SEANCE DU 31 JANVIER 2001
DATE D'EXPIRATION DES POUVOIRS
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Suite de la discussion d'une proposition
de loi organique déclarée d'urgence
M. le président.
L'ordre du jour appelle la suite de la discussion de la proposition de loi
organique (n° 166, 2000-2001), adoptée par l'Assemblée nationale, après
déclaration d'urgence, modifiant la date d'expiration des pouvoirs de
l'Assemblée nationale. [Rapport n° 186 (2000-2001).]
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Althapé, pour
continuer son intervention qui a été interrompue hier en raison d'impératifs
d'horaire.
M. Louis Althapé.
Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, hier,
je n'ai pas pu achever mon intervention et je me demande, puisque certains
d'entre vous n'ont pas pu entendre mon exposé, si je ne devrais pas le
reprendre intégralement.
(Sourires.)
M. le président.
Vous pourriez en résumer le début, à l'intention de Mme le secrétaire d'Etat
et de moi-même puisque je n'ai pas eu la chance de présider la séance hier.
M. Louis Althapé.
Il est difficile de résumer un texte aussi dense, aussi complexe, mais je vais
très rapidement rappeler ce que j'ai dit, monsieur le président.
J'ai essentiellement formulé des remarques d'ordre constitutionnel, en
m'appuyant sur les interventions brillantes de notre collègue M. Gélard,...
M. Christian Bonnet,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Le doyen
Gélard !
M. Louis Althapé.
... sur le viol quelque peu systématique de la Constitution par le
Gouvernement.
Notre discussion peut paraître quelque peu surfaite. Je pense sincèrement que
ce n'est pas le cas. Croyez-moi, le Sénat mène un bon débat, qui traduit son
souci de faire en sorte que la démocratie soit toujours présente et sa volonté
de jouer pleinement son rôle.
Hier, notre excellent collègue, M. Hilaire Flandre, s'est borné à présenter
quelques commentaires sur un texte des instances du parti socialiste. Pour ma
part, je vais poursuivre mon intervention en citant ce texte, afin d'éclairer
plus encore nos débats.
(Très bien ! sur les travées du RPR.)
Il n'y a rien de tel qu'une citation pour respecter l'esprit et la lettre d'un
texte !
(Tout à fait ! sur les mêmes travées.)
« Pourtant, on oublie trop souvent que la défaite de la droite en juin 1997 ne
s'est jouée qu'à un très petit nombre de voix.
« Dans trente-quatre circonscriptions où s'opposaient en duel un candidat
socialiste et un candidat de l'opposition, la victoire socialiste n'a été
acquise que par un score compris entre 50 % et 51,5 % des voix. Si ces
trente-quatre circonscriptions avaient basculé à droite en 1997, le résultat
final en aurait été inversé, et la gauche serait actuellement dans
l'opposition. » Nous ne pouvons que le regretter ! « Il aurait suffi pour cela
qu'à l'échelle nationale moins de 1 % des électeurs modifient leur
comportement.
« A cet égard, les résultats du département de la Drôme sont particulièrement
instructifs. En juin 1997, les quatre circonscriptions sont revenues à la
gauche. Mais trois sièges ont été remportés avec un score inférieur à 51 % et
le dernier l'a été à l'occasion d'une triangulaire avec le Front national.
Ainsi, Michèle Rivasi gagne avec 33 voix d'avance sur le candidat de droite,
Michel Grégoire avec 57 voix, Eric Besson avec 110 voix, tandis qu'Henriette
Bertholet l'emporte avec 2 267 voix d'avance, mais dans une triangulaire où le
Front national recueille 9 597 voix au second tour. »
M. Jean Chérioux.
Le Front national aura été utile !
M. Louis Althapé.
C'est un constat que nous pouvons tous dresser !
M. Jean Chérioux.
Ils peuvent le remercier !
M. Louis Althapé.
Je poursuis ma citation : « Combien parviendront à conserver leur siège en
2002 ? »
M. Jean Chérioux.
Ils peuvent le laisser !
M. Louis Althapé.
Nous verrons plus tard !
« Les exemples similaires sont nombreux. André Godin, dans l'Ain, qui
l'emporte avec 290 voix d'avance, Robert Honde, dans l'Aisne, avec 290 voix,
Alain Tourret, dans le Calvados, avec 600 voix, Michel Suchod, en Dordogne, qui
l'emporte de 700 voix, Georges Lemoine, dans l'Eure-et-Loir, par 800 voix,
François Guillandre, dans le Finistère, par 360 voix, comme Jacqueline Lazard,
qui n'aura que 120 voix d'avance à l'issue du second tour, Yvette
Benayoun-Nakache, en Haute-Garonne, qui devance son rival de 250 voix, Monique
Denise, dans le Nord, avec moins de 500 voix d'avance, ou Alain Cacheux avec
300 voix, Jean-Jacques Denis, en Meurthe-et-Moselle, par 130 voix, Jérôme
Cahuzac, dans le Lot-et-Garonne, par 700 voix, ou encore, dans le département
de la Loire-Atlantique, René Leroux, qui gagna de 200 voix, Patrick Rimbert, de
360 voix et Marie-Françoise Clergeau, de 750 voix. »
M. Jean Chérioux.
On n'a pas demandé le recomptage ?
M. Louis Althapé.
Non ! Et c'est un peu tard maintenant.
« On ne saurait non plus minimiser les soixante-seize triangulaires que la
gauche gagna à quarante-sept reprises. Une dizaine de circonscriptions auraient
pu passer à droite sans le maintien du Front national au second tour.
L'effondrement de l'extrême droite modifiera également la configuration
politique dans certaines circonscriptions, comme à Toulon, où Robert Gaia et
Odette Casanova ont chacun affronté en duel un candidat du Front national au
second tour des législatives.
« Ainsi, si la gauche a remporté les dernières élections, elle ne parvient pas
pour autant à retrouver ses meilleurs niveaux. »
Je vais citer, là encore, quelques pourcentages intéressants...
M. Jean Chérioux.
C'est toujours le texte socialiste ?
M. Louis Althapé.
Je ne m'en écarte pas d'un mot, mon cher collègue !
Ecoutez plutôt : « Avec 25,7 % des suffrages exprimés au premier tour des
élections législatives de juin 1997, le parti socialiste reste loin de ses
performances des années quatre-vingt, lorsqu'il frôlait 38 % des suffrages en
1981, dépassait 32 % en 1986 et 37 % en 1988. En 1988, le parti socialiste
dépassait le seuil des 40 % dans 200 des 555 circonscriptions métropolitaines,
en 1993 dans deux, et, en 1997, malgré sa remontée, dans seulement vingt-cinq.
Il dépassait les 35 % dans soixante-douze des quatre-vingt-seize départements
en 1981, soixante-quatre en 1988, deux en 1993 et seulement six en 1997.
« Ce serait donc une erreur de croire que le parti socialiste, malgré le
travail réalisé par Lionel Jospin entre 1995 et 1997, a regagné la totalité du
terrain perdu entre 1988 et 1993. Dans les circonscriptions où il dépassait 40
% des voix en 1988, le parti socialiste a pu perdre plus de 30 % de ses scores
initiaux, et recule de 14 points en moyenne dans les 490 circonscriptions - sur
577 - où il a été constamment présent entre 1988 et 1997.
« Cette baisse s'explique en partie par la perte d'influence du parti
socialiste en milieu populaire. »
Les quelques chiffres qui suivent sont également très significatifs. « Il
recule massivement en milieu ouvrier - il perd 16 points - et dans les classes
moyennes salariées - il baisse en effet de 13 points chez les professeurs
intermédiaires et de 11 points chez les employés. Aujourd'hui, le parti
socialiste recueille davantage de voix parmi les cadres supérieurs que parmi
les ouvriers. »
M. Jean Chérioux.
C'est la gauche caviar !
M. Louis Althapé.
Eh oui !
« Au sein de la gauche, le poids du parti socialiste évolue également dans un
sens qui ne lui est pas favorable. Alors qu'il représentait 74 % du total des
voix de gauche en 1988, 61 % en 1993, il n'en représente plus que 58 %
désormais. »
J'en ai terminé avec la lecture des extraits tirés de ce document du parti
socialiste.
Je n'ai pas résisté à l'envie de vous communiquer ces chiffres très
intéressants, comme vous pouvez en juger.
Il est particulièrement enrichissant de voir à quel point la gauche a
délibérément lié son sort électoral à celui de l'extrême droite.
Nous n'en avions jamais douté, mais un tel cynisme électoral ne peut
qu'émouvoir à chaque fois les républicains et démocrates que nous sommes.
Cette analyse d'origine socialiste, cette analyse chiffrée et imparable, le
Premier ministre l'a faite sienne bien entendu : respectez le calendrier,
c'était prendre le risque de voir la droite majoritaire à l'Assemblée nationale
et le destin présidentiel de Lionel Jospin stoppé net.
La suite, vous la connaissez, nous y sommes d'ailleurs : en inversant le
calendrier, nous cautionnons le Premier ministre, dont les troupes, sur le
terrain, savent pertinemment que le renouvellement est aléatoire. S'appuyant
sur des sondages établis dans la perspective de l'élection présidentielle, il
est conforté : il peut gagner, il est meilleur que ses députés de base qui
n'arrivent pas à faire comprendre la justesse et la qualité de sa politique.
Cette manoeuvre politicienne, la gauche pourra la classer dans l'armoire des
modifications de circonstance nécessaires à son maintien au pouvoir.
Rappelez-vous, mes chers collègues : la proportionnelle, en 1986, autorise
l'extrême droite à entrer au Parlement et la modification du prochain scrutin
pour les élections régionales de 2004 au détriment d'une authentique
représentation territoriale, voire locale, est déjà votée. Ensuite, il y a la
perspective d'une modification du scrutin départemental pour affaiblir les
conseils généraux en 2007, qui ne pourront plus être la formidable caisse de
péréquation entre le monde urbain et le monde rural. Enfin, je ne peux oublier
la modification du mode de scrutin pour les prochaines élections sénatoriales.
C'est bien l'Assemblée nationale qui nous impose la proportionnelle dans les
départements comptant trois et quatre sénateurs. Gain mécanique pour la gauche
; de trente à quarante sièges !
M. Jean Chérioux.
Oui, mais eux ont lu
Le Prince
de Machiavel, tandis que nous, nous ne
l'avons pas assez lu !
M. le président.
Veuillez laisser parler l'orateur, qui a encore des choses intéressantes à
nous dire !
M. Louis Althapé.
J'arrête : l'armoire est pleine !
Les Françaises et les Français méritent mieux que d'être les témoins d'un
débat qui leur donne le sentiment que la classe politique est plus soucieuse
d'imaginer sa pérennité que d'aborder les véritables problèmes de société qui
se posent aujourd'hui. Avec ce projet de loi, la gauche porte atteinte une
nouvelle fois à la crédibilité des parlementaires.
Par son opposition à ce texte, le Sénat rappelle tout simplement à l'opinion
publique et au pouvoir en place qu'il ne peut privilégier impunément la
démarche politicienne au détriment des aspirations légitimes et urgentes des
Françaises et des Français !
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Emin.
M. Jean-Paul Emin.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je me
présente devant vous, cet après-midi, pour vous livrer avec force la conviction
qui est la mienne : non, je ne suis pas favorable à l'inversion du calendrier
électoral de l'année 2002 !
Par conséquent, je voterai contre la proposition de loi dont nous débattons
aujourd'hui, parce que j'estime qu'elle est inopportune et, qui plus est,
injustifiée.
Inopportune, elle l'est sur le plan formel, parce qu'elle est précipitée et
engagée de façon cavalière.
Injustifiée, elle l'est par ses motifs. Ne nous y trompons pas : contrairement
à ce qu'on essaie de nous faire croire, il ne s'agit pas de se préoccuper de la
réforme de nos institutions à long terme ; il ne s'agit pas de rechercher quel
pourrait être un meilleur équilibre des trois pouvoirs - législatif, exécutif
et judiciaire - pas plus qu'il ne s'agit de s'interroger sur l'éventualité d'un
changement de Constitution.
Pourtant, voilà bien quelques enjeux fondamentaux de notre démocratie. Ce sont
ces questions qu'il aurait fallu approfondir dans le cadre d'un vrai débat
parlementaire, avec tout le temps de la réflexion nécessaire, pour travailler
dans la sérénité et engager une véritable réforme institutionnelle sur la base
d'un projet cohérent.
Mais, je regrette d'avoir à vous le dire, plusieurs de mes collègues l'ont
déjà fait : ce n'est pas cela qu'on nous propose aujourd'hui.
L'argument institutionnel n'est qu'un prétexte, une apparence, un habillage
pour mieux masquer la vraie raison qui, elle, est moins avouable parce qu'elle
relève uniquement et malheureusement de la manoeuvre politicienne.
Evidemment, la situation n'est pas aisée pour le Premier ministre. « J'ai dit
ce que je ferai, et je ferai ce que j'ai dit », nous annonçait-il en arrivant.
Seulement, l'artifice dialectique ne suffit plus au fur et à mesure que l'on se
rapproche de l'élection présidentielle.
L'équation du Premier ministre, la voici : faire en sorte de révéler toutes
ses intentions, mais n'en avouer aucune ouvertement. L'exercice est périlleux,
le risque de surplace est grand, mais, surtout, personne n'est dupe.
Nous avons donc tous compris que Lionel Jospin souhaite être candidat à
l'élection présidentielle de 2002. A partir de là, quel est le problème ?
Il va s'agir pour le Premier ministre d'effectuer sa campagne dans les
meilleures conditions, ce qui implique notamment pour lui d'élaborer sa
stratégie sans la rendre dépendante du résultat des élections législatives.
Rien n'indique, en effet, que la majorité actuelle gagnera les élections
législatives en 2002. L'excellent propos de notre collègue Althapé ne fait que
nous en convaincre. Il serait alors malaisé pour le Premier ministre de se
présenter à l'élection présidentielle prévue quelques semaines plus tard ! Il
faut donc éviter que les élections législatives ne soient antérieures à
l'élection présidentielle. Et le moyen le plus simple - cela dit, bien sûr,
sans ironie - est de faire entériner cette modification par le Parlement.
Nous avons vu la manoeuvre se dérouler devant nos yeux à partir du mois de
décembre, et c'est elle qui nous conduit de nouveau à débattre aujourd'hui.
Voilà le véritable argument : il n'est pas à rechercher ailleurs !
Seulement, tous les prétextes sont bons pour essayer de justifier cette
modification de circonstance, voire de convenance.
Il y aurait tout d'abord la logique de l'« élection directrice » qui serait
l'élection présidentielle. Dans cette perspective, l'élection présidentielle
devrait donc être organisée la première. Mais cette logique n'est textuellement
inscrite nulle part. Nulle part, en effet, il n'est précisé que l'élection
présidentielle doit avoir lieu avant les élections législatives.
On évoque ensuite la nécessité de « rétablir la clarté institutionnelle et
démocratique », de réinstaurer la « dynamique de la cohérence ». C'est la
cohabitation qui est ici visée.
La cohabitation serait illogique, elle n'aurait pas lieu d'être et on ne
devrait la considérer que comme un accident dans notre vie politique. Or,
depuis 1986, nous avons par trois fois fait l'expérience de cette situation.
Si l'on se réfère à la période qui couvre les quinze dernières années, on
constate que les différentes cohabitations que nous avons connues représentent
un total de plus de sept ans, c'est-à-dire près de la moitié de la période
considérée ! Cela commence à faire beaucoup pour qualifier la cohabitation de
simple accident de notre vie politique !
De plus, l'inversion du calendrier électoral ne résoudrait absolument pas le
problème de la cohabitation.
D'abord, cette inversion ne vaudrait qu'une fois pour l'année 2002. Mais elle
n'empêcherait nullement un hypothétique décès, une éventuelle démission d'un
chef de l'Etat futur, pas plus qu'elle ne retirerait à ce même chef de l'Etat
le droit de dissoudre l'Assemblée nationale. Nous en reviendrions alors au
point de départ, c'est-à-dire à un décalage temporel entre l'élection
présidentielle et les élections législatives, avec la possibilité de revenir à
une situation de cohabitation.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, aucun
des arguments avancés par M. le Premier ministre et ceux qui sont favorables au
texte que nous discutons aujourd'hui n'est véritablement valable, et nous le
voyons bien !
Seulement, nous ne sommes pas des spectateurs passifs. Nous sommes des acteurs
qui voulons être efficaces, qui exerçons pleinement nos prérogatives de
parlementaires, cela afin de défendre les intérêts des Français dans leur
ensemble. Ce devoir nous impose de ne pas nous livrer aux querelles
politiciennes ni à toutes les manoeuvres qu'elles impliquent.
Nous nous devons de respecter la confiance que les Français nous ont accordée.
Pour ce faire, nous nous devons d'examiner chaque texte qui nous est soumis
avec tout le temps nécessaire, sans précipitation, en gardant toujours non
seulement le souci de l'objectivité, mais, bien plus encore, celui de la
vérité.
Nous nous devons aussi de dire la vérité pour que les choses soient bien
claires et que chacun soit bien conscient des enjeux réels du débat et de ses
conséquences pour l'avenir. Comme le disait Sénèque, « le langage de la vérité
est simple ».
Je voudrais donc, à mon tour, vous exposer simplement les motifs qui
justifient mon opposition à ce texte. J'en dénombre principalement deux.
J'estime d'abord que cette proposition de loi va à l'encontre de l'essence
même de notre démocratie, et je vais m'en expliquer. Je pense ensuite qu'elle
n'est tout simplement pas sérieuse, parce qu'elle n'est étayée par aucun
argument solide, objectif et donc susceptible d'emporter ma conviction.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je
suis, comme beaucoup d'autres, fondamentalement attaché à la démocratie. Il y a
des choses qui vont sans dire, mais qui vont encore mieux en les disant ; c'est
pourquoi je voudrais rappeler un principe esentiel de la démocratie, celui de
la liberté de choix des électeurs.
Ce principe implique deux corollaires : pour les électeurs, celui de se
déterminer sans contrainte en fonction de leur sensibilité, et, pour les élus,
celui d'exercer pleinement et fidèlement leur mandat en se consacrant à
l'intérêt général. Or, dans le cas présent, on cherche à forcer la main des
électeurs et l'on assiste à un effacement de l'intérêt général au profit de
l'intérêt particulier. Quel abaissement de la démocratie !
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, je ne
développerai pas à nouveau les arguments avancés par les défenseurs du texte
que nous examinons en ce moment. Je souhaite seulement revenir d'un mot sur
l'équilibre institutionnel.
On nous explique que l'inversion du calendrier électoral permettrait de
valoriser la primauté de la fonction présidentielle. Mais sur quel fondement
repose donc l'idée que les Français sont tenus d'élire d'abord un Président de
la République pour désigner immédiatement après leurs représentants à
l'Assemblée nationale ?
On nous explique que l'inversion proposée permettrait de minimiser le risque
de cohabitation, jugée néfaste pour le bon fonctionnement des pouvoirs publics.
Mais un risque minimal n'est pas un risque nul.
Rien n'est jamais acquis. Si la cohabitation est une mauvaise chose, que les
responsables politiques déploient tout leur talent pour s'employer à en
convaincre les Français ! Mais, de grâce, qu'on laisse ceux-ci libres de leur
choix, qu'il reviendra ensuite aux élus d'assumer.
Toucher au calendrier électoral reviendrait à instrumentaliser purement et
simplement les électeurs. Laissons-les donc se déterminer en temps voulu, sans
leur forcer la main ! C'est bien cela, la démocratie !
En outre, ce texte ne reflète nullement la volonté générale. Il a simplement
vocation à satisfaire l'intérêt électoral du Premier ministre ; c'est la seule
raison pour laquelle il a été élaboré.
Qui plus est, sur le fond, cette proposition de loi n'est tout simplement pas
sincère. On invoque, en effet, une tradition constitutionnelle qui voudrait que
l'élection présidentielle fût la plus importante, consacrant par là même la
primauté du chef de l'Etat, pour en tirer la conclusion que cette élection doit
donc être organisée la première. Mais ce n'est pas un argument objectif.
Si la Constitution pose, notamment dans ses articles 5 et 16, la primauté du
chef de l'Etat, cette primauté n'implique nullement que le Président de la
République soit élu obligatoirement avant les députés. Que l'on se souvienne, à
titre d'exemple, des élections présidentielles de 1969 et de 1974 ! Dans les
deux cas, elles avaient été précédées d'élections législatives qui avaient eu
lieu respectivement en juin 1968 et en mars 1973.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui, monsieur le président, madame la
secrétaire d'Etat, mes chers collègues, est dénué de toute argumentation
véritablement convaincante et n'a aucune portée à long terme. Comment, dès
lors, attendre de moi que j'y souscrive et que j'apporte mon adhésion à un
texte que j'estime superficiel et sans fondement ?
Revenant à la réalité du terrain, je voudrais ici faire constater, par
exemple, qu'aucune entreprise, aucune PME, aucune association, et donc
a
fortiori
aucun gouvernement qui doit gérer l'Etat de façon exemplaire, ne
pourrait, sans risques, effectuer une évolution structurelle sans une réflexion
globale approfondie. La tactique n'a jamais remplacé la stratégie à moyen et à
long terme. Une réforme structurelle doit impérativement résoudre le problème
institutionnel posé, ce qui n'est pas le cas de cette proposition de loi.
Ce n'est pas sans une certaine tristesse que l'on entend, parmi les arguments
subjectifs en faveur de ce texte, évoquer le général de Gaulle. Comment
ose-t-on imaginer que cette démarche politicienne relève d'un esprit gaullien ?
Cette tentative malencontreuse d'appropriation de l'esprit gaulliste est pour
le moins regrettable. L'argument de la primauté de l'élection présidentielle,
intellectuellement estimable, devient franchement critiquable lorsqu'il s'agit
d'opportunisme électoral.
Cette affaire est préjudiciable à la démocratie. On a certes évoqué ici
d'autres modifications de calendrier durant la Ve République, mais aucune ne
concernait l'inversion de calendrier des élections législatives et
présidentielles. Les textes présentés au Parlement ne relevaient que de
l'organisation ou de la simplification des calendriers des élections
municipales ou cantonales.
Saint-Exupéry a écrit : « Lorsque les mots perdent leur sens, les hommes
perdent leur liberté. » Nous devons à coup sûr craindre pour le respect de la
démocratie.
Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, j'ai
assez longuement évoqué la démocratie au cours de cette intervention, car il
est bon, parfois, de revenir aux fondements de notre système pour, au milieu de
l'agitation politicienne, distinguer l'essentiel de l'accessoire.
C'est notre démocratie que j'entends défendre, aujourd'hui comme demain.
Aujourd'hui, je n'accorderai donc pas mon suffrage à un texte qui, à mon avis,
lui fait offense.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et
Indépendants et du RPR.)
M. le président.
La parole est à M. Goulet.
M. Daniel Goulet.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, être
le énième orateur inscrit dans la discussion générale sur ce texte ne présente
pas que des inconvénients. Cela permet au sénateur de province, que dis-je, au
sénateur de base que je suis de tenter de déceler, à travers plusieurs jours de
débat, ou plutôt de monologue, les éléments nécessaires à alimenter sa propre
réflexion. Lui qui est un homme de terrain, qui n'est ni un juriste ni un
constitutionnaliste averti, a écouté avec attention, grâce à la chaîne
parlementaire à différentes reprises, les orateurs et surtout les experts qui
se sont exprimés sur ce texte visant la prolongation des pouvoirs de
l'Assemblée nationale.
D'emblée, je tiens à dire combien j'ai trouvé intéressantes les interventions
de nos collègues, placées sous le signe du droit, par exemple pour MM.
Badinter, Marini et Gélard, sous le signe de l'humour, mais aussi du sérieux,
sous le signe de la politique pour M. Gerbaud, ou encore pour le président du
groupe auquel j'appartiens, M. Josselin de Rohan.
Chacun a tenté d'apporter sa pierre à ce qui aurait dû donner lieu à un débat.
Or - et c'est ma première observation - de débat, il n'y en a pas eu.
Je suis absolument consterné de la façon dont le présent texte est traité et
je n'en suis pas fier. Je n'en suis pas fier lorsque, comme nombre de mes
collègues, je retrouve mes concitoyens chaque semaine dans ma province.
La presse, se faisant l'écho du Gouvernement, critique même la stratégie
d'escargot du Sénat. Le Gouvernement, s'il se montre poliment attentif aux
propos tenus par les orateurs, n'en reste pas moins sur sa position dogmatique
sans chercher à leur répondre véritablement.
Et moi, sénateur de terrain, j'aimerais bien que l'on m'explique pourquoi, au
nom de quelle impérieuse nécessité, notre assemblée se voit obligée de fournir
tant d'efforts pour se faire entendre sur ce thème alors que bien d'autres
sujets préoccupent les Français, comme cela a été souligné à de nombreuses
reprises.
On dira qu'il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Mais ne
dit-on pas aussi, madame le secrétaire d'Etat, que ce qui se conçoit bien
s'énonce clairement et que les mots pour le dire viennent aisément.
Or, de discours aisé, compréhensible et convaincant, je n'en ai entendu aucun
de la part du Gouvernement ou des membres de l'opposition sénatoriale. Je fais
bien entendu abstraction de nos collègues MM. Badinter et Allouche, mais leur
force et leur conviction n'étaient assises sur aucun fondement juridique
sérieux, déterminant et inattaquable. C'est bien ce que notre collègue M.
Gélard et d'autres avant lui avaient tenté de dire sans être entendus, bien
qu'ils aient été compris.
Comme je le disais, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, il est
vraiment navrant que, face aux arguments de M. Gélard, arguments juridiques
s'il en est, le Gouvernement n'ait pas voulu ou pas pu répondre.
Pour moi qui, je le répète, ne suis pas juriste mais qui ai derrière moi et,
je le souhaite, devant moi encore quelques années de vie parlementaire, un
argument au moins aurait mérité une réponse du Gouvernement. Très égoïstement,
j'aurais voulu une réponse sur le point de savoir ce qu'il en est de la
question du dépassement des pouvoirs de l'Assemblée nationale au regard du
mandat dont chaque député est investi. C'est pour moi fondamental.
N'est-il pas vrai que le mandat confié par l'électeur à son député est de cinq
ans et non pas de cinq ans et quelques mois supplémentaires ? Cet argument me
parassait digne d'intérêt, comme d'autres d'ailleurs. M. Gélard l'a soulevé et
je n'ai pas entendu de réponse.
Bien des orateurs et non des moindres ont ainsi déclaré qu'il fallait une
toilette sérieuse de notre Constitution. Ce point semble acquis, même par les
gaullistes.
Pour moi, le gaullisme, c'est une certaine idée de la France, à l'intérieur de
ses frontières bien entendu, mais aussi à l'étranger, une France qui montre
l'exemple, qui est un phare pour les droits de l'homme et les libertés
fondamentales, non pas un miroir aux alouettes.
A cet égard, je me dois d'ouvrir une parenthèse. En ma qualité de membre du
Conseil de l'Europe - et je parle sous le contrôle de certains collègues qui
siègent avec moi à Strasbourg - j'ai, depuis deux ans, effectué de nombreuses
missions, notamment en tant que président ou rapporteur de commissions de
contrôle et d'observateur des élections dans les nouveaux pays de l'Europe
orientale et de l'Europe centrale, comme récemment en Georgie et en Croatie.
Savez-vous, mes chers collègues, de quelle autorité le parlementaire français
est crédité lorsqu'il arrive dans ce pays ? La France constitue une référence
sûre : c'est le pays des droits de l'homme et des libertés, non le pays du
coca-cola ou du dollar roi.
Vous ignorez peut-être, mes chers collègues, la lutte que, dans ces
circonstances, nous devons mener contre les observateurs, théoriquement amis
mais en fait concurrents, de l'OSCE, totalement acquis aux méthodes et aux
normes américaines.
Vous n'imaginez pas le discrédit qui est désormais attaché aux Etats-Unis
d'Amérique dans ces pays dits émergents, après qu'il a fallu un mois pour
faire, ou plutôt pour interrompre, un décompte historique qui donnait à
l'évidence M. Al Gore perdant officiel et gagnant réel. Allons-nous à notre
tour, donner une image de magouillage et d'obscurantisme démocratique ?
Savez-vous que les élections législatives croates, les premières de l'ère
post-Tudjman, avaient lieu il y a un peu plus d'un an, un certain 2 janvier ? A
ce propos, je me félicite de la création du groupe France-Croatie ; nos
collègues croates m'ont téléphoné il y a quelques jours pour s'en féliciter.
Mais j'en reviens aux observateurs de l'OSCE, qui avaient vu dans le choix de
la date du 2 janvier une manoeuvre politicienne de la part des
organisateurs.
C'est alors que les responsables politiques croates ont répliqué qu'il était
possible que des élections soient organisées à cette date, car - ils avaient
vérifié avant de la choisir - en France un scrutin législatif avait eu lieu en
1956 à cette même date. C'est sur la base de cette jurisprudence que la date du
scrutin avait donc été définitivement arrêtée.
Vous le voyez, mes chers collègues, madame le secrétaire d'Etat, nous sommes,
de gré ou de force, une référence, et plus encore aujourd'hui qu'hier, lorsque
l'on connaît les piteux résultats de la politique étrangère américaine au
Moyen-Orient ou dans les pays du Golfe.
C'est en tant que président des groupes France-Palestine et France-pays du
Golfe que je m'exprime : j'ai la prétention de connaître, un peu, la situation
dans ces pays.
Nous vivons dans un monde de verre : tout se sait en temps réel ; rien
n'échappe à l'auditeur attentif, d'où qu'il soit, et notre débat, ou, plutôt,
cette succession de monologues, porte atteinte, que vous le vouliez ou non, à
la crédibilité de la France.
A ce titre, nous sommes tous responsables. Alors, madame le secrétaire d'Etat,
donnez-nous un vrai débat, je veux dire un échange d'arguments, pas de dogmes,
un vrai débat qui ne nous discrédite ni en France ni dans les pays étrangers
qui nous observent, nous jugent et s'inspirent de notre savoir-faire
démocratique.
Nous n'approuvons pas toujours et nous approuvons même rarement la politique
gouvernementale, mais vous avez toujours admis et reconnu que le Sénat
constituait un lieu d'échanges, de débats et de réflexion. Ne contribuez donc
pas, par votre attitude stérile, à nuire à la réputation d'une institution qui
est une institution républicaine digne de respect et de considération.
Vous participez, par votre attitude, à ce mouvement général qui tend à se
moquer, se gausser du Sénat.
Le dernier exemple remonte à vendredi matin alors que M. Jean Amadou, sur
Europe 1, mentionnait une affaire pendante devant le tribunal de Paris, pour
laquelle un de nos collègues sénateur avait été appelé à comparaître en qualité
de témoin.
A cette occasion, M. Amadou, dont personne ne pense un instant contester le
talent, précisait que ce collègue n'avait pas déféré à cette citation au motif
qu'il avait un emploi du temps trop chargé.
Et M. Amadou, homme ô combien intelligent et doté de hautes conceptions
républicaines, voire gauloises, de s'écrier en substance : « Un sénateur de la
République qui a un emploi du temps chargé, c'est bien la première fois que
cela arrive... c'est impossible ! »
J'ai pensé un instant l'inviter à me suivre dans mon département pendant un
week-end, période pendant laquelle il doit sans doute jardiner, lui, pour qu'il
constate, au vu des six ou sept manifestations, débats, rencontres et des
centaines de kilomètres que nous parcourons tous, que nous avons des agendas
beaucoup plus chargés qu'il ne l'imagine.
Les allégations qui visent à discréditer des parlementaires de la République
pour un bon mot ou pour faire de l'audience, comme on dit, ne sont ni dignes ni
convenables.
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
Or ce débat, ou ce monologue, procède du même esprit et peut donner quelques
idées à des chansonniers en mal d'inspiration.
Non, bien entendu, madame le secrétaire d'Etat, vous ne discréditez pas le
Sénat ni les sénateurs mais, en ne leur répondant que brièvement ou de façon
elliptique, vous leur montrez la vanité de ce monde parisien et politicien.
Enfin, quand je dis « ce monde », je veux dire « ce microcosme ».
Nous avons la vanité de penser que nous pouvons tenter de vous faire
comprendre notre position.
Votre vanité est de ne pas vouloir engager un vrai débat sur nos institutions,
débat que, encore une fois, nombre d'entre nous ont appelé de leurs voeux.
Vanitas, vanitatis ! L'Ecclésiaste
pour les uns,
Qôhéléth
pour
les autres, ce texte qui rassemble le monde judéo-chrétien est d'une actualité
brûlante.
Nous sommes ici dans la situation que nous avons connue et, pour certains,
vécue en 1981, au moment du vote de la loi sur les nationalisations.
Lors des débats, notre collègue Jean Foyer, éminent juriste, défendait une
exception d'inconstitutionnalité avec la compétence et la foi qui l'animaient
toujours, lorsque M. Laignel, si ma mémoire est exacte, l'a interrompu pour
déclarer en une phrase restée célèbre : « Vous avez juridiquement tort parce
que vous êtes politiquement minoritaires ».
J'ai envie de vous dire, à mon tour, madame le secrétaire d'Etat, ce n'est pas
parce que vous êtes politiquement majoritaires à l'Assemblée nationale que vous
avez juridiquement raison, loin s'en faut !
(Applaudissements sur les
travées du RPR et des Républicains et Indépendants.)
La raison aurait appelé un vrai débat, non seulement sur la loi électorale
mais encore, et cela nous concerne directement au Sénat, sur la durée du mandat
des sénateurs.
Nous sommes en effet un certain nombre dans cet hémicycle à nous être
interrogés et à avoir déposé une proposition de loi pour ramener le mandat des
sénateurs de neuf à six ans en raison du vote du quinquennat. Voilà un bon
sujet !
Pourquoi donc ne pas ouvrir un vrai débat, comme cela a été fait pour la
procédure pénale ou le code pénal, et organiser autour d'une commission de
réforme de la Constitution une vraie réflexion ?
D'ailleurs, il faudra bien agir ainsi non seulement pour les questions
électorales mais aussi pour les questions relatives aux compétences des
collectivités territoriales dans le cadre d'une décentralisation modernisée et
plus efficace. Eh oui, cela se fera peut-être ! Souhaitons-le !
Finalement, mais nous le savions déjà, ce débat tronqué n'en est qu'une
illustration de plus : votre morale politique est à géométrie variable.
C'est vrai, avant 1981, vous avez parfois, de façon excessive, essuyé les
affres de la situation de minoritaires. Vous dénonciez, alors, les méthodes de
la majorité de l'époque.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, je suis rempli d'espoir quant
aux résultats des prochaines échéances électorales...
Donc, vous l'aurez compris, madame, je ne voterai pas ce texte, pour bien des
raisons, dont l'une est dirimante : vous ne m'avez pas convaincu. Au demeurant,
quel que soit le mal que l'on peut penser de notre honorable Haute Assemblée et
du travail qui y est fait, le Sénat rassemble des femmes et des hommes de
conviction et de dialogue, et je m'honore d'en faire partie.
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
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