SEANCE DU 12 DECEMBRE 2002
COMMISSION D'ENQUÊTE
SUR LA POLITIQUE NATIONALE DE LUTTE
CONTRE LES DROGUES ILLICITES
Adoption des conclusions
du rapport d'une commission
(Ordre du jour réservé)
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion des conclusion du rapport (n° 89,
2002-2003) de M. Jean-Marc Juilhard, fait au nom de la commission des affaires
sociales, sur la proposition de résolution (n° 348, 2001-2002) de MM. Bernard
Plasait et Henri de Raincourt et les membres du groupe des Républicains et
Indépendants, tendant à la création d'une commission d'enquête sur la politique
nationale de lutte contre les drogues illicites. [Avis n° 82 (2002-2003).]
Dans la discussion générale, la parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Marc Juilhard,
rapporteur de la commission des affaires sociales.
Monsieur le président,
mes chers collègues, nous assistons aujourd'hui à une banalisation de la
consommation de stupéfiants : la consommation régulière de drogues illicites
reste, heureusement, marginale, mais on ne peut qu'être frappé de constater que
l'expérimentation de ces substances concerne une part de plus en plus
importante de la population, en particulier en ce qui concerne le cannabis,
déjà expérimenté par un Français sur cinq.
Face à cette banalisation, la politique nationale de lutte contre les drogues
illicites doit reposer sur trois piliers : un dispositif d'information et de
prévention efficace, une prise en charge sanitaire et sociale des toxicomanes
qui donne à ceux qui en ont la volonté la possibilité de s'engager dans une
démarche de sevrage et, enfin, un dispositif ferme de lutte contre l'usage et
le trafic de stupéfiants.
Ce sont ces trois piliers, et l'action des différents acteurs, non seulement
publics mais aussi associatifs, au regard des trois impératifs de prévention,
de soin et de lutte contre l'usage et le trafic de stupéfiants, qui sont visés
par la proposition de résolution présentée par nos collègues, MM. Bernard
Plasait, Henri de Raincourt et les membres du groupe des Républicains et
Indépendants, tendant à la création d'une commission d'enquête sur la politique
nationale de lutte contre les drogues illicites.
Cette commission d'enquête serait chargée, selon les auteurs de la proposition
de résolution, de dresser un bilan des politiques publiques de lutte contre la
toxicomanie ainsi que des connaissances scientifiques sur la définition des
drogues et leurs effets sur la santé et la sécurité publiques, de manière à
pouvoir définir une politique nationale forte, claire et cohérente de lutte
contre les drogues illicites.
Au-delà des dommages causés aux individus eux-mêmes, le coût social de la
consommation de drogues illicites est considérable. Il est vrai que, de ce
point de vue, la consommation de tabac et d'alcool a des conséquences tout
aussi importantes en termes de santé publique, ce qui pourrait plaider en
faveur d'une extension du champ d'investigation de la commission d'enquête.
La commission des affaires sociales a cependant considéré que, au-delà des
points communs avec les phénomènes de dépendance, les liens qui existent entre
la toxicomanie pure, la délinquance et le trafic organisé justifient une
limitation de la réflexion aux drogues illicites.
La loi du 31 décembre 1970 a fixé un impératif général de prévention dont la
mise en oeuvre incombe normalement à l'Etat. Il se décline en prévention de la
rencontre avec le produit, prévention des abus de consommation et prévention de
la dépendance.
Toutefois, le dispositif de prévention et d'information fait intervenir, en
pratique, un grand nombre d'acteurs et, concernant l'Etat lui-même, une
pluralité de ministères : il exige, à l'évidence, une coordination centrale
forte, qui est assurée par la mission interministérielle de lutte contre la
drogue et la toxicomanie, plus communément appelée la MILDT.
De nombreux rapports ont, ces dernières années, critiqué le fonctionnement de
la MILDT. Pour les résumer, je reprends les termes de notre collègue M. Roland
du Luart, rapporteur spécial, dans son rapport d'information du 16 octobre 2001
: « Si la MILDT ne veut pas demeurer un simple distributeur de crédits, elle se
doit de développer sa capacité de contrôle et d'évaluation sur les actions et
les organismes qu'elle contribue à financer. »
La commission des affaires sociales tient à saluer la nomination du nouveau
président de la MILDT, médecin et homme de terrain, qui devrait donner un
nouvel élan à cette structure. Elle estime cependant qu'il n'est pas inutile
que le Sénat examine les conditions dans lesquelles les améliorations demandées
l'an passé par son rapporteur spécial pourraient être mises en oeuvre.
S'agissant de l'impératif de soins, dont la responsabilité a été confiée aux «
centres de soins spécialisés pour toxicomanes », la commission des affaires
sociales n'ignore pas les interrogations soulevées par la loi du 2 janvier 2002
rénovant l'action sociale et médico-sociale.
Le classement de ces centres de soins spécialisés pour toxicomanes au nombre
des établissements sociaux et médico-sociaux permet assurément une meilleure
planification de l'ouverture de places et une répartition de l'effort sur
l'ensemble du territoire plus pertinente. Ce classement suscite toutefois de
nouvelles questions, concernant, notamment, le transfert du financement de ces
établissements à l'assurance maladie, les conditions de la fixation de leurs
dotations globales, le regroupement, au sein des mêmes structures, de
toxicomanes et de personnes en situation de dépendance alcoolique ou encore la
prise en charge des polytoxicomanes.
La commission des affaires sociales estime qu'une commission d'enquête sur la
politique de lutte contre la toxicomanie pourrait, dès lors, détecter les
points de blocage et les risques de saturation de ce réseau et, de ce fait,
dégager des solutions nouvelles.
S'agissant de la répression de l'usage de stupéfiants, la commission des
affaires sociales constate la difficulté que rencontrent les différents acteurs
pour s'entendre sur la manière de conjuguer répression et prise en charge
sanitaire et sociale.
Les chiffres montrent, en effet, que, si les services de police et de
gendarmerie continuent à appliquer à la lettre la loi de 1970, en revanche des
circulaires sont venues infléchir la rigueur législative dans les autres
secteurs, et notamment judiciaire. Ces différences d'approche conduisent à
classer sans suite, dans leur grande majorité, les faits d'usage de stupéfiants
ayant donné lieu à interpellation.
Dans ces conditions, il apparaît opportun de dresser un bilan de l'efficacité
des dispositions, tant répressives que sanitaires, relatives à l'usage de
stupéfiants. Ce bilan pourrait également inclure une évaluation des moyens mis
à disposition des services répressifs et judiciaires, ainsi qu'une estimation
de la formation des différents acteurs aux problématiques liées à la
toxicomanie.
La commission des affaires sociales constate enfin, comme l'office central de
répression du trafic illicite de stupéfiants, que l'évolution des arrestations
de trafiquants ne suit pas celle des interpellations d'usagers. En effet, si,
depuis 1990, les interpellations d'usagers ont progressé de 185 %, les
interpellations de trafiquants n'ont, elles, augmenté que de 26 %.
Il ne faut certes pas sous-estimer la difficulté liée au caractère
transfrontalier du trafic de stupéfiants et son imbrication avec la criminalité
organisée et la délinquance financière.
Cet état de fait doit conduire à une politique de lutte contre le trafic de
stupéfiants qui ne se limite pas aux aspects douaniers, relevant d'ores et déjà
de la responsabilité de l'Union européenne.
Il s'agit également de s'interroger sur la cohérence de l'allocation des
moyens et de la répartition des efforts consacrés par les services répressifs
respectivement aux interpellations d'usagers et aux interpellations de
trafiquants.
Compte tenu de l'ensemble de ces observations, la commission des affaires
sociales vous propose, mes chers collègues, d'adopter cette proposition de
résolution sans modification.
(Applaudissements sur les travées de l'UMP et
de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Laurent Béteille,
rapporteur pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de
législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration
générale.
Monsieur le président, mes chers collègues, comme précédemment,
la commission des lois a examiné cette proposition de création de commission
d'enquête sous l'angle de la recevabilité.
Dans la mesure où cette commission a pour objet de contrôler l'action de
l'administration, d'examiner l'adéquation des moyens et l'efficacité de notre
arsenal pénal, il apparaît qu'il s'agit bien d'un contrôle des services publics
et, à ce titre, recevable conformément à l'article 11 du règlement du Sénat.
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Merci !
M. le président.
La parole est à M. Guy Fischer.
M. Guy Fischer.
Monsieur le président, mes chers collègues, il est tout à fait souhaitable
qu'un grand débat parlementaire ait lieu sur la question de l'usage des
produits psycho-actifs.
L'usage et les modes de consommation de drogues ont en effet bien évolué
depuis la loi sur la toxicomanie du 31 décembre 1970, évolution constatée
également en ce qui concerne la connaissance de l'action des drogues sur le
cerveau et de leur dangerosité.
Si cette loi a été pensée dans un souci plutôt répressif afin d'éradiquer le
phénomène, il faut néanmoins constater qu'elle n'a pas atteint le résultat
escompté, l'action répressive n'étant pas la seule à mener.
Or j'observe que la commission entend se consacrer uniquement à la lutte
contre les drogues illicites. Notre arsenal juridique et répressif en la
matière serait-il à ce point insuffisant ?
Entre parenthèses, la commission d'enquête n'envisage pas d'oeuvrer en matière
de lutte contre les trafics ou contre le blanchiment de l'argent de la drogue.
Derrière la lutte contre les drogues illicites, n'y a-t-il pas, en fait, une
volonté implicite de renforcer la lutte contre les usagers ?
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Oh !
M. Guy Fischer.
Vous n'êtes pas sans savoir, mes chers collègues, qu'il existe en France une
mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, la
MILDT.
Jusqu'à présent, la politique de la France, portée par la MILDT, consistait à
lutter contre les drogues, qu'elles soient licites ou illicites. Pour ces
raisons, la MILDT s'est dotée d'outils permettant d'avoir une meilleure
connaissance de la question, afin de pouvoir sortir du champ de l'idéologie
pour s'appuyer sur des connaissances scientifiques. Or vous balayez ce travail
d'un revers de main !
Vous placez sur un même plan le consommateur, qui est plutôt jeune et qui
pratique la « fumette », et l'« accro », qui doit trouver 300 euros par jour
pour satisfaire sa dépendance. Ces deux situations ne requièrent pourtant pas
les mêmes réponses sociales !
Cet amalgame ne correspond pas à la réalité. Si, aujourd'hui, en France, un
jeune sur deux a expérimenté le cannabis, 150 000 personnes sont dépendantes de
l'héroïne, dont plus de la moitié sont d'ailleurs dans un programme de
substitution.
Vous parlez, mes chers collègues, de « drogues dures » et de « drogues douces
».
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Cela n'existe plus !
M. Guy Fischer.
Je tiens à vous rappeler que, dans le plan triennal adopté le 17 juin 1999, la
MILDT ne classe plus les produits ainsi. Elle a élargi le champ des drogues à
l'ensemble des produits psycho-actifs. Le fait de les classer en drogues
licites ou illicites dépend de la seule volonté du législateur. Or cette
approche n'a, jusqu'à présent, jamais été remise en cause.
C'est justement l'un des mérites de la MILDT - son nouveau président, M.
Didier Jayle, le reconnaît lui-même - que d'avoir eu la volonté de sortir la
drogue du débat idéologique en améliorant l'état des connaissances
scientifiques et en mettant ces connaissances à la disposition de tous.
La création, en 1992, de l'Observatoire français des drogues et des
toxicomanies - l'OFDT - avait précisément cette ambition. L'OFDT possède
aujourd'hui toutes les données scientifiques sur le sujet. On peut aisément se
les procurer.
De nombreux travaux ont été réalisés ces dernières années, qui ont enrichi
notre connaissance, notamment les rapports des professeurs Roques et Parquet.
Il faut également citer trois expertises collectives menées par l'Institut
national de la santé et de la recherche médicale - l'INSERM : l'une sur
l'alcool et ses effets sur la santé, qui a paru en septembre 2001 et qui était
demandée par la Caisse nationale de l'assurance maladie, la CNAM, et par le
Comité Français d'éducation pour la santé, le CFES ; une autre sur les dangers
du cannabis, qui a été rendue publique en novembre 2001 ; une dernière, enfin,
sur les risques sociaux liés à l'usage de l'alcool, qui sera rendue publique
dans les prochaines semaines.
Vous demandez une évaluation des politiques publiques, mais, je vous le
rappelle, la Cour des comptes a rendu un rapport sur le sujet en 1998 et elle
vient de remettre un rapport de suivi en février 2002.
J'ajoute que, dans son plan triennal, la MILDT a demandé à l'OFDT d'évaluer la
politique publique sur le sujet ; cette évaluation est en cours.
Je crains, mes chers collègues, que votre demande de création d'une commission
d'enquête ne soit inspirée d'une démarche politique et idéologique sans aucun
socle scientifique sérieux.
M. Christian Demuynck.
Non ! Ce n'est pas la réalité !
M. Bernard Plasait.
Non, en effet !
M. Christian Demuynck.
Ou alors, tout est politique !
M. Guy Fischer.
Je crains qu'il n'en soit ainsi, mes chers collègues, mais j'attends vos
observations.
M. Bernard Plasait.
Nous les formulerons dans quelques instants !
M. Guy Fischer.
Vous abordez furtivement les problèmes de l'alcool et du tabac, et des décès
qu'ils engendrent - respectivement 45 000 et 60 000 morts par an - puisque vous
dissociez ce qui est licite de ce qui ne l'est pas.
Cette façon de raisonner est erronée, et ce pour plusieurs raisons. Beaucoup
de toxicomanes, aujourd'hui, s'intoxiquent à partir de produits légaux, tels
que l'alcool. Par ailleurs, de nombreuses personnes sont à la fois dépendantes
d'une drogue illicite et de l'alcool. Il n'est pas rare de voir, par exemple,
un ancien héroïnomane devenir alcoolique après avoir arrêté de consommer de
l'héroïne. Ne mérite-t-il pas, à ce titre, le même suivi médico-social ?
Cette distinction, à mon sens inappropriée, entre produits licites et
illicites induit aussi des limites en matière de prévention.
Ainsi, l'expérience nous montre que les toxicomanes consommant des drogues
illicites sont souvent des personnes ayant ressenti leurs premières sensations
d'ivresse à partir d'abus de boissons alcoolisées.
Par ailleurs, le rapport du professeur Roques, que j'ai déjà cité, dans lequel
la dangerosité des produits est également étudiée, montre que certains produits
licites présentent une dangerosité plus importante pour l'organisme que
certains produits illicites.
Cette complexité fait que, aujourd'hui, la gravité de la consommation de
produits doit être évaluée bien plus à partir du comportement de consommation
d'un sujet - usage réglé, usage à risque ou abusif, dépendance - qu'à partir du
type de produit utilisé.
Or c'est le contraire que vous vous proposez d'étudier avec votre commission
d'enquête !
Parce qu'il n'y a pas d'usage de produits psycho-actifs, licites ou illicites,
sans risque de dérapage, il est nécessaire que la collectivité pose des limites
à cet usage, mais ces limites doivent être fonction d'une réalité sociale, et
non fonction d'une certaine idéologie, comme nous craignons que ce ne soit le
cas.
Toutefois, ce qui est le plus surprenant, c'est que vous-même, monsieur le
président de la commission des affaires sociales, sembliez vous désolidariser
de vos collègues, MM. Plasait et de Raincourt, à la lecture de l'exposé des
motifs, marqué idéologiquement et socialement.
(M. le président de la
commission des affaires sociales marque son étonnement.)
On commence par y évoquer la France et la drogue, en citant les jeunes dealers
de banlieue parisienne. Je ne fais pas de procès d'intention. J'attire
simplement l'attention sur les risques de stigmatisation : il ne faut pas
mettre tout le monde dans le même sac !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
On parle peut-être de
Neuilly !
M. Guy Fischer.
Il est ainsi troublant de noter, dans l'argumentaire de nos collègues, que la
drogue, en banlieue, est représentée par les dealers, alors que, à Paris, elle
est incarnée par l'intelligentsia : le raccourci est peut-être caricatural,
mais certains ne se privent pas de le faire.
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Tous se fournissent
bien auprès des dealers !
M. Guy Fischer.
Nous serons donc particulièrement attentifs aux débats afin de connaître vos
intentions précises en matière de lutte contre la toxicomanie. Mais, en l'état,
il nous paraît difficile de voter ce texte.
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Dommage !
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de l'article unique.
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