M. Jean-Michel Baylet. Mes chers collègues, la réalité que nous souhaiterions pour l’Afghanistan, ce serait tout simplement celle d’un pays en paix, acteur de son développement et maître de son destin. Hélas ! Aujourd’hui, en 2008, nous sommes loin de cet idéal.
Que reste-t-il de la feuille de route confiée il y a sept ans par l’ONU à la coalition internationale ? Beaucoup de pages blanches !
L’Afghanistan n’est pas sécurisé : 8 000 personnes ont été tuées en 2007, dont 1 500 étaient des civils.
Les talibans ont gagné du terrain et approchent de Kaboul.
Les institutions ne sont pas stabilisées : l’État a du mal à s’imposer dans une société foncièrement tribale et féodale.
Malgré les efforts, notamment français, pour la former, l’armée afghane reste faible et mal perçue par les autochtones.
Quant à l’économie, comment se satisfaire d’un produit intérieur brut largement porté par l’opium et par les trafics d’armes financés par la drogue ?
Dans ce contexte, la France doit-elle poursuivre sa mission au sein de la FIAS ?
La démission n’entre pas dans la conception que nous radicaux avons de la raison. Certes, et l’ensemble des orateurs l’ont dit, la compassion qui nous a tous légitimement gagnés depuis le terrible traquenard tendu aux troupes françaises le 18 août oblige à réfléchir sous un éclairage modifié.
Cependant, les démocraties sont-elles prêtes à payer, par les risques de la guerre, le prix de la paix ? Assurément oui si la force s’accompagne d’une stratégie claire, responsable et périodiquement réaffirmée.
Les Américains, longtemps soutien des talibans, n’ont pas cherché à rétablir les droits de l’homme à Kaboul ; ils ont seulement voulu extirper Ben Laden de son sanctuaire.
Il est vrai que la situation actuelle du pays, largement évoquée à cette tribune, pourrait nous amener à baisser les bras et à laisser un peu de temps au peuple afghan pour passer du Moyen Âge au xxie siècle.
Nous pourrions aussi céder à la tentation de la démagogie. Nous avons eu à déplorer la mort de dix soldats français. Nous savons les réticences extrêmes de l’opinion publique au maintien et plus encore au renforcement de notre dispositif militaire en Afghanistan.
Nous pourrions en somme donner aisément raison à ceux qui spéculent sur notre supériorité morale parce qu’ils savent que nous accordons à la vie humaine un prix qu’ils jugent sans rapport avec les préjugés de leur fanatisme.
M. Aymeri de Montesquiou. Très bien !
M. Jean-Michel Baylet. Oui, nous pourrions faire le choix de la lâcheté et dire à nos amis Américains : « débrouillez-vous ».
Ce serait peut-être une victoire médiatique facile, mais ce serait en tout cas une redoutable défaite pour notre conception de la politique.
Mes chers collègues, j’ai rappelé les grandes lignes du sombre tableau qui se dessine en Afghanistan. Je veux y ajouter deux traits plus sombres encore et qui sont des armes dirigées contre l’équilibre du monde.
D’une part, le Pakistan s’est doté de l’arme nucléaire.
M. Jean-Michel Baylet. D’autre part, le président Zardari a annoncé, avant même sa désignation, qu’il n’avait pas les moyens, et encore moins la volonté politique, de s’opposer à la contamination de son territoire par le terrorisme et par le fanatisme. L’attentat récent contre l’hôtel Marriott en est, hélas ! une démonstration éclatante.
Il nous faut donc dire aujourd’hui si nous avons ou non la volonté de nous opposer à cette montée des plus grands dangers. Et nous aurons à rendre compte, sous le jugement des générations futures, de notre courage ou de notre démission.
Vous l’aurez compris, ce sombre tableau nous incite, nous radicaux de gauche, à voter la prolongation de l’intervention des troupes françaises en Afghanistan.
M. Jean-Pierre Raffarin. Très bien !
M. Adrien Gouteyron. Bien sûr !
M. Jean-Michel Baylet. Mais pas à n’importe quelles conditions !
Si la France, membre du Conseil de sécurité et présidente actuelle de l’Union européenne, a des devoirs, elle doit aussi avoir des exigences.
Vous les connaissez sans doute, messieurs les ministres, puisque, avec François Hollande et les présidents des groupes socialistes de l’Assemblée nationale et du Sénat, nous les avons transmises le 13 septembre dernier au Président de la République, qui nous a d’ailleurs répondu d’une manière que je qualifierai, pour rester aimable, d’évasive.
Tout d’abord, nous voulons un meilleur partage des responsabilités au sein de la coalition et une évaluation de l’impact de notre engagement en Afghanistan.
Nous souhaitons la relance d’un dialogue politique entre Afghans, car nous savons que les talibans jouent de la division autour du président Karzaï.
Nous jugeons urgent d’intégrer d’autres pays à la lutte antiterroriste en leur proposant d’entrer dans la coalition.
Nous pensons aussi que le Pakistan doit être invité à clarifier sa position, car les attaques transfrontalières à l’est du pays se multiplient et contribuent dangereusement à l’extension du conflit.
Nous voulons enfin un calendrier sur les objectifs, afin de ne pas donner à l’opinion publique non plus qu’au camp d’en face le sentiment de l’enlisement du conflit.
Mes chers collègues, notre vote positif est donc un vote de raison, et il ne s’agit aucunement d’un blanc-seing donné au Président de la République ou à la majorité.
M. Jean-Michel Baylet. Vous pouvez compter sur nous, messieurs les ministres, pour rester vigilants quant au respect des engagements que nous venons de vous demander. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées de l’UC-UDF et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Aymeri de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous avons tous été consternés, meurtris par la mort de nos soldats tués dans la vallée d’Uzbin. Nos premières pensées vont à leurs familles et à leurs proches.
L’armée et la nation ont payé un lourd tribut. L’émotion suscitée par ces dix morts provoque une interrogation : faut-il s’engager plus loin dans cette guerre ?
Cette question se pose à chaque conflit. Lors des deux guerres mondiales, les Alliés devaient-ils venir se battre en France ? Les résistants à l’occupation nazie ont-ils eu tort de risquer ou de donner leur vie au nom de la liberté ?
M. Jean-Luc Mélenchon. Franchement !
M. Aymeri de Montesquiou. La question et la réponse sont les mêmes aujourd’hui.
Nous luttons contre un obscurantisme brutal au nom de la liberté et des droits de l’homme.
Nous combattons les talibans pour qu’ils ne réitèrent pas leurs crimes contre le peuple afghan.
Nous combattons pour empêcher les talibans d’atteindre leur objectif avoué de transformer les pays d’Asie centrale, zone éminemment stratégique, en émirats.
Nous combattons pour éviter que le Moyen-Orient, taraudé par Al-Qaïda, ne bascule et que nous ne lui abandonnions 65 % des ressources mondiales de pétrole.
M. Jean-Luc Mélenchon. Ah ! Ah !
M. Aymeri de Montesquiou. La France est engagée en Afghanistan auprès de nos alliés depuis 2002.
Les soldats alliés furent alors accueillis en libérateurs. Sept ans plus tard, force est de constater que la situation s’est considérablement dégradée, malgré l’augmentation des effectifs.
Pour redéfinir nos rapports avec la population, il me semble nécessaire de classer la mosaïque afghane en trois groupes pour lesquels nous devons mettre en œuvre des politiques distinctes.
Ceux qui aspirent à un État plus laïque, qui regrettent, et ils ont raison, que nous ayons laissé consacrer la charia comme socle de la Constitution,…
M. Aymeri de Montesquiou. …parmi eux les anciens communistes. Ils constituent notre appui le plus fort : nous devons totalement soutenir leur aspiration à la modernisation du pays.
Les nationalistes pour lesquels les forces alliées sont une agression et une armée d’occupation constituent un deuxième groupe.
Leur nombre augmente : on évalue leur progression à 10 000 nouveaux combattants depuis un an. Plus nous augmenterons nos forces, plus ils deviendront hostiles et agressifs.
Les groupes ethniques parfois antagonistes se rassemblent toujours contre l’envahisseur, l’histoire en témoigne. Ce conflit doit être gagné en rupture avec ce qui s’est fait jusqu’alors. Rappelons-nous que, lors du conflit en Irlande du Nord dans les années soixante-dix, les Britanniques, qui connaissaient parfaitement le terrain, avaient déployé au plus fort de la crise vingt soldats pour 1 000 habitants. Si l’on appliquait le même ratio en Afghanistan, il faudrait 620 000 hommes, au lieu des 216 000 soldats actuellement engagés. Cette voie serait absurde.
Auprès de ces nationalistes, la stratégie de la force pure est illusoire, contreproductive même dans cette guerre asymétrique. Il faut donc revoir notre stratégie pour optimiser le cadre de l’action des alliés : peace building plutôt que peace keeping. Il faut leur démontrer que la présence alliée est synonyme de développement économique, et non de prosélytisme occidental.
Néanmoins, ne nous laissons pas rassurer par l’aspect quantitatif de l’aide financière internationale. Il faut repenser toute notre stratégie de développement en portant l’effort sur le qualitatif plutôt que le quantitatif ! Sur les 5 milliards de dollars alloués, combien ont-ils bénéficié à la population afghane ? Combien ont été détournés ?
Les 20 milliards supplémentaires annoncés risquent même d’avoir un aspect négatif si on ne redéfinit pas une méthode pour leur utilisation.
Monsieur le ministre des affaires étrangères, vous préconisiez un appel massif aux ONG.
Certaines ont un rôle très positif, d’autres consomment des crédits de fonctionnement exorbitants. Les populations le savent, et cela les exaspère.
Ainsi, dans un village que j’avais visité, chaque habitation construite par une ONG locale revenait à 700 euros. La même habitation construite dans une vallée voisine par une ONG internationale coûtait cinq fois plus !
M. Aymeri de Montesquiou. Souvent les entreprises internationales qui bénéficient de ces fonds internationaux sous-traitent à une entreprise qui sous-traite à son tour avec une main-d’œuvre extérieure. Les retombées pour la population sont donc très faibles.
Inspirons-nous des Chinois : ils envoient dans les pays déshérités des cadres qui embauchent la main-d’œuvre locale et, ainsi, alimentent le tissu économique.
J’en viens enfin à la troisième catégorie : les talibans, sur lesquels la raison n’a pas de prise, même sur les plus évolués d’entre eux.
J’ai en mémoire les propos de talibans pakistanais et chinois, vraisemblablement universitaires, à qui j’avais demandé : « Pourquoi venez-vous dans ce pays brûler les villages, tuer les femmes et les enfants ? » Réponse, et tout est résumé dans cette phrase : « Parce que le mollah l’a demandé. »
Alors, contre les talibans, je citerai Clemenceau : « Je fais la guerre, je fais la guerre, je fais la guerre. »
Cependant, au-delà des actions militaires, il faut absolument tarir les ressources financières et les ressources en hommes des talibans.
Avons-nous tout fait pour éradiquer les sources de financement des talibans ? La culture du pavot a-t-elle reculé depuis 2001 dans les zones qu’ils contrôlent ? Non.
Mme Dominique Voynet. Elle a progressé !
M. Aymeri de Montesquiou. De 2002 à 2007, elle y a explosé, comme l’a confirmé l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. La seule province du Helmland, au sud, totalise plus de 100 000 hectares cultivés, contre moins de 30 000 en 2002 et 90 % de l’héroïne mondiale provient des champs de pavot afghans, lesquels, avec 7 700 de tonnes produites, alimentent 60 % du PIB du pays !
Sachant que le prix est de près de 90 dollars le kilogramme pour une production de 45 kilogrammes à l’hectare, on comprend aisément que les talibans n’aient guère besoin d’encourager les paysans à cultiver le pavot. La lutte contre ce fléau est tout simplement illusoire, si l’on ne prend pas en compte le fait que le blé rapporte deux fois moins.
Pourquoi ne pas imaginer un dispositif de financement qui couvrirait le différentiel entre le revenu du blé, ou de toute autre culture, et celui du pavot sous forme d’une prime à l’hectare versée à ceux qui abandonnent l’opium ?
Un tel système contribuerait à développer l’autosuffisance alimentaire du pays et à réduire les dépenses induites par la lutte contre le trafic de drogue. Il faut utiliser ce moyen pacifique ou bien défolier, et dans tous les cas détruire les laboratoires, quels que soient les intérêts mis en cause.
La lutte contre les talibans et Al-Qaïda passe aussi par le tarissement du flux en hommes de l’« Internationale terroriste ».
Nous ne comprenons pas toujours les logiques de solidarité qui interagissent dans notre dos et peuvent retourner les alliances. Le monde indo-persan nous est peu connu. Nous ne comprenons pas davantage quel est le jeu des autorités pakistanaises : font-elles vraiment tout ce qui serait nécessaire dans les zones tribales ? En ont-elles la possibilité ? Des milliers de volontaires affluent en Afghanistan par le territoire du Pakistan. Il serait pertinent de réfléchir à la mise en place d’une coopération policière avec ce pays pour que soit garanti un véritable contrôle des ports et des aéroports.
Il est vital que les Alliés se défassent de l’image impérialiste qu’ils véhiculent, en faisant participer les organisations régionales de coopération et les États limitrophes, qui ont tout intérêt, pour leur propre sécurité, à stabiliser l’Afghanistan. Je le répète, nous ne connaissons pas assez l’Afghanistan et ses peuples ! Pourquoi ne pas faire appel à ces États pour parler aux Turkmènes, aux Ouzbeks, aux Tadjiks, aux Hazaras d’Afghanistan ?
Pourquoi ne pas tendre la main à l’Iran, sachant que 2,5 millions d’Afghans ont trouvé refuge dans ce pays, que la langue dari est au farsi ce que le québécois est au français et que 20 % des Afghans sont chiites ? Nous avons des intérêts convergents, qui soulignent la nécessité d’une alliance objective avec l’Iran. Il s'agit aussi d’une occasion de réintégrer la République islamique dans la communauté internationale.
Messieurs les ministres, nous avons déjà débattu de l’Afghanistan dans cet hémicycle le 1er avril dernier. Cette discussion n’a-t-elle été qu’un exercice de rhétorique ?
M. Didier Boulaud. Oui !
M. Aymeri de Montesquiou. Qu’avez-vous fait, monsieur le ministre des affaires étrangères, des propositions que nous avions formulées ?
M. Didier Boulaud. Rien du tout !
M. Aymeri de Montesquiou. Quelles ont été les évolutions depuis lors ? Seule une compréhension profonde des mentalités afghanes par la France et ses alliés pourra vaincre l’extrémisme.
Je souhaite, messieurs les ministres, que nous prenions en compte nos erreurs. Quoi qu’il en soit, s’il faut un effort de guerre, notre action de paix doit être beaucoup mieux organisée.
Toutefois, en dépit de ces critiques, nos soldats ne peuvent avoir de doute quant au soutien du pays. Le jour où le Président de la République, président de l’Union européenne, parle devant les Nations unies, il ne peut être désavoué.
M. Aymeri de Montesquiou. Jaurès, qui était un pacifiste et s’opposait donc à la guerre, déclarait quatre jours avant son assassinat : « Si la France entre en guerre, je m’engagerai. »
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Comparaison n’est pas raison !
M. Aymeri de Montesquiou. C’est pourquoi, messieurs les ministres, le groupe du RDSE votera l’autorisation que vous nous demandez. (Applaudissements sur les travées du RDSE, de l’UC-UDF et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, bien des questions ont été posées, bien des doutes émis, bien des angoisses exprimées, que je partage entièrement. L’Afghanistan n’est pas un pays simple, et je ne prétends pas, en quelques minutes, trancher ce débat qui fut riche et qui doit se poursuivre.
Je tiens, après d’autres, à le souligner : les ONG qui œuvrent en Afghanistan, qu’elles soient afghanes ou internationales – et en particulier françaises – se trouvent présentes dans ce pays depuis vingt-cinq ou même trente ans.
Je puis parler en leur nom : pendant huit ans, j’ai travaillé en Afghanistan avec Médecins sans frontières et Médecins du monde. À cette époque, 130 000 soldats soviétiques se trouvaient engagés dans ce pays ; ils ont échoué.
M. Ivan Renar. Ils se sont enlisés !
Mme Michelle Demessine. Nous pourrions en tirer quelques enseignements !
M. Didier Boulaud. En effet ! Rien n’a changé.
M. Bernard Kouchner, ministre. Ne vous réjouissez pas trop vite de mes propos, monsieur Boulaud : j’ai rencontré les représentants de ces mêmes ONG ce matin ; or ne pensez pas une seconde qu’ils souhaitent le retrait des troupes françaises, car tel n’est pas le cas ! Ils affirment simplement, comme vous tous d'ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’il faut changer de stratégie.
M. Didier Boulaud. Mais ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire !
M. Bernard Kouchner, ministre. Si, monsieur Boulaud, nous avons commencé à le faire ! C’est exactement la solution que nous avons proposée lors des conférences de Paris et de Bucarest. (Exclamations sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
Mais peut-être pensez-vous qu’il suffit de trois mois pour changer la situation de ce peuple qui est soumis aux mêmes pressions depuis vingt-cinq ans… Allons, vous savez fort bien que ce n’est pas possible ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UC-UDF.)
Vous n’ignorez pas que nous avons entamé un changement de stratégie et que nous poussons nos alliés dans cette voie.
Nous avons été les seuls à souligner qu’il n’y aurait pas de solution militaire en Afghanistan et nous affirmons que la « sécurisation » du pays, qui vise à passer la main aux Afghans, prendra encore quelques années, coûtant encore bien des sacrifices. Voilà la direction dans laquelle nous souhaitons avancer.
Par ailleurs, vous m’avez interrogé sur les vingt milliards de dollars qui ont été alloués à des projets de développement confiés – pardonnez-nous, mesdames, messieurs les sénateurs de l’opposition, mais c’est la règle ! (Sourires sur les travées de l’UMP) – à la Banque mondiale. En fait, nous en faisons un usage dont les effets ne seront visibles qu’au bout de plusieurs années.
J’ai déjà évoqué l’action médicale menée depuis longtemps en Afghanistan. Retenez seulement ce chiffre : il existe 718 dispensaires dans le pays, alors qu’il n’y en avait que 20 lorsque nous avons commencé à agir ! Ne s’agit-il pas là d’un progrès ? Si ! Est-il suffisant ? Non !
Dès lors, que devons nous faire ? Nous retirer ?
M. Didier Boulaud. Ce n’est pas ce que nous avons proposé !
M. Bernard Kouchner, ministre. Je vous assure que, parmi ceux que vous avez cités, personne, en dehors des talibans, n’en serait satisfait !
Il faut changer de stratégie, et nous nous y efforçons.
M. Didier Boulaud. Pas du tout !
M. Bernard Kouchner, ministre. Vingt-cinq pays européens se trouvent engagés en Afghanistan ! Nous y assistons non pas à une poursuite de l’américanisation des forces de l’OTAN, comme vous l’avez affirmé, mais, au contraire, à leur européanisation.
Vous souhaitez que les opérations soient dirigées par des structures civiles, politiques ? Mais nous tenons nos consignes du Conseil de sécurité des Nations unies ! Existe-il une instance plus légitime ? Peut-être, mais alors il faut la trouver !
Sur le plan militaire, c’est effectivement l’OTAN qui dirige les opérations. Mais qui lui a demandé d’agir ? C’est nous ! Et le Conseil de sécurité, en 2003 et en 2005, non seulement lui a donné un mandat, mais l’a fait avec l’accord et des Russes et des Chinois, parce qu’un commandement était nécessaire.
Cette structure est insuffisante, l’organisation imparfaite, la coordination défaillante ? Certes ! Nous souhaitons d'ailleurs qu’un commandement commun soit institué, qui unifie l’opération Enduring freedom et la FIAS. Mais combien de temps faudra-t-il pour instituer cette structure ?
Croyez-moi, mesdames, messieurs les sénateurs : une concertation approfondie a été lancée à ce sujet dans l’Union européenne, et le ministère des affaires étrangères français y prend toute sa part. Nous discutons en particulier avec nos amis Anglais, qui ont déployé 8 500 hommes en Afghanistan, où ils ont déjà consenti des sacrifices considérables, avec de nombreux soldats blessés ou même, hélas, tués, comme les nôtres. Nous associons à cette réflexion les Allemands, qui se trouvent présents dans le nord de l’Afghanistan, où ils rencontrent moins de difficultés, ainsi que tous les autres pays européens.
Nous espérons, à l'occasion du changement d’administration aux États-Unis, élaborer le calendrier d’une coopération transatlantique plus efficace, pour définir cette nouvelle stratégie que nous appelons de nos vœux. Et c’est ce que les Afghans nous demandent !
Mesdames, messieurs les sénateurs de l’opposition, M. Hamid Karzaï et son gouvernement n’ont pas votre approbation. Croyez-vous d'ailleurs qu’ils aient le soutien de toute la population afghane ? Il reste que M. Karzaï est le premier président à avoir été élu par les Afghans. Et je rappelle aussi non seulement qu’une assemblée a été élue, mais qu’elle compte 40 % de femmes !
M. Josselin de Rohan, président de la commission des affaires étrangères. C’est mieux qu’ici ! (Sourires.)
M. Bernard Kouchner, ministre. N’est-ce pas un progrès ? Sinon, qu’est-ce qu’un progrès ?
Monsieur le président de la commission, vous avez indiqué tout à l'heure que des avancées patentes avaient été accomplies, même si elles restent absolument insuffisantes pour les villages afghans que nous ne pouvons atteindre.
La semaine dernière, deux médecins afghans de l’OMS qui s’occupaient des vaccinations sont morts. Et qui les a tués ? Les talibans ! Est-ce bien avec ces gens-là que nous devons discuter ? Bien sûr, certains talibans sont peut-être accessibles à la raison, comme ceux dirigés par le mollah Omar, mais de grâce, qui enclenchera, sinon les Afghans, les pourparlers nécessaires avec cette partie de la population ? Nous ? Vous savez que les Anglais l’ont tenté et que cette tâche s’est révélée très ardue…
Localement, les gens se parlent, c’est évident. Dans les familles, dans ce que l’on appelle les clans, il s'agit d’une tradition bien ancrée. Certes, à Kaboul – qui d'ailleurs n’est pas tout l’Afghanistan –, la situation est difficile, mais il existe tout de même un gouvernement et des élections vont être organisées, ce qui n’était pas le cas auparavant !
Il y a donc eu des progrès en Afghanistan, comme l’attestent les six millions d’enfants qui vont à l’école ; je sais que ce chiffre a souvent été mis en avant, mais ne s’agit-il pas là, au moins, et malgré tout, d’une petite marque de succès ? Si ça, ce n’est pas un succès, je me demande vraiment ce que pourrait être, pour nous, un succès en Afghanistan ? Quitter le pays ?
Mesdames, messieurs les sénateurs, il y aurait mille réponses techniques à adresser à vos questions. Comme notre débat en serait excessivement allongé, nous devrons nous en passer, mais je reste à votre disposition. Nous avons d'ailleurs créé un groupe de suivi pour les parlementaires qui s’intéressent à l’Afghanistan, et nous les rencontrons une fois par mois. Je serai très heureux de vous accueillir au Quai d’Orsay pour maintenir ce contact.
Après vous avoir écouté avec soin, je pourrais reprendre à mon compte l’immense majorité de vos observations. Oui, nous savons quelle est la situation en Afghanistan. Oui, il ne s’agit pas d’un pays parfait. D'ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs, il existe un très beau livre, que je vous recommande, qui s’intitule Afghanistan, le royaume de l’insolence. Ce pays n’a jamais été soumis : qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, c’est la réalité ! En tout cas, si nous partons, une chose est sûre : ce sera une belle victoire pour les talibans ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UC-UDF, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le ministre de la défense.
M. Hervé Morin, ministre de la défense. Mesdames, messieurs les sénateurs, je répondrai brièvement à quelques-unes de vos interrogations.
Monsieur de Rohan, vous avez souligné que des moyens militaires supplémentaires étaient nécessaires, et M. Boulaud s’est lui-même interrogé à ce sujet. Je vous le rappelle, à la suite du drame que nous avons vécu le 18 août dernier, nous avons décidé de renforcer notre dispositif, en le dotant d’un Caracal ou EC725 – cet hélicoptère extrêmement performant –, de deux Gazelles d’observation, d’une section de mortier de 120 millimètres, d’un détachement de drones SDTI – système de drone tactique intérimaire – et de moyens d’écoute, le tout représentant environ cent soldats, car, naturellement, des hommes sont nécessaires pour servir l’ensemble de ces équipements.
Toutefois, j’y insiste, nous aurons beau nous doter de toujours plus de technologie, celle-ci ne permettra pas d’éviter les scénarios du type de celui qui s’est produit le 18 août dernier. D'ailleurs, si nous voulions nous lancer dans un décompte macabre, nous pourrions constater que les États-Unis, qui réalisent à eux seuls 50 % de la dépense militaire mondiale et qui disposent de tous les moyens technologiques possibles et imaginables, ont perdu près de 600 hommes en Afghanistan depuis 2001.
Quand les talibans sont cachés dans la montagne, personne, même avec les moyens technologiques les plus élaborés, ne peut fournir les informations qui permettraient de les localiser. En la matière, vous vous en doutez, le risque zéro n’existe pas !
Par ailleurs, nous avons réalisé une série d’achats d’urgence opérationnelle, pour un montant total d’environ 50 millions d’euros. Comme j’ai déjà eu le plaisir de l’annoncer devant la commission que vous présidez, monsieur de Rohan, nous avons acquis des protections individuelles et collectives, les fameux « tourelleaux téléopérés » des VAB, les véhicules de l’avant blindés, des cabines blindées pour les camions, des gilets pare-balle de type S4, ainsi que les équipements de combat individuels que vous évoquiez.
Nous déploierons probablement bientôt sur place le programme FELIN, c'est-à-dire fantassin à équipements et liaisons intégrés, augmenterons nos capacités de combat de nuit et améliorerons l’interopérabilité avec les Alliés.
Enfin, nous avons doté nos forces de protections individuelles et collectives supplémentaires, avec des kits de surprotection, ainsi que de pointeurs laser pour mitrailleuses.
En un mot, nous avons prévu une série de moyens complémentaires destinés à permettre à nos soldats d’agir dans les meilleures conditions possibles.
Toutefois, sur un terrain de ce genre, nos soldats peuvent tomber dans de véritables traquenards, pour reprendre le mot très juste de M. Baylet. Aussi, je le répète, même si nous mettons tous les moyens en œuvre et même si, bien sûr, nous devons faire preuve de toute la prudence requise, rien ne nous permettra de garantir une opération sans risque.
Madame Demessine, vous nous demandez de « faire toute la vérité » sur cette affaire. Mais la vérité, nous l’avons dite et répétée ! Nous avons décrit en détail les opérations, nous avons mené une analyse extrêmement précise des événements des 18 et 19 août dernier, nous avons collationné toutes les informations, demandé à chaque soldat de témoigner, diligenté tous les rapports nécessaires, pris toutes les décisions pour tenter de reconstituer au mieux le scénario exact de ce qui s’est passé.
Malheureusement, nous avons eu droit à toutes les rumeurs, et cela pour une seule et bonne raison : les talibans savent qu’ils ne peuvent gagner cette guerre, même s’ils ont la possibilité de nous porter de durs coups, mais qu’ils ont une chance de remporter la guerre de l’opinion publique. La faiblesse de l’opinion publique occidentale est une réalité, et c’est sur ce terrain qu’ils essaient de nous mettre en difficulté.
Qu’on cesse donc de considérer la moindre rumeur propagée sur Internet comme une réalité avérée !
Il n’y a aucune raison que l’état-major des armées et le ministère de la défense cachent quoi que ce soit : nous avons dit la vérité, toute la vérité, afin de pouvoir, nous aussi, tirer les conséquences qui s’imposaient. J’assure à la Haute Assemblée que nous n’avons absolument rien caché. Les seuls éléments que j’ai dissimulés sont ceux qui relevaient de l’intimité des familles et que celles-ci m’avaient demandé de garder par-devers moi