Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous rappelle que, en application de l’article 82 du règlement, chaque orateur peut utiliser une partie de son temps de parole pour répondre au Gouvernement.
La parole est à M. Laurent Béteille.
M. Laurent Béteille. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier et à féliciter notre collègue Catherine Morin-Desailly d’avoir déposé cette question orale avec débat, qui nous permet de faire aujourd'hui un point opportun sur les responsabilités respectives de l’État et des collectivités locales dans le domaine des enseignements artistiques.
Ce débat, inscrit à l’ordre du jour de la semaine sénatoriale de contrôle, intervient un an après la rédaction du rapport d’information présenté, au nom de la commission des affaires culturelles, par Mme Morin-Desailly.
L’éducation artistique et culturelle est une composante essentielle de la formation des enfants et des jeunes, car elle contribue au développement de leur personnalité, de leur sensibilité et de leur compréhension du monde. Cette éducation, au sein ou hors de l’école, doit permettre une véritable démocratisation de l’accès à la culture. Elle doit aussi être un enjeu constant de l’action publique.
Historiquement, les enseignements artistiques se sont développés grâce à l’action des collectivités territoriales, principalement des communes – elles peuvent en être fières –, pour devenir, au xxe siècle, le réseau territorial le plus dense d’Europe, un réseau envié à l’étranger.
Aux termes de la loi de décentralisation du 22 juillet 1983, les établissements d’enseignement public de musique, de danse et d’art dramatique relèvent de l’initiative et de la responsabilité des communes, des départements et des régions. Mais il est difficile d’identifier les prérogatives de chacun des intervenants.
Dans la pratique, d’une région à l’autre, il existe une grande diversité de modalités de financement des établissements, qui fonctionnent souvent grâce aux contributions croisées de plusieurs collectivités territoriales. Il en résulte une disparité des formations et l’impression d’une grande complexité.
La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales a organisé les responsabilités de chaque niveau de collectivité territoriale, afin de rendre le système plus lisible et de favoriser l’accès aux enseignements.
Ainsi, elle prévoit : que les communes ou leurs groupements – communautés de communes et d’agglomération, communautés urbaines – organisent et financent les missions d’enseignement initial ; que les départements établissent les schémas départementaux de développement des enseignements artistiques et participent au financement des établissements pour assurer l’égal accès des élèves à l’enseignement initial ; que les régions organisent et financent les CEPI, ces cycles de formation conduisant à de nouveaux diplômes nationaux d’orientation professionnelle ; que l’État conserve son rôle de classement, de contrôle et de suivi des établissements, ainsi que la responsabilité et l’initiative de l’enseignement supérieur professionnel.
En bref, mes chers collègues, un système assignant à chacun une place déterminée, un parfait jardin à la française, comme nous les aimons tant, mais parfait jusqu’à la caricature !
Les schémas départementaux prévus par la loi de 2004 visent à corriger les déséquilibres territoriaux liés à l’inégale répartition géographique des établissements. Ils doivent également assurer une meilleure représentation des différentes disciplines et, surtout, démocratiser l’accès à ces enseignements, car il existe une surreprésentation des jeunes issus de milieux favorisés.
En effet, l’une de nos principales préoccupations, me semble-t-il, doit être de permettre l’accès à l’enseignement artistique des classes défavorisées, qui est aujourd'hui tout à fait insuffisant.
M. Alain Gournac. Oui !
M. Laurent Béteille. La répartition des responsabilités à travers la loi s’accompagne d’une réorganisation des financements censée déboucher sur un nouvel équilibre. L’article 101 prévoit le transfert aux départements et aux régions, par voie de convention, des concours financiers que l’État accordait aux communes.
Un premier bilan de la loi a été réalisé en juillet 2008 dans le rapport sénatorial d’information, dont la conclusion soulignait que la mise en œuvre de la réforme était « en panne ».
Des schémas départementaux ont bien été réalisés, mais il faut reconnaître que leurs contenus sont très inégaux. Les régions se sont plus ou moins impliquées, et peut-être d'ailleurs plutôt moins que plus…
Le rapport sénatorial a fait le constat d’une mise en suspens du lancement des nouveaux cycles d’enseignement préprofessionnels, même si des études préalables ont bien été réalisées par les régions. Les élus redoutent l’impact financier de la réforme, semble-t-il. Les transferts de crédits aux départements et aux régions ont été reportés. Cette situation crée un contexte financier incertain, qui freine la dynamique engagée sur le terrain et qui constitue une source d’inquiétudes pour les directeurs de conservatoire.
Nombre d’élus ont dénoncé un déficit de méthodologie, de concertation et d’accompagnement de la part de l’État et de ses services déconcentrés. A contrario, certains représentants du ministère ont souligné les difficultés qu’ils rencontraient parfois à mobiliser les élus sur le sujet.
Monsieur le ministre, je crois que des concertations se poursuivent sur les questions de délais et de montants des transferts. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes aujourd’hui ?
Je souhaiterais également que vous nous donniez votre avis sur certaines propositions formulées dans le rapport. En particulier, que pensez-vous de l’idée d’une expérimentation de la réforme dans les régions qui le souhaiteraient, puisqu’il est difficile, pour le moment, de parvenir à un consensus ?
Par ailleurs, le rapport suggérait de consolider la gouvernance du dispositif en développant la coordination à l'échelle régionale et en renforçant la coopération intercommunale. Il recommandait de mener une réflexion sur le statut le plus propice au partenariat entre collectivités publiques, qui pourrait être celui de l’EPCC, l’établissement public de coopération culturelle. Sur tous ces points, monsieur le ministre, pourriez-vous nous donner votre sentiment ?
Enfin, je voudrais conclure de la même façon que notre collègue Catherine Morin-Desailly : au-delà de la question posée, notre débat d’aujourd’hui est l’occasion d’évoquer la place des enseignements artistiques dans l’éducation nationale.
Le 14 octobre dernier, le Président de la République a présenté les lignes directrices d’une réforme du lycée dans laquelle l’enseignement des disciplines artistiques et culturelles retrouve toute sa place. Je citerai, en particulier, la création d’un enseignement transversal d’histoire des arts, qui ferait l’objet d’une évaluation au baccalauréat, ainsi que la désignation, dans chaque établissement, d’un « référent culture », c'est-à-dire d’un professeur chargé des relations entre l’établissement et le monde culturel environnant, en particulier les institutions et les services communaux. Des projections, des spectacles de théâtre et des concerts sont envisagés, afin de former le goût des jeunes et de leur faire partager notre patrimoine culturel.
Il s’agit, selon les termes employés par le Président de la République, de modifier « nos manières de penser […], de considérer l’éducation artistique et culturelle comme l’une des missions fondamentales de l’éducation nationale, et non comme un corpus de disciplines secondaires, reléguées à la marge des emplois du temps ».
Je me réjouis que l’art soit ainsi envisagé comme une nécessité, comme une chance – j’y insiste – pour tous nos enfants. Il est de notre devoir – celui de l’État comme celui des collectivités locales – de permettre un véritable essor de la connaissance et de la pratique des arts par tous. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Ivan Renar.
M. Ivan Renar. Enseignement artistique, éducation artistique, tout est en tout et le reste dans Télémaque ! (Sourires.)
Ce qui est certain, madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est que les enseignements artistiques sont essentiels à la vie culturelle et sociale et qu’ils constituent l’une des clés de voûte de la nécessaire relance de la démocratisation de la culture.
C’est pourquoi, si le réseau des conservatoires et des écoles de musique, danse et théâtre a pour mission première de former les amateurs et de développer leurs pratiques, il est tout aussi indispensable d’en réaffirmer la mission d’éducation culturelle et artistique, bien trop minorée !
Cette mission appelle le développement tous azimuts de passerelles entre ces écoles spécialisées et les établissements scolaires. C’est là, je le redis après d’autres, une condition essentielle pour remédier à l’insuffisante démocratisation des enseignements artistiques. En effet, le réseau des conservatoires n’est fréquenté que par une minorité de jeunes, de surcroît majoritairement issus de milieux favorisés.
Or le non-partage de l’art, c’est comme une bombe antipersonnel : cela produit des mutilations terribles ! L’art est le champ de tous les possibles. Chaque enfant doit disposer d’une « piste d’envol » pour développer ses potentialités.
M. Alain Gournac. Oui !
M. Ivan Renar. Malgré un consensus apparent sur sa place essentielle dans notre société, l’éducation artistique reste le parent pauvre des politiques publiques. Il est d’ailleurs significatif que, cinq ans après le vote de la loi relative aux libertés et responsabilités locales, le seul article de ce texte qui n’ait pas été appliqué concerne l’enseignement artistique spécialisé !
Ce blocage est en grande partie lié à une concertation non aboutie avec les collectivités territoriales, qui sont pourtant les premières concernées, compte tenu de l’importance de leur engagement financier. La réforme de la décentralisation des enseignements artistiques est donc effectivement « en panne », pour reprendre la formule de notre collègue Catherine Morin-Desailly, que je remercie au passage d’avoir suscité ce débat d’aujourd'hui.
Comment s’étonner de ce blocage dès lors qu’il est, en quelque sorte, demandé aux collectivités territoriales d’assumer la charge de la rénovation et du développement des enseignements artistiques que l’État ne s’est pas donné les moyens de réaliser ! Ces dernières années, les crédits d’État dédiés aux enseignements artistiques sont en baisse continue. Aujourd’hui, 80 %, voire davantage, des financements de fonctionnement pèsent sur les communes, qui se trouvent également bien seules pour faire face aux travaux d’investissement que nécessitent de nombreuses écoles de musique, théâtre et danse.
D’où l’aspiration des grandes villes à réduire les « charges de centralité » qu’elles supportent pour les cycles préprofessionnels en musique, théâtre et danse. Elles pourraient ainsi retrouver des marges de manœuvre en faveur de l’enseignement initial et des actions d’éducation artistique en liaison avec les établissements scolaires.
Ce constat du report financier sur les communes est encore plus criant pour les écoles supérieures d’art plastique, alors même que l’enseignement supérieur relève des compétences de l’État.
S’il est logique de donner à la région un rôle majeur dans l’organisation du schéma régional des formations artistiques, en parfaite cohérence avec les compétences de ce niveau de collectivité en matière d’orientation et de formation professionnelles, je puis néanmoins comprendre la position de l’Association des régions de France. Celle-ci rechigne à ce nouveau transfert, car il ne s’accompagne pas des financements adéquats, dans un contexte de suppression de la taxe professionnelle et de perte d’autonomie fiscale en raison du poids des nombreux transferts non compensés par l’État.
En outre, l’État est incapable d’évaluer le coût par élève du cycle d’enseignement professionnel initial qui reviendrait aux régions. Le ministère aurait dû apporter un appui technique aux régions afin d’aboutir à une évaluation partagée de l’impact financier du CEPI. Comment reprocher aux élus régionaux de ne pas s’être aventurés dans une réforme dont ils ignoraient l’impact financier ?
La question du « différentiel financier » entre le coût de la mise en œuvre de la réforme et le montant des crédits susceptibles d’être transférés par l’État doit être éclaircie.
Il est par ailleurs normal que les élus régionaux puissent définir eux-mêmes la hauteur de leur engagement financier, au lieu de se voir imposer une contribution, même si je reste profondément convaincu que le financement de l’art et de la culture, loin d’être une charge, constitue un investissement d’avenir et un atout.
Pour autant, il est clair que le statu quo actuel pénalise certaines régions plus volontaristes, comme le Nord-Pas-de-Calais, qui a bien avancé sur le CEPI et qui est aussi la seule à avoir expérimenté le protocole de décentralisation sur la question des enseignements artistiques.
Je constate également une fervente volonté des directeurs et des enseignants d’apporter le meilleur pour tous. Monsieur le ministre, je me dois de souligner que les agents de l’État, à tous les niveaux, ont accompli un excellent travail, malgré le handicap du manque de crédits.
À cet égard, parallèlement au CEPI, qui prépare les élèves des conservatoires à une vie artistique professionnelle, il est important de veiller à ce que ceux qui ne souhaitent pas s’engager dans la voie de la professionnalisation puissent continuer à s’épanouir dans leur pratique en jouissant des meilleures conditions.
En effet, les amateurs sont essentiels à la vie musicale. Si le solfège et la technique sont importants, il n’est pas moins crucial de remettre le plaisir et le désir personnels au cœur de la démarche musicale, dès l’enfance. Ce devrait être un impératif pédagogique.
En ce sens, il est également fondamental de promouvoir les pratiques collectives, extrêmement gratifiantes mais trop souvent délaissées dans bien des conservatoires. Le plaisir de jouer ensemble, l’écoute de l’autre et le partage constituent souvent la meilleure incitation à poursuivre les efforts de l’apprentissage, quels que soient les obstacles techniques. Pouvoir se produire face à un public est aussi le meilleur des encouragements à une pratique artistique !
De même, il est indispensable de diversifier l’offre en développant des disciplines encore trop peu représentées, comme les musiques actuelles, les musiques improvisées ou les musiques de cultures non européennes.
Il est également essentiel d’élever le niveau par une meilleure qualification des enseignants et d’ouvrir davantage les conservatoires et les écoles sur la vie de la cité, les associations, les structures de diffusion du spectacle vivant, les établissements scolaires, les maisons des jeunes et de la culture, en un mot de favoriser tous azimuts la rencontre des amateurs et des professionnels ainsi que les allers-retours entre spécialistes et amateurs, chacun ayant à y gagner.
Le rôle des « dumistes », c'est-à-dire des titulaires d’un DUMI ou diplôme universitaire de musicien intervenant, reste trop méconnu, ce que je regrette, car ceux-ci assument une mission essentielle. En effet, ce sont des musiciens intervenants, recrutés par les communes ou leurs groupements, qui possèdent un diplôme universitaire après une formation de deux ans délivrée dans les centres de formation des musiciens intervenants ; j’ai d'ailleurs l’honneur de présider celui de l’université de Lille III. Les « dumistes » permettent ainsi à plus de deux millions d’enfants de notre pays de bénéficier, chaque année, d’un éveil à la musique, à la pratique instrumentale ou au chant, dans le cadre de projets divers, élaborés en étroite concertation avec les instituteurs.
« Les enfants, là est la clé du trésor ! », pour reprendre l’excellente formule d’André Malraux. C’est pourquoi la mission des « dumistes » doit être davantage valorisée auprès des directeurs et équipes pédagogiques d’écoles maternelles et primaires, ce qui suppose, naturellement, un engagement plus résolu de l’éducation nationale et des services académiques.
Il y a beaucoup à faire pour permettre aux enfants de vivre une expérience où la pratique artistique, qui met en jeu le corps, la sensibilité, la maîtrise de techniques et de méthodes, soit rapprochée de l’approche culturelle réunissant les savoirs sur les œuvres du patrimoine et la découverte de la création contemporaine, le tout en lien avec une véritable éducation esthétique.
C’est pourquoi la formation artistique et culturelle devrait être dispensée dans le cadre scolaire par des maîtres spécialisés, comme c’est le cas dans de nombreux pays d’Asie ou d’Europe centrale.
En France, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et semble condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est se trouve au centre de la vie, au cœur de l’humain.
En ce qui concerne plus spécifiquement l’enseignement de la danse et l’art dramatique, celui-ci est souvent inexistant ou sans véritable consistance, bien qu’il existe une forte demande en la matière. Les départements souhaitent donc des mesures de rattrapage de l’État en faveur de ces deux spécialités, afin d’apporter plus de cohérence et d’efficacité à leurs efforts de construction d’un cadre territorial structuré et équilibré.
Le processus de Bologne contraint l’ensemble des écoles artistiques supérieures, tels que les conservatoires et les écoles supérieures d’art plastique, à s’harmoniser sur le cursus universitaire européen dit « LMD », licence, master, doctorat.
Cette évolution est positive dans la mesure où une telle convergence des diplômes facilitera la reconversion des artistes. Toutefois, veillons à ce que cette harmonisation ne conduise pas à l’uniformisation. C’est pourquoi tout cursus visant en quelque sorte à « normer » les compétences de l’artiste doit rester souple.
Quant aux écoles supérieures d’art, elles possèdent chacune une histoire singulière qui fait l’originalité de leur formation à « l’art par l’art » ; d’ailleurs, nombre de leurs intervenants sont souvent des artistes en activité. Elles constituent de véritables laboratoires, qui ne doivent pas perdre leur âme en se conformant strictement au modèle universitaire. La pratique artistique elle-même constitue une véritable recherche permanente. C’est pourquoi je suis persuadé que les écoles supérieures d’art et les universités peuvent s’enrichir mutuellement, dans le respect de leur diversité, qui constitue une richesse à sauvegarder.
Il faut le souligner, les écoles supérieures d’art plastique jouent un rôle majeur dans la diffusion de l’art contemporain sur leur territoire. Il est impératif qu’elles continuent également à promouvoir les ateliers de pratiques et la sensibilisation, pour que chacun, quelle que soit sa situation sociale ou géographique, puisse s’approprier la création contemporaine et s’en faire une force de réflexion.
L’apprentissage du sensible ne doit plus être considéré comme facultatif et secondaire, car c’est l’une des plus belles aventures humaines. Il ne faut pas que l’enjeu de la démocratisation culturelle soit abandonné au seul marché. Face aux industries culturelles et à leurs produits de divertissement, le rôle du service public de la culture est plus que jamais déterminant pour former sans formater.
Il est également nécessaire de relancer l’éducation populaire, d’autant que le désir de culture n’a jamais été aussi puissant. D’ailleurs, un nombre impressionnant de nos concitoyens s’adonne à une pratique artistique en amateur.
Le débat que nous menons sur la décentralisation des enseignements artistiques, s’il est bienvenu, n’en est pas moins, d’une certaine façon, en décalage avec la réforme territoriale qui est envisagée pour les prochains mois. Et comment ne pas relayer les inquiétudes profondes que la remise en cause de la clause de compétence générale des collectivités et des cofinancements suscite légitimement, tant chez les élus que dans le monde de la culture dans son ensemble ?
Je reste convaincu que, à l’instar des droits de l’homme, la culture doit demeurer une responsabilité partagée. C’est bien la décentralisation et le fort engagement de l’ensemble des collectivités locales qui ont permis une profonde transformation du paysage artistique et culturel de notre pays, rapprochant partout sur notre territoire l’offre du citoyen.
Il n’en reste pas moins qu’une politique de démocratisation culturelle plus efficace passe par l’éducation. Culture et éducation forment un couple indissociable. Il est donc urgent que les deux ministères concernés agissent enfin de pair. Le service public de la culture doit pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation, et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité entre les citoyens et de respect du droit à la culture pour tous.
Le préambule de la Constitution de 1946 n’affirme-t-il pas que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » ? Or l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court ! Plus que jamais, face à la montée des intégrismes, il nous faut lutter contre tous les analphabétismes.
Il s’agit d’apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. Les enseignements artistiques et l’éducation culturelle n’ont pas à être optionnels si l’on souhaite n’en écarter personne. C’est à l’épreuve du feu que l’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir.
Monsieur le ministre, j’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc Lagarce, trop tôt disparu : « Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, de la fainéantise inavouée, du recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même. »
Les enseignements artistiques permettent la nécessaire transmission, assurent le passage de témoin de la mémoire, de l’héritage et des générations pour mieux inventer demain.
Je souhaite donc un engagement financier plus résolu de l’État en faveur des enseignements artistiques. Il s’agit bien de réclamer plus d’État non « pour diriger l’art, mais pour mieux le servir », ainsi que l’a si bien exprimé André Malraux. Il faut un État garant du développement équilibré des enseignements artistiques sur l’ensemble du territoire national ; en un mot, il faut un État fort de sa légitimité républicaine et des collectivités fortes de leur proximité et de leur solidarité.
Dans une époque où l’effondrement de la raison produit des monstres, l’art et la culture sont devenus de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Et n’oublions jamais, monsieur le ministre, que l’intelligence est la première ressource de notre planète. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste. – Mme Françoise Laborde applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Françoise Cartron.
Mme Françoise Cartron. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer le travail de notre collègue Catherine Morin-Desailly, qu’il s’agisse de son rapport d’information sur la décentralisation des enseignements artistiques, qui est de grande qualité, ou de la proposition de loi qu’elle a déposée en vue de répondre à l’impasse dans laquelle se trouvent actuellement les enseignements artistiques. Face à l’absence d’engagement clair de l’État sur ce sujet, il était également indispensable d’ouvrir le débat devant la Haute Assemblée.
Je m’interroge cependant sur le sort réservé à cette proposition de loi, qui avait le mérite de régler plusieurs problèmes, mais qui n’a pas été inscrite à l’ordre du jour de nos travaux. Nous ne pouvons pourtant pas nous satisfaire du statu quo actuel. Comme beaucoup ici, je considère qu’il est urgent que le législateur se penche de nouveau sur l’organisation des enseignements artistiques dans notre pays. (Mme Catherine Morin-Desailly manifeste son approbation.)
Au premier abord, cette question pourrait apparaître comme essentiellement technique. Mais ne nous y trompons pas : derrière les problèmes de financements et de compétences, se profile un enjeu politique majeur.
Cet enjeu est d’abord national. Quel enseignement des arts, quelle ouverture culturelle voulons-nous pour nos enfants ? Quelles doivent être nos exigences pédagogiques ?
L’enjeu est également local. Comment les enseignements artistiques peuvent-ils ouvrir la voie à un véritable aménagement culturel des territoires ? Comment organiser ces enseignements afin qu’ils puissent remplir pleinement leurs rôles d’émancipation culturelle et de lien social ? Enfin, comment ouvrir ces enseignements à tous et les sortir de l’élitisme dans lequel ils sont trop souvent restés ?
Le rapport d’information de Catherine Morin-Desailly a tenté de répondre à certaines de ces questions et a montré que les réponses dépendaient bien souvent de l’implication de l’État. Pour autant, la question de la démocratisation des enseignements artistiques et de leur inscription dans un projet territorial cohérent n’a pas encore été assez abordée.
Tout d’abord, sur l’attribution aux régions de la compétence en matière d’organisation du cycle d’enseignement professionnel initial, qui constitue le point central du rapport d’information de Catherine Morin-Desailly, nous devons malheureusement constater avec elle l’échec de la loi du 13 août 2004.
Les articles 101 et 102 de la loi relative aux libertés et responsabilités locales ont en effet attribué à chaque niveau de collectivité une compétence spécifique en matière d’enseignements artistiques. Néanmoins, il ne faut pas croire que ce texte fonde la décentralisation de ces enseignements. Les lois de décentralisation de 1983 avaient déjà donné aux collectivités compétence en ce domaine, mais sans en préciser la répartition. Dans les faits, et à l’exception de la dizaine de conservatoires départementaux, ce sont bien souvent les communes qui ont pris les écoles et conservatoires à leur charge.
En ce sens, la loi de 2004 constitue un réel progrès puisque nous pouvons y voir l’amorce de projets territoriaux cohérents, chaque collectivité étant, d’une façon ou d’une autre, impliquée. Dans un souci d’aménagement du territoire et de meilleure organisation des enseignements, il était en effet nécessaire de dépasser l’horizon communal et d’organiser des synergies et des espaces de projet à l’échelle du département et de la région.
Ainsi, la loi donne obligation aux départements de mettre en place, dans les deux ans, un schéma départemental des enseignements artistiques. La nomenclature des établissements d’enseignement artistique a été modifiée en conséquence, et aux anciens conservatoires de région, conservatoires et écoles de musique ont succédé les conservatoires à rayonnement régional, départemental ou communal.
Cette nouvelle nomenclature s’est accompagnée d’un projet pédagogique apparemment ambitieux, sur lequel je reviendrai.
La loi confie en effet aux régions la mission d’organiser et de financer les CEPI, sanctionnés par un diplôme national d’orientation professionnelle, le DNOP. Ce dispositif, qui se substitue aux anciens diplômes d’école, a une vocation nationale et préprofessionnalisante. Aux termes de la loi, l’État conserve le contrôle des enseignements, la définition des cursus et du cahier des charges des établissements, ainsi que la labellisation de ces derniers.
Je le répète, la création des CEPI est ambitieuse, car ce diplôme national ouvre l’accès aux centres d’études supérieures et donne le droit de se présenter à certains concours de la fonction publique territoriale. La compétence devenant régionale, la loi a prévu que les crédits accordés à ce titre par l’État aux départements et aux communes seraient désormais versés aux régions.
Selon moi, le blocage de la décentralisation des CEPI provient justement de l’ambition de ce cycle, car, en même temps qu’il transférait la compétence aux régions, l’État a renforcé ses exigences, donc le coût des formations. Et, comme c’est hélas ! souvent le cas, l’État n’a pas prévu la compensation de cette nouvelle charge. Notre collègue l’a suggéré dans son rapport d’information : c’est bien la non-compensation exacte des charges, et non le transfert de la compétence elle-même, qui a provoqué les réticences des régions à appliquer la réforme. Dans leur grande majorité, celles-ci ont en effet estimé que le surcoût induit par la création des CEPI n’était aucunement compensé et que l’État s’était indûment déchargé sur elles.
Cette compétence nouvelle a donc été majoritairement refusée par les régions, et seules deux collectivités ont mis en place les CEPI. À plusieurs reprises, les régions ont porté cette question devant la commission consultative d’évaluation des charges, mais l’État n’a jamais accepté de faire évoluer sa position. Pourtant, il faut bien le reconnaître, les exigences pédagogiques induites par les CEPI rendent cette compétence très coûteuse pour les régions.
Les régions ont néanmoins fait un pas en avant considérable. Ainsi, l’Association des régions de France a récemment trouvé une position commune et a déclaré que les régions étaient prêtes à participer à l’organisation des CEPI, notamment sur la base du conventionnement. Les régions demandent que les crédits alloués au titre de ces cycles continuent toutefois d’être versés aux communes et groupements intercommunaux, qui demeurent l’acteur majeur en ce domaine.
Le texte proposé par Catherine Morin-Desailly répond à cette demande légitime des régions. Son article 1er précise en effet que, si elles continuent à « organiser » les CEPI, les régions ne font plus que « contribuer à leur financement ». En outre, il donne enfin aux régions un outil de pilotage, en créant une « commission régionale des enseignements artistiques », lieu de concertation entre l’État et les divers niveaux de collectivités territoriales.
L'article 1er complète également le rôle des régions en précisant que ces dernières sont chefs de file au sein de la commission régionale des enseignements artistiques, et en leur attribuant par ailleurs l’établissement d’un schéma régional des enseignements professionnels. Cet outil de pilotage est essentiel, car il permettrait de mettre fin à une situation aberrante : les départements, qui n’ont pas d’obligation de financement, se sont vus chargés de l’élaboration d’un schéma départemental tandis que la région, qui a, elle, une obligation de financement, ne dispose d’aucun outil de mise en cohérence des enseignements artistiques sur son territoire. Cela dit, il serait important de mieux définir le rôle et le fonctionnement de la commission régionale des enseignements artistiques. Si les régions acceptent cette compétence, elles devraient avoir leur mot à dire sur les contenus.
Je crois donc que la proposition de loi de Catherine Morin-Desailly répond, au moins en partie, à ce problème de clarification des compétences, mais que, en revanche, elle ne répond que très imparfaitement aux craintes des régions en matière de financement, ces dernières redoutant que les communes ne se désengagent totalement du financement des CEPI. Les régions auraient alors à leur seule charge la mise aux normes des conservatoires à rayonnement régional et départemental.
Les dispositions de l’article 2 de la proposition de loi prévoient que les crédits seraient versés aux régions, comme c’est déjà le cas aux termes de l’article 102 de la loi de 2004. Cette mesure ne tient aucun compte de la position de l’Association des régions de France, qui a demandé que ces crédits continuent à être versés aux communes et intercommunalités, le financement régional venant en appoint.
Surtout, le texte n’apporte aucune avancée sur la compensation par l’État des conséquences de son ambition pédagogique.
J’appelle votre attention sur un point qui me semble capital : cette proposition arrive dans un contexte d’incertitude totale sur les futures compétences des collectivités territoriales et sur leur avenir financier. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle nous discutons aujourd’hui d’une question orale avec débat et non de la proposition de loi.
Enfin, il est paradoxal que l’État confie cette compétence coûteuse à des collectivités auxquelles le Président de la République ne cesse de reprocher d’’être trop dépensières.
Je l’ai souligné : la proposition de loi apporte un certain nombre de réponses pour sortir de l’impasse actuelle. Toutefois, il faut aller plus loin. La loi de 2004 a réformé les compétences et le financement ; elle a constitué aussi une sorte de révolution pédagogique des enseignements artistiques. Mais cette trop grande ambition est au cœur même du blocage actuel.
Ainsi, il convient de s’interroger sur l’utilité même des CEPI. Ces cycles ne peuvent-ils être considérés comme un prolongement superflu des études dans les établissements d’enseignement artistique, qui retarderait de deux à trois ans l’entrée dans le métier des candidats qui en ont les capacités et ne présenterait guère d’intérêt pour ceux qui resteront amateurs.
De plus, le DNOP délivré à l’issue d’un CEPI restera un diplôme « franco-français », bien loin du standard LMD qui s’impose en Europe. Depuis la rentrée 2008, l’université publique développe au sein des pôles universitaires en musique, danse et théâtre de véritables diplômes professionnels, les diplômes nationaux supérieurs professionnels. Dans ces conditions, pourquoi conditionner l’entrée dans ces pôles à un diplôme intermédiaire, dont la valeur ne serait reconnue qu’en France et qui se révèle extrêmement coûteux pour les collectivités ?
La mise en place du projet pédagogique des CEPI implique la mobilisation de moyens humains qui nous font aujourd’hui défaut. En 2004, le ministère de la culture, qui était à l’origine du projet, n’a tenu aucun compte de la situation des enseignants dans les conservatoires et écoles de musique, faite la plupart du temps de précarité et d’isolement. Trop souvent, les établissements refusent d’accorder à leurs enseignants réguliers des contrats à durée déterminée et ces professeurs deviennent des vacataires perpétuels. Nombre d’entre eux sont contraints à être itinérants pour gagner un salaire décent. Ce morcellement du travail, parfois entre deux départements, est un obstacle évident à l’efficacité et à l’implication de ces enseignants dans un projet pédagogique ambitieux comme les CEPI.
À cette précarité s’ajoute l’absence d’une formation continue de qualité, tant pour les enseignants que pour les directeurs d’établissement. On demande à des personnes parfois formées sur le tas, qui n’ont souvent reçu aucune formation pédagogique, de mettre en œuvre un projet très exigeant. Une réforme ambitieuse ne peut faire l’impasse sur la nécessité de revaloriser le statut et la formation des « encadrants ».
Remarquons tout de même que le projet pédagogique des CEPI représente un progrès sur un point : il fait sortir les conservatoires de ce que j’appellerais une « culture de la médaille d’or », qui forme certes de façon privilégiée des praticiens excellents, mais cela au détriment de la de transmission et du développement culturel par les arts pour le plus grand nombre. Enseigner les arts, cela ne doit pas se limiter à former des petits prodiges ; c’est être capable de former de futurs médiateurs, des amateurs de haut niveau, qui formeront demain le terreau de la vie culturelle locale.
Il faut donc sortir de cette culture du don et du talent que perpétuent trop souvent nos conservatoires. Pour autant, les CEPI n’apportent pas de réponse satisfaisante au manque de démocratisation des enseignements culturels.
Avant de créer ces cycles intermédiaires, la loi de 2004 aurait sans doute dû renforcer les obligations de l’État et des collectivités en matière d’éducation artistique pour tous. La sensibilisation de tous les enfants aux différentes formes d’art est en effet le meilleur facteur de démocratisation des pratiques artistiques.
Les crédits alloués par l’État et les collectivités aux enseignements artistiques méritent d’être revus à la hausse, mais pas uniquement pour créer des CEPI. L’enseignement musical demeure aujourd’hui un luxe pour bien des familles, aux points de vue tant financier que culturel. Même si les communes participent en prenant en charge une très grande partie des frais qui incombent aux familles, les sommes engagées restent parfois considérables.
L’expérience dont vous avez fait mention ce matin en commission, monsieur le ministre, et qui est conduite au Venezuela se rapproche de celle que j’ai pu observer au Chili : dans l’un et l’autre cas, il s’agit de permettre aux enfants de quartiers très défavorisés d’accéder à une pratique artistique, en consacrant les moyens nécessaires pour à cette action de sensibilisation. Ce sont des exemples de réussite que nous devrions avoir à l’esprit dans nos réflexions sur l’avenir. (M. le ministre de la culture fait un signe d’assentiment.)
Ainsi, la question de l’irrigation de nos territoires, particulièrement de nos territoires ruraux, en enseignements artistiques de qualité n’a été que trop peu – et mal – abordée par la loi de 2004. Elle est par ailleurs absente de la proposition de loi déposée par notre collègue.
Les efforts de mise en réseau des enseignements et des enseignants, ainsi que le développement de méthodes pédagogiques innovantes dans les campagnes, restent encore aujourd’hui insuffisants. Si nous voulons corriger les imperfections de la loi, nous devrons impérativement traiter ces problèmes et mettre en place des incitations réelles, sans quoi certains territoires demeureront des déserts culturels.
En conclusion, mes chers collègues, monsieur le ministre, je voudrais réaffirmer ma conviction : derrière ses aspects techniques, la décentralisation des enseignements artistiques constitue un enjeu politique majeur pour le développement culturel de nos territoires. Il y va aussi de l’égalité des chances puisque nous devons réussir la démocratisation de cette transmission de la culture. C’est enfin un enjeu économique parce que de très nombreux emplois, souvent précaires, sont concernés.
La proposition de notre collègue est un premier pas, mais il est insuffisant. Elle constitue une base, qui devra être élargie, afin de mieux redéfinir le rôle de l’État et de créer davantage de liens entre les différentes formations supérieures artistiques.
Pour sortir réellement de l’impasse, il faut donc remettre tout l’ouvrage sur le métier et repenser l’organisation de ces enseignements, en concertation avec les collectivités. C’est justement cette absence de concertation préalable qui a été la cause de l’échec à la fois administratif et pédagogique de la loi de 2004. Ne renouvelons pas cette erreur : donnons aux collectivités les moyens d’être ces conquérants de la culture que Malraux imaginait. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)