M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. La commission est tout à fait défavorable à cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Au cours de ses travaux et dans son rapport, la commission s'est longuement interrogée sur la constitutionnalité du texte, en particulier sur quatre points.
Sur les deux premiers, la conformité à la Constitution est claire et sans contradiction possible.
Nous nous sommes tout d'abord interrogés sur la nature de l'autorité appelée à prononcer la mesure. À cet égard, la commission des lois proposera de transformer la commission régionale et la commission nationale de la rétention de sûreté en juridictions. Comme vous pouvez le constater, mes chers collègues, nous prenons toutes les précautions nécessaires en vue de respecter l'article 66 de la Constitution, qui dispose que l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle.
Nous nous sommes ensuite interrogés sur la proportionnalité de la mesure par rapport à l'objectif poursuivi.
Nous avons constaté que le projet de loi prenait toute une série de précautions. La rétention de sûreté n'est en effet que l'ultime recours, puisqu'elle n'est applicable que si les obligations résultant de l'inscription au FIJAIS, le fichier judiciaire national automatisé des infractions sexuelles et violentes, de l'injonction de soin, du placement sous surveillance électronique mobile apparaissent insuffisantes. En outre, il existe diverses possibilités de réexamen du maintien en rétention de sûreté : ainsi, il est prévu non seulement une procédure de révision systématique de la situation de la personne chaque année, mais également la faculté pour l'intéressé de demander tous les trois mois qu'il soit mis un terme à cette mesure.
Il me semble donc que, sur ces deux premiers points, la constitutionnalité n'est pas discutable.
Il n'en est pas de même, je le reconnais, des deux autres points, à savoir la justification de la privation de liberté, autrement dit la référence faite à une décision de Cour d'assises, et les modalités d'application de la disposition dans le temps, pour lesquels des problèmes constitutionnels se posent indiscutablement.
Pour ma part, contrairement à M. Yung ou à Mme le garde des sceaux, je ne me prononcerai pas de façon catégorique sur la nature de mesure de sûreté ou, sinon de peine du moins de mesure prise en considération de la personne et présentant le caractère d'une sanction, car j'avoue mon humble ignorance à cet égard. Le Conseil constitutionnel aura certainement à se prononcer sur ce point. Toujours est-il que cette question a été largement évoquée en commission et que l'examen des amendements nous donnera l'occasion d'en débattre à nouveau.
Je voudrais quand même émettre une hypothèse : supposons que le Conseil constitutionnel, s'il est saisi - je pense qu'il le sera -, considère qu'il s'agit d'une mesure assimilable à une peine et non à une mesure de sûreté. Est-il pour autant inutile d'en débattre dans cette enceinte ? Je ne le pense pas.
J'en veux pour preuve que la commission des lois propose une série d'alternatives, qui n'ont pas encore été supprimées par le sous-amendement n° 78 rectifié ter de M. Portelli prévoyant que, en cas de manquement aux obligations de la surveillance judiciaire, outre la possibilité qui existe déjà dans le projet de loi, la personne est susceptible d'être placée en rétention de sûreté.
La commission propose également d'adapter ce dispositif aux personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité. Cette mesure n'est pas symbolique, puisqu'elle concerne actuellement 500 à 600 personnes dans les prisons françaises. Pour ceux qui ne sont condamnés, si je puis m'exprimer ainsi, qu'à quinze ans ou à une peine de réclusion criminelle d'une durée égale ou supérieure à quinze ans, la commission propose un renforcement des conditions de la surveillance judiciaire, notamment par l'assignation à résidence, disposition qui n'a pas été supprimée par les amendements votés ce matin en commission.
Comme vous pouvez le voir, les problèmes d'inconstitutionnalité ont été évoqués, étudiés, examinés. Nous savons que certaines difficultés ont été levées et que d'autres demeurent, mais tout l'intérêt du débat sera de continuer à approfondir cette question. C'est pourquoi cela vaut largement la peine de poursuivre notre discussion.
M. Christian Cointat. Très bien !
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Rachida Dati, garde des sceaux. Je demande naturellement au Sénat de rejeter cette motion.
J'ai eu l'occasion de le rappeler, la rétention de sûreté n'est pas une peine. Comme son nom l'indique, c'est une mesure de sûreté.
Vous nous dites, monsieur Yung, que, dès lors qu'il y a privation de liberté, il y a peine. La peine ou la sanction consiste dans le fait de punir en réponse à un comportement coupable. La mesure de sûreté a pour vocation de prévenir la récidive.
La Cour constitutionnelle allemande l'a très clairement dit à propos de la détention-sûreté dans sa décision du 5 février 2004. La détention à titre de mesure de sûreté n'a pas pour but, contrairement à la peine, de réprimer une faute commise, mais de protéger l'ordre public contre l'auteur. Ce n'est pas la faute pénale, mais la dangerosité dont l'auteur a fait preuve qui détermine le prononcé de la détention-sûreté.
Je l'ai indiqué tout à l'heure, il existe des cas de privation de liberté qui ne sont pas des peines : il en est ainsi de l'hospitalisation d'office, qui dure tant que la dangerosité est avérée ; la détention provisoire n'est pas non plus une peine, car la présomption d'innocence s'applique jusqu'à la condamnation définitive.
La rétention de sûreté est une mesure nécessaire, proportionnée et strictement encadrée comme les modalités qui sont décrites et disposées dans le texte. Elle intervient à l'issue d'une procédure en plusieurs étapes qui garantit parfaitement les droits des personnes concernées. Elle procède à la conciliation entre, d'une part, la liberté individuelle et, d'autre part, le droit de tous nos concitoyens d'être protégés par l'État.
Le Conseil constitutionnel le rappelle dans chacune de ses décisions sur ces questions : il appartient précisément au législateur d'assurer cette conciliation.
Nous parlons de criminels condamnés lourdement pour des actes d'une extrême gravité en lien avec un trouble aigu de la personnalité, de criminels qui n'ont pas encore surmonté ce trouble et dont le potentiel d'un passage à l'acte criminel est par conséquent très élevé. Ces criminels recommenceront s'ils sont remis en liberté avant que la cause de leur dangerosité ait été traitée.
Il s'agit donc d'user à leur égard d'une rigueur strictement nécessaire afin de leur éviter une nouvelle condamnation encore plus lourde et d'exposer de nouvelles victimes à un très probable passage à l'acte.
La déclaration d'irresponsabilité respecte le procès équitable. La chambre de l'instruction statuera non pas sur la responsabilité, mais sur l'existence de charges suffisantes. C'est radicalement différent.
Le texte prévoit clairement les droits de la défense de la personne qui comparaît. À chaque fois qu'une personne sera en état de se défendre et qu'elle demandera à venir, sa présence sera obligatoire. Si elle n'est pas en état de se défendre, elle sera représentée par un avocat.
M. le président. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Nous voterons la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité défendue par nos collègues du groupe socialiste. Mais je voudrais expliquer pourquoi, même si ce fait n'est pas très surprenant.
Bien sûr, nous sommes dans l'urgence. Bien sûr, vous voulez absolument obtenir votre loi, madame le garde des sceaux. Tout cela, nous le savons. Mais cela ne justifie pas de jouer sur les mots et d'essayer de passer allègrement d'un concept à l'autre afin de prouver qu'on est dans son bon droit.
La rétention de sûreté constitue à n'en pas douter une peine, même si vous affirmez qu'il s'agit d'une mesure de sûreté. Mais vous pouvez toujours le dire ...
Certes, l'objectif est de prévenir la récidive, comme ce fut le cas avec le bracelet électronique, par exemple. Mais cette fois-ci, la mesure qui est proposée va beaucoup plus loin, puisqu'elle consiste en une privation totale de liberté, pour une durée qui pourrait bien être indéterminée et pour une infraction qui n'existe pas.
Ces éléments semblent permettre de caractériser la rétention de sûreté comme étant une sanction ; il est d'ailleurs prévu que les personnes retenues disposeront des mêmes droits que les détenus. Même vous, monsieur le rapporteur, qui hésitez sur les caractéristiques, vous avez affirmé hier soir sur la chaîne Public Sénat qu'enfermer, peut-être à vie, une personne constituait a priori une sanction.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. En effet !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Une sanction d'un acte qui pourrait être commis.
Par conséquent, cette mesure de rétention de sûreté viole le principe de légalité des délits et des peines et le principe de proportionnalité, prévus par l'article VIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Décider de l'application immédiate de la rétention de sûreté aux personnes condamnées avant l'entrée en vigueur de la loi viole manifestement le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère. On peut toujours le nier, mais c'est un fait !
Quand bien même la rétention de sûreté serait une mesure de sûreté - faisons mine d'accepter ce tour de passe-passe -, il n'en demeure pas moins que le Gouvernement a sciemment interprété la décision du Conseil constitutionnel du 8 décembre 2005 dans un sens qui l'arrange. Si le Conseil a validé la rétroactivité en matière de surveillance judiciaire, ce fut pour des raisons bien précises, notamment parce que « la surveillance judiciaire est limitée à la durée des réductions de peine dont bénéficie le condamné ; qu'elle constitue ainsi une modalité d'exécution de la peine qui a été prononcée par la juridiction de jugement ». Par conséquent, vous procédez à une interprétation !
Le Gouvernement n'a retenu que le considérant suivant précisant que la surveillance judiciaire « repose non sur la culpabilité du condamné, mais sur sa dangerosité », et il a oublié que la surveillance judiciaire est « une modalité d'exécution de la peine qui a été prononcée par la juridiction de jugement ». Ce n'est pas acceptable ! Le Gouvernement écarte ainsi délibérément les motivations de fond du Conseil constitutionnel.
Il y a bien sûr l'hospitalisation d'office, mais ce n'est pas une décision de justice. Globalement, c'est au législateur, représentant du peuple, de prendre ses responsabilités. C'est à lui de décider que toute personne qui présente un certain nombre de caractéristiques, psychiatriques ou autres - mais on ne sait pas trop bien lesquelles -, doit être enfermé dans un établissement x ou y par l'autorité administrative.
Enfin, la rétention de sûreté applicable à des condamnés dangereux ne correspond à aucune exception admise par l'article 5 de la Convention européenne des droits de d'homme.
Madame le garde des sceaux, vous avez cru bon de citer les attentats du 11 septembre, déclarant que, sans ces derniers, le mandat d'arrêt international n'aurait pas vu le jour. Nous avons en effet le devoir de légiférer quand il se passe des choses graves, mais comparaison n'est pas toujours raison.
Je citerai Guantanamo et les nombreux centres externalisés des Américains sur des territoires où leurs lois ne s'appliquent pas. Les attentats du 11 septembre ne justifiaient pas les traitements infligés à ceux qui sont détenus dans de tels centres. Comme vous le voyez, comparaison n'est pas toujours raison ; mais, quand on fait un parallélisme, il faut aller jusqu'au bout.
Que l'on prenne des mesures à la suite des attentats du 11 septembre et des actes de terrorisme, qui pourrait le contester ? Que l'on prenne des dispositions quand des crimes odieux sont commis et que l'on n'a pas su comment les prévenir, qui pourrait le contester ? Mais d'analogies en parallélismes en passant par les comparaisons qui n'en sont pas, on arrive à justifier l'injustifiable.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 51, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n'est pas adoptée.)
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par Mmes Borvo Cohen-Seat, Mathon-Poinat, Assassi et les membres du groupe Communiste Républicain et Citoyen, d'une motion n° 83, tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental, adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence (n° 158, 2007-2008).
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Josiane Mathon-Poinat, auteur de la motion.
Mme Josiane Mathon-Poinat. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, ce projet de loi traite de deux situations très différentes sur le plan juridique : d'une part, des mesures envisagées pour prévenir la récidive de certains criminels condamnés pour des actes particulièrement graves, et qui ont purgé leur peine ; d'autre part, de la manière dont est constatée l'irresponsabilité pour cause de trouble mental des auteurs d'actes graves, mais qui, par hypothèse, ne pourront faire l'objet d'une condamnation pénale.
Le point commun de ces deux situations est la référence au concept de dangerosité, concept sur lequel je voudrais revenir quelques instants.
Si l'on suit à la lettre ce projet de loi, la dangerosité serait une nouvelle qualification qui s'attache aux personnes en cause, mais qui conduirait à la récidive dans le premier cas, à la rechute d'un épisode malheureux de la maladie mentale dans le second cas.
Introduire un nouveau concept au coeur de la procédure pénale est une décision grave et lourde de sens. Cela nécessite que cette notion soit rigoureusement définie et corresponde à une réalité sociale objective.
Force est de constater que le projet de loi que nous examinons aujourd'hui ne s'embarrasse pas de ces précautions. D'après la Commission nationale consultative des droits de l'homme, maintes fois citée, le concept de dangerosité qui nous est présenté n'est qu'une notion émotionnelle dénuée de fondement scientifique.
En effet, le système judiciaire français se fonde sur un fait prouvé et non sur la prédiction aléatoire d'un comportement futur. Or le texte que nous examinons fait reposer la décision du juge non plus sur le constat d'une infraction commise, mais sur un diagnostic psychiatrique de dangerosité, sur une prédisposition innée ou acquise à commettre des crimes.
Il y a derrière cela une philosophie de pacotille qui consiste à penser que les crimes sont non pas des faits sociaux, mais le fruit de différences naturelles : certains seraient prédisposés génétiquement à être pédophiles ou délinquants. Pour eux, nul besoin de justice. Il n'est besoin que de répression et de relégation au ban de la société.
Nous ne pouvons tolérer la mise en place de mesures restrictives de liberté sur une base aussi incertaine. La doctrine sous-jacente de ce projet de loi est que la peine doit non pas seulement sanctionner le crime commis, mais aussi empêcher « ceux qui pourraient être commis à l'avenir » par des individus dont on pense « qu'ils continueront de commettre des crimes abominables ».
Or, de nombreux travaux attestent du caractère extrêmement aléatoire de la prédiction du comportement futur. Que l'évaluation de la dangerosité soit réalisée par un ou deux experts n'apporte pas davantage de garantie scientifique.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. C'est bien vrai !
Mme Josiane Mathon-Poinat. D'autant que l'état de dangerosité n'est pas définitif. Beaucoup d'études démontrent que la dangerosité n'existe pas isolément d'un contexte et d'une situation. Madame le garde des sceaux, croyez-vous réellement que l'on puisse condamner sur anticipation ?
Pour rassurer le législateur, et sans doute aussi M. le rapporteur, l'exposé des motifs indique que plusieurs pays, dont les Pays-Bas, « disposent déjà de dispositifs comparables ».
Cette référence au droit comparé est hors de propos. Les systèmes européens étrangers auxquels il est fait référence fonctionnent sur des principes très différents.
Aux Pays-Bas, le placement peut intervenir lorsque la personne a été déclarée irresponsable pénalement ou partiellement irresponsable. Ce placement est dès lors mis en oeuvre en substitution à la peine. Il en est de même en Belgique, où l'internement a lieu en substitution de la peine.
Or, dans votre projet de loi, le placement intervient après que le coupable a purgé sa peine, sans précision de la durée de ce placement.
En Allemagne, il existe, certes, un système de rétention-sûreté après la peine, issu de l'époque hitlérienne.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Non, c'était avant !
Mme Josiane Mathon-Poinat. Je souligne néanmoins que le système pénal allemand est beaucoup moins répressif que le système français au regard de la durée des peines prononcées et que la mesure de rétention ne peut être prononcée qu'en cas de multiplicité d'infractions ou d'antécédents pénaux.
En matière de comparaison internationale, l'exposé des motifs du projet de loi aurait dû faire mention du dispositif actuellement en vigueur en Russie, qui fonctionne selon une articulation comparable à celle du texte qui nous est soumis, c'est-à-dire qu'il permet de mettre à l'écart, sans peine, toute personne présentant une dangerosité sociale, notamment politique.
Le projet de loi que nous examinons n'est donc pas une harmonisation avec la législation européenne. Il s'agit d'un texte extrêmement répressif et stigmatisant. Comment, en effet, ne pas s'inquiéter du lien sous-jacent entre dangerosité et maladie mentale au coeur de ce projet de loi ?
Ce texte assimile les malades mentaux à des délinquants potentiels. Or il est important de rappeler qu'une large majorité des malades mentaux n'est pas dangereuse.
En intégrant dans le même texte mesures de sûreté pour les personnes les plus dangereuses et révision de la procédure pénale pour les irresponsables mentaux, le projet de loi n'atténue pas cette confusion.
Le risque de stigmatisation qui en résulte met à mal l'intégration dans la société de la personne atteinte de maladie mentale et est attentatoire à sa dignité.
De plus, il existe une loi de 1990 qui permet d'interner, donc de retenir administrativement, les malades mentaux, criminels ou pas, même préventivement, en dehors de toute conduite délictueuse ou criminelle, puisqu'ils sont un danger présumé pour eux-mêmes et pas seulement pour autrui.
En conséquence, à quoi bon prévoir une hybridation juridico-administrative pour une catégorie particulière, celle des condamnés à la peine de quinze ans au moins ?
Il n'est pas établi à ce jour d'équivalence certaine entre la dangerosité psychiatrique et la dangerosité criminologique.
Le projet de loi prévoit que cette dangerosité sera appréciée par la commission pluridisciplinaire. Or un médecin psychiatre n'a aucune compétence particulière pour apprécier une dangerosité criminologique ou sociale. Confier une telle mission à l'expert procède d'une dangereuse confusion entre maladie mentale et délinquance.
Les exemples étrangers néerlandais et allemands, auxquels le Gouvernement se réfère pour justifier son texte, démontrent que la question de l'évaluation de la dangerosité est pourtant déterminante.
En effet, aux Pays-Bas un centre d'évaluation est chargé de déterminer l'existence éventuelle d'un trouble mental et d'évaluer une probable dangerosité, ainsi que le risque de récidive.
Cette évaluation se déroule sur plusieurs semaines et procède d'une observation pluridisciplinaire et quotidienne de la personne, laquelle est placée dans une situation la plus proche possible de son mode de vie habituel. Cette expertise coûte 1 000 euros par jour et peut durer sept semaines.
De même, en Allemagne, à la suite de modifications ultérieures de la législation, les conditions de l'expertise ont été améliorées. Cette dernière doit être effectuée par des spécialistes soumis à une formation continue, et les experts ainsi formés utilisent des méthodes d'évaluation avec élaboration de grilles d'analyses, de manière à homogénéiser les critères d'appréciation.
L'expertise se déroule sur deux entretiens d'une durée totale de quatre à six heures et coûte 4 000 euros.
Or ici, contrairement aux pays précités, le texte ne prévoit aucune garantie sur la procédure d'évaluation de la dangerosité. Ce projet de loi contredit les professionnels de la santé mentale, sans tenir compte d'aucune de leurs objections et propositions.
Nous savons que le système pénal français manque cruellement de médecins réellement formés à l'expertise et que les médecins aujourd'hui inscrits sur les listes des cours d'appel ne font pas l'objet d'évaluation particulière quant à leurs compétences.
Pourtant, dans un rapport d'information sur les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses de 2006, Philippe Goujon et Charles Gautier préconisaient de renforcer le dispositif d'expertise français en créant des centres d'expertise pluridisciplinaire où la personne pourrait être observée pendant plusieurs jours.
Visiblement, le projet de loi ne s'embarrasse pas d'une telle garantie. Pourtant, madame le garde des sceaux, vous avez évoqué ce rapport tout à l'heure.
Par ailleurs, l'adoption du principe de dangerosité va avoir de graves conséquences sur les principes qui sont au fondement même de notre système judiciaire.
Aujourd'hui, un seuil est franchi puisque le texte abolit le principe même de la présomption d'innocence, la présomption de dangerosité suffisant à incarcérer un individu alors même qu'il n'a pas commis de crime, sinon celui pour lequel il a déjà purgé une peine.
Avec ce texte, le lien entre l'infraction commise et la sanction est tout simplement supprimé. Le fantasme remplace les faits. Cette « justice de sûreté » contredit notre justice de responsabilité, mettant à mal le principe même de la responsabilité pénale.
Le dispositif prévu procède d'une philosophie de l'enfermement manifestement contraire à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui proscrit toute forme de détention hors les cas prévus par l'article 5.
La logique d'enfermement est, en fait, très clairement revendiquée par le projet de loi puisqu'il est précisé que « pendant cette rétention, la personne bénéficiera de droits similaires à ceux des détenus, en matière notamment de visites, de correspondances ».
En réalité, ce projet de loi s'inscrit dans la culture du « risque zéro » qui, sous prétexte de lutter contre la récidive, impose depuis plusieurs années des législations de plus en plus répressives et attentatoires aux libertés publiques.
Avec une telle loi, quelle perspective auront les condamnés ? Ils ne sauront qu'à l'issue de leur peine si leur incarcération sera poursuivie, sans qu'ils ne sachent pourquoi et pour combien de temps. Dans ce cadre, comment mener une politique de réinsertion de ces personnes ?
L'état désastreux des services psychiatriques des prisons réduit le plus souvent le rôle des personnels soignants à la distribution de médicaments, en particuliers de substitution. Ils ne peuvent assurer un accompagnement des personnes malades.
Nous l'avons dit dans notre intervention générale et nous le répéterons, les prisons françaises sont un milieu pathogène. Ce texte de loi ne fera qu'amplifier ce constat dramatique.
En somme, ce projet de loi, en se fondant sur une notion totalement subjective et stigmatisante, laisse place à l'arbitraire le plus total au lieu de s'inscrire dans une perspective d'accompagnement et de thérapie. Il n'est d'aucune utilité pour des personnes peu ou prou soignées, en rupture de suivi de traitement.
Une fois de plus, le Gouvernement fait le choix du « tout répressif » et de la relégation, et ne répond pas aux drames et à la misère des prisons et des hôpitaux psychiatriques. Comme dans le cas des précédentes lois répressives, il n'est pas envisagé de porter la réflexion sur les dispositifs d'insertion et de probation.
Dès lors, plusieurs interrogations s'imposent. Pourquoi ne pas entamer un suivi médico-social effectif dès le début de l'incarcération et attendre la fin de la peine pour mettre en oeuvre un suivi consistant ? Pourquoi ne pas envisager de placer la personne condamnée dans un centre socio-médico-judiciaire dès le début de la peine ?
Tant qu'on ne s'occupera du devenir des condamnés qu'à leur sortie de prison, le temps de détention demeurera, je le crains, un temps mort ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Mme Josiane Mathon-Poinat nous propose de considérer qu'il n'y a pas lieu de délibérer. C'est donc qu'il n'y aurait pas de problème !
Or le problème - chacun le reconnaît - est évident, tout comme l'est également le vide juridique. J'ai cité tout à l'heure des directeurs de prison et les personnels de l'administration pénitentiaire, les médecins et les psychiatres. Tous reconnaissent que, dans chacun des établissements, quelques personnes poseraient des problèmes de sécurité tout à fait sensibles si elles étaient remises en liberté à l'issue de leur peine. Le problème existe donc.
J'ajoute qu'il y a bien des points sur lesquels je rejoins ma collègue, notamment en ce qui concerne l'évaluation de la dangerosité.
À cet égard, notre pays accuse un retard assez considérable par rapport à de très nombreux pays voisins. Or ce projet de loi et les amendements déposés par la commission des lois devraient justement, à mon avis, nous permettre de rattraper ce retard.
En effet, nous proposons qu'il y ait une réelle évaluation pluridisciplinaire. Cette dernière ne pourra pas être effectuée par la commission pluridisciplinaire, qui est une commission administrative. Il ne suffit pas de la baptiser « pluridisciplinaire » pour que l'évaluation soit effectivement pluridisciplinaire !
C'est la raison pour laquelle nous proposons que le Centre national d'observation - il est situé aujourd'hui à Fresnes, mais il pourra être implanté ailleurs demain - fasse réaliser une véritable étude pluridisciplinaire par des psychiatres, des médecins, des travailleurs sociaux, des sociologues, des juristes, des personnels pénitentiaires, et ce pendant une durée déterminée.
Nous avons proposé de fixer ce délai à six semaines et, à la demande de notre collègue Robert Badinter, nous avons précisé que ces six semaines étaient un minimum.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je suis d'accord avec vous sur ce point !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Il y aura donc un temps d'observation.
Vous nous opposez, madame la sénatrice, le coût de ces initiatives. De telles critiques ne sont pas systématiquement justifiées.
Je rappelle que le budget de la justice est celui qui a évolué le plus entre 2002 et 2007 puisqu'il a augmenté de 38 %. Il est également celui qui a progressé le plus lors de la dernière loi de finances.
En outre, des structures comme les centres éducatifs fermés et les établissements pénitentiaires pour mineurs ont un prix de journée tout à fait comparable à celui que vous évoquiez voilà un instant.
Mme Josiane Mathon-Poinat. Ce n'est pas dans ce sens que je l'ai exprimé !
M. Jean-René Lecerf, rapporteur. Nous voulons mettre en oeuvre cette évaluation parce qu'il y a un véritable besoin. Nous voulons faire en sorte que la dangerosité qui, aujourd'hui, en France, est appréhendée d'une façon que je qualifierai d'artisanale, le soit de manière plus fiable et professionnelle.
Pour cela, il faut une évaluation pluridisciplinaire, que nous mettons en place. Mais il faudra certainement que cette évaluation clinique soit couplée avec une évaluation statistique ou une évaluation aidée par des références actuarielles.
Ces deux évaluations nous permettront non pas d'atteindre la certitude, car en cette matière le risque zéro n'existe pas - sur ce point, je vous rejoins, madame Mathon-Poinat -, mais d'approcher une estimation convenable de la dangerosité.
Nombre d'aspects de ce texte rejoignent les préoccupations qui sont les vôtres, madame la sénatrice, et c'est quasiment pour vous être agréable que je me prononce contre cette motion tendant à opposer la question préalable !
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 83, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
(La motion n'est pas adoptée.)
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi, par MM. Collombat, Badinter, Frimat, C. Gautier, Mermaz, Peyronnet, Sueur et Yung, Mme Boumediene-Thiery et les membres du groupe Socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n° 50 tendant au renvoi à la commission.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale le projet de loi (n° 158, 2007-2008), adopté par l'Assemblée nationale, après déclaration d'urgence, relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Pierre-Yves Collombat, auteur de la motion.
M. Pierre-Yves Collombat. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, M. le rapporteur vient de nous dire qu'il convient de continuer à délibérer. Je suis tout à fait d'accord avec lui !
Je souhaite néanmoins le renvoi du texte à la commission des lois, car, à mon avis, malgré tous les efforts qui ont été faits, cinq questions essentielles ont été contournées.
Première question : faut-il continuer à légiférer « hors sol », autrement dit sans avoir les moyens d'appliquer correctement ce que l'on vote ?
La lecture tant du dernier rapport de la commission d'analyse et de suivi de la récidive que du rapport de Jean-René Lecerf est édifiante.
La commission de suivi relève que les moyens de l'application effective des précédentes lois manquent. Ainsi, l'injonction de soin stagne faute de psychiatres et de thérapeutes formés au traitement de la délinquance sexuelle.
« L'évaluation de la dangerosité est aujourd'hui très insuffisante en France », souligne M. le rapporteur. Il note également « les grandes insuffisances du système français », conclusion confirmée par le professeur Jean-Louis Senon, lors de son audition devant la commission des lois.
La commission de suivi regrette qu'aucune évaluation des mesures de sûreté mises en place depuis la loi Perben II n'ait été faite : la notion de « dangerosité avérée à la sortie de prison [...] n'est pas encore bien définie par les praticiens, qu'ils soient experts, personnels pénitentiaires ou mêmes juges d'application des peines. »
Pour M. le rapporteur, le Centre national d'observation de Fresnes, élément central du dispositif, ne dispose ni d'une méthodologie d'évaluation suffisante en matière de dangerosité ni des moyens matériels nécessaires à la mission qui lui sera assignée.
Selon Jean-Louis Senon, pas plus de trois ou quatre équipes seulement sont susceptibles, en France, de traiter les délinquants sexuels présentant des troubles de la personnalité ou du comportement. On est loin du dispositif québécois avec le centre Pinel de Montréal, les institutions carcérales disposant de moyens spécialisés, et avec le regroupement des intervenants en matière d'agression sexuelle, le RIMAS, réseau d'institutions, de psychiatres, de psychologues et de criminologues.
J'en viens à la deuxième question.
Jusqu'à présent, lutte contre la récidive, particulièrement en matière sexuelle, a surtout signifié alourdissement des peines et simplification des procédures. Depuis quelques années s'y sont ajoutées les mesures dites de sûreté que renforce considérablement le présent projet de loi. Comment ces deux approches s'articulent-elles ? On ne le sait pas.
Les législations pénales forment système et l'on ne peut se contenter d'importer des dispositifs de sûreté allemands ou canadiens en oubliant que, dans ces pays, les peines, notamment pour délits sexuels, y sont bien moins élevées qu'en France.
Ainsi, une personne coupable d'inceste sera condamnée à quatre ans de réclusion en Allemagne et à douze ans en France.
Selon Xavier Lameyre, « dès 1990, sur le vieux continent, notre pays est celui qui condamnait à la prison le plus fréquemment et le plus longuement les auteurs de viol ».
Selon les statistiques du Conseil de l'Europe, au 1er septembre 2005, la part des détenus condamnés pour une peine égale ou supérieure à dix ans, hors perpétuité, est plus élevée en France - 21,5 % - que dans la plupart des autres pays de l'Union européenne, particulièrement ceux qui pratiquent les mesures de sûreté : 1,6 % en Allemagne, 4,9 % aux Pays-Bas, 7,6 % en Angleterre et au Pays de Galles.
Peut-on sérieusement continuer à empiler les dispositifs répressifs sans se poser la question de leur efficacité et de leur articulation ? Peut-on se satisfaire de voir la France conjuguer les pénalités à durée déterminée les plus lourdes, les peines incompressibles les plus longues, la détention à perpétuité avec l'équivalent des peines à durée indéterminée des Anglo-Saxons ?
Troisième question : la « rétention de sûreté » peut-elle trouver sa place dans notre code pénal ?
En France, à ce jour, une condamnation pénale résulte obligatoirement de trois catégories d'actes : actes intentionnels ayant ou non créé un dommage ; actes non intentionnels ou omission d'obligations ayant créé un dommage, actes préparant manifestement la commission de délits, tel le cas de « l'association de malfaiteurs », par exemple.
La rétention de sûreté, vous le savez, n'entre dans aucun de ces cas : pas d'acte intentionnel ou d'omission d'obligation, pas de préparation d'actes délictueux identifiables, pas de dommages constatables ou de victime ; simplement, une probabilité de récidive, un état de la personnalité.
Qu'on les appelle « peines » ou « mesures de sûreté », les sanctions prononcées par des juridictions pénales sont des peines : peine principale, peines complémentaires, modalités d'application de la peine. Le nouveau code pénal le prévoit expressément, les jurisprudences du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l'homme, de la Cour de cassation le confirment. C'est pourquoi la « surveillance judiciaire » après la libération du condamné n'a pu être étendue, malgré le souhait du Gouvernement, au-delà de la durée des réductions de peine dont il a pu bénéficier.
Surveillance judiciaire, suivi socio-judiciaire, placement sous surveillance électronique mobile sont des modalités d'application de la peine.
Proportionnée à la gravité de l'infraction, la peine a aussi une limite, même si cette dernière peut être celle de la vie du condamné. Sa peine exécutée et les réparations accomplies, l'auteur des faits sort du champ pénal.
Avec la rétention de sûreté, tout se brouille. Étrange chimère, elle tient à la fois de la peine, de la mesure de police et du soin médical.
C'est une peine : elle est, en effet, prononcée par des magistrats et ne s'applique qu'à des personnes par ailleurs lourdement condamnées. Pour être compatible avec l'ordre juridique existant, elle doit obligatoirement être une peine.
Elle ne saurait donc être appliquée rétroactivement.
Si la rétention de sûreté prononcée dans le cadre de l'exécution d'une peine est une peine, celle qui est prononcée après son exécution n'est pas une peine.
« Dès lors qu'un condamné a effectué sa peine, il sort du champ judiciaire », nous a clairement dit le procureur général Jean-Olivier Viout.
Le placement sous surveillance électronique mobile prononcé après l'exécution de la peine ne peut pas non plus être une peine.
Alors, si ce n'est pas une peine, c'est donc une mesure de police trouvant son origine non dans une infraction, mais dans le risque indéfiniment renouvelable qu'une personnalité fait courir à la société ; ce ne peut donc être une peine.
Logique, le procureur général Viout en conclut que la décision relève de l'autorité administrative : des préfets, éventuellement sur proposition du ministère public, mais non du juge. Pour lui, permettre au juge pénal de prononcer des mesures restrictives de liberté indépendamment d'une reconnaissance de culpabilité pénale brouille les rôles puisque le juge rend des décisions de police. Il y voit une rupture avec l'état du droit en vigueur et un retour en arrière.
Ce retour en arrière est encore plus considérable qu'il ne l'imagine, puisque sont ainsi passées par profits et pertes la Déclaration des droits de l'homme et la Convention européenne des droits de l'homme.
Donner à une autorité administrative le pouvoir de priver de liberté, à vie, une personne exempte de maladie mentale et pénalement responsable, telle est la « rétro-novation » apportée par la rétention de sûreté.
Pour ajouter à la confusion, la rétention de sûreté est aussi un traitement médical, socio-médical, socio-médico-judiciaire, on ne sait pas très bien, mais c'est autre chose qu'un enfermement sanction.
Selon le texte, il s'agit de placer « la personne intéressée dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans lequel lui est proposée, de façon permanente, une prise en charge médicale et sociale destinée à permettre la fin de la rétention. ».
Le problème, c'est qu'il n'existe pas vraiment de traitement des troubles de la personnalité ou du comportement. Sur ce point, le consensus des experts est total.
À la différence de la maladie mentale, il n'existe pas de définition incontestable des troubles de la personnalité ou du comportement sexuellement déviant. Les traitements existants procèdent d'un empirisme total et leurs résultats sont aléatoires. C'est particulièrement vrai des personnes visées par le texte qui assument largement leurs comportements et refusent d'en changer.
Le professeur Jean-Louis Senon constate « le désarroi du monde judiciaire comme sanitaire face aux problèmes posés par les personnalités pathologiques de type psychopathique [...] qui ne trouvent pas de réponses sanitaires, pas plus que sociales, éducatives ou pénitentiaires adaptées et qui interpellent la justice par leurs récidives comme par leurs troubles graves du comportement notamment dans les institutions pénitentiaires ».
M. le rapporteur en conclut donc que « les personnes atteintes de troubles graves de la personnalité ne sont pas, en l'état actuel des connaissances, selon une majorité de psychiatres, susceptibles de soins. »
Même au Québec, qui s'est doté depuis longtemps de moyens intellectuels, en personnel et en matériels sans commune mesure avec la France, le pragmatisme, pour ne pas dire le bricolage, est de mise. Les résultats du traitement des délinquants sexuels, en général, n'y sont pas probants et, en ce qui concerne les délinquants sexuels dangereux, ils sont inexistants.
Le centre pénitentiaire de la Macaza avance un taux de réitération des délinquants sexuels traités de 8 %, pour un taux français de 13,5 %. Toutefois, à l'Institut Pinel, nous a été communiqué un taux de 15%.
Selon le criminologue américain Hanson, rien ne prouve que les délinquants sexuels bénéficiant d'une prise en charge récidivent moins que les autres.
Au Québec, seuls deux délinquants sexuels dangereux sur trente-huit ont été remis en liberté, pour cause de vieillesse. C'est le signe que les traitements n'ont eu aucun effet sur eux !
On est loin des espoirs suscités par une imminente révolution des neurosciences.
Peine, la rétention de sûreté n'a pas grand intérêt. Mesure de police, elle n'est pas compatible avec notre ordre juridique. Mesure de soin, son efficacité reste à prouver.
Pour le moins, selon la formule de M. le rapporteur, la rétention de sûreté présente « un caractère très novateur ».
Quatrième question : que signifie mesurer la « dangerosité » ?
Toute la fiabilité du dispositif dépend de celle de l'évaluation de la dangerosité ; or cette dernière est problématique.
« Définir la dangerosité reste [...] une entreprise malaisée tant les approches de cette question sont multiples et parfois contradictoires », nous dit encore M. le rapporteur.
La définition de la dangerosité criminologique posant problème, celle de son évaluation en soulève encore plus, même là où elle est le mieux faite.
Je regrette de ne pas avoir le temps de traiter des méthodologies mises en oeuvre, car c'est dans les détails qu'est le diable.
Je me bornerai à constater que la fameuse « approche pluridisciplinaire » signifie en fait « bricolage avec les moyens du bord ». On prend tous les instruments à sa disposition sans savoir s'il y a cohérence entre eux.
« On est prudents et modestes », nous a dit le directeur du centre Pinel, on ne peut plus conscient des limites de ce que son équipe peut donner.
En effet, je veux attirer votre attention sur le fait que, la dangerosité n'étant pas une grandeur physique, son évaluation résulte d'un calcul de risque.
Cela signifie que le classement dans la catégorie « dangereux » dépend non seulement du niveau de risque accepté mais aussi de l'importance des dégâts potentiels. Il résulte d'un arbitrage entre probabilité de récidive et horreur de ses conséquences.
Ainsi, au Canada, les taux de classements varient de 1 à 5 selon les provinces, ce qui signifie que l'exceptionnel est à géométrie variable.
Cela signifie qu'il n'y a aucune certitude qu'un individu classé dangereux passera réellement à l'acte, ni que celui qui ne l'aura pas été ne récidivera pas.
Selon l'exposé des motifs du projet de loi, la rétention de sûreté ne « pourra s'appliquer que de façon exceptionnelle, dans des cas d'une particulière gravité. Elle ne devrait concerner chaque année qu'une dizaine à une vingtaine de condamnés ». Ce chiffre, ramené à la population, représente le taux québécois, soit 12,3.
Dans le rapport de M. Jean-René Lecerf, cependant, il est question de 58 personnes condamnées, soit cinq fois plus.
En Allemagne, l'équivalent de la rétention de sûreté, qui reste limitée dans le temps, touche 350 personnes, soit un équivalent de 290 personnes pour la France.
Passer de 10 à 60 et de 60 à 300 personnes, c'est changer la nature de la mesure, c'est augmenter de façon exponentielle le risque d'ôter à tort la liberté à quelqu'un et de multiplier les « Outreau silencieux », dont nous nous préoccupions dans cette même assemblée, voilà moins d'un an.
Le directeur du centre Pinel, après nous avoir indiqué que 15 % des délinquants sexuels récidiveraient, nous a posé la vraie question : « Faut-il aussi incarcérer les 85 % qui ne récidivent pas pour faire cesser toute récidive ? »
J'en arrive à ma cinquième et dernière question : en n'acceptant plus les risques de la liberté, à laquelle nous préférons de plus en plus la sécurité, quel type de société construisons-nous ? Pas un totalitarisme au sens classique, même si celui-ci présente bien des affinités avec le désir profond de sécurité qui travaille nos sociétés : l'origine de la législation allemande nous le rappelle. Mais c'est autre chose qui est en train de se jouer.
« Aujourd'hui, disait déjà Michel Foucault, le rapport d'un État à la population se fait essentiellement sous la forme de ce qu'on pourrait appeler ? le pacte de sécurité ?. [...] L'État qui garantit la sécurité est un État obligé d'intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel. Du coup, la loi n'est plus adaptée ; du coup, il faut bien ces espèces d'interventions, dont le caractère exceptionnel, extralégal, ne devra pas apparaître du tout comme signe de l'arbitraire, mais au contraire d'une sollicitude. Ce côté de sollicitude omniprésente, c'est l'aspect sous lequel l'État se présente. C'est cette modalité-là du pouvoir qui se développe [...]. »
Toute la question politique qui nous est posée porte sur le prix à payer - en termes de liberté et de démocratie, d'autonomie personnelle, de sociabilité - pour cette société de sécurité qui se construit sous nos yeux et dont vous nous avez vanté les mérites, madame le garde des sceaux. Totalitarisme mou, d'un genre tout à fait nouveau, où le peuple est à lui-même son propre tyran. Toutes ces questions en suspens valent bien un retour en commission ! Je vous remercie d'y penser. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)