M. Pierre Camani. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, engagée dès le mois de juin 2007, la réforme de la carte judiciaire a bouleversé l’implantation territoriale de notre justice.
L’ensemble des acteurs et des observateurs s’accordaient sur la nécessité d’une réforme de notre carte judiciaire. Mais, vous l’avez dit vous-même, celle-ci aurait nécessité, pour être efficace, de s’inscrire dans une refonte globale de l’organisation judiciaire. Or nous avons tous en mémoire la façon dont a été conduite la réforme de la carte judiciaire par Mme Rachida Dati : sans concertation, de manière brutale et dans une perspective strictement comptable.
Madame la ministre, aujourd’hui, nous devons faire preuve de pragmatisme. La réforme est achevée et personne ne souhaite rouvrir le chantier, du moins dans l’immédiat. Nous devons, à cet égard, saluer l’effort et l’implication de l’ensemble des personnels de justice qui ont permis au service public de la justice, dans des conditions parfois extrêmement difficiles, de fonctionner de la meilleure manière possible.
En revanche, il nous appartient de nous interroger sur les mesures de correction que nous pourrions apporter pour atténuer les effets pervers de cette réforme, afin de renforcer la proximité et l’efficacité qui font aujourd’hui défaut dans certaines juridictions.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, dans leur excellent rapport d’information, ont largement mis en lumière les conditions dans lesquelles le précédent gouvernement a pu mettre à mal tout un maillage de juridictions indispensable au règlement des contentieux de proximité, très utile pour la paix civile dans nos territoires.
Sur la forme, tout d’abord, la réforme a été menée tambour battant, sans réelle concertation. Ce fut une réforme par décret, sans prise en compte des éclairages qu’aurait pu apporter le législateur, une réforme rapide, sollicitant l’avis des chefs de cour en un été – avis qui, dans nombre de départements, et surtout pour les tribunaux d’instance, n’a pas été suivi, provoquant une véritable incompréhension de ceux qui font vivre au quotidien cette justice de proximité. Enfin, la réforme n’était pas évaluée financièrement, aucune étude d’impact a priori n’ayant été réalisée.
Sur le fond, ensuite, la nouvelle carte nous oblige aujourd’hui à nous interroger sur la viabilité des critères retenus afin de redessiner l’implantation de l’institution judiciaire sur nos territoires.
Le critère de « taille suffisante » a conduit à la fermeture de 178 tribunaux d’instance, de 55 tribunaux de commerce, de 23 tribunaux de grande instance et de 63 conseils de prud’hommes. Des postes de magistrats ont aussi été supprimés.
L’application du critère de « taille suffisante » a provoqué la surcharge de certains greffes, aujourd’hui dans l’impossibilité de délivrer à temps les « grosses » des jugements, au grand préjudice des justiciables les plus fragilisés, comme des parties civiles qui n’arrivent plus à percevoir les dommages et intérêts qu’un jugement a pu leur attribuer.
En correctionnelle, on constate l’existence d’un stock d’affaires renvoyées de mois en mois, rendant inutile et sans effet l’exemplarité des condamnations prononcées, le code pénal reste sous-utilisé grâce à l’opportunité des poursuites du parquet, les délais d’attente, de délibéré, de convocation s’allongent parfois à plusieurs mois.
Voilà, madame la garde des sceaux, la situation dans laquelle se débat la justice de proximité, la justice au quotidien que vivent les Français, qui finissent par ne plus croire en la justice de leur pays.
Cette justice au quotidien souffre, depuis longtemps, d’un budget notoirement insuffisant d’un montant de l’ordre de 7 milliards d’euros. Il représente moins de 2,5 % du budget général et la France était classée, en 2010, au dix-septième rang sur les vingt-sept pays de l’Union européenne.
La France consacre moins de 60 euros par an et par habitant à sa justice tandis que l’Allemagne en consacre le double. La France a moins de 7 500 juges tandis que l’Allemagne en a plus de 26 000 et, à population égale, la France compte 2,5 fois moins de juges que l’Allemagne.
Certes, madame la ministre, comme se plaisait à le dire votre prédécesseur qui a mené la réforme, « la justice de proximité, ce n’est pas avoir un tribunal à côté de chez soi ». Soit ! Mais se retourner vers la justice est, pour certaines familles, un acte très lourd de conséquences, une démarche difficile à entreprendre. Pour certains publics fragilisés, la distance physique à la justice constitue un obstacle insurmontable. Pour nos concitoyens les plus vulnérables, l’accessibilité est primordiale.
Mme Dati pensait que l’introduction des nouvelles technologies permettrait de remédier à cet éloignement physique. Si nous devons bien sûr prendre en considération les effets positifs que peuvent avoir les évolutions technologiques sur notre justice, l’humain doit primer. Les audiences par visioconférence conduiraient à une véritable déshumanisation de la justice.
Pour y remédier, nous devons essayer de réintroduire de la proximité, afin d’éviter une désertification judiciaire sur certaines parties de nos territoires qui serait tout à fait dramatique. Mais comment ?
Afin d’éclairer mon questionnement, permettez-moi de prendre l’exemple du Lot-et-Garonne – Henri Tandonnet l’a également évoqué –, dont j’ai l’honneur de présider le conseil général, qui, à l’instar de nombreux autres départements, a subi les effets négatifs de cette réforme.
Au cours des quatre dernières années, les tribunaux de commerce de Villeneuve-sur-Lot et de Marmande ont été rayés de la carte. Ils traitaient plus de 15 000 entreprises, qui doivent désormais se rendre à Agen pour leurs démarches administratives et juridiques, pour certaines à une centaine de kilomètres de leur siège social.
Le tribunal d’instance de Nérac a fermé ses portes au 1er janvier 2010, l’activité étant transférée à Agen.
Le greffe de la ville de Tonneins a été transféré vers le tribunal d’instance de Marmande.
Le tribunal de grande instance de Marmande, qui rendait plus de 1 500 jugements à l’année, a été supprimé. Il recouvrait une zone de près de 100 000 habitants. Il était logé avec toutes les autres juridictions – commerce, prud’hommes, tribunal d’instance, pénal, instruction – dans 1 762 mètres carrés de bureaux et de salles d’audience tout neufs et bien équipés, mis à disposition gratuitement par la commune depuis 2010.
Le juge aux affaires familiales se caractérisait par la rapidité et la proximité du traitement des conflits familiaux et par des liens étroits avec les institutions sociales et familiales locales. La délinquance était traitée rapidement, l’accueil et l’aide aux victimes étaient appréciés, et l’exécution des peines bénéficiait d’un service efficace. Toutes affaires confondues, le délai de traitement des instances était de sept mois au maximum et le taux de réponse pénale de 98 %.
Aujourd’hui, notre département a subi une perte d’emplois directs, l’obligation de déplacement des justiciables, des professionnels de justice, des gendarmes, des familles,… Le bilan carbone de la réforme de la carte judiciaire est certainement édifiant !
Madame la ministre, j’ai cru comprendre que vous vous interrogiez sur des ajustements possibles pour les situations les plus sensibles. La création des chambres détachées, prévue par l’article R. 212-8 du code de l’organisation judiciaire, pourrait améliorer certaines situations. En effet, même si la chambre détachée est une institution permanente, les magistrats et les greffiers qui y sont affectés peuvent n’y être présents qu’à temps partiel.
À Marmande, en particulier, le maire et son conseil municipal vous ont demandé de récréer une chambre détachée du tribunal de grande instance pour juger dans ce ressort des affaires civiles et pénales. Envisagez-vous d’y répondre favorablement ? Cette solution, peu onéreuse, serait de nature à résoudre une grande partie des problèmes que j’évoquais précédemment.
Le rapport de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et de M. Yves Détraigne ouvre une autre interrogation, celle des cours d’appel, qui a également été évoquée par M. Tandonnet. Là encore, l’exemple de mon département est, me semble-t-il, éclairant.
Aujourd’hui, la cour d’appel d’Agen rend avec célérité et efficacité tous les appels des TGI d’Agen, d’Auch et de Cahors. Une fermeture de cette juridiction conduirait à charger encore un peu plus les cours d’appel de Bordeaux et de Toulouse, qui sont aujourd’hui surchargées et dont les délais d’instruction sont de dix à douze mois, contre six à huit mois seulement devant la cour d’appel d’Agen.
Avec les doutes qui planent sur la cour d’appel d’Agen, c’est l’ensemble de l’organisation de la justice dans mon département qui est menacée. Comment pourrions-nous alors conserver l’École nationale d’administration pénitentiaire d’Agen et justifier sa pérennité ? Il en est de même du centre pénitentiaire d’Agen, dont le sort est en suspens.
Madame la ministre, nous sommes attachés à notre département rural et nous voulons garder nos services publics. Nous comprenons la nécessité de gérer au mieux les moyens, mais nous pensons également que l’État ne peut pas, sous prétexte de rigueur et d’économie, faire disparaître de nos territoires ses compétences régaliennes. Il nous appartient aujourd’hui de rétablir ensemble, avec lucidité, pragmatisme et sens des responsabilités, une justice au quotidien, une justice de proximité. C’est une grande attente de nos concitoyens. À nous d’y répondre maintenant ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je dois dire que j’ai grand plaisir à participer au débat de ce soir, une pratique parlementaire originale à laquelle vous êtes accoutumés, centrée sur une thématique mais sans la contrainte du vote habituellement attachée à l’examen parlementaire.
J’ai été sensible à l’ambiance dans laquelle vos réflexions ont été menées, après avoir fortement apprécié la qualité du rapport. J’ai d’ailleurs reçu avec beaucoup d’intérêt Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Yves Détraigne, qui ont eu l’amabilité de se rendre à la Chancellerie pour une séance de travail au cours de laquelle ils m’ont présenté leur rapport et ses préconisations.
J’ai beaucoup apprécié la qualité de leurs travaux, la rigueur avec laquelle ils les ont conduits, les déplacements qu’ils ont effectués sur le terrain, bref, la méthode avec laquelle ils ont empoigné la question de la carte judiciaire, de son impact et de la façon dont les professionnels, les magistrats, les greffiers, les fonctionnaires, les usagers, les citoyens, les justiciables et les élus la vivent sur le terrain.
Je regrette évidemment l’absence de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, qui a décidé de mettre un terme à l’exercice de son mandat de sénatrice, geste que je salue. J’ai cependant grand plaisir à vous retrouver, madame Assassi. Nous nous sommes rencontrées récemment à l’occasion des débats sur le harcèlement sexuel. Je me permets donc de vous adresser mes félicitations pour votre nouvelle qualité de présidente du groupe communiste républicain et citoyen.
La qualité des interventions a été, sans surprise, de haute tenue dans cette enceinte d’une grande rigueur juridique, qui polémique finalement assez peu, même si M. Hyest a éprouvé le besoin de défendre la carte judiciaire, avec une modération qui suggérait cependant sa lucidité sur la réalité des effets de celle-ci. (Sourires.) Le Sénat n’est pas un lieu de polémique, c’est une maison de grande franchise, de pugnacité aussi, comme j’ai pu l’entendre dans vos propos.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je répondrai à certaines questions que vous m’avez posées de façon transversale et à d’autres de façon plus précise.
J’indique d’ores et déjà à celles et à ceux d’entre vous qui ont soulevé des problèmes locaux que le cabinet de la Chancellerie est à leur disposition. Mes conseillers ont pris le temps d’identifier la situation sur le territoire de chacun des orateurs inscrits, se doutant bien que des questions extrêmement précises me seraient soumises.
M. Jean-Jacques Hyest. Pour ma part, je n’ai rien demandé !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il me paraît de bonne méthode de vous proposer des séances de travail à la Chancellerie selon les besoins, afin d’approfondir chaque sujet évoqué. Nous pourrons ainsi aller sérieusement au fond des choses et parvenir ensemble à la meilleure solution.
La réforme de grande ampleur dont nous discutons cette nuit a concerné, de 2007 à 2011, un tiers des implantations judiciaires, qui sont passées de 1 206 à 819. Les tribunaux d’instance ont été particulièrement frappés, sans doute par nécessité pour certains d’entre eux, mais sans se préoccuper de leur situation de tribunaux de proximité géographique et juridique profondément installés dans nos territoires, inspirant aux justiciables et aux élus un attachement et une confiance qui méritaient que l’on prenne quelques précautions.
Comme l’a souligné en particulier M. le rapporteur Yves Détraigne, la concertation a été pauvre. Le comité consultatif de la carte judiciaire n’a été réuni qu’une seule fois. Des travaux ont été conduits sur le territoire sous l’autorité des chefs de cour et des préfets, mais ils n’ont pas été pris en considération de façon satisfaisante au-delà de la période pendant laquelle les magistrats et les représentants d’usagers ont été invités à se prononcer. Or il faut savoir que 33 % des tribunaux d’instance, 30 % des tribunaux de commerce, 20 % des conseils de prud’hommes et 10 % – ce n’est tout de même pas rien ! – des TGI étaient concernés. Nous avons ainsi vu s’installer des déserts judiciaires, vous avez été plusieurs à le souligner, puisque des distances parfois supérieures à 100 kilomètres doivent être parcourues.
Le Parlement n’a pas non plus été consulté. Le Gouvernement avait incontestablement le droit de tout décider par décret.
M. Jean-Jacques Hyest. Article 34 !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Pourtant, vous pouvez le constater, l’intérêt est grand pour l’exécutif de participer à une séance de débat comme celle de ce soir. Ce n’est pas être complaisant à votre égard que de dire que vous cumulez l’expérience d’élus locaux et de parlementaires avertis. Par conséquent, sur des sujets qui peuvent avoir une grande incidence sur la vie quotidienne de nos concitoyens, il est préférable de procéder à une concertation – en plus des consultations qui peuvent être conduites à l’extérieur – pour prendre les meilleures décisions.
Cela étant, les consultations effectuées dans les juridictions n’ont pas été appréciées à leur juste valeur. Les personnels ont pourtant tenté d’amortir le choc de cette réforme et de faire en sorte que les juridictions fonctionnent, parce qu’ils étaient persuadés, comme vous, comme nous, qu’elle était nécessaire.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur Hyest, la dernière réforme d’envergure datait de 1958 et concernait le remplacement des juges de paix et des tribunaux de première instance par des tribunaux d’instance et de grande instance. Par la suite, quelques dispositions législatives ou réglementaires d’aménagement ont tout de même été prises. Ainsi, les années soixante-dix ont-elles vu la création des grands TGI de banlieue, notamment à Nanterre, à Versailles, à Bobigny, à Évry.
M. Jean-Jacques Hyest. Et à Créteil !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Au cours de la même période, trois cours d’appel ont également été créées : à Metz en 1973, à Bastia en 1974 et à Versailles en 1975. Les années quatre-vingt-dix ont vu le regroupement de plus d’une trentaine de tribunaux de commerce. Enfin, dans les années deux mille, vous l’avez également rappelé, monsieur le sénateur, des juridictions de proximité ont été créées.
À ces aménagements, il faut en ajouter un autre, dont nous n’avons pas parlé. En fait, il s’agit plutôt d’une réforme assez substantielle, même si elle fut de moindre ampleur que celle de la carte judiciaire. Je veux parler de la réforme des tribunaux de commerce menée en 1999 par Mme Guigou.
Cette réforme a conduit à la suppression de plus d’une trentaine de tribunaux de commerce sans donner lieu au moindre recours devant le Conseil d’État. La raison en est simple : la méthode utilisée a été différente. La concertation a été réelle et respectueuse. En outre, des spécialistes – des géographes et des économistes – ont été consultés pour étudier les bassins, les modes de circulation économique, les flux, les circuits et les réseaux de transport. Ces éléments ont ensuite été pris en compte afin de ne pas perturber le droit des usagers à accéder aux juridictions commerciales.
Comme je viens de le montrer, une autre méthode était possible, et pour une réforme d’une telle envergure, mieux aurait valu être plus prudent.
Rendons hommage, vous l’avez d’ailleurs fait, mesdames, messieurs les sénateurs, à tous les personnels de la justice – les magistrats, les greffiers et tous les autres fonctionnaires –, qui ont permis de faire fonctionner les juridictions, d’absorber les contentieux, de limiter l’allongement des délais et de contenir la baisse de demande de justice.
Cette réforme d’ampleur, je le répète, aurait mérité une autre approche. Nous devons aujourd’hui réfléchir au correctif qu’il convient d’apporter à cette carte judiciaire, à laquelle il faut tout de même reconnaître certaines vertus, encore qu’elles soient relatives…
M. Jean-Jacques Hyest. La vertu est toujours relative…
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Oh, j’avais naïvement d’autres illusions, monsieur le sénateur.
M. Jean-Jacques Hyest. … en politique !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je pense que vous feignez le désenchantement. (Sourires.)
Il n’est pas question de réformer à nouveau la carte judiciaire. Ce ne serait pas raisonnable. Ce serait en outre vraisemblablement vécu comme une agression par les personnels des juridictions. Cette réforme a en effet laissé de mauvais souvenirs aux magistrats, aux greffiers, aux fonctionnaires, aux élus et aux justiciables. Ils ont été tellement bousculés qu’ils demandent eux-mêmes une pause.
Reste qu’il faut étudier les ajustements nécessaires dans chaque ressort. Ainsi, dans certains endroits, il faudra réimplanter une juridiction ou créer une chambre détachée. Je rappelle, comme l’a déjà fait M. le rapporteur, que la nouvelle carte judiciaire a tout de même donné lieu à 200 recours devant le Conseil d’État !
Si le Conseil d’État n’a conseillé qu’une seule réimplantation, il a cependant formulé des observations sur un certain nombre de choix, sur lesquels nous sommes aujourd’hui conduits à nous pencher. Il nous faut donc revoir cette carte, ressort par ressort, faire remonter les besoins, les difficultés et apporter des réponses.
Nous devons assurer la présence judiciaire sous la forme la plus adaptée aux territoires, de façon à répondre aux besoins d’accès à la justice de tous les citoyens. Or le principal défaut de la réforme est qu’elle procède non pas d’une réflexion sur l’organisation judiciaire, mais d’un diktat comptable.
Nous l’avons tous dit, une nouvelle carte judiciaire était nécessaire. En effet, compte tenu du délai qui s’est écoulé depuis la dernière réforme, et ce malgré les aménagements intervenus entre-temps, l’évolution démographique de notre pays et les modifications de l’organisation administrative liées à plusieurs réformes territoriales justifiaient une réflexion sur les implantations judiciaires. En outre, ne le cachons pas, il y avait également lieu de s’interroger sur l’efficacité budgétaire et juridictionnelle.
Je le répète, le principal défaut de cette réforme est qu’elle répond à une obligation comptable, celle de la révision générale des politiques publiques. Il nous faut donc raisonner différemment et réfléchir à ce qu’est la proximité.
Plusieurs d’entre vous l’ont dit, en particulier M. Mézard : en cas de recours exceptionnel à une institution judiciaire, la proximité – on peut le concevoir – n’est pas une obligation absolue. Reste que celle-ci est indispensable pour juger les contentieux du quotidien : les affaires familiales et sociales, le divorce, le surendettement, la consommation, le logement. Or, je l’ai dit, les tribunaux d’instance, qui traitent de ces affaires, ont payé le prix fort.
N’oublions pas que ces contentieux concernent les justiciables les plus fragiles, les plus vulnérables, ceux qui sont dans des situations précaires. Ce sont eux qui ont été le plus pénalisés par la réorganisation judiciaire. Il nous faut donc prendre en compte la proximité et réfléchir à la forme qu’elle peut prendre là où les tribunaux d’instance ont été supprimés.
Je vous ai entendu, monsieur Mézard, vous éprouvez une véritable aversion pour les audiences foraines. (M. Jacques Mézard s’en défend.) Disons alors avec élégance que vous avez une réticence assez fortement marquée… (Sourires.)
Le retour des audiences foraines est l’une des propositions figurant dans le rapport. Dans plusieurs juridictions, des audiences foraines ont été mises ou remises en place et donnent assez fortement satisfaction, m’a-t-on dit. Pour autant, je ne pense pas que cette solution soit utile et valable partout. Il faut dire que, dans certaines juridictions, les réticences à l’égard des audiences foraines sont assez fortes, un peu moins fortes toutefois que celles de M. Mézard…
La présence judiciaire peut évidemment prendre d’autres formes. Je pense aux conseils départementaux d’accès au droit ou encore aux maisons de justice et du droit, ancienne ou nouvelle génération. Pour ces dernières, il faudra toutefois penser à définir de nouveaux critères, car ceux qui existent actuellement ne sont pas satisfaisants dans la mesure où ils visent à substituer les MJD aux tribunaux d’instance qui ont été supprimés. Or telle ne doit pas être leur fonction. (M. Jean-Jacques Hyest opine.)
Je vois que vous m’approuvez, monsieur Hyest, et je vous en remercie. Je peux donc supputer mes chances de recueillir une unanimité sur le sujet.
Je le répète, il nous faut réfléchir aux formes de la présence judiciaire afin de répondre aux besoins et de permettre à nos concitoyens, notamment les plus vulnérables d’entre eux, d’accéder à la justice.
Un autre défaut de la nouvelle carte judiciaire est d’avoir allongé les délais de plus de 20 % dans les cours d’appel et de plus de 5 % dans les tribunaux de grande instance. On a surtout constaté une baisse significative, laquelle atteint parfois plus de 20 %, de la demande de justice. Cela signifie que, dans notre société, des citoyens finissent par renoncer à avoir recours à la justice. Nous ne pouvons pas nous accommoder de cette situation.
Je suis persuadée que la justice, et je suis sûre que nous partageons tous cette conviction, est profondément structurante pour la démocratie. Elle est le service public qui organise les lieux où le citoyen le plus en difficulté, celui qui a été confronté à un accident de la vie, se dit : « je peux appeler l’État au secours ». Par conséquent, il est extrêmement préjudiciable pour les plus vulnérables de nos concitoyens d’être confrontés à des déserts judiciaires, car cela fragilise le lien social.
Nous devons donc être vigilants et préserver la présence judiciaire, notamment par la proximité lorsque cela s’avère nécessaire. Sous quelle forme ? Par une réflexion sur les contentieux !
Si je parle de réflexion, c’est parce qu’il faut changer de méthode. En effet, cela n’aurait aucun sens de critiquer une méthode – tout en mesurant mes propos, vous l’aurez remarqué, car cette maison n’est pas un lieu de polémique – et d’utiliser la même. C’est pourquoi nous procéderons à des concertations. Nous associerons également le Parlement sous différentes formes. Je pense à des séances de travail sur ces sujets avec les parlementaires ou encore à des auditions de votre commission des lois, si elle le juge utile, auxquelles je me prêterai autant de fois qu’elle le souhaitera.
En matière de justice civile, il y a lieu de réfléchir aux contentieux des tribunaux d’instance et de grande instance. En l’occurrence, sans passéisme aucun, nous envisageons de recréer un tribunal de première instance. Cette juridiction devra-t-elle simplement regrouper un tribunal d’instance et un tribunal de grande instance ? Devra-t-on y inclure un conseil des prud’hommes, par exemple, ainsi que les juridictions sociales ? Pourra-t-on aller jusqu’à l’inclusion du tribunal de commerce ? Toutes les options sont sur la table, et c’est avec vous, mesdames, messieurs les sénateurs, que nous parviendrons à trancher ces questions, sachant que les réponses apportées pourront être différentes selon les territoires.
Il nous faut également nous interroger sur l’architecture de nos juridictions. Faudra-t-il, dans un même ressort, plutôt prévoir des tribunaux de conciliation à certains endroits et des tribunaux de territoire à d’autres ? Nous savons que le contentieux est limité devant le tribunal d’instance, notamment s’agissant du niveau d’indemnisation, et que la procédure est simple. En revanche, devant le TGI, la procédure est plus complexe : les parties doivent être représentées par un avocat et le tribunal siège en formation collégiale.
Nous sollicitons vos réflexions, mesdames, messieurs les sénateurs, en complément du rapport de la commission des lois, lequel est de grande qualité. Ces réflexions, auxquelles nous associerons les élus des ressorts concernés, nous conduiront ensuite à prendre des décisions.
Je vous ai bien écouté, monsieur Mazars, concernant l’Aveyron. Il est vrai que ce département a été très fortement frappé par la réforme puisque sept tribunaux y ont été supprimés. Nous allons travailler ensemble, monsieur le sénateur, sur sa situation.
Il nous faudra également réfléchir à l’extension des guichets uniques de greffe, là où c’est souhaitable. Nous disposons déjà d’une soixantaine de guichets uniques. Il faudra évidemment estimer le coût de l’extension du réseau informatique. Nous travaillons sur toutes ces questions, et nous continuerons de le faire.
Outre les questions transversales auxquelles je viens de répondre, un certain nombre de questions très précises m’ont été posées. Je commencerai par répondre aux vôtres, monsieur Hyest, afin de vous rendre attentif à mes propos.
M. Jean-Jacques Hyest. Je vous écoute toujours !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je ne doute pas que vous soyez totalement en mesure de m’écouter, mais je crains que vous ne preniez plus de plaisir à lire.
M. Jean-Jacques Hyest. Je cherchais dans le rapport un élément pour répondre à l’une de vos observations !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Sachez que je ne manquerai pas de vous écouter avec une grande attention lorsque vous me répondrez.
Vous avez dit que le budget de la justice n’a cessé de croître. Je vous rappelle que vous aurez prochainement à examiner le projet de budget. À cette occasion, je vous indiquerai précisément le nombre de créations de postes, les redéploiements, les aménagements, etc. En attendant, je me contenterai de répondre à cette remarque, qui est tout à fait exacte. Sachez cependant que cette augmentation a profité non pas aux juridictions, mais essentiellement à l’administration pénitentiaire, dont le poids dans le budget de la justice est passé de 30 % à 40 % au cours de ces cinq dernières années.
Je ne dis pas que ce fut inutile. Mais ce fut, plus probablement, mal calibré, sans compter que la politique pénitentiaire menée était détachée de la politique pénale, cette dernière ne servant qu’à consolider la première. Or nous pensons qu’il faut faire l’inverse : définir une politique pénale, d’abord, qui entraîne des conséquences sur la politique pénitentiaire, ensuite.
Si, effectivement, le budget de la justice a crû et les effectifs ont augmenté au cours de la dernière législature, ce ne fut le cas que dans l’administration pénitentiaire. En revanche, ils ont baissé de façon considérable dans la protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, qui a perdu 600 emplois au cours des cinq dernières années.
J’en viens à votre propos portant sur les assistants et les assistants spécialisés, monsieur Hyest. Vous avez parfaitement raison ! C’est un sujet d’une importance telle que j’ai confié à l’Institut des hautes études sur la justice, l’IHEJ, une mission sur la fonction du juge, sur ces assistants et assistants spécialisés.
M. Jean-Jacques Hyest. C’est très bien !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Ce point n’est pas sans rapport avec le rôle des greffiers, qui exercent des missions d’authentification d’acte, de recherche de jurisprudence, de gestion d’une partie des activités de la juridiction. Ces greffiers peuvent-ils devenir des assistants, des assistants spécialisés ? Une réflexion de fond doit être menée sur ce qui, finalement, revient au fonctionnement de l’équipe autour du magistrat. L’IHEJ est chargé par mes soins de l’engager.
Vous avez également déploré l’augmentation de la judiciarisation, ce en quoi vous avez parfaitement raison. Nous travaillons depuis plusieurs mois à l’amélioration de la médiation et de la conciliation, ainsi qu’à la déjudiciarisation dans les cas où les libertés ne sont pas en cause. Quand elles le sont, le juge devra se prononcer. Pour prendre un exemple assez banal, il n’y a pas de raison que les divorces par consentement mutuel, sans enfant ni patrimoine, engorgent les juridictions. (M. Jean-Jacques Hyest manifeste son scepticisme.)
Vous êtes réservé sur ce point, monsieur le sénateur ? Cela nous promet de très beaux débats, car nous avons étudié ce point en profondeur. Merci, en tout cas, de contribuer à enrichir la réflexion ! Quoi qu’il en soit, il faut parvenir à mettre en valeur la médiation et la conciliation.
J’en viens aux juges de proximité. Leur utilité est grande, c’est indiscutable. Je réfléchis d’ailleurs à la façon de les maintenir.
M. Jean-Jacques Hyest. Très bien !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. C’est une information importante que vous nous donnez, madame la garde des sceaux. Beaucoup pensaient que les juges de proximité étaient condamnés à disparaître !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il faut savoir apprécier le travail qu’ils ont effectué et leur utilité dans nos juridictions.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Très bien !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Tandonnet, comme le rappelait M. Hyest, nombre de décisions peuvent effectivement être prises par décret. Toutefois, cela ne nous dispense pas de la concertation, qui est utile, voire indispensable et, surtout, fructueuse.
Par ailleurs, sachez que 91 pôles de l’instruction ont été créés. La collégialité, que j’estime nécessaire, doit entrer en vigueur en janvier 2014. J’ai bien entendu vos observations portant sur les difficultés que pose le possible éloignement de ces pôles. Je vais étudier toute l’information dont nous disposons sur ce point et, éventuellement, tenter d’affiner l’appréciation que nous avons de leur fonctionnement. En tout cas, je suis très attachée à la collégialité, et nous allons avancer en ce sens.
Madame Klès, vous avez abordé le sujet des avoués. Je vais vous livrer quelques indications et chiffres, puisque vous vous en inquiétiez.
Il faut savoir que la fusion, qui a eu lieu en janvier 2012, a un coût estimé à environ 300 millions d’euros. Un quart des avoués sont devenus avocats, 97 d’entre eux ont sollicité leur intégration dans la magistrature et 44 ont été admis à une formation probatoire. Il y avait 430 avoués, qui exerçaient au sein de 231 offices. Cette réforme a été coûteuse ; il a d’ailleurs fallu prévoir des crédits supplémentaires.
J’en viens à Mayotte.
Une concertation s’est tenue. Dans l’immédiat, il n’est pas prévu de créer une cour d’appel à Mamoudzou, même si je suis particulièrement sensible à l’argument de la distance, vous vous en doutez. En Guyane, nous nous sommes battus pendant pratiquement vingt ans pour obtenir la création d’une cour d’appel. Avant elle, la Guyane ne disposait que d’une chambre détachée, alors que deux mille kilomètres séparent Fort-de-France de Cayenne.
On invoque devant moi le faible nombre de recours à ce deuxième niveau de juridiction pour justifier qu’il ne soit pas nécessaire d’y implanter une cour d’appel. Personnellement, j’exprime quelques réserves à l’écoute de ces arguments, car il me semble que c’est bien l’éloignement des juridictions qui fait baisser la demande de justice.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Eh oui !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. On ne peut donc pas opposer un faible volume de procédures en appel pour justifier la non-création d’une cour d’appel.
Je vous propose donc que nous travaillions ensemble, monsieur Mohamed Soilihi, afin de voir dans quel délai une cour d’appel pourrait être implantée à Mamoudzou, ce qui serait plus juste pour les justiciables mahorais. En attendant, nous n’allons pas ne rien faire, puisque nous nous efforçons d’améliorer les conditions d’accès à la justice, par la visioconférence notamment, pour les audiences de procédure, mais également par tous les moyens qui vont faciliter l’accès à ce deuxième niveau de juridiction.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je crois avoir répondu à l’essentiel de vos questions. Pardonnez-moi les oublis, s’il y en a. Nous sommes toutefois appelés à nous revoir.
Je vous renouvelle l’invitation formelle à prendre contact avec le cabinet de la Chancellerie, afin d’évoquer ensemble la situation de vos territoires ou si vous désirez me faire part d’un certain nombre d’idées. Je me tiendrai à votre disposition autant que possible.
J’ai entendu des interrogations portant sur ce que l’on peut appeler la démocratie interne au sein des tribunaux. Il faut vraiment avancer sur ce sujet. Nous pourrions imaginer une sorte de conseil de tribunal, qui associerait non seulement les magistrats, les greffiers et les fonctionnaires, mais également la police, la gendarmerie, des associations représentant des justiciables, des syndicats, de façon à créer une vraie démocratie au sein de nos juridictions. Le service public de la justice est au service des usagers. Il faudrait peut-être que ces derniers puissent, de temps en temps, se prononcer sur les procédures, les délais et le fonctionnement de nos juridictions.
Sachez que nous faisons face à quelques défis. Ils concernent notamment la dématérialisation des procédures et ses conséquences sur nos juridictions, sur les méthodes de travail comme sur l’immobilier judiciaire. La signature électronique s’impose également de plus en plus. Ce sont, en somme, les défis de la justice du XXIe siècle ! Je ne doute pas que nous serons en mesure de les relever, parce que j’ai toute confiance en la qualité de la concertation que nous pourrons conduire avec vous.
Je vous remercie pour cet exercice original et fécond, auquel nous nous sommes livrés ensemble aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur la réforme de la carte judiciaire.