SEANCE DU 25 JUILLET 2002
M. le président.
Je suis saisi, par M. Mermaz et les membres du groupe socialiste, apparentés
et rattachée, d'une motion n° 20, tendant au renvoi à la commission.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide
qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de
législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale
le projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice (n° 362,
2001-2002). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du
Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou
son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour
quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie
au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n'est admise.
La parole est à M. Louis Mermaz, auteur de la motion.
M. Louis Mermaz.
Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je
défends cette motion de renvoi en commission pour les raisons que je vais
brièvement exposer.
Le Gouvernement propose, certes, d'augmenter le budget de la justice dans les
cinq années à venir. Nul ne contestera la nécessité de poursuivre l'effort
financier entrepris par le précédent gouvernement depuis 1997, à condition,
bien sûr, que la justice dispose réellement, dans chacune des années qui
s'annoncent, des moyens financiers pour mieux exercer ses missions, mais aussi
que lui soit donnée la possibilité d'appliquer une bonne législation.
Le texte qui nous est soumis dans l'urgence répond-il à cette exigence ?
Tient-il vraiment compte des débats parlementaires de ces dernières années, des
consensus qui se sont souvent manifestés de la gauche à la droite, des nombreux
travaux qui ont eu lieu, de l'état de la société et de la crise sociale décrite
et fouillée dans tous ses aspects depuis longtemps ?
Ne sommes-nous pas plutôt dans une phase de tentatives de réponses précipitées
et sans concertation au sentiment d'insécurité présent dans notre pays, qui est
sous-tendu, bien entendu, par des raisons tout à fait objectives, mais que la
campagne électorale a exacerbé au risque d'ébranler davantage encore la
cohésion sociale ?
La motion de renvoi en commission que je défends tend à tenir compte des
critiques comme des suggestions qui, depuis ce matin, ont été formulées, afin
d'éviter de bousculer des équilibres fragiles, de prendre vraiment en compte la
volonté de défense des droits des justiciables et de servir la cause des
libertés en évitant les dérives que plusieurs d'entre nous redoutent à travers
ce texte.
Certes, la dispersion due aux vacances atténuera les réactions très vives que
le projet de loi a immédiatement suscitées chez les professionnels et dans de
nombreuses associations, mais le retour risque d'être dur.
Trois séries de dispositions nous paraissent dangereuses pour les droits de
l'homme, préoccupation qui nous est commune, pour une bonne administration de
la justice et pour l'ordre social : je veux parler des nouvelles mesures en
matière de procédure pénale, de la réforme du droit pénal des mineurs et de la
justice de proximité.
S'agissant de la procédure pénale, il est porté atteinte, sur plusieurs
points, à la loi du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption
d'innocence et les droits des victimes. La notion ô combien vague de trouble à
l'ordre public est élargie à de nouveaux délits en fonction du
quantum
de peines. L'application d'une décision du juge d'instruction favorable à un
prévenu pourra être, dans le meilleur des cas, retardée par un
référé-détention, à la demande du parquet. Un plus grand nombre de mis en
examen pourront être placés en détention provisoire. Les comparutions
immédiates, souvent qualifiées de « justice à la chaîne », seront
généralisées.
Ces dispositions aboutiront-elles à une bonne administration de la justice
?
Irons-nous ainsi dans le bon sens et serons-nous dans la ligne des
législations européennes ? Nous conformerons-nous ainsi aux clauses de la
Convention européenne des droits de l'homme ?
Faut-il rappeler que, sous la précédente législature, les députés de
l'opposition - plusieurs d'entre eux siègent aujourd'hui sur les bancs du
Gouvernement - se sont abstenus lors du vote de la loi du 15 juin 2000, parce
qu'ils la jugeaient trop timorée ?
Le présent texte tient-il compte des conclusions de la commission d'enquête de
l'Assemblée nationale sur la situation dans les prisons françaises, conclusions
adoptées à l'unanimité et selon lesquelles les présumés innocents étaient les
détenus les moins bien traités de France, dans des maisons d'arrêt trop souvent
sordides et dont le taux d'occupation dépasse fréquemment 120 %, maisons
d'arrêts qualifiées par la commission d'enquête du Sénat d'« humiliation pour
la République » ?
Oui, il faut raser les prisons insalubres : la Santé à Paris, Saint-Paul à
Lyon, la prison de Basse-Terre en Guadeloupe, un véritable bouge, comme
beaucoup d'autres. Il faut construire sur l'emplacement des anciennes prisons
en se prémunissant contre les opérations de spéculation foncière.
Mme Nicole Borvo.
Ah oui !
M. Louis Mermaz.
Il faut construire mieux et pas forcément davantage, construire des
établissements où les droits des détenus ne soient pas bafoués à longueur de
temps, construire dans des villes pour permettre la visite des familles et la
réinsertion.
Le projet de loi ne risque-t-il pas, au contraire, de provoquer un appel d'air
par ses aspects les plus répressifs ?
La politique pénale doit tendre non pas à enfermer davantage de gens, mais à
développer les alternatives à l'incarcération. Et, quand il y a emprisonnement,
il faut préparer la sortie, meilleure façon de combattre la récidive. Vous nous
avez dit, monsieur le garde des sceaux, que vous tiendriez compte des travaux
des commissions d'enquête. Nous y veillerons de notre côté.
S'agissant de la réforme du droit pénal des mineurs, il aurait été préférable
de tenir compte de tout ce que les meilleurs spécialistes disent et écrivent
depuis longtemps. Le projet de loi risque, en effet, de conduire à
l'incarcération d'un nombre plus important de mineurs, alors que les travaux
des magistrats, des juristes, des sociologues, des éducateurs, aboutissent tous
à la même conclusion : il faut éviter au maximum l'incarcération. Vous nous
avez d'ailleurs fait frémir, monsieur le garde des sceaux, lorsque vous avez
déclaré - mais vos propos ont peut-être dépassé votre pensée - que les
procureurs qualifiaient abusivement de crimes des simples délits pour pouvoir
procéder à une incarcération. Si tel était le cas, ce serait d'une
exceptionnelle gravité. J'espère ne pas vous avoir bien compris.
Le projet de loi constitue une régression et tourne le dos à une évolution
engagée au début du siècle précédent, évolution qui a abouti à la philosophie
qui sous-tend l'ordonnance du 2 février 1945, date qui marque une renaissance
pour la France. En vertu de ladite ordonnance, le mineur délinquant devra, en
prorité, bénéficier de mesures de surveillance, de protection, d'assistance et
d'éducation. Bien entendu, il faut sanctionner, mais toujours en éduquant !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Eh oui !
M. Louis Mermaz.
Dans le présent projet de loi, il s'agit de placer en détention provisoire ou
d'emprisonner des mineurs âgés de treize à seize ans qui se seraient soustraits
au placement dans les futurs centres éducatifs fermés. Pourquoi ne pas
généraliser plutôt les centres éducatifs renforcés, où l'éducation et la
pédagogie doivent l'emporter sur toute autre formule ? Pourquoi renforcer la
responsabilité pénale des mineurs âgés de dix à treize ans, qui peuvent
désormais encourir des sanctions éducatives ? Et pourquoi faire intervenir des
juges dits « de proximité » qui, pour certaines contraventions - à définir par
décret en Conseil d'Etat -, seront compétents et pourront prononcer des mesures
éducatives et préventives, ce qui constitue, plusieurs orateurs l'ont rappelé,
une atteinte à la spécialisation de la justice des mineurs, comme si cette
justice ne requérait pas des connaissances et une pratique bien particulières
?
Pour compléter le tableau, je citerai le placement du mineur par le tribunal
pour enfants dès l'âge de dix ans en cas d'inobservation des sanctions
éducatives et l'extension de la retenue judiciaire applicable aux mineurs âgés
de dix à treize ans.
J'ajouterai un dernier mot sur l'instauration des juges de proximité : quelle
étrange idée, en effet, alors qu'il aurait été plus simple, plus judicieux et
plus sûr d'accroître les juges d'instance ! Nous aurions ainsi été assurés de
leurs compétences et de leur indépendance. L'exemple de Pierre Fauchon se
référant au roi Salomon et à Saint Louis ne m'a pas rassuré, car n'est pas
Salomon ou Saint Louis le tout-venant.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Ce sont des exemples dont on peut s'inspirer !
M. Louis Mermaz.
Effectivement !
Le budget comporte des crédits de fonctionnement et d'investissement.
Davantage de magistrats, davantage de fonctionnaires de justice, davantage de
surveillants dans les établissements pénitentiaires : qui n'accéderait pas à
cette idée ? S'il ne s'était agi que de cela, nous serions d'accord. Nous
veillerons à ce que ces promesses soient tenues dans les prochaines lois de
finances. Mais pour faire quoi ? En effet, les commissions d'enquête sur les
prisons de l'Assemblée nationale et du Sénat ont dressé un constat unanime : ce
sont surtout les pauvres qui sont en prison.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
La France d'en bas !
M. Louis Mermaz.
Dans un pays où l'abstention grandissante commence à donner au suffrage
universel un goût de suffrage censitaire,...
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Eh oui ! Demandez-vous pourquoi !
M. Louis Mermaz.
... va-t-on, de dérive en dérive, aboutir à une justice de « classe » - je
n'ai pas peur du mot -, à une justice à deux vitesses qui reproduirait les
inégalités qui se creusent ?
Finalement, ce projet de loi, quelles que soient les intentions de ses
auteurs, n'est pas dénué d'une certaine cruauté. Les menaces qu'il peut faire
peser sur les libertés justifient amplement son renvoi à la commission, ne
serait-ce, pour reprendre la formule de Michel Dreyfus-Schmidt, que pour nous
permettre d'avoir le temps de lire le rapport.
(Applaudissements sur les
travées socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, et
sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
On serait tenté de dire, sous forme de boutade que vous me
pardonnerez : pas de renvoi en commission, la commission n'en veut plus ! On
serait plus encore tenté de s'interroger sur le caractère surréaliste de ces
discours. Allons-nous enfin nous décider à regarder ce qui se passe autour de
nous, ne serait-ce, hélas ! que la rubrique des faits divers ? On nous dit que
les enfants âgés de moins de treize ans ne doivent pas être mis en cause !
Pourtant, hier, trois policiers ont été matraqués par plusieurs jeunes, dont un
de onze ans ! Ce n'est pas convenable, et il faudra bien le dire !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
Vous avez vu le dossier ?
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Je lis simplement les journaux !
De tels faits divers justifient pleinement l'action que M. le garde des sceaux
a courageusement entreprise !
(Applaudissements sur les travées du RPR, des
Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
C'est la raison pour laquelle, sans développer plus d'arguments, parce qu'ils
sont si convenus qu'il est inutile d'insister, nous émettons, bien entendu, un
avis défavorable sur cette motion de renvoi à la commission.
M. le président.
Le Gouvernement souhaite-t-il s'exprimer ?...
Je mets aux voix la motion n° 20, tendant au renvoi à la commission.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des
lois.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président.
Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
Nombre de votants | 314 |
Nombre de suffrages exprimés | 312 |
Majorité absolue des suffrages | 157 |
Pour l'adoption | 112 |
Contre |
200 |
Mes chers collègues, afin de permettre à la commission de se réunir, nous allons maintenant interrompre nos travaux, pour les reprendre à vingt-deux heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures quarante-cinq, est reprise à vingt-deux heures, sous la présidence de M. Guy Fischer.)