SEANCE DU 25 OCTOBRE 2001
INSTRUMENTS DE L'UNION EUROPÉENNE
NÉCESSAIRES À UNE LUTTE EFFICACE
CONTRE LE TERRORISME
Discussion d'une question orale européenne
avec débat
(ordre du jour réservé)
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion de la question orale européenne avec
débat, n° QE-13.
Cette question est ainsi libellée :
A la suite des attentats survenus aux Etats-Unis, M. Pierre Fauchon interroge
Mme le garde des sceaux, ministre de la justice, sur les initiatives que le
Gouvernement compte prendre afin de hâter la mise en place par l'Union
européenne des instruments nécessaires à une lutte efficace contre le
terrorisme.
Il lui demande si les propositions actuellement en discussion, notamment les
propositions de décision-cadre relatives à l'harmonisation des législations
antiterroristes et au mandat d'arrêt européen, lui paraissent à la hauteur du
défi auquel les Etats membres sont confrontés depuis le 11 septembre
dernier.
La parole est à M. Fauchon, auteur de la question.
M. Pierre Fauchon.
Madame la ministre, ma question aurait pu avoir pour objet de vous demander
des nouvelles de M. Solana, mais ce ne sera pas le cas puisque, depuis hier,
grâce à M. Moscovici, nous savons qu'il va bien, ce dont je me réjouis. Il est
cependant permis de s'inquiéter du silence quasi absolu de l'homme qui devait
être la cheville ouvrière, l'image, l'expression de la politique européenne en
matière de relations extérieures et de sécurité. Son absence quasi totale,
depuis des mois, confirme qu'il n'y a pas véritablement de politique extérieure
commune, à l'heure où elle serait particulièrement souhaitée.
La création du poste de Haut représentant, chargé officiellement de donner à
l'action extérieure de l'Union - je cite les traités - « visibilité,
efficacité, cohérence et continuité », et présenté par la presse en octobre
1999 comme le ministre des affaires étrangères de l'Europe, n'a été qu'un
leurre, comme nous l'avions diagnostiqué ici même dès l'origine. Je me permets
de souhaiter que M. Solana, dont les mérites personnels ne sont nullement en
cause, ait la dignité de démissionner de ses fonctions pour dénoncer
l'inconséquence de ceux qui les lui ont confiées.
Tel est « l'état de l'Union » et les déclarations plus ou moins enflammées de
quelques leaders nationaux ne sauraient cacher le caractère dramatique de cette
carence. L'histoire, qui n'oublie rien, surtout dans les grands moments comme
ceux que nous vivons, se souviendra de cette absence de l'Europe !
Reste à savoir si l'Europe est prête à prendre en commun les dispositions
juridiques et judiciaires nécessaires pour faire face à toutes les formes de
délinquance transfrontalière qui minent sa société et notamment le terrorisme,
dont il n'est sans doute pas nécessaire de rappeler l'actualité et la gravité.
C'est là, à proprement parler, l'objet de ma question.
Je suis de ceux qui réclament depuis de nombreuses années la création d'un
véritable « espace judiciaire européen unifié ». Je dis bien « unifié », car je
fais d'ores et déjà une très grande différence entre la notion d'unité et celle
de coordination.
C'est dire mon intérêt à l'écoute des annonces faites au lendemain des
attentats du 11 septembre dernier. Or je dois dire que ma désillusion, notre
désillusion, est à la hauteur de notre espoir. Non seulement les textes
proposés par la Commission européenne sont très en deçà des objectifs fixés,
mais, en outre, les négociations actuelles entre les représentants des Etats
membres, pour autant que nous en soyons informés, tendent encore à en réduire
la portée.
Les deux seuls objectifs retenus dans l'immédiat, parmi la gamme des mesures
qu'il conviendrait de prendre et qui font l'objet de deux projets de
directives-cadres, sont, d'une part, l'harmonisation des législations
répressives en matière de terrorisme et, d'autre part, l'institution d'un
mandat d'arrêt européen.
Sur le premier point, ma question est simple : croyez-vous sérieusement,
madame la ministre, qu'en matière de lutte contre le terrorisme la simple
harmonisation des législations permette de faire un pas décisif dans la voie de
l'efficacité alors qu'en matière pénale la moindre différence de texte fournit
les échappatoires, les motifs de résistance et les occasions de nullité de
procédure que l'on devine ? Tout juriste sérieux vous dira que seul un texte
unique et commun, ne présentant que des difficultés de traduction, ce qui déjà,
en matière européenne, n'est pas si simple, peut fournir une base immédiatement
opérationnelle aux actions judiciaires antiterroristes.
Sur le second point, celui du mandat d'arrêt européen, la question est de
savoir si l'on va, ou non, sortir des difficultés des procédures
d'extradition.
Question préalable : comment expliquer que la France n'a toujours pas ratifié
les conventions de 1995 et de 1996, qui prévoient justement de faciliter
l'extradition entre les Etats membres ?
Au-delà de cette question, on se plaît à dénoncer l'attitude des autres Etats
membres en matière d'extradition. Mais il faut bien voir que la France ne fait
pas beaucoup mieux. Je suis obligé de l'admettre.
Ainsi, la France refuse toujours d'extrader ses nationaux, y compris vers les
pays de l'Union européenne. Estimons-nous qu'ils seront moins bien traités
ailleurs que dans nos propres prisons ?
La procédure d'extradition française n'est ni plus rapide ni plus efficace que
les autres. Non seulement elle mêle le judiciaire, l'administratif et le
politique, mais elle décourage bien souvent tous les intervenants, y compris
parfois les « extradables » eux-mêmes. Il n'est pas rare que, lorsqu'une
personne consent, demande même à être extradée pour aller s'expliquer au plus
vite devant son juge, elle doive séjourner plusieurs mois en prison. J'ai eu
connaissance de cas où l'intéressé a dû subir plus de six mois de détention
préventive avant de pouvoir faire le voyage et voir son juge !
La création d'un mandat d'arrêt européen serait donc incontestablement une
avancée majeure, à condition toutefois que l'on remplace réellement l'actuelle
procédure d'extradition par une simple remise entre Etats membres, comme le
prévoient les conclusions du Conseil européen de Tampere, et comme l'ont
demandé les chefs d'Etat et de gouvernement.
Or le texte en discussion va beaucoup moins loin. En caricaturant un peu, je
n'hésite pas à dire qu'on en reste pratiquement à la bonne vieille extradition
!
Ainsi, à l'article 5 du projet, est instituée une autorité centrale non
judiciaire, dotée des plus grands pouvoirs puisqu'il est dit que c'est sur la
base de ses appréciations que se poursuivra la procédure d'extradition.
Je crois savoir qu'on serait en train de renoncer à l'institution de cette
autorité centrale. J'espère que vous pourrez nous le confirmer tout à l'heure,
madame le garde des sceaux.
Mais je vois bien d'autres motifs d'inquiétude. Passons sur les multiples
exceptions, comme les immunités ou l'amnistie, qui se justifient parfois, mais
qui constituent souvent des échappatoires et, à l'occasion, des méconnaissances
du principe de reconnaissance mutuelle.
Venons-en au point central, à la question la plus délicate : quelle sera la
nature du contrôle juridictionnel dans l'Etat qui est saisi d'une demande
d'extradition ?
Tout l'intérêt d'un mandat d'arrêt européen réside en réalité, d'une part,
dans l'allégement du contrôle étendu et tatillon du juge de l'Etat saisi de la
demande et, d'autre part, dans la suppression du contrôle de la double
incrimination, selon laquelle un pays peut refuser l'extradition si
l'infraction en cause n'est pas incriminée de manière comparable dans sa propre
législation.
Que lit-on à l'article 18 du texte proposé par la Commission, qui est le seul
dont nous disposions actuellement, qui est tout de même la base des
négociations et qui, venant de la Commission, devrait pouvoir bénéficier d'une
présomption favorable ? « Un tribunal de l'Etat membre d'exécution décide s'il
y a lieu d'exécuter le mandat d'arrêt européen... » Autrement dit, ce tribunal
a purement et simplement le pouvoir d'apprécier s'il y a lieu d'exécuter ou non
; cette faculté de décision laisse pratiquement l'efficacité du mandat d'arrêt
à l'appréciation souveraine de la juridiction de l'Etat membre.
En outre, l'article 14 autorise la même autorité judiciaire d'exécution à
remettre en liberté la personne arrêtée dans les termes suivants, qui sont
d'ailleurs admirables : « Si l'autorité judiciaire d'exécution a des raisons de
penser que la personne arrêtée ne s'échappera pas... elle peut décider de la
remettre en liberté... » Je vous laisse imaginer ce qu'implique cette formule :
« si elle a des raisons de penser... ». Il est simplement précisé qu'on pourra
« la remettre en liberté jusqu'à une date fixée d'un commun accord avec l'Etat
membre d'émission ». Le rôle de ce dernier est donc limité à la fixation de la
date à laquelle la personne devra se présenter.
Vous pensez bien que, entre le moment où l'on aura considéré qu'on a de bonnes
raisons de la remettre en liberté et la date à laquelle elle devra se
présenter, la personne en question, surtout s'il s'agit d'un terroriste, aura
eu tout le temps de prendre le large ! On pourra toujours courir pour la
rattraper !
(Sourires.)
Et ce n'est pas le dépôt d'une caution, fût-elle
extrêmement élevée, qui la dissuadera de s'échapper ! Dans ces milieux-là,
l'argent ne manque pas !
Tout est dit !
Enfin, alors que le texte proposé par la Commission supprime le contrôle de la
double incrimination - sur ce point, il va relativement loin -, conformément au
souhait des chefs d'Etat et de gouvernement - encore rappelé à Gand voilà huit
jours -, certains Etats continuent fermement de s'y opposer. La France aurait
même proposé de ne supprimer la double incrimination que dans un domaine très
restreint.
Cette perspective est inquiétante et fort éloignée des propositions de la
Commission comme de la volonté affirmée par les chefs d'Etat et de
gouvernement.
Face à de telles incertitudes, il faut à nouveau se demander, en toute
innocence : veut-on réellement se donner les moyens de lutter contre la
criminalité internationale ? Ou bien va-t-on se contenter de gesticulations
verbales autour de la belle formule de « mandat d'arrêt européen » ?
A vrai dire, nous nous trouvons dans une situation absurde, où chaque Etat
considère son système judiciaire comme le meilleur et regarde avec méfiance le
système de son voisin. C'est donc une carence de confiance.
Or comment peut-on avancer dans la construction européenne sans le minimum de
confiance mutuelle que l'on est en droit d'attendre dans cette matière aussi ?
Et comment peut-on avancer dans la lutte contre la criminalité internationale
si on ne se résout pas, dans ce domaine, comme on l'a fait lors des grands
conflits du xxe siècle, à passer du morcellement, du compartimentage des moyens
au « commandement unique » ? C'est la leçon de notre histoire !
Sincèrement, madame la ministre, si l'on en reste au stade actuel, mieux
vaudrait refuser la création du mandat d'arrêt européen : il me paraît
préférable de ne rien faire plutôt que de faire semblant de faire quelque chose
!
Un triple rappel s'impose.
Premièrement, un véritable mandat d'arrêt européen devrait s'appliquer à
l'ensemble des infractions, à l'exception de quelques particularités, comme
l'avortement ou l'homosexualité, et il nécessite la suppression du contrôle de
la double incrimination.
Deuxièmement, une personne consentant à être extradée devrait pouvoir être
remise immédiatement à l'autorité judiciaire de l'Etat requérant, sans contrôle
ni délai, et non pas après six mois de procédure, comme c'est le cas chez nous
actuellement.
Troisièmement, si l'intéressé ne consent pas à son extradition, l'autorité
judiciaire de l'Etat requis devrait s'en tenir à un contrôle minimal de pure
forme sur l'identité de la personne et la régularité formelle de la demande.
Les autres formes de recours devraient être, pour leur part, exercées devant
les juridictions de l'Etat d'émission, et non pas de l'Etat d'exécution, ou
bien devant une juridiction européenne qui reste à créer, qui serait une
branche de la Cour de justice européenne et qui pourrait en effet apprécier,
d'un point de vue communautaire, la validité du mandat. C'est une question à
laquelle il convient peut-être de réfléchir.
Si, à la rigueur, le contentieux de la détention doit rester dans l'Etat
récepteur, alors, il faut que l'Etat émetteur du mandat soit associé à
l'appréciation de ce contentieux.
Veut-on vraiment aller dans cette direction ? J'en doute !
Pour conclure, je souhaiterais, madame la ministre, que vous nous disiez
quelles sont les chances de voir adopter ces instruments dans les délais
prévus, et dans des termes qui soient à la hauteur de la menace.
Si cet objectif ne vous paraît pas susceptible d'être atteint prochainement,
ne pensez-vous pas qu'il convient de changer de méthode ?
La procédure des coopérations renforcées ne présente-t-elle pas une
opportunité ?
Sinon, la formule de la convention, que j'avais proposée en 1997, qui avait
été moquée à l'époque mais qui a été reprise avec succès pour l'élaboration de
la Charte des droits fondamentaux, pourrait se révéler judicieuse. Cela
permettrait d'associer davantage les parlements nationaux, qui disposent de la
légitimité et de l'expertise nécessaires dans toutes ces matières sensibles qui
touchent aux droits des individus. Qu'en pensez-vous ?
Telles sont les questions que je crois pouvoir vous poser, moins à titre
personnel qu'en votre qualité de représentant parmi nous du conseil des
ministres européens de la justice et des affaires intérieures. Mon propos
n'implique, en effet, aucun préjugé critique à l'égard de votre action
personnelle, madame la ministre : il traduit simplement mes profondes réserves
à l'égard de la conduite actuelle des négociations.
Souhaitons, mes chers collègues, que celles-ci se hissent au niveau d'une
démarche authentiquement communautaire, sans attendre que nous y soyons
contraints par de nouveaux drames.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR, des
Républicains et Indépendants et du RDSE, ainsi que sur les travées
socialistes.)
M. le président.
La parole est à M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union
européenne.
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Je voudrais
tout d'abord remercier notre collègue Pierre Fauchon d'avoir bien voulu poser
cette question, qui va nous permettre, madame la ministre, de faire le point
sur ce qui se passe aujourd'hui à Bruxelles et sur ce que l'on peut espérer du
prochain sommet européen de Laeken.
La semaine dernière, à Gand, les chefs d'Etat et de gouvernement ont adopté
une déclaration sur la suite des attentats du 11 septembre et la lutte contre
le terrorisme. Lorsque j'ai pris connaissance de ce texte, j'ai éprouvé un
sentiment contradictoire : une satisfaction de voir se manifester une forte
volonté politique, mais aussi l'impression que les chefs d'Etat et de
gouvernement ne faisaient que répéter ce qu'ils avaient déjà affirmé
auparavant, lors d'autres Conseils européens.
Car le terrorisme n'est pas un nouveauté pour l'Europe : les Français, les
Britanniques ou les Espagnols peuvent en témoigner.
Et cela fait plus de vingt ans que l'on parle de la nécessité d'une lutte
concertée, que l'on évoque, à son sujet, la création d'un espace judiciaire
européen !
Cette volonté politique d'accélérer la mise en place d'un espace européen de
liberté, de sécurité et de justice, le Sénat l'appelle d'ailleurs de ses voeux
depuis de nombreuses années. La délégation pour l'Union européenne y a consacré
de multiples travaux, comme, par exemple, le rapport de notre collègue Pierre
Fauchon sur la construction d'un espace judiciaire européen, qui date de 1997.
Plus récemment, le 29 mars 2001, c'est à son initiative que le Sénat a adopté à
l'unanimité une résolution tendant à demander au Gouvernement de créer un
Eurojust suffisamment fort.
En outre, madame la ministre, le dialogue engagé par la COSAC - la conférence
des organes spécialisés dans les affaires communautaires - avec votre
prédécesseur, à Versailles, en octobre 2000, a montré que les parlementaires
des autres Etats membres rejoignaient souvent notre volonté d'aller plus loin
en ce domaine.
On nous annonce désormais une « feuille de route » relative à la lutte contre
le terrorisme. Mais si l'on pouvait le combattre à coup de feuilles de papier,
cela ferait longtemps que ce fléau aurait été anéanti par les documents
européens qui y sont consacrés !
Car ce n'est pas le premier plan de lutte européen contre le terrorisme.
Depuis de nombreuses années, chaque vague d'attentats donne lieu à des
déclarations d'intention où l'on prévoit un renforcement de la coopération
policière et judiciaire et une lutte contre le blanchiment d'argent sale.
Ainsi, le Conseil européen de Tampere, en octobre 1999, avait déjà arrêté tout
un programme de travail.
Mais, sur le terrain, les répercussions pratiques demeurent malheureusement
très limitées.
Alors que les récents attentats démontrent le degré de sophistication atteint
par les réseaux terroristes, que l'on craint de nouvelles menaces, comme
l'utilisation d'armes de destruction massive, chimiques, bactériologiques ou
nucléaires, la coopération policière et judiciaire en est encore au xixe
siècle, pour reprendre les mots du ministre espagnol de l'intérieur.
La criminalité organisée ignore les frontières. Les criminels et leurs
produits circulent librement sur le territoire de l'Union européenne, mais les
policiers et les magistrats demeurent, quant à eux, trop souvent cloisonnés à
l'intérieur des frontières nationales.
Il est inadmissible que les réseaux terroristes tirent profit des disparités
juridiques et de l'insuffisance des échanges entre les Etats membres.
Depuis longtemps, ces réseaux se servent de certains pays comme des bases
arrières pour commettre dans d'autres des attentats meurtiers. Cette situation
est intolérable.
Comment expliquer que la France, lorsqu'elle a subi elle-même des attentats
sanglants, n'ait pas toujours reçu de certains de ses partenaires la
coopération qu'elle en attendait ? Il semble que certains Etats oublient
parfois que la construction de l'Europe est fondée sur la solidarité et la
confiance mutuelle et qu'elle entraîne des bénéfices, mais aussi des devoirs,
comme celui d'une coopération pleine et entière.
Alors, pourquoi une si longue attente pour si peu de résultats ?
Pourquoi a-t-il fallu les dramatiques événements du 11 septembre dernier pour
relancer la coopération dans ce domaine ?
Les premiers éléments de l'enquête montrent pourtant que ces actes odieux ont
été largement préparés depuis le sol européen, où l'on semble découvrir
l'existence de réseaux plus ou moins dormants.
C'est dire l'urgence qu'il y a à prévenir et réprimer le terrorisme à
l'échelle européenne, tant par la relance de la coopération judiciaire et
policière que par une lutte contre les circuits illégaux de financement.
L'Europe de la justice connaît encore des lacunes criantes. Les juges
dénoncent régulièrement les entraves à l'entraide judiciaire pénale, la
longueur des commissions rogatoires et la lourdeur des procédures
d'extradition. Notre collègue Pierre Fauchon a rappelé l'affaire Rezala et a
fait allusion au cas de Rachid Ramda.
Il existe pourtant des instruments européens, d'ailleurs adoptés
difficilement, comme les conventions de 1995 et 1996, qui facilitent
l'extradition, ou encore la convention d'amélioration de l'entraide judiciaire
pénale. Mais ces instruments demeurent inappliqués faute de ratification par
tous les Etats membres. Or, parmi les Etats qui n'ont pas encore ratifié ces
conventions, figure malheureusement notre pays.
Madame la ministre, pouvez-vous nous livrer les raisons d'un tel retard - de
plus de six ans ! - et nous dire quand le Gouvernement compte enfin déposer les
outils nécessaires à la ratification de ces conventions ?
Comment la France peut-elle donner parfois des leçons aux autres Etats si elle
ne balaye pas d'abord devant sa porte ?
Ainsi que l'a souligné notre collègue Pierre Fauchon et comme l'a récemment
regretté publiquement le Président de la République lui-même, les négociations
sur le mandat d'arrêt européen semblent piétiner. C'est d'ailleurs pour cette
raison que les chefs d'Etat et de gouvernement ont dû intervenir au Conseil
européen de Gand, afin de réaffirmer la nécessité d'aller vers une remise
directe, de supprimer le principe de la double incrimination et d'aboutir, au
plus tard les 6 et 7 décembre prochain, à une approbation de cet instrument.
Alors que je participais, voilà une quinzaine de jours, à une réunion de la
COSAC, le Premier ministre belge s'est engagé à faire en sorte que l'on
aboutisse, précisant que, si son ministre de la justice et son ministre de
l'intérieur ne menaient pas ce dossier à terme, il se substituerait à eux. Cela
m'a évidemment comblé de joie et rempli d'espoir !
Aujourd'hui encore, seule une minorité d'Etats membres de l'Union européenne
disposent d'une législation spécifique en matière de lutte contre le terrorisme
et, parmi ceux-ci, les dispositions sont très différentes d'un Etat à l'autre.
Or comment peut-on lutter ensemble contre le terrorisme si l'on ne s'accorde
même pas sur une définition et une approche communes ?
La Commission européenne vient de proposer un cadre législatif, avec une
définition harmonisée du terrorisme et une échelle de sanctions.
Mais déjà les premières réactions de certains Etats, opposés à toute
harmonisation en matière pénale, laissent présager des difficultés à venir.
Il faudrait, madame la ministre, que vous rappeliez à certains de vos
homologues, même à ceux qui n'en sont pas familiers, la maxime du droit romain
selon laquelle
salus populi suprema lex esto
: toutes les lois
particulières doivent s'effacer s'il s'agit de sauver la patrie.
M. Pierre Fauchon.
C'est gentil d'avoir traduit !
(Sourires.)
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Par
ailleurs, la coopération entre certains services de police et de renseignement
reste encore très insuffisante, tout le monde s'accorde sur ce constat
inquiétant.
Lors de la dernière réunion de la COSAC, à Bruxelles, le ministre belge de
l'intérieur s'est indigné du fait que le système européen d'empreintes
digitales Eurodac ne fonctionnait pas à cause de l'obstruction d'un seul Etat
membre. Et il nous a laissé entendre - même s'il ne nous l'a pas dit clairement
- que cet Etat était la France. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point,
madame la ministre ?
De même, c'est seulement maintenant que l'on découvre la nécessité de
constituer des équipes communes d'enquête et d'échanger des informations dites
« sensibles ».
Lors d'un récent débat sur Eurojust, je vous avais posé la question, madame la
ministre, mais vous n'aviez pas eu le temps d'y répondre : pourquoi
n'existe-t-il pas de magistrats de liaison dans tous les pays de l'Union
européenne et dans tous les pays candidats, alors que nous savons - vous me
l'avez dit un jour - que ces magistrats sont particulièrement efficaces en
matière de coopération judiciaire et policière ?
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux, ministre de la justice
C'est vrai !
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Il faudra,
je crois, faire le nécessaire.
Vous avez vous-même admis récemment, madame la ministre, que les mesures de
contrôle aux frontières n'étaient pas assez strictes. Les Etats membres
devraient donc faire preuve de la plus grande vigilance lors de la délivrance
des visas et procéder à des contrôles plus systématiques. Qu'en sera-t-il au
fur et à mesure de l'élargissement ? D'une conversation que j'ai eue hier avec
notre collègue Jacques Chaumont, qui s'est rendu récemment en Bulgarie, en
Roumanie et en Slovaquie, il ressort qu'il y a là un véritable problème. Nous
avons besoin d'une vraie police européenne des frontières, et je ne peux que me
réjouir de ce que le Premier ministre ait manifesté sa volonté d'aller dans ce
sens.
Si l'on élargit l'Europe, il faudra bien que les pays qui ne sont pas habitués
à avoir des services de police et une justice très rigoureux bénéficient d'un
soutien en la matière ! Il est donc indispensable d'associer les pays candidats
à la lutte contre le terrorisme, et ce point devrait faire l'objet d'une grande
vigilance dans le déroulement des négociations d'adhésion.
Le point noir de la lutte contre le terrorisme est incontestablement la lutte
contre ses moyens de financement. Certaines opérations telles que les attentats
récents ont nécessité des moyens logistiques et financiers importants. Par
ailleurs, il existe souvent un lien entre les activités terroristes et d'autres
formes de criminalité organisée comme le trafic de drogue, le trafic d'êtres
humains et la prostitution, le trafic d'armes ou le grand banditisme : autant
de crimes intolérables.
Il est donc indispensable de couper les voies de financement du terrorisme en
s'attaquant de front à la criminalité financière et au blanchiment d'argent
sale. Les enjeux sont considérables, car on parle de sommes qui avoisinent -
j'ose à peine citer le chiffre - les 1 000 milliards de dollars par an
(M. de Montesquiou marque son étonnement),
et peut-être même plus, selon
M. de Montesquiou, qui est orfèvre en la matière et qui va sans doute nous en
dire davantage tout à l'heure dans son intervention.
(M. de Montesquiou sourit.)
Certes, cette lutte doit d'abord être menée dans les enceintes
internationales comme l'ONU, l'OCDE ou encore le groupe d'action financière sur
le blanchiment de capitaux, le GAFI. Le Sénat a d'ailleurs adopté à
l'unanimité, le 9 octobre dernier, le projet de loi autorisant la ratification
de la convention des Nations unies sur la répression du financement du
terrorisme, signée en décembre 1999.
Mais l'Union européenne doit, dans ce domaine, servir d'exemple. Or la réalité
est tout à fait différente. Ainsi, la convention précitée de l'ONU n'a pas été
signée par tous les Etats membres : seuls deux Etats l'ont ratifiée.
Dans ces conditions - c'est une question que l'on peut légitimement se poser
en tant qu'Européen - ne faudrait-il pas reprendre les éléments contenus dans
cette convention dans un texte européen de portée contraignante et obligatoire,
en attendant que les autres pays de l'ONU aient ratifié cette convention ?
De même, il est indispensable que les Etats membres ratifient rapidement la
directive anti-blanchiment et que soit adoptée la décision-cadre sur le gel des
avoirs. En effet, les dispositions législatives, par exemple en matière de
secret bancaire, et les pratiques opérationnelles restent très différentes
entre les Etats membres, alors même que nous sommes déjà à l'heure de
l'euro.
Il convient également de renforcer la coopération des services et de créer, là
où elles n'existent pas encore, des structures pluridisciplinaires dédiées
spécialement à la lutte contre le blanchiment, sur le modèle du TRACFIN
français, la cellule de coordination chargée du traitement du renseignement et
de l'action contre les circuits financiers clandestins.
Par ailleurs, les Etats membres devraient se concerter pour prendre des
mesures coordonnées à l'encontre des paradis fiscaux, ces véritables « trous
noirs » du système financier international, comme le recommande le groupe de
travail sur la régulation financière internationale de la commission des
finances du Sénat.
Les banques correspondantes sont considérées par les spécialistes comme le
maillon faible de la lutte contre le blanchiment. Le lien entre celles-ci et
certains fonds d'origine douteuse a été mis en évidence, notamment par le Sénat
américain. Quelles initiatives compte prendre le Gouvernement, au niveau
européen, à ce sujet ?
On voit bien que, sur tous ces points, il manque à l'Europe un organe qui
puisse jouer le rôle utile d'un aiguillon permanent pour lever les réticences
des Etats membres, pour assurer le suivi des mesures prises et pour imprimer
une direction.
Ne croyez-vous pas, madame la ministre, que ce qui a été fait en matière de
politique étrangère et de sécurité commune doit maintenant être fait pour la
coopération policière et judiciaire ?
Si l'Europe dispose désormais d'un numéro de téléphone, et même si ce
téléphone ne fonctionne pas suffisamment bien,...
M. Pierre Fauchon.
Il est aux abonnés absents !
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Je ne
partage pas tout à fait votre point de vue à cet égard, monsieur Fauchon !
Si l'Europe dispose désormais d'un numéro de téléphone et parle d'une seule
voix, si elle est si présente aujourd'hui sur la scène internationale, c'est en
grande partie grâce à l'institution du Haut représentant pour la PESC, la
politique étrangère et de sécurité commune, et à l'action personnelle de M.
Javier Solana.
Or tel n'est pas le cas pour la coopération policière et judiciaire : la lutte
contre le terrorisme fait intervenir au moins trois ministres différents -
intérieur, justice et finances - dans chacun des Etats membres et, quelles que
soient les grandes qualités du commissaire européen chargé de la justice et des
affaires intérieures - M. Antonio Vitorino est un homme pour lequel j'ai la
plus haute estime - il ne dispose pas des moyens nécessaires pour coordonner -
au demeurant, ce n'est pas dans ses compétences - les actions en matière de
lutte contre le terrorisme, notamment en matière policière, qui constituent
l'ensemble des deuxième et troisième piliers.
L'absence de véritable coordination rend cette lutte moins efficace. Je pense,
notamment, à la multiplication des groupes de travail au sein du Conseil. Si
l'on veut progresser, il faut bousculer les égoïsmes et les tendances
constantes des fonctionnaires, des policiers ou des magistrats à rester les
maîtres exclusifs de leur pré carré. En effet, souvent, ce ne sont pas les
ministres qui freinent les dossiers, mais les services - y compris chez vous,
madame la ministre -, car ils n'ont pas envie de se voir dépouillés d'un peu de
leur pouvoir.
Pour cela, il faut une volonté politique continue et manifeste, mais il faut
aussi que quelqu'un incarne cette volonté politique. Je pense que la France
devrait y réfléchir et faire des propositions en ce sens. Le Conseil européen
de Gand vient de décider la création d'un coordonnateur européen pour les
actions de protection civile. Voilà un exemple !
Ne pourrait-on pas envisager également la création de l'équivalent d'un « M.
Solana » au niveau européen, afin de personnaliser la lutte européenne contre
le terrorisme et la grande criminalité ? Car la construction d'un espace de
liberté, de sécurité et de justice est une nécessité politique - et j'écris
politique avec un très grand « P ».
Mes propos vous ont peut-être semblé un peu trop critiques, madame la
ministre, mais vous savez bien qu'ils ne s'adressent pas à vous personnellement
: c'est le système qui est en cause, aussi bien le système français que le
système européen. C'est aussi une critique adressée à l'état d'esprit qui règne
trop souvent dans les différents pays de l'Union européenne, et
particulièrement chez nous.
Toutefois, ces propos sont ceux d'un homme convaincu, croyez-le bien, madame
la ministre, que l'Europe doit avancer rapidement dans ce domaine afin de
répondre aux attentes fortes et légitimes de nos concitoyens. En effet, au
moment où la France ouvre ce grand débat européen, nos concitoyens ne
comprendraient pas quel est le sens donné à cette Europe qui veut s'approfondir
et se développer si nous ne sommes pas capables de répondre à leurs
attentes.
Ces critiques, madame la ministre, doivent être mesurées à l'aune des grandes
ambitions que, pour ma part, je place dans l'Europe. Nous comptons donc sur
vous pour que, à Laeken, grâce à la France, toutes ces interrogations soient
levées et ces inquiétudes dissipées.
(Applaudissements.)
M. le président.
La parole est à M. Zocchetto.
M. François Zocchetto.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dès l'annonce
des tragédies qui ont frappé New York et Washington, le 11 septembre dernier,
l'Union européenne a manifesté sa solidarité aux côtés du peuple américain,
cruellement meurtri par des attentats d'une ampleur sans précédent.
Le chagrin, la consternation et l'indignation se sont ainsi rapidement et
légitimement exprimés à la suite du drame subi par l'Amérique. Mais ils ont
également laissé la place aux engagements.
En effet, dès le 14 septembre, les chefs d'Etat et de gouvernement des Quinze
ont publié une déclaration commune. Dans ce texte, ils ont explicitement
reconnu que cette attaque terroriste était aussi dirigée contre les valeurs
universelles qu'incarnent les pays de l'Union européenne, c'est-à-dire contre
les sociétés ouvertes, démocratiques, multiculturelles et tolérantes.
Plusieurs grands engagements ont été soulignés dans cette déclaration
solennelle.
Il s'agit, tout d'abord, de défendre davantage encore la justice et la
démocratie dans les affaires du monde ainsi que l'intégration de tous les pays
dans un système mondial de sécurité et de prospérité.
Ensuite, il convient d'avoir la volonté de continuer à développer la politique
étrangère et de sécurité commune pour que l'Union puisse parler d'une seule
voix.
Puis les Quinze ont souhaité rendre opérationnelle au plus vite la politique
européenne de sécurité et de défense ainsi que le développement des efforts en
matière de renseignement.
Enfin, ils ont estimé indispensable d'accélérer la mise en oeuvre d'un
véritable espace judiciaire européen impliquant, entre autres, la création d'un
mandat européen d'arrestation et d'extradition ainsi que la reconnaisance
mutuelle des décisions judiciaires et des jugements.
Ce programme, madame la ministre, est au premier abord vaste et ambitieux. Il
a d'ailleurs été réaffirmé au cours du Conseil européen extraordinaire qui
s'est tenu le 21 septembre à Bruxelles et, plus récemment, au cours d'une
nouvelle réunion du Conseil européen, le 19 octobre, à Gand.
Les Quinze ont décidé de renforcer la coopération policière et judiciaire par
l'instauration du mandat d'arrêt européen ainsi que par l'adoption d'une
définition commune du terrorisme grâce à un rapprochement du droit pénal des
Etats membres.
Je crois qu'il n'est pas inutile de nous attarder sur ce dernier point.
Il faut noter, en effet, pour le déplorer, que six Etats européens seulement -
la France, l'Allemagne, l'Italie, le Portugal, l'Espagne et le Royaume-Uni - se
sont dotés d'une législation spécifique dans ce domaine. Le retard est donc
considérable car ces législations sont, de surcroît, très différentes entre
elles. Face à une telle complexité normative, il semble évident que la voie de
l'harmonisation n'est pas la bonne.
En revanche, il nous paraît nécessaire de disposer d'une véritable législation
européenne uniforme. C'est en effet l'outil le plus rapide à mettre en oeuvre
et le plus efficace.
M. Pierre Fauchon.
Très juste !
M. François Zocchetto.
Sur le plan du renseignement, la volonté de coopération existe : des équipes
communes d'enquête doivent être constituées pour favoriser l'échange
d'informations. Ces données seront partagées avec Europol, où une équipe de
spécialistes antiterroristes sera mise en place.
Par ailleurs, comme cela vient d'être rappelé, l'Union a souhaité s'attaquer
au financement du terrorisme grâce à un ensemble de mesures concernant le
blanchiment de l'argent et le gel de certains avoirs. Enfin, Eurojust, le corps
de magistrats européens, devra être opérationnel au début de l'année 2002.
La volonté des Quinze s'est donc clairement manifestée.
Mais, madame la ministre, ce programme est-il suffisant ? Répond-il vraiment
aux menaces qui pèsent sur les pays de l'Union européenne ?
Ces questions sont d'autant plus légitimes qu'il nous faut admettre une
réalité : l'Europe est fragile, l'Europe est menacée. Elle est une cible
privilégiée pour de nombreuses raisons : géographiques, historiques,
économiques et politiques.
L'Europe, parce qu'elle est proche de plusieurs théâtres de conflits, parce
que ses opinions publiques sont fragiles, parce qu'elle a des intérêts partout
dans le monde est menacée.
La politique de défense, et plus largement la politique de sécurité, doit donc
prendre en compte cette menace au niveau européen.
Pour l'ensemble des pays européens, la lutte contre le terrorisme suppose
évidemment de bâtir un système policier et judiciaire efficace. Nous avons le
devoir de traquer sans relâche les terroristes, de démanteler leurs réseaux
d'appui, de gêner la réalisation au niveau européen de leurs méfaits et, enfin,
ce qui paraît également évident, de condamner avec une sévérité dissuasive les
responsables. Ce système intégré que nous appelons tous, je l'espère, de nos
voeux passe par la création d'un espace judiciaire européen, comme vient de
nous l'expliquer amplement notre collègue M. Pierre Fauchon.
Il est exact que l'expérience a montré que, peu à peu, à la faveur de certains
dossiers et de convergences d'intérêts, les services de police et de justice de
plusieurs pays européens ont pris l'habitude de travailler ensemble. Mais, de
l'avis général - les différents orateurs, ce matin, l'ont confirmé - cette
coopération bilatérale n'est pas suffisante. Elle est même parfois totalement
inefficace.
Au plan communautaire, nous devons être conscients du fait que les efforts
d'harmonisation et de coordination, qui sont nécessairement lents, ne
produiront pas de résultats rapidement. Or, face à la menace, nous manquons de
temps.
Seule la mise en place d'une législation européenne intégrée et uniforme peut
permettre de relever le défi du terrorisme.
Par ailleurs, les attentats aux Etats-Unis ont révélé l'importance de disposer
d'un outil de renseignement efficace. L'Europe doit donc être aujourd'hui le
cadre d'intervention des services spécialisés face aux nouvelles menaces liées
au terrorisme.
Enfin, l'histoire montre que si la lutte permet de rendre très difficile la
réalisation d'actes terroristes, seul un règlement politique permet
l'extinction du phénomène en faisant disparaître les revendications qui le
nourrissent.
L'Europe, en particulier la France, a là un champ d'intervention tout indiqué.
Il peut s'agir d'aider des Etats européens ou tiers à lutter contre les
mouvements terroristes. Il peut s'agir de favoriser les règlements politiques
et la promotion des valeurs démocratiques et de coexistence pacifique afin
d'éviter que des conflits historiques - ils sont nombreux - ne débouchent sur
la violence.
Le renseignement et la prévention des situations de crise, associés à la mise
en place d'un véritable espace judiciaire européen, devraient donc constituer
les priorités de la politique européenne de lutte contre le terrorisme.
Mais, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, le point faible de
l'Europe - nous avons tendance à l'oublier - est pourtant évident : l'Europe
est une construction inachevée. Cela est vrai dans le domaine de la sécurité
comme dans bien d'autres.
La construction d'une réponse juridique et judiciaire européenne complète au
terrorisme rencontre des limites qui rendront nécessaire encore longtemps le
traitement politique et militaire du phénomène terroriste. Toutefois, la
volonté de construire un espace judiciaire intégré, qui est plus que jamais
d'actualité et qui dépasse la simple démarche de coopération ou
d'harmonisation, est fondamentale. Elle porte en elle un autre grand projet :
l'Europe politique.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste,
du RPR et des Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
M. le président.
La parole est à Mme Borvo.
Mme Nicole Borvo.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'Europe a
réagi rapidement aux attentats du 11 septembre. Dès le 21 septembre, le Conseil
européen extraordinaire « justice et affaires intérieures » devait présenter un
plan d'action visant notamment à exposer les principes directeurs de cette
lutte,
via
une coopération policière et judiciaire renforcée, le
développement des instruments juridiques internationaux, la lutte contre le
financement du terrorisme, le renforcement de la sécurité aérienne et une
coordination de l'action globale de l'Union européenne.
En particulier, il était fait référence aux deux décisions-cadres présentées
par la Commission européenne tendant, l'une, à l'adoption d'une définition
commune du terrorisme et, l'autre, à l'institution d'un mandat d'arrêt européen
qui se substituerait au système actuel d'extradition. C'est sur ces deux
propositions que se sont concentrés les débats depuis la fin du mois de
septembre jusqu'au sommet de Gand.
L'initiative de M. Fauchon s'inscrit dans cette perspective. Sauf que - et
c'est là que le bât blesse - il ne s'agit pas tant de s'interroger sur la
politique européenne de lutte contre le terrorisme que de débattre des «
instruments de l'Union européenne nécessaires à une lutte efficace contre le
terrorisme ».
Cet intitulé est tout à fait symptomatique de la démarche entreprise : au nom
de l'efficacité de la lutte contre le terrorisme, c'est en réalité à une
accélération du processus d'intégration policière et judiciaire au plan
européen que l'on souhaite aboutir.
M. Pierre Fauchon.
Absolument ! Je le confirme !
Mme Nicole Borvo.
Or cette question mérite d'être discutée, car elle va bien au-delà du simple
objectif affiché de lutte contre le terrorisme.
Il ne s'agit pas ici pour le groupe communiste républicain et citoyen de
contester la nécessité d'une approche pluriétatique cohérente. Le problème est
d'en avoir la volonté politique.
Dès 1995, on disposait des éléments nécessaires pour le faire, comme vient de
le faire remarquer M. Haenel, et il est tout à fait préoccupant de voir qu'il a
fallu les tragiques événements du 11 septembre pour y revenir.
Nous ne contestons pas la nécessité d'une approche étatique, disais-je. C'est
d'ailleurs pourquoi nous sommes favorables à une coopération accrue. Je pense
en particulier à la lutte contre le financement du terrorisme, à l'heure où
nous connaissons le lien qu'entretient le terrorisme avec les mouvements de
capitaux,
via
notamment les paradis fiscaux
off shore.
Comme nous l'avions dit lors de la discussion, ici même, des résolutions
tendant à la création d'Eurojust, nous sommes pour une harmonisation accrue des
droits pénaux des Etats, qui est loin d'être réalisée aujourd'hui.
Pour ce qui est d'aller plus loin dans le sens de l'intégration, nous ne
pouvons que renouveler ici un certain nombre de craintes que nous avons déjà
exprimées lors du débat du mois de mars dernier sur la proposition de
résolution relative à la création d'Eurojust.
Tout d'abord, les initiatives actuelles révèlent des déficits d'engagement
commun de l'Europe sur le plan politique. Le débat technique autour des mérites
du mandat d'arrêt européen et de la définition du terrorisme ne peut qu'en
souligner les manques alors que la discussion est largement confisquée par la
Commission et le Conseil européen, le Parlement européen n'ayant qu'une part
limitée.
Les termes mêmes du débat tels que l'Europe les pose, tels que vous les posez,
monsieur Fauchon, ne peuvent que conforter les réserves exprimées par mon
groupe lors du débat sur la sécurité quotidienne. Avancer dans le sens d'un
espace judiciaire intégré exclusivement sous l'angle de la sécurité et de
l'efficacité de la lutte antiterroriste me semble - je regrette de le dire -
dangereux.
On peut craindre en effet qu'une telle démarche ne légitime des mesures sans
grand rapport avec le terrorisme mais concernant la libre circulation, ce qui
n'est pas tout à fait la même chose, vous en conviendrez avec moi.
Je ne veux pas oublier qu'en 1986, en pleine période d'attentats terroristes
en France, le rétablissement des visas en direction du Maghreb et de l'Afrique
noire devait être provisoire. Il n'a jamais été remis en cause, alors que la
lutte contre le terrorisme n'y a pas forcément gagné en efficacité.
Aujourd'hui, derrière un certain nombre de propositions se profile la logique
des accords de Schengen sur le contrôle des flux migratoires, non seulement
illégaux mais aussi légaux.
La rhétorique sécuritaire devient désormais dominante à un point tel que «
l'espace de liberté, de sécurité et de justice » voulu par le traité
d'Amsterdam et le sommet de Tampere risque de ne devenir qu'un « espace de
sécurisation », largement fictive d'ailleurs. Comme l'a dit mon collègue Robert
Bret en ouverture du colloque « Frontières et zones d'attente » qui s'est tenu
ici ce week-end, « ce n'est pas parce que nous maîtriserons les flux
migratoires que nous maîtriserons les terroristes ».
Quid
des initiatives tendant à revivifier les relations
euro-méditerranée, des coopérations Nord-Sud qui viseraient réellement au
développement des pays concernés, sans paternalisme ni appropriation des
richesses largement spoliées par une économie libérale qui en a détruit les
assises économiques, sociales et culturelles ?
Quid
de l'annulation de
la dette de ces pays ? N'est-ce pas là que devrait se situer le coeur de la
lutte contre le terrorisme ? L'Europe n'a-t-elle pas ici à jouer un rôle tout
particulier en direction du monde arabe ?
Je déplore vivement que cet aspect de la lutte reste en retrait. C'est en
effet dans ce domaine, comme dans celui d'une solution politique au
Moyen-Orient ou dans celui de l'embargo à l'encontre de l'Irak, que l'Europe
manque d'unité et de dynamisme.
Au sommet de Gand, à l'appel de la confédération européenne des syndicats, des
voix se sont élevées pour réclamer une « Europe des solidarités », en
soulignant que la guerre contre le terrorisme ne doit pas être une guerre
contre les pauvres.
A l'heure où la situation internationale risque d'entraîner un flux important
des réfugiés, prenons garde à ce que les mesures visant à renforcer la sécurité
ne viennent restreindre le droit à la protection de ces victimes.
Quant aux deux instruments fondamentaux que constituent la définition commune
du droit d'asile et l'institution d'un mandat d'arrêt européen, je souhaiterais
formuler plusieurs remarques.
La volonté d'éviter toute impunité des personnes coupables de crimes graves et
de réprimer partout en Europe des comportements qualifiés unanimement de «
terroristes » ne peut que recueillir notre assentiment.
Ce qui nous gêne ici, c'est qu'un fois de plus on avance dans le sens de
l'espace judiciaire européen sans se poser la question du contrôle
démocratique, comme si la légitimité de l'objectif antiterroriste justifiait de
faire l'impasse sur un élément aussi fondamental.
L'exemple d'Europol est édifiant, qui a vu ses compétences se développer au
nom de la lutte contre la criminalité, malgré un déficit de légitimité et de
contrôle. A cet égard, j'ai en mémoire la communication de notre collègue M.
Masson sur les lacunes du contrôle parlementaire.
Cela devrait nous inciter à d'autant plus de vigilance sur les inquiétudes
exprimées par différentes associations, dont
Amnesty International.
Il convient, madame la ministre, de veiller à ce que l'urgence dans la réponse
ne conduise pas à une précipitation préjudiciable aux droits et aux libertés
fondamentales. Nous comptons sur vous. Nous souhaitons que vous soyez
particulièrement attentive à ce que les deux décisions-cadres soient pleinement
conformes aux exigences d'un Etat démocratique lors de la prochaine réunion du
Conseil « Justice et affaires intérieures » du 16 novembre.
Nous attirons spécialement votre attention sur la rédaction retenue à
l'article 3-1
(f)
. Au rang des infractions terroristes, il y est fait
référence à « la capture illicite d'installations étatiques ou
gouvernementales, de moyens de transport public, d'infrastructures, de lieux
publics ou les dommages qui leur sont causés ». Cette rédaction, faute de
précision, pourrait s'appliquer aux formes ordinaires de protestations
pacifiques que constituent les occupations de bâtiments ou lieux public.
L'institution du mandat d'arrêt européen continue de se heurter à des
résistances. Il serait opportun qu'il soit fait mention explicite aux droits de
la personne, en rappelant les exigences de l'article 19-2 de la charte qui
concerne l'impossibilité d'extrader en direction d'un pays où il existe un
risque sérieux de torture ou de traitements inhumains ou dégradants. De même,
le respect des droits de la défense jusitifierait la mention des voies de
recours.
C'est sur ce point que je terminerai mon intervention, en réaffirmant ma
conviction qu'une lutte « efficace » contre le terrorisme, comme nous y invite
la question, ne peut se faire aux dépens ni sans la garantie des droits
essentiels de la personne humaine.
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et
citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Lagauche.
M. Serge Lagauche.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les attentats
du 11 septembre ont cruellement rappelé à l'Union européenne ses
responsabilités, pourtant sobrement énoncées dans le traité d'Amsterdam, celles
d'« offrir aux citoyens un niveau élevé de protection dans un espace de
liberté, de sécurité et de justice ».
Je dis « rappelé » seulement, car l'Union s'est fixée, depuis le Conseil
européen de Tampere d'octobre 1999, un échéancier dense et ambitieux pour la
mise en place d'un espace européen commun en matière de coopération policière
et judiciaire, en particulier, pour ce qui nous concerne, afin de lutter
efficacement contre la criminalité organisée transnationale et, par extension,
contre le terrorisme.
Les événements ont eu pour conséquence d'accélérer le mouvement.
L'accord rapide sur des mesures globales et concrètes a pu montrer la
solidarité des Etats membres et la détermination de l'Union européenne à être à
la hauteur du défi, celui d'une lutte contre un terrorisme multiforme à larges
ramifications. Et c'est bien, cette fois-ci, la volonté politique qui a primé
sur la différence des cultures juridiques.
Cette nouvelle situation a révélé l'urgence de faire évoluer les mécanismes
actuels de coopération policière et judiciaire. C'est sur ces derniers que nous
nous concentrons aujourd'hui.
Au printemps dernier, lors du débat au Sénat sur la création de l'unité
Eurojust de coopération judiciaire, nous constations la lenteur du processus de
construction de l'espace judiciaire européen.
Sa mise en place est aujourd'hui déterminante pour la sécurité des citoyens
européens, alors que les systèmes judiciaires des différents Etats membres
sont, pour la plupart, inadaptés à la lutte contre les réseaux terroristes
internationaux.
Il s'agit désormais, pour lutter contre le terrorisme, à la fois de réfléchir
à une évolution des systèmes judiciaires des Etats et d'assurer la mise en
cohérence des différents niveaux d'action de nature judiciaire. C'est cette
exigence, qui, je pense, doit sous-tendre toute mesure européenne dans ce
domaine.
Les Etats membres ont clairement fait le choix de l'efficacité. J'en veux pour
preuve, d'abord, l'emploi de la procédure de la décision-cadre, qui permet
d'éviter celle, souvent longue, de la ratification et de rendre les décisions
rapidement opérationnelles ; ensuite, l'étendue du champ d'application, d'une
part, de la définition du terrorisme et, d'autre part, du mandat d'arrêt
européen.
En ce qui concerne la proposition de décision-cadre en matière de lutte contre
le terrorisme, c'est l'essentiel de la définition française du terrorisme qui
semble avoir été retenu. Il doit être bien clair que c'est son caractère
intentionnel qui définit, au fond, l'acte terroriste.
Au regard des négociations actuelles, au sein du Conseil, autour de cette
proposition de la Commission, je ferai part de mon inquiétude sur le risque de
définition de sanctions trop faibles contre les actes ou les tentatives d'actes
terroristes qui pourrait réduire considérablement la portée de ce texte
essentiel.
Pour ce qui est de la proposition de décision-cadre relative au mandat d'arrêt
européen et aux procédures de remise entre Etats membres, elle s'affiche en
fait dans la droite ligne des réflexions qui ont sous-tendu les deux
conventions d'extradition, signées en 1995 et en 1996, que, d'ailleurs, la
France n'a toujours pas ratifiées.
M. Pierre Fauchon.
Eh oui !
M. Serge Lagauche.
Elle est énoncée par le Conseil européen de Tampere, qui estime que « la
procédure formelle d'extradition devrait être supprimée entre les Etats membres
pour les personnes qui tentent d'échapper à la justice après avoir fait l'objet
d'une condamnation définitive », qu'il faut procéder à « un simple
transfèrement des personnes, conformément à l'article 6 du traité sur l'Union
européenne », et à l'élaboration de « procédures accélérées d'extradition sans
préjudice du droit à un procès équitable ». Cette proposition était programmée
par le tableau de bord pour la fin 2001 afin d'être adoptée sous présidence
espagnole.
On peut penser que, dans la rédaction actuelle de la Commission, le texte
procède à une sorte de mini-révolution : dans l'exposé des motifs, il est bien
précisé que « le mandat d'arrêt européen doit couvrir un champ d'application
identique à celui de l'extradition auquel il se substitue et concerner aussi
bien la phase pré-sentencielle du procès pénal que la phase post-sentencielle
».
Or le tableau de bord fixé par la Commission, après le Conseil européen de
Tampere, n'envisage que la suppression de l'extradition aux fins de l'exécution
d'une condamnation.
Je tiens ici à souligner l'indécision de nombreux Etats membres qui semblent
encore partagés quant au champ d'application de la décision-cadre. Pour notre
part, nous estimons que la suppression de l'exigence de la double incrimination
est la seule façon d'assurer l'efficacité d'un mandat d'arrêt européen. En ce
sens, la position de la France qui vise à établir une liste positive des
infractions concernées qui soit la plus large possible et à limiter la double
incrimination à une liste restreinte nous paraît équilibrée.
Si ce compromis était adopté, il s'agirait d'un pas important dans le domaine
de la coopération judiciaire européenne, puisque la double incrimination était,
jusqu'à maintenant, profondément ancrée dans la pratique de la coopération
judiciaire pénale. Sa disparition n'est envisageable qu'avec le rapprochement
des législations des Etats membres, lesquelles, en la matière, peuvent être
parfois très différentes.
Enfin, nous estimons que l'exigence de la garantie des droits individuels est
assurée dans ce texte et selon le système proposé.
La combinaison de ces deux décisions-cadres est essentielle, sinon
indispensable. La première définit un accord sur les valeurs partagées par les
Etats membres, tandis que la seconde propose une harmonisation des actions
judiciaires.
On peut noter que, dans les deux cas, c'est l'instrument qui conduit au
rapprochement des législations des Etats membres et non l'inverse, comme cela
était envisagé jusqu'à présent : la reconnaissance mutuelle des décisions de
justice est le principe fondamental de l'une, la suppression de la double
incrimination est celui de l'autre. Ce changement de conception devrait
permettre d'accélérer un processus qui avait tendance à s'enliser.
Cette étroite combinaison est, à mon sens, aujourd'hui, la seule manière de
parvenir à empêcher, comme on doit le faire pour les criminels d'envergure
internationale, que les terroristes n'utilisent les vides juridiques entre les
Etats membres.
M. Hubert Haenel,
président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
Très bien
!
M. Serge Lagauche.
La mise en oeuvre de ces décisions ne peut se concevoir sans le cadre, l'aide,
l'impulsion même des outils qui existent, mais qu'il convient d'adopter
définitivement et de ratifier de façon urgente.
Nous pouvons enfin mesurer aujourd'hui l'importance du rôle d'Eurojust comme
rouage essentiel dans la coordination des actions des justices nationales. Ses
magistrats et ses procureurs y travaillent depuis le mois de mars. Faut-il
souligner que la première réunion de coordination avait comme objet le réseau
Ben Laden ? Nul ne peut en douter, son rôle sera essentiel dans l'avenir. C'est
un outil indispensable à l'instauration de la confiance entre les autorités
judiciaires, à la connnaissance des autres systèmes judiciaires et au
développement d'actions multilatérales de différentes envergures.
Nous espérons vivement que les Etats membres parviendront à surmonter les
dernières difficultés pour arriver à un accord sur l'unité Eurojust, afin que
celle-ci soit définitivement adoptée au mois de décembre.
Nous ne pouvons aussi que souhaiter l'adoption rapide de la convention
d'entraide pénale, signée en mai 2000, par les Etats membres, et qui doit
permettre, notamment, la transmission directe des demandes d'entraide entre les
autorités judiciaires des Etats membres, ainsi que l'institution de moyens
d'investigation plus opérationnels. A ce sujet, dans un souci de rapidité, le
Conseil devrait adopter une décision-cadre sur l'instauration, sans délai,
d'équipes communes d'enquête, en complément de l'action d'Europol.
L'Union européenne doit, en outre, veiller à l'application du programme de
reconnaissance mutuelle des décisions de justice en matière pénale voté sous
présidence française, principe considéré comme la pierre angulaire de la
coopération judiciaire pénale. Il devrait s'appliquer aux décisions précédant
la phase de jugement, en particulier à celles qui permettraient aux autorités
compétentes d'agir rapidement pour obtenir des éléments de preuve et saisir des
avoirs, comme dans le cas des avoirs des 27 organisations ou personnes
soupçonnées de financer le terrorisme et identifiées par les Etats-Unis.
Nous ne pouvons que nous réjouir, au-delà de la mise en oeuvre de mesures
urgentes de coopération policière, du fait que soient examinées et développées
des mesures de coopération judiciaire fortes permettant de montrer combien il
est essentiel pour l'Union européenne et ses Etats membres de réaliser un
espace judiciaire européen, où cohabitent les différents systèmes juridiques et
judiciaires.
Nous sommes en train de faire un pas décisif vers la conception d'une
territorialité européenne en matière de justice pénale, avec la facilitation de
la coopération et de la coordination des autorités judiciaires au sein d'un
espace unifié.
Les décisions qui sont actuellement négociées montrent, une fois de plus dans
l'histoire de la construction européenne, que, comme pour l'euro, lorsque les
Etats membres le veulent bien, ils parviennent à s'entendre sur la conduite de
politiques à fort contenu européen, guidées par la solidarité.
Le cynisme commanderait de penser que, en matière de coopération judiciaire,
c'est la méfiance qui reste de mise, chaque Etat considérant que son système
est le meilleur. Mais la nécessité politique fait aujourd'hui office de
confiance. On peut ainsi noter que la Grande-Bretagne vient d'accepter
d'extrader Rachid Ramda, soupçonné d'être à la tête de l'organisation
responsable des derniers attentats en France. Par ailleurs, nous devrons aussi
porter une attention particulière à l'application de ces décisions par les
futurs Etats membres de l'Union, dont les sytèmes judiciaires nécessitent
encore d'être consolidés.
L'optimisme, ou plutôt la confiance dans la construction européenne, incite à
penser que l'intérêt européen commun impose aujourd'hui la nécessité de
surmonter, de dépasser cette défiance, car c'est la sécurité et la liberté des
citoyens européens qui sont en jeu.
M. Raymond Courrière.
Très bien !
M. Serge Lagauche.
Nous devons néanmoins veiller à ce que le rapprochement des législations et
les garanties en matière de droits fondamentaux ne s'exercent pas au prix d'un
nivellement par le bas.
L'actualité a clairement dicté les priorités et démontré la nécessité d'une
intégration européenne plus poussée ; cette dernière est, à mon sens, toujours
la clé de notre pensée et de notre action européenne.
(Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen. - MM. Haenel et Fauchon applaudissent
également.)
M. le président.
La parole est à M. Plasait.
M. Bernard Plasait.
Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le 10
octobre dernier, ici même, le président Henri de Raincourt exprimait
l'attachement des membres du groupe des Républicains et Indépendants à voir
s'exercer une totale solidarité à l'égard des victimes du terrorisme, de nos
alliés dans la riposte ainsi que du peuple afghan.
Prémonitoire sans doute, il concluait : « Il faudra veiller à ce que les
bonnes volontés affichées se traduisent concrètement ». Il ajoutait : « La
route sera longue avant de pouvoir priver les résaux terroristes de soutiens
financier et logistique. »
Malheureusement, cette prudence semble aujourd'hui se vérifier.
Certes, après un mois d'activité frénétique, l'Union européenne peut se
féliciter d'avoir engagé soixante-dix-neuf mesures pour lutter contre le
terrorisme, mais son souhait de devenir une « puissance globale » sur la scène
internationale est encore loin d'être réalisé.
Comme l'ont souligné certains diplomates, le choc créé par les attentats du 11
septembre dernier aux Etats-Unis a bien donné un coup d'accélérateur à
l'intégration européenne dans des domaines jusque-là en proie aux
susceptibilités nationales.
Dans les conclusions du sommet de vendredi dernier à Gand, les chefs d'Etat et
de gouvernement des Quinze se sont félicités de la mise en oeuvre rapide du «
Plan d'action contre le terrorisme » lancé un mois plus tôt à Bruxelles lors
d'un sommet extraordinaire.
Ce plan a donné le départ d'un nombre impressionnant de réunions
ministérielles destinées à marquer la volonté de l'Union européenne d'être
présente sur tous les fronts, sans se départir de sa solidarité avec les
Américains.
Si, aujourd'hui, les progrès semblent réels en matière de lutte contre le
blanchiment des capitaux, de sécurité aérienne ou de coopération entre les
services de renseignements, de sérieux blocages persistent concernant la mesure
la plus emblématique : la création d'un mandat d'arrêt européen.
Pourtant, un tel mandat est le seul moyen véritable pour empêcher les
terroristes de profiter des différences de législation, qui leur permettent
d'établir tranquillement leurs bases arrière dans l'un ou l'autre des pays de
l'Union.
Nous vivons actuellement avec le système de la double incrimination, qui
impose que le délit visé par la demande d'extradition soit punissable dans les
deux pays concernés par cette extradition.
Etant donné les difficultés d'application engendrées par ces procédures, il
est indéniable que la remise directe permise par le mandat d'arrêt européen est
de loin la plus efficace.
Face à cette réalité, le sommet de Gand a donc rappelé aux ministres européens
de la justice qu'ils étaient tenus de parvenir à un accord début décembre et de
surmonter d'ici là les difficultés d'ordre technique ou constitutionnel
avancées par certains.
J'ajoute qu'au-delà du mandat d'arrêt européen il s'agit également d'oeuvrer à
la définition commune des incriminations terroristes et du gel des avoirs.
Etant donné l'importance de l'enjeu, nous sommes tous impatients de savoir ce
que le gouvernement français va faire concrètement pour que ces instruments
soient enfin mis en oeuvre au sein de l'Union européenne.
Madame la garde des sceaux, il n'est pas un Français qui ne puisse comprendre
que les différences de législation entre les pays membres d'une même communauté
servent à protéger des terroristes qui ont commis des attentats et qui risquent
d'en commettre d'autres demain sur notre sol.
A cet égard, les objectifs affichés à Gand vont dans le bon sens. Encore
faut-il les concrétiser, et le plus rapidement possible !
Qu'il faille renforcer la coopération entre les services de renseignement, les
services de police et les autorités judiciaires, c'est bien évident !
Qu'il faille établir une liste des organisations terroristes, nul n'en
doute.
Qu'il faille lutter effectivement et efficacement contre le financement du
terrorisme, c'est encore oui.
Mais si l'on ne peut que se féliciter de voir les Quinze s'exprimer
collectivement, on doit surtout tout mettre en oeuvre pour que l'ensemble des
citoyens de l'Union en voient les résultats le plus vite possible.
En matière de terrorisme, il faut prévenir, et pour cela obtenir tous les
instruments juridiques qui nous permettent de le faire avec efficacité.
La France, pour sa part, n'a pas découvert le terrorisme avec les attentats
effroyables du 11 septembre. Nous avons connu plusieurs vagues de terrorisme et
j'évoquerai à cet égard les attentats commis par Action directe, par le Front
islamique du salut, ainsi que ceux qui ont eu lieu rue des Rosiers, rue
Copernic ou rue Marbeuf.
Mais, pour ma part, madame la garde des sceaux, pour avoir été présent sur
place dans les minutes qui ont suivi l'attentat, je garde en mémoire des
souvenirs atroces des victimes du RER à la station Saint-Michel.
Devant une telle lâcheté, de telles souffrances, il y a la révolte, bien sûr,
mais, pour les responsables politiques, il doit aussi y avoir une totale
détermination à combattre cette ignominie. Cela passe évidemment par le
discours, mais sans complaisance, car il n'y a pas lieu de dire que le
terroriste de l'un, c'est le résistant de l'autre ! Cela passe aussi par des
actes : comment ne pas s'indigner qu'un terroriste qui fut l'homme le plus
recherché du monde puisse, de sa cellule, donner une interview à la presse dans
laquelle il se félicite de l'effroyable barbarie du 11 septembre ?
Alors, oui, commençons par cesser de faire la promotion des terroristes. Ce
sera déjà un premier acte dans la lutte contre le terrorisme.
M. Pierre Fauchon.
Très juste !
M. Bernard Plasait.
Malgré son rôle diplomatique accru, l'Union européenne n'a pu parler d'une
seule voix en matière de défense. Le « Conseil de guerre » que la France a
organisé avec la Grande-Bretagne et l'Allemagne, juste avant le sommet de Gand,
a illustré cette impuissance des Quinze.
Je sais bien que nos amis italiens et espagnols l'ont mal vécu. En revanche,
la Suède, l'Autriche, la Finlande et l'Irlande n'ont vu aucun inconvénient à
laisser à d'autres le soin de traiter de questions militaires qui échappent à
la compétence communautaire.
Cependant, en ce qui concerne les moyens de lutter contre le terrorisme, il en
va de la sécurité de tous les Européens, quels qu'ils soient et où qu'ils
soient. C'est pourquoi toutes les réticences doivent être surmontées. Et la
France a, plus que toute autre, vocation à contribuer à cette lutte.
Depuis le 11 septembre dernier, nous savons que les terroristes ne se
contentent pas de terroriser par quelques attentats meurtriers : ils ont la
volonté et les moyens de provoquer des destructions massives. Ainsi, les
Américains ont eu davantage de morts dans les tours de Manhattan ce jour-là que
sur les plages de Normandie pendant le débarquement du 6 juin 1944.
Nous devons tout faire pour que cette barbarie ne se renouvelle pas. La
gesticulation verbale ne remplacera pas les actes. Je crois, madame la garde
des sceaux, que, pour l'Europe de la justice, le 11 septembre, l'obligation de
moyens a cédé la place à l'obligation de résultat.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. Pierre Fauchon.
Bravo !
M. le président.
La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'Union
européenne a tout d'abord réagi avec le coeur aux attentats perpétrés le 11
septembre aux Etats-Unis : symboliquement, le 14 septembre, les drapeaux
étaient mis en berne dans toute l'Union et trois minutes de silence étaient
demandées aux 375 millions d'Européens à la mémoire des victimes. Cette
compassion unanime à l'égard du peuple américain, cette émotion partagée au
même moment expriment la réalité d'un élan européen authentique.
Vint ensuite le temps des décisions et de l'action : dès le 21 septembre, le
Conseil européen se réunissait en session extraordinaire et, depuis, tous les
conseils comportent des dispositions relatives au terrorisme. De la même
manière, la déclaration des chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Union délivrée
le 19 octobre à l'issue du Conseil européen informel de Gand est claire : le
discours communautaire sur la lutte contre le terrorisme est ferme, sans
ambiguïté.
L'Union veut se situer à la pointe de ce combat. Il y a de multiples raisons à
cela et j'en retiendrai trois.
Tout d'abord, une cause a été un catalyseur : la démocratie américaine a été
symboliquement mais très durement touchée. Malgré des irritations réciproques,
les Etats-Unis restent le grand allié qui, à deux reprises, a sacrifié la vie
de ses soldats au nom de la liberté.
Ensuite, l'Union a connu la douloureuse et révoltante expérience du
terrorisme, notamment en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, en France et,
encore aujourd'hui, en Espagne. L'Union peut être frappée à nouveau, en
particulier notre pays. Cet été, en effet, des talibans prisonniers du
commandant Massoud me déclaraient que la France serait punie en raison de son
soutien au régime algérien contre le Groupe islamique armé.
Enfin, l'Union européenne, c'est une construction régie par des valeurs
communes rappelées dans la charte des droits fondamentaux. C'est une
construction politique originale, respectueuse des régimes politiques de ses
membres, quelle qu'en soit la forme, république ou monarchie, dans la mesure où
le caractère démocratique des institutions est assuré. C'est une organisation
laïque, mais respectant aussi toutes les religions et dans laquelle hommes et
femmes sont égaux.
Pour toutes ces raisons, et en particulier à ce titre, l'Union constitue une
cible privilégiée pour des attaques terroristes perpétrées par des
fondamentalistes islamistes. En effet, l'Union défend l'une des causes que
ceux-ci haïssent le plus : la liberté des femmes.
Lutter contre le terrorisme à l'échelon communautaire, c'est donc défendre
notre liberté.
Aujourd'hui, l'Union se mobilise, mais la question posée est bien celle de
l'efficacité, car nos concitoyens, déjà trop peu « euroenthousiastes »,
attendent des résultats, et ils ont raison.
Les instruments nécessaires à une lutte efficace toucheront tous les secteurs,
de la lutte contre le bioterrorisme à celle contre le blanchiment, en passant
par le renforcement de la défense européenne. Tous les domaines sont sans doute
couverts par les soixante-dix-neuf actions engagées pour la mise en oeuvre du
plan d'action contre le terrorisme.
Toutefois, la question posée par notre collègue Pierre Fauchon concerne plus
spécifiquement la coopération judiciaire complétée par la coopération
policière.
Nul ne doute qu'une coopération renforcée au sein du troisième pilier de
l'Union européenne permette de mieux lutter contre le terrorisme. Mais, pour
cela, il faut que les événements du 11 septembre conduisent à des changements
plus profonds. En effet, la coopération en matière judiciaire était
initialement considérée comme un sous-produit de la libre circulation des
personnes...
M. Pierre Fauchon.
C'est exact !
M. Aymeri de Montesquiou.
... et ce, avant que le traité d'Amsterdam, dans son article 29, précise que
l'Union avait désormais pour objectif d'offrir aux citoyens « un espace de
liberté, de sécurité et de justice ».
En amont, l'harmonisation de l'incrimination du terrorisme, avec les
sanctions, constitue une première difficulté. Sa définition doit être précisée
et acceptée par tous, alors qu'elle est encore très diversement comprise et
assez controversée au sein des Quinze.
La création rapide d'un mandat d'arrêt européen constitue un objectif
ambitieux et sa réalisation serait un saut qualitatif au regard de la procédure
d'extradition actuelle. Je sais bien que le mandat d'arrêt européen se heurte
au problème du champ d'application et de la double incrimination. On peut
entendre ceux qui, s'appuyant sur la subsidiarité, soulignent qu'un pays peut
refuser d'exécuter le mandat si l'infraction en cause n'est pas incriminée de
la même manière selon sa législation. Mais la gravité de la situation ne nous
permet pas de retenir cet argument ; soyons efficaces !
La position pragmatique que vous avez défendue au Conseil « justice et
affaires intérieures », la semaine dernière, me semble claire : suppression de
la double incrimination pour les infractions harmonisées et proposition de
liste d'infractions graves. La double incrimination serait alors limitée à des
cas précis tels que l'interruption volontaire de grossesse ou l'euthanasie.
Madame la ministre, la recherche d'un accord politique et, plus encore, d'une
législation européenne, sont des objectifs majeurs pour le Conseil « justice et
affaires intérieures ». Considérez-vous que la volonté des Quinze le permettra
? Quels sont les obstacles essentiels ? Ainsi, la notion d'
habeas corpus,
socle du droit britannique et quasi inconnue du droit français en est-elle
un ? Pour supprimer ces obstacles, quelle stratégie comptez-vous déployer pour
convaincre vos homologues ?
Une coopération judiciaire renforcée doit avant tout s'appuyer sur une
coopération policière efficace. L'idée d'une meilleure coordination n'est pas
neuve : la première conférence des commissaires de police européens s'était
déjà déroulée à Vienne en 1914 pour lutter contre les anarchistes russes.
Aujourd'hui, Europol constitue un outil opérationnel. Le travail de croisement
de fichiers commence à devenir fécond et je me réjouis qu'une équipe de
spécialistes anti-terroristes ait été rapidement constituée.
Toutefois, la confiance en la confidentialité des informations transmises
demeure au coeur du dispositif de coopération. Les réticences sont fortes. A
titre d'exemple et sans jugement de valeur, choisissons deux pays aux cultures
opposées : quel est le degré de confiance d'une Allemagne très scrupuleuse dans
les capacités administratives d'une Grèce plus désinvolte ?
Dans l'échange de renseignements, il faudra également conduire un arbitrage
entre l'efficacité d'une coopération bilatérale et celle d'une coopération
multilatérale. Avant-hier, la France et la Russie ont signé une convention pour
échanger des informations. Madame la ministre, ne trouvez-vous pas regrettable
et inopportune la signature par notre pays d'une telle convention à l'heure où
les Quinze s'attachent à travailler davantage ensemble ?
Une lutte efficace contre le terrorisme contribuera, bien sûr, comme l'a
souligné notre collègue Pierre Fauchon, à « davantage d'Europe ». Mais ne nous
leurrons pas et ne trompons pas nos concitoyens sous prétexte de les apaiser :
il n'y aura pas d'outil miracle pour lutter contre le terrorisme à l'échelon
communautaire. De plus, il apparaît deux points faibles et le risque d'une
erreur de finalité.
D'abord, le caractère transnational du terrorisme appelle une mobilisation
au-delà de l'Union sur le plan mondial. A ce titre, la ratification de la
convention internationale pour la répression du financement du terrorisme est
urgente.
Ensuite, la confiance mutuelle n'est pas encore acquise entre les Etats
membres, ce qui constitue un frein à une coopération véritablement efficace, au
niveau judiciaire comme à celui de la police.
L'erreur de finalité serait de vouloir se rassurer par un discours du « tout
sécuritaire ». En effet, la recherche et la mise en oeuvre d'outils efficaces
pour lutter contre le terrorisme ne doivent pas s'opérer au détriment de la
liberté dans le couple liberté-sécurité : l'Union et la France, en particulier,
devront veiller à cet équilibre délicat.
Le choix du civisme et donc les mesures fortes et indispensables pour le
restaurer permettraient de répondre aussi aux aspirations de sécurité des
citoyens européens.
Sinon, le risque serait grand que la recherche d'une sécurité maximale ne
mette en danger la liberté constitutive de nos démocraties. Transformer nos
démocraties en Etats policiers à la
Big brother,
voilà un projet que ne
renieraient pas les terroristes !
(Applaudissements.)
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