de risque sanitaire et environnemental relève avant tout de l’État et des autorités publiques locales, en vertu de pouvoirs de police administrative généraux ou spécifiques.
Le maire est chargé de la police municipale, qui a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques. Il peut donc, en cas de danger grave ou imminent, prescrire l’exécution de toute mesure exigée par les circonstances.
Le préfet est, quant à lui, compétent dès lors que le champ d’application des mesures à prendre excède le territoire d’une seule commune. Surtout, ses pouvoirs sont étendus en cas d’urgence.
Plusieurs agences et organismes publics, ainsi que les services déconcentrés de l’État, ont pour mission de réaliser une veille sanitaire et environnementale, de répondre aux situations de danger grave et imminent et d’examiner les signalements et alertes dont ils sont destinataires.
Les agences régionales de santé, les ARS, comptent, parmi leurs attributions, l’organisation de la veille sanitaire et le traitement des signalements d’événements sanitaires. Pour ce faire, elles concentrent les moyens de l’État dans les régions, notamment grâce à leur cellule de veille, d’alerte et de gestion sanitaires, la CVAGS.
Il existe un véritable chaînage dans la réponse aux événements sanitaires, selon la gravité et le caractère imminent ou non de ceux-ci, qui implique tous les échelons de l’organisation administrative de l’État et les professions concernées.
La prévention et la réparation des dommages causés à l’environnement correspondent à une logique différente et reposent sur le principe général du pollueur-payeur.
Il appartient à l’exploitant d’une activité économique de prendre, en amont, toutes les mesures nécessaires pour limiter les effets potentiels d’une menace imminente de dommage sur l’environnement et de tenir l’autorité administrative informée de ses initiatives et de leurs conséquences. En cas d’atteinte avérée à l’environnement, les mesures de réparation doivent supprimer tout risque d’atteinte grave à la santé humaine et, éventuellement, rétablir les espaces naturels dans leur état initial. Elles sont à la charge de l’exploitant.
En cas d’urgence ou de danger grave, le préfet dispose d’un pouvoir très large : il peut, à tout moment, prendre ou faire prendre, aux frais de l’exploitant défaillant, les mesures de prévention ou de réparation nécessaires.
Le régime des installations classées constitue le seul lien qui existe entre les deux logiques, l’une interne à l’entreprise, l’autre reposant sur l’intervention de la puissance publique, que je viens de vous exposer.
La loi Bachelot de 2003, votée à la suite du terrible accident industriel de l’usine AZF, a élargi le champ d’action du CHSCT dans les structures qui présentent de graves dangers pour la santé publique ou l’environnement. C’est une nécessité dans des territoires tels que la « vallée de la chimie » lyonnaise chère à notre collègue Guy Fischer ou bien d’autres encore, où sont concentrées, sur quelques kilomètres, des dizaines d’installations classées. Le CHSCT y dispose d’une information renforcée en matière de prévention des risques écologiques liés à l’activité de l’entreprise, au-delà de la simple protection de la santé et de la sécurité du travailleur, et il émet un avis, transmis au préfet, sur la demande d’autorisation faite par l’entreprise.
Toutefois, je viens de vous décrire un régime dérogatoire au droit commun. Alors que les dangers pesant sur l’environnement et la santé publique – pas seulement la santé au travail – du fait des activités économiques se font, malgré le cadre réglementaire existant, de plus en plus nombreux, les employés et leurs représentants n’ont, dans la grande majorité des entreprises, aucun moyen d’agir en la matière.
Le constat de l’insuffisance des dispositions existantes n’est pourtant pas nouveau.
Ainsi, l’article 53 de la loi Grenelle 1 de 2009 invitait déjà les partenaires sociaux à négocier sur « la possibilité d’ajouter aux attributions des institutions représentatives du personnel une mission en matière de développement durable, d’étendre la procédure d’alerte professionnelle interne à l’entreprise aux risques d’atteinte à l’environnement et à la santé publique ».
Auparavant, un document d’orientation, qui avait été transmis aux partenaires sociaux à la suite de la conférence tripartite sur l’amélioration des conditions de travail du 4 octobre 2007, prévoyait de soumettre à la négociation la définition des risques qui seraient concernés par la mise en place d’un dispositif d’alerte et les conditions dans lesquelles celui-ci serait déclenché, ainsi que la question de l’auteur de l’alerte et de la protection de ce dernier.
Malheureusement, vous vous en doutez, aucune suite n’a été donnée à ces initiatives encourageantes, que ce soit du fait de la mauvaise volonté des acteurs concernés ou de l’apparition d’autres priorités politiques.
Dans ce contexte, nos travaux ont été principalement orientés sur l’articulation entre la proposition de loi de Marie-Christine Blandin et les dispositions du code du travail existantes.
Dans le cadre du protocole organisant la concertation avec les partenaires sociaux, la présidente de la commission des affaires sociales et le président de la commission du développement durable ont saisi les partenaires sociaux sur le texte de la proposition de loi afin de recueillir leurs avis. Les réponses écrites des organisations ont été publiées en annexe du rapport de la commission des affaires sociales. J’ai souhaité compléter ces réponses par l’audition des partenaires sociaux, et j’ai ainsi pu entendre le MEDEF, la CFDT, la CFTC et la CGT, les autres syndicats n’ayant pas souhaité ou pas pu répondre à ma demande dans les délais d’examen fixés.
La question de l’expertise sanitaire relevant également du champ de compétence de la commission des affaires sociales, j’ai entendu, sur l’ensemble des dispositions de la proposition de loi, le point de vue d’un acteur indépendant particulièrement impliqué sur cette question, à savoir la revue Prescrire.
Concernant la création de la Haute Autorité de l’expertise scientifique, les partenaires sociaux m’ont fait part de deux objectifs principaux : l’efficacité et l’absence de redondance avec les compétences des agences existantes, en particulier l’ANSES, dont ils sont partie prenante.
S’ils considèrent que la mise en place de normes centralisées pour définir les conditions d’indépendance de l’expertise ainsi que le contrôle des déclarations d’intérêt leur paraissent nécessaires, ils sont opposés à l’idée que la nouvelle instance dispose de pouvoirs d’expertise propres, dont la constitution leur paraît difficile et la mise en œuvre, peu efficace. La revue Prescrire rejoint cette analyse, mais estime utile la possibilité accordée à la Haute Autorité de saisir directement le ministre d’une alerte, afin de surmonter l’éventuelle inertie d’une agence.
Concernant la mise en place d’une procédure de recueil des alertes dans l’entreprise et le renforcement de la protection des lanceurs d’alerte, mesures qui, du fait de leur incidence sur le droit du travail, relèvent du champ de la négociation nationale interprofessionnelle, les organisations consultées m’ont informée qu’elles n’envisageaient pas d’ouvrir une négociation à ce sujet.
Elles ont toutefois formulé plusieurs remarques qui, malgré des points de vue parfois éloignés, laissent apparaître un consensus.
Les organisations patronales – le MEDEF, l’UPA et la CGPME – se sont montrées réticentes à l’idée de créer une cellule d’alerte dans chaque entreprise. Le MEDEF a, malgré tout, souligné la nécessité d’assurer une meilleure cohérence en matière de veille et d’alerte.
Pour les représentants des employeurs, la création d’une nouvelle institution représentative du personnel n’est pas opportune au moment où de nombreuses entreprises sont victimes d’une situation économique peu favorable. De plus, le MEDEF a, lors de son audition, fait valoir que la négociation sur la modernisation du dialogue social, qui a débuté en 2009, est toujours en cours et porte notamment sur la réforme des IRP.
Les organisations représentatives des salariés – la CFDT, la CFTC et la CGT – ont, quant à elles, estimé que la solution la plus pertinente serait de confier les missions qui sont données, dans la proposition de loi, à la cellule d’alerte au CHSCT ou, en son absence, aux délégués du personnel, car le lien entre les conditions de travail, la santé publique et l’environnement est désormais avéré. Pour expliquer leurs doutes sur la nécessité de créer une cellule d’alerte dans chaque entreprise, elles ont mis en avant le caractère concurrent de la structure envisagée par la proposition de loi par rapport aux IRP existantes et le besoin de renforcer celles-ci.
De fait, les questions que la proposition de loi laisse sans réponse sont relatives à la composition et aux modalités de désignation de la cellule ainsi qu’à son indépendance vis-à-vis de l’employeur. Les dispositions applicables au CHSCT et à ses membres garantissent d’ores et déjà l’indépendance et la protection de ces derniers contre un licenciement abusif. Cette IRP pourrait donc jouer le rôle de filtre des alertes dont les salariés la saisiraient, ce qui permettrait d’écarter les signalements infondés ou de mauvaise foi.
La CFDT a rappelé l’existence d’un certain nombre de dispositions en matière d’association des IRP aux questions environnementales, ainsi que les avancées contenues dans la loi Bachelot de 2003, qui n’ont, jusqu’à présent, jamais été mises en œuvre. Cela s’explique par le manque de formation des membres des CHSCT dans les domaines très techniques que sont les risques sanitaires et environnementaux. Le représentant de la CFDT, tout comme celui de la CGT, a beaucoup insisté sur la nécessité de renforcer le droit à la formation des membres des CHSCT.
Toutes les organisations syndicales ont souligné l’autocensure dont font preuve les salariés, ainsi que les pressions plus ou moins explicites qu’ils subissent lorsqu’ils cherchent à révéler un risque lié à l’activité de leur entreprise. Dans la période actuelle de chômage élevé, le chantage à l’emploi dont ils peuvent être les victimes est souvent dissuasif.
C’est la raison pour laquelle elles prônent avant tout une extension du droit de retrait reconnu au salarié et du droit d’alerte du CHSCT aux conséquences sur la santé publique et sur l’environnement des méthodes de production de l’entreprise.
Enfin, la CFTC a considéré que la difficulté majeure, pour les salariés, consiste à accéder à la connaissance scientifique nécessaire pour démontrer les risques dont ils soupçonnent l’existence. Celle-ci est souvent fragmentée dans l’entreprise, ce qui ne permet pas forcément à une personne isolée et non experte de reconnaître une situation de danger et de lancer une alerte.
C’est pourquoi il a été suggéré de s’appuyer sur les réseaux de vigilance existants, en particulier les groupes d’alerte en santé travail, les GAST, qui sont en cours de déploiement auprès des agences régionales de santé, sous l’égide de l’Institut de veille sanitaire, l’InVS.
La commission des affaires sociales a adopté onze amendements tendant à supprimer les cellules d’alerte dans les entreprises telles qu’elles sont proposées dans le texte initial et à intégrer la mission de veille sanitaire aux compétences du CHSCT ou, à défaut, à celles des délégués du personnel.
Il s’agit : d’élargir les missions du CHSCT en y ajoutant l’examen des alertes de santé publique ou d’environnement transmises par les salariés ou identifiées par ses membres ; de renforcer le pouvoir d’enquête de cette instance, pour lui permettre d’enquêter sur les alertes qu’elle reçoit dans les domaines que je viens de citer ; de prévoir que le CHSCT est consulté avant tout changement des produits ou des procédés de fabrication utilisés dans l’établissement qui sont susceptibles de faire peser un risque sur la santé publique ou l’environnement ; de rendre obligatoire la réunion du CHSCT lorsqu’un événement lié à l’activité de l’établissement a porté atteinte ou a pu porter atteinte à la santé publique ou à l’environnement ; de permettre au CHSCT de faire appel à un expert pour ce qui concerne les risques sanitaires ou environnementaux qui peuvent être posés par l’activité de l’entreprise.
Il est également nécessaire d’élargir le droit d’alerte et de retrait reconnu à tout salarié par le code du travail et le droit d’alerte dont disposent les représentants du personnel au CHSCT, afin d’inclure les risques en matière de santé publique et d’environnement.
Pour garantir la meilleure protection possible des lanceurs d’alerte contre les représailles qu’ils pourraient subir dans le monde du travail, il est également apparu nécessaire de modifier l’article du code qui pose le principe général de non-discrimination, en incluant dans la liste des personnes ne pouvant être écartées d’un recrutement, sanctionnées ou licenciées celles qui, de bonne foi, ont été à l’origine d’une alerte.
Il faut également garantir à tout citoyen ou à tout salarié d’une entreprise de moins de onze salariés la possibilité de lancer une alerte. Pour cela, il est nécessaire de prévoir dans le code de la santé publique, d’une part, dans le code de l’environnement, d’autre part, que ce citoyen ou ce salarié pourra saisir, selon le cas, le directeur général de l’ARS ou le préfet de département s’il a connaissance d’un risque grave en matière de santé publique ou d’environnement.
En outre, afin de garantir l’information des IRP compétentes sur les questions environnementales, l’obligation de consultation du comité d’entreprise sur le rapport de développement durable des entreprises cotées doit être rétablie.
Cette obligation, créée par la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite loi Grenelle 2, avait été supprimée moins de six mois plus tard par un cavalier législatif introduit dans la loi du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière.
Au moment où nous examinons la possibilité d’élargir la compétence des CHSCT aux alertes environnementales, il nous apparaît tout à fait pertinent de restaurer un droit de regard des IRP en matière de responsabilité sociale, environnementale et sociétale des entreprises.
Mes chers collègues, les propositions de modification que je viens de vous présenter sont empreintes d’un souci de pragmatisme et d’efficacité. Elles sont destinées à garantir que le dispositif proposé, s’il est voté, s’intégrera à la vie des entreprises et contribuera à renforcer la sécurité sanitaire et environnementale de notre pays.
Si des dispositions similaires avaient existé il y a dix ou vingt ans, la collectivité publique n’aurait pas à dépenser des millions d’euros pour assurer la dépollution de sites industriels laissés à l’abandon par un propriétaire qui s’est soustrait à ses responsabilités.
Les désastres des plans sociaux cachent souvent, comme ce fut le cas pour celui de Metaleurop à Noyelles-Godault, des drames sanitaires et environnementaux : pollution des sols, des eaux, de l’atmosphère et, inévitablement, dégradation de la santé des populations alentour.
Faisons en sorte que ceux qui en sont les témoins et les victimes puissent agir efficacement pour y mettre un terme ! (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC. – M. Jean-Pierre Plancade applaudit également.)