M. Jean-Pierre Chevènement, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mes chers collègues, un an avant la Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, le TNP, qui se tiendra du 3 au 28 mai prochain à New York, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat m’a demandé, sur proposition de son président, de dresser un état des lieux et de faire des propositions pouvant inspirer l’action de la France à l’occasion de cette conférence.
Tel est l’objet du rapport que j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui et dont les conclusions ont été approuvées par la commission.
Je le rappelle, la Conférence d’examen du TNP se tient tous les cinq ans. Elle réunit l’ensemble des États signataires, c’est-à-dire la totalité des États, sauf les trois qui n’ont pas signé le traité, c'est-à-dire l’Inde, le Pakistan et Israël, ainsi que la Corée du Nord, qui s’en est retirée en 2003. La Conférence se prononce par consensus. La dernière réunion, en 2005, a été un échec, à la différence des précédentes, notamment de la Conférence de 1995. En effet, celle-ci s’était prononcée en faveur d’une prorogation pour une durée indéfinie du TNP, qui avait initialement été conclu pour vingt-cinq ans.
Un bref état des lieux fait apparaître une décrue des deux tiers environ du montant global des arsenaux nucléaires depuis le pic qu’ils avaient atteint pendant la guerre froide, soit plus de 60 000 têtes nucléaires. Néanmoins, la Russie et les États-Unis détiennent encore 96 % du nombre total des têtes, avec 13 000 engins pour la première et 9 400 pour les seconds. Ensemble, les autres puissances nucléaires ne disposent que d’environ 1 100 têtes nucléaires. Parmi les autres États dotés, aux termes du TNP, on dénombre 400 têtes pour la Chine, moins de 300 pour la France et moins de 200 pour le Royaume-Uni. Il y a également entre 100 et 200 têtes pour Israël et une petite centaine pour l’Inde et le Pakistan, les trois autres États non-signataires aujourd’hui nucléarisés, et moins d’une dizaine d’engins pour la Corée du Nord.
En dynamique, parmi les États dotés, le « P5 », qui sont également les membres permanents du Conseil de sécurité, seule la Chine développe encore son arsenal, il est vrai beaucoup plus réduit que celui des États-Unis et de la Russie. Idem pour l’Inde et le Pakistan. L’Asie est clairement la « zone des tempêtes » si on ajoute les deux crises de prolifération en cours qui concernent la Corée du Nord et l’Iran. Les quatre autres membres du « P5 », c'est-à-dire les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France, ont décrété un moratoire sur leurs essais et sur la production de matières fissile à usage militaire.
En général, on insiste beaucoup sur les facteurs de fragilisation du TNP, qui sont nombreux.
Il y a ainsi la nucléarisation des trois pays non-signataires, le régime spécial consenti à l’Inde par la communauté internationale en matière de coopération nucléaire civile sans que les contreparties soient toujours jugées suffisantes, la politique du fait accompli pratiquée par la Corée du Nord ou encore les obstacles auxquels se heurtent les contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA.
On peut également mentionner la non-ratification soit du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires, le TICE – sur les quarante-quatre États requis, neuf ne l’ont pas encore ratifié – soit du protocole additionnel de l’AIEA dit protocole « 93+2 ». Quatre-vingt-quatorze États possédant des installations nucléaires ont ratifié ce protocole additionnel destiné à renforcer les moyens de contrôle de l’Agence, mais il manque encore la signature d’une quinzaine d’États.
Toujours parmi les facteurs de fragilisation, notons également le retard pris depuis une quinzaine d’années concernant l’ouverture d’une négociation sur l’interdiction de la production de matières fissiles à usage militaire, le développement de réseaux de prolifération internationaux, l’essor de l’énergie nucléaire à l’échelle mondiale combiné au caractère dual des technologies intéressant le cycle du combustible et, enfin, le peu d’efficacité des sanctions décrétées par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Pour réelles qu’elles soient, de telles difficultés d’application ne devraient pas dissimuler le succès global du TNP, que ses initiateurs étaient loin d’espérer. Au début des années soixante, le président Kennedy évaluait à vingt-cinq ou trente le nombre des États qui posséderaient l’arme nucléaire en l’an 2000. Aujourd'hui, il y en a seulement huit, dont les cinq qui étaient déjà dotés à l’époque et les trois pays non-signataires, auxquels nous pourrions ajouter la Corée du Nord, bien que les engins dont celle-ci dispose n’aient pas, semble-t-il, un caractère opérationnel.
Au demeurant, le TNP est devenu un traité quasi universel. Ainsi, la Chine et la France, qui avaient au départ adopté une attitude de réserve, l’ont rejoint en 1992. Le traité a été prorogé en 1995 pour une durée indéfinie, puis complété en 1996 par la signature du TICE, traité d’interdiction des essais, qui est, dans les faits, appliqué sous forme de moratoire, sauf par la Corée du Nord.
Comme je l’indiquais tout à l’heure, l’application du TNP a été grandement améliorée par l’adoption du protocole additionnel dit « 93+2 », avec un système de vérification renforcée sous faible préavis.
Enfin, si le TNP n’a pas empêché la prolifération nucléaire, il l’a incontestablement ralentie. L’Afrique du Sud a abandonné ses armes nucléaires. Le Brésil et l’Argentine ont renoncé à en acquérir. Des programmes clandestins, notamment en Irak ou en Libye, ont dû être interrompus. Enfin, quatorze ex-républiques soviétiques ont accepté de se dessaisir, au profit de la Russie, des armes nucléaires stationnées sur leur territoire. Cinq zones exemptes d’armes nucléaires ont été créées.
Un tel bilan global est incontestablement positif. Le TNP n’a pas fait preuve de son inefficacité, bien au contraire. C’est pourquoi il faut renforcer le TNP, instrument irremplaçable de la sécurité internationale, et remédier aux facteurs de fragilité que j’évoquais tout à l’heure.
En tant que rapporteur de votre commission, je suggère que la France, dont le bilan au regard du désarmement est exemplaire, adopte une approche résolument offensive à l’occasion de la Conférence d’examen, en cherchant à faire avancer l’application du TNP sur ses trois piliers indissociables, c'est-à-dire le désarmement, la promotion des usages pacifiques de l’énergie nucléaire et la lutte contre la prolifération.
Les circonstances se prêtent à l’établissement d’une zone de basse pression nucléaire à l’échelle mondiale. Au-delà du discours de Prague du président Obama, qui a marqué les esprits par l’évocation d’un monde sans armes nucléaires, mais qu’il faut lire entièrement pour bien mesurer la présence à chaque stade du souci de la sécurité des États-Unis et de leur leadership, on relève une grande convergence entre les propositions du président des États-Unis et celles que le président Nicolas Sarkozy a formulées en tant que président de l’Union européenne, dans la lettre qu’il a adressée au secrétaire général de l’ONU, le 5 décembre 2008.
Ces propositions sont la priorité à la réduction des arsenaux américain et russe, la ratification du TICE par les pays qui ne l’ont pas encore fait, l’établissement d’un nouveau traité interdisant la production de matières fissiles à usage militaire, la consolidation du TNP par un renforcement des contrôles et des sanctions pour les intervenants, le développement de la coopération nucléaire civile, notamment par la création d’une banque de combustible et le souci de la sécurité nucléaire face au terrorisme.
Certes, il y a bien quelques nuances. Alors que le président Obama met l’accent sur le bouclier antimissile balistique, les Européens insistent sur la nécessité de prendre en compte des armes nucléaires tactiques et de lutter contre la prolifération balistique.
Cependant, et il est frappant de le constater, même la commission Evans-Kawaguchi, du nom de deux anciens ministres des affaires étrangères, un Australien et un Japonais, qui a présenté les thèses abolitionnistes de la manière la plus argumentée, formule des propositions allant dans le même sens, mais sans doute plus loin, pour fixer un objectif de minimisation des arsenaux nucléaires à l’horizon 2025, à hauteur de 1 000 têtes pour la Russie et les États-Unis, soit 500 pour chacun, et environ un millier pour les autres, qui sont invités à ne pas augmenter leurs arsenaux actuels.
La faisabilité politique et technique d’un tel objectif peut évidemment se discuter, compte tenu notamment des insuffisantes capacités industrielles de démantèlement des États-Unis. Ainsi, il faudrait une deuxième, voire une troisième usine sur le modèle de l’usine Pantex au Texas. D’ailleurs, c’est prévu, même si le site n’a pas encore été choisi. Actuellement, l’usine semble en capacité de démanteler, au mieux, 4 200 armes sur les 9 400 qui doivent l’être à l’horizon d’une quinzaine d’années au mieux. Mes chers collègues, je tenais à vous sensibiliser à ces difficultés techniques, indépendamment des difficultés politiques prévisibles.
Reste que les voies pratiques de l’établissement d’« une basse pression nucléaire » à l’échelle mondiale sont aujourd’hui clairement tracées.
Premièrement, la priorité est donnée aux accords américano-russes, avec, d’abord, l’accord post-START, en cours de négociation, suivi de nouvelles réductions portant sur les armes en réserve et sur les armes nucléaires tactiques. Le traité post-START, en cours de finalisation, bute sur la question de la défense antimissile. M. Medvedev nous l’a confirmé lors de sa dernière venue à Paris.
Relevons par ailleurs la relative modestie des réductions annoncées. Par rapport aux dispositions du traité SORT, on note une diminution de l’ordre de 25 % du nombre de têtes nucléaires déployées, et ce sur une durée de sept ans, à compter de l’entrée en vigueur du traité post-START : 1 675 têtes au lieu de 2 200.
J’y insiste, les arsenaux des deux superpuissances nucléaires et ceux, beaucoup plus modestes, des autres puissances, notamment la France, sont sans commune mesure. Notre pays n’a pas de raison d’entrer dans une discussion multilatérale avant que les deux principales puissances n’aient ramené le nombre de leurs armes à quelques centaines. À ce stade, ce que nous pouvons demander, c’est la transparence sur le volume, la nature et la destination des armes détenues.
Je vous fais observer que la commission Evans-Kawaguchi ne propose pas une perspective différente.
Deuxièmement, il est nécessaire, par une sorte de « prise en tenailles », de plafonner en quantité et en qualité les arsenaux qui existent dans le monde. Pour cela, deux traités suffisent.
Premier volet de la tenaille, le TICE, conclu en 1996, mais qui n’est pas encore entré en vigueur, en raison notamment de sa non-ratification par le Sénat américain. Il faut les deux tiers du Sénat, soit soixante-sept sénateurs. Une telle ratification ne pourra pas intervenir avant 2011, après les élections de mi-mandat. Le président Obama s’y est engagé. On peut espérer que cette ratification entraîne celle de la Chine, puis celle de l’Inde et du Pakistan. L’interdiction des essais mettrait par là même un coup d’arrêt à la modernisation des armes. Voilà pour l’aspect qualitatif.
Second volet de la tenaille, un deuxième traité prohibant la production de matières fissiles à usage militaire mettrait un terme à l’accroissement quantitatif des arsenaux. Au mois de mai 2009, la Conférence du désarmement avait décidé l’ouverture de la négociation à l’unanimité. Malheureusement, le Pakistan a depuis formulé des objections que la communauté internationale doit trouver les moyens de lever.
Tels sont, mes chers collègues, les trois axes complémentaires d’un effort fécond pour aller vers un monde plus sûr.
En revanche, je le dis à mes amis communistes, l’idée d’une convention d’élimination des armes nucléaires comportant des échéanciers et des dates butoir ne me paraît pas réaliste. Elle méconnaît l’asymétrie des arsenaux existants et elle ne règle pas le problème de la prolifération.
Mieux vaut une approche équilibrée, graduelle, méthodique telle que celle sur laquelle les États-Unis, l’Europe et la Russie convergent déjà. Cette méthode est également la seule qui permettrait de canaliser la nucléarisation des grands pays de l’Asie et d’établir une certaine stabilité sur ce continent. Enfin, et surtout, elle permettrait de créer progressivement les conditions d’un monde sans armes nucléaires, inséparable d’un « désarmement général et complet », aux termes même de l’article VI du TNP, et ce d’une manière qui « promeuve la stabilité internationale, et sur la base d’une sécurité non diminuée pour tous », selon les termes de la résolution 1887 du Conseil de sécurité des Nations unies, votée le 24 septembre 2009.
Le souci du désarmement implique l’universalisation et la vérifiabilité des conventions d’interdiction des armes biologiques et chimiques auxquelles, vous le savez, trois pays du Proche-Orient n’ont pas souscrit, en l’occurrence l’Égypte, la Syrie et Israël.
De même convient-il de prévenir l’apparition de nouveaux déséquilibres conventionnels. À l’arrière-plan des thèses abolitionnistes, il y a tout de même une nouvelle stratégie américaine de renouvellement doctrinal visant à mettre en avant une nouvelle « triade » des forces conventionnelles modernes.
Cela consiste, d’une part, en une capacité de frappe conventionnelle précise à longue distance, avec des missiles intercontinentaux dotés de tête conventionnelle – c’est ce qu’on appelle le « Prompt global strike » – et, d’autre part, en une défense antimissile, avec une remise à niveau de l’infrastructure nucléaire en vue de remédier au vieillissement des têtes nucléaires actuelles. Joe Biden, le vice-président des États-Unis, a annoncé que 5 milliards de dollars de crédits supplémentaires seraient mobilisés à cet effet.
La réduction, voire l’élimination, de la place des armes nucléaires ne doit pas ouvrir la voie à la possibilité de nouvelles grandes guerres conventionnelles. Tel est incontestablement l’esprit de l’article VI du TNP.
À présent, je veux en venir à la promotion des usages pacifiques de l’énergie nucléaire. L’opposition entre les pays développés qui maîtrisent de telles technologies et ceux qui ne peuvent pas y avoir accès, d’autant que les contrôles se resserrent, est beaucoup plus forte que l’opposition entre États dotés et États non dotés.
La lecture faite de l’article IV du traité de non-prolifération fait prévaloir le souci de la non-prolifération, inscrit dans les articles Ier et II, sur « le droit inaliénable » des parties à développer les utilisations pacifiques de l’atome.
La réussite de la conférence d’examen implique que certaines propositions soient concrétisées.
Je pense à la mise en place d’assurances d’approvisionnement en combustible, à la constitution de réserves d’uranium enrichi, comme celles constituées sur l’initiative de la Russie, et à la création d’installations internationales d’enrichissement sur une base régionale, sous le contrôle de l’AIEA.
Je pense, enfin, en matière d’exportation des technologies sensibles, à la levée du moratoire institué par le G8 depuis 2004 pour lui substituer un système d’autorisation sur critères : existence d’un programme électronucléaire crédible ; garanties, en matière de sûreté, de sécurité et de non-prolifération, notamment, par l’adhésion du pays concerné au protocole additionnel de l’AIEA, dit « 93+2 ».
Un lien serait ainsi établi entre l’autorisation des transferts de technologie et l’adhésion au régime international de non-prolifération. Ce serait là une avancée majeure de la conférence d’examen.
La non-prolifération est le troisième pilier du TNP. Sa préservation suppose la consolidation d’instruments juridiques.
Je n’évoquerai pas le protocole additionnel de l’AIEA dont j’ai déjà parlé.
Le renforcement des moyens de cette agence est également nécessaire.
L’encadrement du droit de retrait doit s’effectuer par l’adoption de résolutions génériques destinées à éviter le détournement de technologies acquises sous couvert du traité.
Le rapprochement des trois États non signataires du régime international de non-prolifération est souhaitable. Ce qui est une critique peut être transformé en avancée si, dans le prolongement des engagements pris par l’Inde, qui s’est beaucoup rapprochée du régime international de non-prolifération, d’autres pays se dirigent vers la ratification du protocole additionnel, l’adhésion au TICE et le contrôle des exportations de technologies nucléaires dans l’attente d’un engagement de souscrire à un traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires ainsi qu’à un moratoire de production.
Il est enfin nécessaire de mettre pleinement en œuvre la résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations unies en vue de lutter contre les trafics illicites et les réseaux non étatiques.
Au-delà des mesures préventives ou coercitives, il est essentiel – j’insiste sur ce point car c’est la principale originalité du rapport – d’agir sur les déterminants régionaux de la prolifération nucléaire. Celle-ci s’enracine beaucoup moins dans la contestation du P5 que dans des considérations immédiates, régionales de sécurité. C’est la raison pour laquelle la normalisation des relations indo-pakistanaises est un objectif majeur pour la stabilité de cette région du monde, qu’il s’agisse du Cachemire, de l’Afghanistan ou des relations entre l’Inde et la Chine. Elle conditionne le plafonnement puis la décrue des arsenaux nucléaires de ces pays.
L’instauration d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient n’est pas envisageable sans la création d’un État palestinien viable et sans la reconnaissance d’Israël par les pays arabes et par l’Iran. Le degré d’engagement des États-Unis pour atteindre cet objectif sera déterminant. On ne peut pas prôner un monde sans armes nucléaires et accepter la poursuite de la colonisation en Cisjordanie, telle qu’elle se fait actuellement, car elle occulte la voie de la paix.
M. Yvon Collin. Bien !
M. Jean-Pierre Chevènement, au nom de la commission des affaires étrangères. Le désarmement nucléaire n’est pas un devoir abstrait. Il implique des engagements politiques concrets.
De même, la normalisation des relations avec l’Iran et la levée des sanctions impliquent que ce pays donne des gages réels quant à sa volonté de ne pas se doter d’armes nucléaires, afin d’éviter une prolifération en cascade dans la région.
L’Iran doit ratifier le protocole additionnel de l’AIEA et le TICE, et il doit entrer dans la négociation d’un TIPMF.
À défaut de la suspension des activités d’enrichissement de l’usine de Natanz, conformément aux vœux de la communauté internationale, je vous propose de placer cette usine sous le contrôle effectif de l’AIEA, le stock d’uranium faiblement enrichi étant écoulé sur le marché international, en attendant que l’Iran se dote d’un programme électronucléaire crédible, ce qui n’est pas le cas aujourd'hui. Cela laisserait largement le temps de résoudre, sur une base régionale, le problème de l’accès au combustible.
Enfin, la question nord-coréenne, potentiellement très déstabilisatrice pour toute la région, et d’abord pour le Japon, par ailleurs « pays du seuil » susceptible de se doter, s’il le souhaite, de l’arme nucléaire, ne peut être traitée qu’à travers l’engagement de la Chine, qui dispose de tous les moyens de pression capables d’infléchir les positions de Pyong-Yang. Cette question s’inscrit au premier plan des relations sino-américaines, principal enjeu géostratégique des décennies à venir.
La lutte contre la prolifération nucléaire implique donc une volonté politique qui dépasse les a priori idéologiques ou les aspects techniques pour s’attacher à la résolution de crises depuis trop longtemps pendantes. Le désarmement est un sujet qui doit être traité sans angélisme. « L’homme n’est ni ange ni bête, a dit Pascal, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Pour progresser dans la voie du désarmement, il faut d’abord faire preuve de réalisme, mais surtout de courage.
Ces graves questions ont une incidence directe sur la sécurité de la France et sur le maintien d’un équilibre pacifique en Europe.
La France n’a aucune raison d’aborder de manière frileuse l’échéance de la conférence d’examen. En matière de désarmement, son bilan, parmi tous les États dotés, est sans équivalent : abandon de la composante terrestre et démantèlement de ses sites d’expérimentation et de production de matières fissiles, notamment.
La France doit privilégier une approche pragmatique et constructive en mettant l’accent sur les conditions qui permettront de progresser vers le désarmement nucléaire, dans la perspective d’un monde plus sûr, sans sécurité diminuée pour quiconque et d’abord pour elle-même.
La sécurité de la France est un souci légitime, mes chers collègues. Dimensionnées selon un principe de stricte suffisance, nos forces réduites unilatéralement de moitié depuis une vingtaine d’années n’ont pas à être prises en compte, au stade actuel, dans une négociation multilatérale.
Pour cette raison, la France doit maintenir une posture de dissuasion indépendante et se tenir en dehors du comité des plans nucléaires de l’OTAN. Comme l’a énoncé en son temps le général de Gaulle, « si l’on admettait pour longtemps que la défense de la France cessât d’être dans le cadre national […], il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État ».
La dissuasion française est un élément de stabilité en Europe, même si sa vocation est d’abord nationale. Elle garantit notre autonomie de décision et nous permet de ne pas nous laisser entraîner, selon l’expression du général de Gaulle, « dans une guerre qui ne serait pas la nôtre ».
L’incertitude étant au fondement de la dissuasion, je suggère que la France assortisse « toute garantie négative de sécurité » à l’égard des États non dotés de fermes restrictions à l’emploi d’armes de destruction massive ou au-non-respect du TNP constaté par le CSNU.
Notre stratégie est défensive. Je suggère que, à l’occasion du prochain débat sur le nouveau concept stratégique de l’OTAN, la France s’efforce de convaincre ses voisins européens de la nécessité de maintenir un principe de dissuasion nucléaire en Europe tant que la Russie conserve, tout comme les États-Unis, un important arsenal nucléaire et que le Moyen-Orient n’est pas une zone dénucléarisée.
J’ajoute qu’il ne serait pas prudent de « lâcher la proie pour l’ombre », au profit d’un système de défense antimissile balistique aléatoire, qui nous priverait de surcroît de toute autonomie stratégique.
La France pourrait demander, lors de la conférence d’examen, que soient liées les questions relatives à la prolifération balistique et au désarmement nucléaire et la mise en place d’une défense antimissile balistique. C’est une idée que j’avance.
De nombreuses décisions ne dépendent pas de nous, comme les négociations entre les États-Unis et la Russie. Mais il est des domaines dans lesquels notre détermination peut jouer un rôle important : l’aboutissement pacifique de la crise iranienne ; le maintien d’un principe de dissuasion en Europe ; la promotion des usages pacifiques de l’énergie nucléaire dans le monde ; enfin, le maintien d’une posture de défense sur laquelle une majorité de Français se retrouvent, car ils sentent que le monde change. La montée de l’Asie va bouleverser les équilibres mondiaux et par conséquent les équilibres de sécurité.
Dans leur majorité, les Français savent que le fait nucléaire implique, comme l’avait bien vu le général Poirier, la stratégie indirecte. Ils savent que le maintien de notre posture, et donc de notre effort de défense, dont la dissuasion représente le dixième seulement, constitue la meilleure garantie de la paix. (Applaudissements sur l’ensemble des travées.)
M. le président. Je vous remercie, mon cher collègue, de cet excellent rapport, qui mérite d’être largement diffusé.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le traité de non-prolifération nucléaire est une pièce essentielle de la sécurité collective.
En dépit d’interrogations périodiques sur les fragilités qui peuvent l’affecter, il recueille l’adhésion de la quasi-totalité des États et doit être préservé.
Chaque conférence d’examen, qui a lieu tous les cinq ans, représente donc une échéance importante pour cet instrument. La précédente conférence, qui s’est tenue en 2005, n’avait pas permis de progresser dans la consolidation du traité. Depuis lors, les facteurs d’inquiétude se sont multipliés.
La Corée du Nord, qui avait annoncé son retrait du TNP en 2003, a procédé à deux essais nucléaires. L’Iran, en contravention avec les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, poursuit des activités dont la finalité est pour le moins ambiguë, accentuant la crainte d’une prolifération nucléaire au Moyen-Orient. Dans les enceintes internationales, comme la conférence du désarmement, aucune avancée tangible n’a été enregistrée.
Les attentes à l’égard de la conférence d’examen qui se tiendra en mai prochain n’en sont que plus fortes.
L’arrivée d’une nouvelle administration américaine, qui a annoncé des objectifs ambitieux, à la fois dans le domaine du désarmement nucléaire et dans celui de la lutte contre la prolifération, a créé un nouveau climat.
Cependant, nous constatons bien que l’optimisme consécutif au discours de Prague du président Obama mérite d’être sérieusement tempéré à la lumière des réalités politiques : l’âpreté des négociations américano-russes, qui ne permettront en tout état de cause qu’une réduction modeste des arsenaux ; les réticences du Sénat américain sur la ratification du traité d’interdiction des essais nucléaires ; celles de la Chine à l’égard de toute mesure susceptible de plafonner ses capacités nucléaires ; l’attitude de blocage du Pakistan à la conférence du désarmement ; les divisions de la communauté internationale sur le contrôle et les sanctions en matière de prolifération.
Pour la France, les enjeux de la conférence d’examen sont indéniables. La maîtrise des armements et la non-prolifération sont un déterminant essentiel de notre sécurité. Mais, par son statut et ses responsabilités internationales, la France est également appelée à jouer un rôle de premier plan dans ce débat.
C’est pourquoi il a paru indispensable à la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées de mener un travail de fond sur l’ensemble de ces questions et d’éclairer la vision du Sénat sur les positions que notre pays sera amené à défendre.
Je tiens à remercier Jean-Pierre Chevènement d’avoir mené à bien cette mission au cours des derniers mois. Le rapport d’information qu’il a élaboré livre une analyse extrêmement approfondie, objective et réaliste de l’ensemble des paramètres influant sur le cours du désarmement et de la non-prolifération nucléaires.
Je dois souligner que les conclusions et recommandations de ce rapport ont été adoptées à la quasi-unanimité par la commission, majorité et opposition confondues.
Je me réjouis que le Gouvernement ait accepté d’en débattre aujourd’hui devant le Sénat, en prélude aux positions qui seront arrêtées en vue de la conférence d’examen du TNP.
Je souhaiterais à mon tour appuyer les conclusions de notre rapporteur en insistant sur trois points principaux.
Premièrement, il faut à mon sens éviter d’entrer dans un débat théorique ou idéologique sur la légitimité ou non des armes nucléaires et sur l’objectif de leur élimination. Un tel débat conduirait à une impasse, car nous savons bien qu’avant longtemps les conditions d’une telle élimination ne pourront être réunies.
Le rapport de Jean-Pierre Chevènement montre, en effet, que l’on ne peut isoler l’arme nucléaire des autres éléments qui concourent aux équilibres stratégiques. Que serait un désarmement nucléaire qui s’accompagnerait d’une accentuation des risques de conflits conventionnels, d’une exposition accrue aux armes chimiques ou biologiques ou d’une course à la supériorité militaire par d’autres moyens plus sophistiqués, tels que les armes spatiales, la défense antimissile ou l’arme cybernétique ? De même, comment envisager des progrès décisifs en matière de désarmement nucléaire sans résoudre un certain nombre de problèmes politiques ? Je pense aux relations entre l’Inde et le Pakistan ou au conflit du Proche-Orient.
Le désarmement nucléaire ne peut constituer un objectif en soi. Il doit s’intégrer dans une vision plus globale, celle du maintien de la paix et de la sécurité, et aller de pair avec un ensemble de mesures garantissant une stabilité internationale et régionale renforcée. C’est cette approche progressive et équilibrée que préconise, à juste titre, M. le rapporteur et à laquelle la France doit apporter son appui.
Ma deuxième observation porte sur les profondes évolutions du paysage stratégique au cours des vingt dernières années.
Pour les anciens acteurs de la guerre froide – États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni – l’arme nucléaire ne joue plus un rôle aussi central que par le passé. Les arsenaux ont suivi une courbe descendante. La production de matières fissiles pour les armes nucléaires a cessé.
Tout autre est la situation en Asie et, dans une certaine mesure, au Moyen-Orient. Les arsenaux y suivent une courbe ascendante. L’adhésion aux instruments internationaux y est très incomplète et les risques de prolifération sont beaucoup plus élevés. Les facteurs de tensions politiques demeurent nombreux et aucune forme d’organisation de la sécurité régionale ne permet de les traiter.
Cette situation montre qu’il n’est pas pertinent d’établir une relation mécanique entre le désarmement des uns, en l’occurrence les puissances occidentales, et la renonciation des autres à développer ou à acquérir des capacités nucléaires.
La prolifération nucléaire obéit à des motivations de natures très diverses, essentiellement liées aux situations régionales, et non au rythme supposé insuffisant du désarmement des puissances nucléaires « historiques ».
Par ailleurs, tant que les tendances à l’œuvre en Asie et au Moyen-Orient ne seront pas contenues et inversées, le fait nucléaire militaire demeurera une réalité incontournable pour nos États et la dissuasion restera un élément essentiel de notre sécurité.
C’est pourquoi on ne peut qu’être perplexe devant le développement, chez certains de nos voisins européens, d’une thématique favorable à des mesures de désarmement unilatéral, telles que le retrait des armes nucléaires américaines, ou à un effacement du rôle de la dissuasion nucléaire dans le concept stratégique de l’OTAN. Une fois encore, les pacifistes sont à l’Ouest et les proliférateurs partout ailleurs ! Pour sa sécurité, l’Europe ne peut ignorer que des armes nucléaires subsistent, voire menacent d’apparaître, dans son environnement proche. Comme le souligne Jean-Pierre Chevènement dans ses conclusions, le maintien d’un principe de dissuasion nucléaire en Europe paraît aujourd’hui une condition essentielle de sa sécurité et mérite d’être mieux compris de nos partenaires.
Ma troisième et dernière observation porte plus spécifiquement sur la position de la France.
Notre rapporteur démontre la validité de la posture nucléaire de la France. Il rappelle que les forces nucléaires françaises sont dimensionnées selon le principe de stricte suffisance, qui a conduit à des réductions unilatérales successives, et il estime qu’elles ne peuvent être prises en compte, à ce stade, dans aucun processus multilatéral de désarmement nucléaire : ce point recueille un large assentiment au sein de notre commission. Le rôle de la dissuasion nucléaire dans notre stratégie de défense a du reste été réaffirmé dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale et la loi de programmation militaire.
Contrairement à ce qui a parfois été affirmé après le discours du président Obama à Prague, évoquant un « monde sans armes nucléaires », notre position n’est guère différente de celle des États-Unis sur ce plan. Ceux-ci entendent conserver « un arsenal sûr et efficace pour dissuader tout adversaire » tant que les armes nucléaires existeront, selon les termes mêmes employés par le Président américain. Mieux, le Président a considérablement augmenté les budgets des laboratoires susceptibles de développer de nouvelles technologies nucléaires.
Pour autant, la préservation de notre capacité de dissuasion ne nous dispense en rien d’œuvrer en faveur du désarmement nucléaire : nous l’avons fait en accomplissant un certain nombre de gestes concrets. Je pense, bien entendu, à la diminution de moitié en vingt ans du volume de notre arsenal, mais plus significatives encore sont, à mon sens, nos décisions relatives aux essais nucléaires et à la production de matières fissiles pour les armes nucléaires. En effet, dans un cas comme dans l’autre, elles présentent un caractère irréversible, puisque nous avons totalement démantelé nos installations : il s’agit d’une contribution majeure et sans équivalent parmi les autres puissances nucléaires.
Il ne suffit pas de le souligner, il faut surtout inciter les autres États nucléaires à faire de même, et on peut s’étonner que, dans les enceintes internationales, l’exemplarité des mesures prises par la France dans ces deux domaines ne soit pas plus souvent invoquée à l’appui des efforts que les autres États demandent aux puissances nucléaires. Rappelons que, sur les treize mesures de désarmement prônées par la conférence d’examen du TNP en 2000, la France en a mis en œuvre dix. C’est pourquoi j’approuve totalement notre rapporteur lorsqu’il indique que notre pays n’a aucune raison d’aborder la prochaine conférence d’examen en position défensive.
Oui, des progrès tangibles sont possibles en matière de désarmement !
Nous attendons des États-Unis et de huit autres pays qu’ils ratifient le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, comme nous l’avons fait avec les Britanniques, il y a douze ans déjà.
Nous attendons de la Russie qu’elle fasse preuve de transparence sur son arsenal d’armes tactiques et qu’elle l’englobe dans un processus de réduction ambitieux avec les États-Unis, portant sur toutes les catégories d’armes nucléaires.
Nous attendons de la Chine, de l’Inde et du Pakistan des engagements clairs sur la cessation de la production de matières fissiles et la négociation d’un traité d’interdiction.
Nous attendons de tous les pays l’adhésion sans réserve aux contrôles de l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA, sur leurs activités nucléaires et un soutien ferme face à ceux qui ne respectent pas leurs obligations, afin de garantir un désarmement nucléaire fondé sur les actes et non sur les paroles.
Monsieur le ministre, depuis plusieurs mois, la France s’emploie très activement, en liaison avec ses partenaires, à élaborer des propositions réalistes et précises, afin de faire de la conférence d’examen du TNP, en mai prochain, une étape utile sur la voie du désarmement et de la non-prolifération nucléaire. Le rapport d’information de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées s’inscrit dans cette démarche.
Je suis convaincu que le bilan de la France en la matière et son engagement au service de la paix et de la sécurité internationale la placent en position particulièrement favorable pour jouer un rôle actif dans ce débat. Seul un désarmement global, contrôlé et progressif peut assurer la paix. Tenir compte des réalités ne revient pas à tourner le dos à une grande cause, mais permet au contraire de la rendre réalisable, c’est tout le sens de notre rapport. (Applaudissements sur les travées de l’UMP, de l’Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.