Séance du 30 mai 2000
ORIENTATIONS
DE LA PRÉSIDENCE FRANÇAISE
DE L'UNION EUROPÉENNE
Suite du débat sur une déclaration du Gouvernement
M. le président.
Nous reprenons le débat consécutif à une déclaration du Gouvernement sur les
orientations de la présidence française de l'Union européenne.
Dans la suite du débat, la parole est à M. de Raincourt.
M. Henri de Raincourt.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, lorsque
notre pays s'apprête à prendre la présidence de l'Union européenne, ce n'est
pas anodin, ce doit être un événement car la France est une nation ambitieuse
pour elle-même et pour l'Europe. Par conséquent, on attend d'elle une
impulsion, un projet collectif et une vision d'avenir.
Le Président de la République en a tracé le cadre : celui d'une Europe qui ne
se substitue pas aux Etats et encore moins aux collectivités les plus proches
de nos concitoyens. Les sénateurs que nous sommes et les élus locaux que nous
représentons ne peuvent que se reconnaître dans une telle démarche.
Pour sa part, le Premier ministre, au nom du Gouvernement, se contente de
multiplier les bonnes intentions dans tous les domaines : la croissance,
l'emploi, la compétitivité, la justice sociale, l'euro, les nouvelles
régulations, l'éducation, la santé publique, la sécurité alimentaire,
l'environnement, le transport maritime, l'espace judiciaire, la défense, la
réforme des institutions, j'espère ne pas en avoir oublié.
Je pense sincèrement que ce n'est pas servir l'Europe que de laisser croire
que nous allons répondre à toutes ses attentes en six mois, moins un mois
neutralisé par les vacances. C'est donc un délai extrêmement bref.
Plusieurs sénateurs du RPR.
Très bien !
M. Henri de Raincourt.
Le Gouvernement pose les problèmes et il a raison de le faire. Mais lorsque
l'on aborde la recherche des solutions, c'est plus difficile.
En matière institutionnelle, par exemple, on nous parle aujourd'hui à
demi-mots d'une réforme qui sera, à l'arrivée, en demi-teinte.
Mes chers collègues, la France ne marquera pas l'Europe de son empreinte en
multipliant les pas chassés !
Elle doit aller de l'avant, d'une part, en concentrant son action sur un
nombre limité de priorités, dans un souci d'efficacité, d'autre part, en
n'ayant pas peur de poser les vraies questions sur l'Europe que nous
voulons.
L'Europe a besoin d'actes concrets. Dans cet esprit, et mise à part
l'indispensable réforme des institutions européennes, le groupe des
Républicains et Indépendants souhaite ne pas s'éparpiller et concentre sa
réflexion sur trois priorités : la défense, la sécurité et la fiscalité.
En matière de défense européenne, la France doit persévérer dans sa volonté de
mettre rapidement en place des instruments opérationnels en termes de
logistique, de commandement et de renseignement.
Nos concitoyens jugeront l'Europe de la défense dans sa capacité à prévenir et
à gérer concrètement, efficacement et rapidement les crises, au Kosovo comme
ailleurs.
Notre pays doit faire preuve de la même détermination pour construire une
véritable industrie européenne de la défense.
En matière de sécurité, nous considérons que la mise en place d'un espace
judiciaire européen - le président Haenel a abordé cette question parmi
d'autres cet après-midi - doit être l'une des priorités de la présidence
française. L'avenir se joue aux frontières de l'Union, dans la lutte
quotidienne contre la criminalité organisée, le blanchiment d'argent et
l'immigration clandestine.
A cet égard, la résolution des problèmes de contrôle externe de l'espace
Schengen doit être un préalable à l'élargissement, tout autant que la réforme
des institutions.
Il faut également tout faire pour éviter que ne se reproduise une affaire
comme celle de l'extradition de Sid Ahmed Rezala qui frappe nos compatriotes
beaucoup plus que nous pouvons l'imaginer sans doute parce qu'elle révèle
l'absence d'un espace judiciaire européen. A l'évidence, cela dénote un manque
de cohérence. Là encore, nos concitoyens jugeront l'Europe sur des faits.
La troisième priorité pour notre groupe concerne la fiscalité parce que c'est
un sujet immense, déterminant et aussi parce que, sur ce point, la France n'est
pas compétitive sur le plan européen, et nous en mesurons les effets.
Par exemple, les nombreuses délocalisations d'entreprises constituent une
appauvrissement durable pour notre pays. Or le Sénat - il en est à l'origine -
a obtenu la constitution d'une mission d'information sur ce sujet qui doit
maintenant se mettre au travail.
Il nous faut également tendre vers la réduction forte des prélèvements
obligatoires. C'est incontournable ; or, plus on retarde l'échéance, plus ce
sera douloureux. Il faut absolument baisser ces prélèvements, tant d'ailleurs
pour les entreprises que pour les particuliers.
M. Jean Delaneau.
C'est vrai !
M. Henri de Raincourt.
Le corollaire, c'est évidemment la diminution de la dépense publique.
Nous observons sur ce point les intentions du Gouvernement et nous voyons bien
qu'il la souhaite, il l'a déclaré à plusieurs reprises. En particulier, le
ministre de l'économie et des finances souhaite procéder aujourd'hui à des
diminutions d'impôt alors qu'effectivement on peut observer que, dans la
période récente, cela n'a pas été le cas.
Mais chacun sait aussi que les mesures annoncées sont dérisoires au regard des
profondes réformes fiscales engagées d'ores et déjà par nos partenaires
européens. Nous sommes donc à la remorque et nous avons un grand effort à
accomplir. Profitons de la présidence française pour l'engager d'une manière
significative. Sur ce plan aussi, nos concitoyens jugeront concrètement ce que
nous aurons su faire.
Je voudrais aussi dire un mot de la réforme institutionnelle qui a été très
largement abordée cet après-midi par les uns et les autres.
Réformer les institutions, nous le savons bien, c'est indispensable. Mais pour
quelle Europe ? Les réponses à cette question me paraissent aujourd'hui, ainsi
qu'à mes collègues du groupe, bien confuses.
La conférence intergouvernementale s'achemine, lentement, hélas ! vers une
réforme très technique des mécanismes de prise de décision.
Nous savons bien que cette réforme s'impose pour mettre fin aux
dysfonctionnements actuels de l'Europe des Quinze.
Les difficultés rencontrées avec l'actuel gouvernement autrichien montrent
également la nécessité de régler les différends au sein de l'Union selon des
principes clairs et des modalités précises.
A ce sujet, mon groupe estime qu'il est indispensable de garantir le
fonctionnement normal des institutions. Nous devons privilégier les sanctions
bilatérales, en évitant toute discrimination qui serait contre-productive, on
le voit chaque jour.
Au-delà des difficultés actuelles de l'Union européenne, tout le monde
s'accorde à faire de la réforme institutionnelle un préalable à
l'élargissement. Mais de quel élargissement parlons-nous ? Pour quelle Europe
?
C'est bien d'une vision commune que découlent des institutions communes. Les
premières institutions européennes correspondaient à une vision pacifique et
humaniste partagée - comment ne pas le rappeler aujourd'hui ? - par des hommes
comme Robert Schuman, Jean Monnet et le chancelier Adenauer. Mais qu'en est-il
aujourd'hui ?
La réconciliation franco-allemande et la préservation de la paix étaient au
coeur du projet européen de l'après-guerre. L'économie est ensuite devenue une
priorité, à la fois par pragmatisme et par intérêt. L'Europe des Six est
devenue progressivement celle des Quinze. Elle s'est certes enrichie, mais au
prix d'une certaine dilution simultanée de son identité.
Cinquante ans après cet engagement européen, force est de constater que le
projet européen a bien changé de nature, et c'est normal, surtout depuis que
l'Union a décidé, il y a quelques années, de s'ouvrir plus particulièrement
vers l'Est, depuis aussi que l'élargissement semble avoir pris le pas sur
l'intégration.
Dans ces conditions, il nous semble que nous ne pouvons plus faire l'économie
d'une réflexion sur l'identité européenne un demi-siècle après la déclaration
de Robert Schuman. Nous n'avons pas l'ambition, plutôt la prétention, de
réinventer l'Europe, mais de la redéfinir. Que voulons-nous ? Quels sont les
valeurs et les objectifs qui nous unissent aujourd'hui ?
La charte des droits fondamentaux est censée répondre à cette question, mais
elle risque peut-être aussi de révéler nos contradictions. Chacun parle de
l'Europe, mais pas forcément d'une même conception de l'Europe.
Pour nous, l'Europe n'est pas seulement un marché ou une simple zone de
libre-échange. Mais qu'en pensent nos partenaires étrangers ? Qu'en pensent
surtout les nombreux pays qui frappent aux portes de l'Union ?
L'Europe n'est-elle qu'une notion géographique définie par des limites
imprécises, de l'Atlantique à l'Oural ? Est-elle simplement l'addition
d'intérêts communs sur les plans économique et commercial ? Ou bien est-elle,
comme nous l'espérons, un concept politique fondé sur un humanisme réel qui
serait la synthèse entre l'héritage gréco-romain et la pensée chrétienne, une
civilisation composée de cultures différentes, mais d'un idéal commun de
démocratie, de justice, d'égalité et de liberté individuelle, source
d'accomplissement personnel ?
Cette question identitaire nous paraît fondamentale pour l'avenir de la
construction européenne, surtout dans la perspective de son élargissement. Pour
nous, l'objectif politique doit déterminer la structure institutionnelle, et
non l'inverse. Avant de réfléchir à ce que nous pouvons changer, arrêtons-nous
un instant et demandons-nous ce que nous voulons vraiment faire ensemble.
Si tous les pays européens ne partagent pas les mêmes valeurs et les mêmes
objectifs fondamentaux, alors ils devront avancer à leur rythme, voir par
groupes de pays.
C'est l'intérêt des coopérations renforcées dont l'efficacité reste cependant
encore à démontrer. C'est aussi le sens de la récente initiative du ministre
allemand des affaires étrangères, dont il a été beaucoup question cet
après-midi et qui s'inscrit dans une démarche plus ambitieuse.
Sans entrer dans le détail des propositions de M. Fischer, je voudrais faire
deux brèves remarques.
La première est que nous devons prendre en compte les craintes suscitées par
l'utilisation du mot « fédéralisme » chez certains de nos partenaires et chez
certains de nos compatriotes. Il faut relancer le débat en évitant la polémique
et, surtout, la querelle de mots.
Ma seconde remarque concerne l'excessive timidité dont on semble souffrir en
matière de réforme institutionnelle. Je suis un peu déçu, je dois le dire,
parce que j'attendais, dans la perspective de la présidence française de
l'Union européenne, un souffle nouveau qui aurait pu être donné par la France.
Il est venu d'Allemagne, je le regrette. Le Gouvernement a eu pourtant le temps
de s'y préparer, puisqu'il est au pouvoir depuis plusieurs années déjà. Je
regrette donc que nous n'ayons pas pu prendre une initiative dans ce
domaine.
Je ne peux manquer de faire une remarque quelque peu hors sujet, il est vrai.
Au moment où l'on ne se prive guère, en France, de faire des suggestions
précises sur les vertus qui s'attachent à la réforme de l'élection
présidentielle en instaurant le quinquennat, sans attendre que le Président de
la République, à ma connaissance constitutionnellement garant des institutions,
se prononce, il est dommage qu'on n'ait pas, à tout le moins, fait preuve du
même empressement pour la réforme des institutions européennes ! L'Europe ne
peut se contenter de bonnes intentions. Ses fondateurs ont voulu sincèrement
lui donner une âme. Elle a aujourd'hui besoin d'un nouveau souffle !
Là est, nous semble-t-il, le principal enjeu de la présidence française. Là
doit être, sur tous ces bancs, aux côtés du Gouvernement et du Président de la
République, notre ambition collective ! Une ambition au service de chaque
citoyen, porteuse des valeurs humanistes qui ont inspiré l'Europe depuis son
origine et qui, à l'évidence, doivent continuer de guider nos pas.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR
et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. de Rohan.
M. Josselin de Rohan.
Monsieur le président, messieurs les ministres, en septembre 1946, les
rencontres internationales de Genève réunirent des intellectuels venant de
toute l'Europe et comptant quelques-uns des meilleurs représentants de la
pensée contemporaine, venus exposer leurs vues sur la pensée européenne.
L'un des plus prestigieux d'entre eux, le philosophe et humaniste Karl
Jaspers, s'interrogeait en ces termes : « L'Europe n'est pas aujourd'hui une
réalité rayonnante et pleine de force. Dans le monde, elle se tient là, brisée
dans tous les sens du mot, et doutant d'elle-même. Telle est la grande question
: est-ce vraiment le crépuscule définitif, ou est-ce la crise où, dans les
douleurs de l'enfantement, l'antique essence se crée une forme nouvelle ?
Est-ce l'engloutissement dans la nuit sans conscience, après le dernier feu
d'artifice d'une intellectualité déjà vidée de tout contenu, ou le ressort de
l'esprit européen est-il déjà à l'oeuvre pour faire rebondir à nouveau notre
vie ? »
La réponse allait être apportée quatre années plus tard par Jean Monnet et
Robert Schuman.
De leur imagination et de leur vision, cimentées par la réconciliation
franco-allemande, devaient naître successivement la Communauté européenne du
charbon et de l'acier, Euratom et la Communauté économique européenne.
La construction européenne a témoigné d'une remarquable continuité. Tous nos
chefs d'Etat, depuis Charles de Gaulle jusqu'à Jacques Chirac, lui ont témoigné
leur attachement et ont contribué à l'enrichir. Tous se sont attachés à faire
en sorte que le couple franco-allemand donne à chaque fois l'impulsion décisive
pour franchir une nouvelle étape dans la voie de l'unification européenne.
La réunion, dans un ensemble de 300 millions d'habitants, de nations
millénaires, de peuples qui se sont férocement combattus voilà moins d'un
siècle, d'économies au degré de développement très inégal, de sociétés très
contrastées, représente l'un des phénomènes les plus surprenants et les plus
édifiants de l'histoire contemporaine.
Certes, l'Europe n'est plus une idée neuve. La ferveur ou l'enthousiasme des
fondateurs a laissé place à l'habitude ou au désenchantement, et la mystique à
la politique, la politique à la technocratie.
L'Europe était parée de tous les attraits dans les rêves ; dans la réalité,
elle s'est souvent traduite par des contraintes et des lourdeurs, par la
bureaucratie, par des complications ou des conflits d'intérêts inexplicables,
par des retards insupportables. Mais, en dépit de toutes les critiques, en
dépit de tous ses défauts, de ses insuffisances, de ses échecs, l'Union
européenne non seulement ne s'est pas délitée, mais exerce une fascination
irrépressible sur un grand nombre d'Etats qui n'aspirent qu'à la rejoindre.
Aujourd'hui, l'Europe est, semble-t-il, à la croisée des chemins.
Ou bien, après avoir donné naissance à un vaste marché comprenant des millions
de consommateurs, à des entreprises puissantes, sources de richesse et
d'emplois, à une monnaie unique, elle reprend sa marche en avant et se dote
d'une organisation politique susceptible de donner corps à ses ambitions.
Ou bien le risque est grand de voir, sous l'effet d'aspirations et d'intérêts
contradictoires, du manque de constance et de lucidité de ses dirigeants ou du
découragement de ses habitants, l'Union européenne s'affaiblir et s'effriter
pour n'être plus, selon l'expression de Karl Jaspers, que « la petite
presqu'île que le continent eurasiatique pousse vers l'océan Atlantique ».
Il serait aussi présomptueux qu'irréaliste d'attendre que, dans le court laps
de temps de la présidence française, une réponse définitive soit apportée à
cette question. Tout au plus attendons-nous d'elle, et ce n'est pas une mince
ambition, qu'elle donne l'impulsion nécessaire pour rechercher des solutions et
franchir des étapes dont certaines seront décisives.
Comme le disait à Chambéry le Président de la République : « Dans l'Europe
telle qu'elle avance, la France aura une grande responsabilité, celle de faire
aboutir des décisions qui engagent l'avenir, d'en faire progresser d'autres, de
rechercher la meilleure entente avec nos partenaires, de lancer des projets,
d'ouvrir de nouveaux champs de réflexion et de coopération : c'est ainsi que,
pas après pas, se forge l'Europe ».
Nous devons, pour reprendre l'expression du chef de l'Etat, nous attacher à «
l'Europe des hommes ». L'Europe des hommes, c'est celle de la citoyenneté et de
la démocratie.
L'Européen aspire à un pouvoir proche de lui, capable de l'informer et
d'expliquer ses décisions, un pouvoir sur lequel il puisse peser, un pouvoir
qui soit non pas anonyme ou abstrait, mais rattaché aux réalités quotidiennes,
d'où la nécessité d'associer les parlements nationaux à la préparation des
directives communautaires et celle de donner au Parlement européen les moyens
de contrôler les actes des dirigeants de l'Union.
L'Européen attend de l'Europe qu'elle assure sa sécurité.
La sécurité des biens et des personnes par une action résolue contre la
criminalité organisée, la drogue et la délinquance, grâce à une meilleure
coopération des polices nationales, une lutte commune contre l'immigration
clandestine et une harmonisation renforcée des procédures pénales.
La sécurité des transports maritimes pour prévenir de nouvelles catastrophes,
comme celle de l'
Erika
. Nous soutenons les propositions du Gouvernement
pour le renforcement du contrôle dans les ports, celui des sociétés de
classification, des affréteurs et des armateurs.
La sécurité alimentaire pour éviter une société de l'inquiétude, par une
politique européenne de la protection alimentaire prenant en compte les
problèmes posés par les OGM et la lutte contre l'ESB. La création d'une Agence
européenne de la sécurité alimentaire chargée de veiller au principe de
précaution et de conduire cette politique nous paraît indispensable.
La sécurité du travail et de la protection sociale, car l'Europe doit pouvoir
assurer à ses ressortissants des emplois, grâce à un taux de croissance élevé,
à des politiques tenant compte des mutations de l'appareil industriel et des
défis de la société de l'information. Elle doit pouvoir garantir à tous une
protection sociale aussi étendue que possible et lutter contre toutes les
exclusions.
La seconde priorité de la présidence française doit être de donner un nouvel
élan aux politiques européennes.
Comment ne pas souscrire au souhait du Gouvernement de défendre l'euro, soumis
aux fluctuations que l'on sait ? Mais notre détermination paraîtrait plus
convaincante si la maîtrise de nos dépenses publiques et la réduction de notre
déficit budgétaire étaient mieux assurées, si le niveau de notre endettement
diminuait, comme celui de nos prélèvements obligatoires.
Sans véritable convergence des politiques budgétaires vers l'équilibre, sans
harmonisation des fiscalités, la défense de l'euro ne sera ni crédible ni
possible et la France pourrait avoir une large part de responsabilité dans
l'échec éventuel de la monnaie unique.
Sans ouverture de nos services publics à la concurrence, pouvons-nous
promouvoir pour l'Europe un projet économique moderne ? Les combats
retardateurs que nous menons pour freiner l'accès à notre réseau de
distribution électrique et gazière ou pour éviter la compétition sur notre
réseau ferroviaire apparaissent comme des luttes d'un autre âge.
Pouvons-nous convaincre nos partenaires que nous sommes des novateurs lorsque
nous nous révélons incapables de réformer nos administrations et de réduire les
frais de fonctionnement de l'Etat, lorsque nous hésitons à aménager nos régimes
de retraite ?
M. Jean-Claude Carle.
Eh oui !
M. Josselin de Rohan.
La Bosnie comme le Kosovo ont démontré la nécessité et même l'urgence d'une
politique européenne de la défense qui ne nous rende pas en permanence
tributaire de l'OTAN et des Etats-Unis.
Nos armées sont à chaque fois sollicitées comme forces d'intervention ou de
maintien de la paix. Nous en sommes fiers. La France doit constituer l'un des
piliers les plus sûrs de la défense européenne. Comment pourrait-elle assumer
cette tâche si son budget de défense est en diminution constante, si elle ne
dispose ni des hommes, ni des armements, ni des matériels rendant son
intervention efficace ?
(M. Vinçon applaudit.)
M. Xavier de Villepin,
président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées.
Très bien !
M. Josselin de Rohan.
Nous serons très attentifs, au cours des prochains mois, à la considération
que les instances européennes porteront aux problèmes agricoles. Nous savons la
place que notre agriculture occupe dans notre économie. Après les difficultés
rencontrées par nos éleveurs bovins et porcins, nos aviculteurs sont confrontés
à la réduction de leurs débouchés vers les marchés tiers comme à l'incidence
des accords de Marrakech. Il importe que le gouvernement français défende les
restitutions aux exportations avicoles pour permettre l'écoulement des 200 000
tonnes de poulet qui pèsent sur les marchés. M. le ministre de l'agriculture
s'y est engagé et nous lui en donnons acte.
Nous estimons, aujourd'hui comme hier, que l'existence d'une politique
agricole commune garantissant nos producteurs contre les disparités de
concurrence flagrantes et les dumpings ou les manipulations monétaires demeure
une nécessité et ne saurait être sacrifiée à d'autres considérations.
Le troisième impératif pour la présidence française est la préparation de
l'avenir, et cela passe par les réformes institutionnelles. Une Europe de la
défense est-elle possible s'il n'existe pas une politique commune des
armements, fondée sur l'existence d'entreprises européennes d'armement capables
de fournir aux armées européennes les matériels dont elles auraient besoin ?
La conférence intergouvernementale sera le principal enjeu de la présidence.
Elle comporte deux objectifs majeurs. Il s'agit, d'abord, de permettre à
l'Union de fonctionner efficacement après un élargissement que nous appelons de
nos voeux mais qui doublera en peu d'années le nombre d'Etats membres. Nous
devons, par ailleurs, nous assurer que la France pourra encore peser dans cette
Europe élargie.
Pour atteindre ces objectifs nous devons obtenir une pondération des voix au
sein du Conseil qui tienne compte des réalités démographiques.
Si nous voulons éviter la paralysie des décisions, il faudra, certes,
accroître les possibilités de vote à la majorité qualifiée. Mais imagine-t-on,
par exemple, que l'avenir de notre politique nucléaire, fondement de notre
indépendance énergétique, puisse être remis en cause par un vote à la majorité
simple ? Il en résulterait une crise majeure au sein de l'Union. Il importe
donc de prévoir des garanties contre une telle perspective.
Je voudrais rappeler que, par la voix de son président, Hubert Haenel, la
délégation du Sénat pour l'Union européenne a présenté des propositons précises
et très argumentées sur les problèmes de repondération des votes et de majorité
qualifiée comme sur le fonctionnement du Conseil ; elles pourraient servir de
fondement aux propositions françaises.
Il faut également assouplir les procédures de coopération renforcée pour que
les Etats qui le souhaitent aillent plus loin dans le domaine des initiatives
et des actions communes sans être entravés par les autres. Il s'agit, en
quelque sorte, de consacrer le droit à l'expérimentation européenne.
C'est à cette aune que nous jugerons la conférence intergouvernementale. La
tâche est incontestablement difficile, mais elle conditionnera un bon traité
préalable à l'élargissement, ainsi que l'a rappelé le Parlement lors du débat
sur la ratification du traité d'Amsterdam.
Mais il est clair, désormais, que nous devons aborder un débat de fond sur les
institutions européennes, leur rôle respectif et leur finalité.
Si la Commission ou la Banque européenne, les services et les démembrements de
l'Union font souvent l'objet des critiques de ceux qui les accusent de dérive
technocratique ou bureaucratique, c'est que, de toute évidence, le poids du
pouvoir politique est insuffisant, parce que la répartition des compétences
entre les instances administratives et les instances politiques est ambiguë et
mal définie ou, plus simplement, parce que les politiques ont plus ou moins
volontairement laissé les administrateurs exercer les responsabilités à leur
place.
(Très bien ! sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
On ne saurait à la fois reprocher à l'Union d'avoir tout abandonné à la
technocratie et refuser des réformes qui donneraient une nouvelle primauté au
politique.
M. Joschka Fischer, ministre des affaires étrangères d'Allemagne, a eu le
mérite de proposer des pistes de réflexion et d'esquisser les grandes lignes
d'une organisation politique de l'Europe. On peut discuter ou combattre ses
propositions. Pour autant, il est difficile d'éluder le débat, et mieux
vaudrait s'y préparer.
De fait, nous sommes confrontés à une série d'interrogations.
Nous acheminons-nous, à terme, vers une constitution européenne ? Et par
quelle voie ?
La charte européenne des droits fondamentaux est-elle une première étape sur
cette voie ou doit-elle se borner à n'être qu'une simple déclaration des droits
et des devoirs des Européens ?
Qui serait chargé, et selon quelles méthodes, d'établir un acte de refondation
de l'Union européenne ?
N'est-il pas plus prudent d'attendre le résultat des coopérations renforcées
avant de lancer pareil chantier ?
Il est une deuxième série d'interrogations.
Quels domaines réserver aux Etats membres, quelle part réserver à l'Union ?
Les transferts de souveraineté doivent-ils être aussi restreints que possible
ou doivent-ils, au contraire, être très vastes ?
Peut-on laisser subsister à l'avenir un Conseil des ministres, émanation des
exécutifs nationaux ou du suffrage universel européen, doté de la plénitude des
pouvoirs accordés aux exécutifs, et une Commission qui est, à l'heure actuelle,
bien plus qu'un collège de hauts fonctionnaires mais qu'on ne saurait, pour
autant, qualifier d'instance politique ?
Doit-on laisser au Conseil des ministres le droit de prendre des mesures qui
revêtent à la fois un caractère législatif et réglementaire alors que, dans les
Etats démocratiques, ce qui relève de la loi est du domaine du Parlement et ce
qui ressortit au règlement incombe à l'exécutif ?
La codécision, qui vient corriger le caractère quelque peu absolu de ces
pratiques, ne devra-t-elle pas ouvrir la voie à une véritable séparation des
pouvoirs ?
Jusqu'à présent, la construction européenne, en dehors des grands traités qui
ont marqué son histoire, s'est effectuée de manière pragmatique, empirique ou
prétorienne, grâce aux jurisprudences de la Cour de justice.
L'heure est venue d'y associer davantage les peuples si nous voulons franchir
des étapes plus importantes et décisives. Comme le disait le Président Chirac à
Chambéry, nous devons, pour l'avenir, conjurer tout risque d'inertie
européenne. C'est pourquoi il nous semble que, dans la mesure où l'axe
franco-allemand est encore ressenti comme un moteur essentiel de la
construction européenne, les gouvernements français et allemand devraient être
en mesure de formuler des propositions concrètes, susceptibles de donner un
nouvel élan à cette construction et d'apporter des réponses aux problèmes de
fonctionnement de l'Europe.
Parce que nous sommes une des nations fondatrices de l'Europe et que notre
pays, à travers ses hommes d'Etat, a été à l'origine des grandes initiatives
qui ont marqué la construction européenne, nous avons souvent la nostalgie des
grands moments qui ont entouré la naissance des traités de Paris, de Rome ou de
l'Elysée, nous voudrions renouer avec l'enthousiasme et la ferveur des
commencements.
Quand il fallait tout rebâtir dans une Europe ruinée, les temps étaient plus
favorables à l'espérance et à la ferveur. L'urgence et la nécessité appelaient
aux dépassements. La prospérité et la paix sont plus favorables aux égoïsmes.
Sans doute est-ce la raison qui nous pousse parfois à faire preuve de peu
d'empressement pour accueillir ceux que Yalta avait rejetés au-delà du Mur et
qui voudraient bien profiter des avantages de la maison commune.
En restant insensibles à leurs appels, en ne levant pas les obstacles qui
s'opposent à leur adhésion, nous encourrions une grave responsabilité.
L'Europe pourrait-elle durablement supporter la comparaison entre un pôle de
prospérité et de croissance et des nations vouées durablement au
sous-développement et à la stagnation ?
Les pays de l'Europe centrale et orientale attendent de la France qu'elle les
aide à rejoindre l'Union pour partager non seulement les fruits de la
prospérité, mais aussi les idéaux de démocratie et de respect des droits de
l'homme. Ne décevons pas leur attente.
Mais nous vivons aujourd'hui une contradiction de plus en plus flagrante entre
l'ampleur de la puissance économique de l'Europe et son absence de poids
politique.
Nous avons été impliqués au Proche-Orient ou sur notre propre continent dans
des conflits au règlement desquels nous n'avons pas même été conviés. Et s'il
faut que nous intervenions militairement hors de nos frontières, nous avons,
pour parler net, au préalable besoin de l'autorisation du protecteur américain
!
Aujourd'hui même, dans son discours devant le comité des présidents de
l'assemblée parlementaire de l'UEO, le chef de l'Etat, tout en soulignant qu'«
affirmer n'est pas s'opposer », a soutenu, à bon droit, que l'Europe devrait
définir « ses propres objectifs, conduire sa propre politique et les exprimer
haut et fort ».
M. Jean-Claude Carle.
Très bien !
M. Josselin de Rohan.
En préconisant une rencontre au sommet entre l'Union européenne et les pays de
l'ex-Yougoslavie, le Président de la République a montré qu'une initiative
diplomatique de cette portée illustrait bien le rôle que l'Europe était
susceptible de jouer dans la solution des conflits et pouvait constituer une
amorce de politique étrangère commune.
De la même manière, lorsque le commandement de la KFOR au Kosovo est assuré
par un officier général européen ou que l'Europe se dote d'une capacité
autonome d'intervention et des moyens logistiques nécessaires au transport de
ce corps, l'Europe progresse vers plus d'unité.
Bien sûr, on peut se demander comment conduire sur la voie de l'unité des
Etats aussi nombreux, divers et anciens que ceux qui composent l'Europe,
comment abolir les frontières ou les divergences qui les opposent encore.
Contrairement à l'Amérique du siècle dernier, qui était un monde à conquérir,
l'Europe est un monde fini. Nous ne disposons pas de vastes espaces en attente
de peuplement. L'Europe est faite de territoires où beaucoup d'habitants se
trouvent à l'étroit. Nous pratiquons une infinité de langues, nous usons de
monnaies très diverses, nos systèmes judiciaires, administratifs, sociaux,
constitutionnels sont très variés. Nous sommes très attachés à nos coutumes, à
nos identités, à nos idées.
Toutes ces distinctions peuvent-elles permettre l'avènement d'un système
politique cohérent et commun aux peuples d'Europe ?
Nous n'avons, à cet égard, qu'une certitude : si nous voulons fonder l'unité
politique sur le nivellement et l'uniformité, ce sera l'échec.
Si nous respectons les nations et leur autonomie, si nous multiplions les
échanges culturels, commerciaux et scientifiques entre les Européens, nous
créerons sûrement les instruments de l'unité en donnant aux Européens le
sentiment d'une communauté de destin.
L'Europe naîtra des entreprises que nous mènerons en commun dans tous les
domaines, d'initatives concrètes qui montreront que notre continent n'est pas
seulement le berceau ou le propagateur des plus grandes idéologies, des grandes
inventions et des grandes découvertes, mais qu'il est aussi une entité capable
d'apporter des réponses aux grands problèmes politiques auxquels est confrontée
l'humanité.
Lorsque les Européens auront conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils
peuvent faire, ils sauront se doter des institutions conformes à leur vision
politique de leur destin commun.
Le temps est venu pour la France de rassembler autour d'elle tous ceux qui
souhaitent aller plus loin dans la voie de l'union politique. L'inertie, qu'à
juste titre réprouve le Président de la République, conduit au désabusement et
au renoncement.
L'heure des choix fondamentaux approche qui fera le départ entre les partisans
de l'immobilisme ou ceux qui se contenteraient d'une vaste zone de
libre-échange sans contour politique et ceux qui veulent faire de l'Europe du
xxie siècle un ensemble puissant, cohérent et démocratique et En prenant
résolument la tête de ceux qui veulent provoquer une véritable refondation de
l'Europe, la France resterait fidèle à sa vocation comme à son génie, qui sont
d'être à l'origine des grands débats d'idées et des initiatives audacieuses.
Nous comptons qu'elle ne se dérobera pas.
(Applaudissements sur les travées
du groupe du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste,
ainsi que sur certaines travées du groupe du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Le Cam.
M. Gérard Le Cam.
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, partout
en Europe, l'aspiration à plus de citoyenneté s'exprime et se renforce, comme
l'ont montré récemment les manifestations contre Haider en Autriche, les «
euro-grèves » ou les événements de Seattle.
Or, parallèlement, le sentiment d'une Europe coupée des préoccupations des
citoyens est de plus en plus fort. Il est urgent aujourd'hui de substituer une
Europe de progrès et de citoyenneté à cette Europe technocratique, au
fonctionnement hyper-centralisé. L'enjeu est d'importance pour qui veut donner
sens et légitimité à l'Europe de demain et permettre sa réorientation vers plus
de solidarité, de démocratie et de développement durable, réorientation
qu'attendent les peuples européens.
Au-delà des seuls objectifs de la conférence intergouvernementale, la
présidence française devra donc permettre de lancer un vaste débat public sur
l'avenir de la construction européenne et ses enjeux.
Même si tout ne peut être fait en six mois, notre pays a la responsabilité
d'impulser une dynamique de construction qui réponde enfin aux attentes des
citoyens européens.
Dans chaque pays de l'Union, aujourd'hui, le droit pour tous au plein emploi
et à la formation est une véritable urgence. A cet égard, nous ne nous
félicitons pas, il s'en faut de beaucoup, des conclusions du sommet de
Lisbonne, qui témoignent d'une poussée libérale et d'une volonté évidente de
certains pays de remettre en cause le « modèle social européen », alors qu'il
faudrait à l'inverse l'améliorer en harmonisant vers le haut les législations
nationales.
Il est temps que la construction européenne se mette réellement au service du
droit pour tous à l'emploi. C'est dans cet esprit que nous proposons que soient
reconsidérés le pacte de stabilité et les critères de Maastricht, et que leur
soit substitué un pacte pour l'emploi, la formation et la croissance, avec des
objectifs quantifiables et vérifiables.
La volonté du Gouvernement français de relancer fortement l'agenda social
européen en lui donnant des objectifs clairs et chiffrés peut aller dans ce
sens. Mais ce ne sera pas suffisant.
Il faut parallèlement réorienter l'utilisation du crédit et de
l'investissement vers la création d'emplois, c'est-à-dire mettre en place une
politique monétaire sélective. Les missions et les pouvoirs de la Banque
centrale européenne doivent être redéfinis, en mettant en place un
contre-pouvoir politique et en démocratisant son fonctionnement. Un haut niveau
d'emploi devrait figurer parmi ses objectifs prioritaires.
Le projet de grands travaux transeuropéens pourrait être relancé lors de la
présidence française, avec le souci constant de la création d'emplois stables,
favorisant parallèlement la formation.
Dans le même sens, les objectifs de l'euro devraient être reconsidérés,
réorientés. On le voit, le choix consistant à vouloir faire de l'euro un rival
du dollar dans un contexte de guerre économique, avec des politiques uniquement
destinées aux marchés financiers, ne mène à rien. Au lieu de favoriser
exclusivement les profits, cette monnaie doit devenir une monnaie commune de
coopération pour la promotion de l'emploi, de la formation, de la recherche, au
service d'une véritable croissance durable.
Les revenus et les mouvements financiers doivent, dans la même perspective,
être taxés. La proposition tendant à l'instauration d'une taxe Tobin devrait
être relancée et portée, lors de la présidence française, au niveau
européen.
Les rapports de force au sein des institutions européennes ne penchent pas,
aujourd'hui, en faveur de cette réorientation. Mais la mobilisation des
citoyens européens, qui seront sensibles, dans chaque pays, à l'amorce de
dynamique que lancerait la France, pourrait permettre de rendre concrète cette
réorientation ; ce qui s'est passé pour l'AMI et pour l'OMC a montré ce que
pouvait produire une telle mobilisation.
La réforme des institutions de l'Union doit être fondée sur une conception
nouvelle qui donne enfin toute sa place aux citoyens européens. Il faut créer
de nouveaux droits d'intervention et de participation à la prise de décision
des citoyens sur les choix d'orientation de la construction. Accroître la
transparence, démocratiser les institutions, en renforçant notamment le rôle
des parlements nationaux et du Parlement européen au détriment des organes non
élus que sont la Commission et le Conseil, est, selon nous, une priorité.
A propos des questions prévues à l'ordre du jour de la CIG, je tiens à
préciser notre approche, ni fédéraliste ni souverainiste, de construction
démocratique d'un espace européen. Si nous acceptons, par exemple, l'évolution
nécessaire du statut de la Commission dans le cadre des contraintes de
l'élargissement de l'Union européenne, nous nous opposons à un renforcement du
rôle du président de la Commission, qui a été proposé parallèlement. Une
présidentialisation de cet organe non élu ne nous semble pas aller dans le sens
d'une démocratisation des institutions.
En ce qui concerne le vote à la majorité qualifiée, si nous partageons la
préoccupation légitime de vouloir assouplir le mode de décision dans certains
domaines dans la perspective de l'élargissement, nous nous oppososns à faire de
la majorité qualifiée la règle aux dépens du principe de subsidiarité,
notamment par son extension de principe à l'ensemble du pilier 1. La
possibilité de recourir au droit de veto doit être maintenue s'il s'agit de
préserver des intérêts jugés vitaux.
M. Josselin de Rohan.
Très bien !
M. Gérard Le Cam.
S'agissant du développement des coopérations renforcées, nous refusons la
suppression de la possibilité pour un Etat membre de s'opposer au lancement
d'une coopération renforcée. Les propositions actuelles de la CIG
contribueraient, selon nous, à l'instauration d'un « noyau dur » de pays qui
auraient décidé d'approfondir ensemble l'intégration, accentuant ainsi les
disparités et les inégalités. Mais nous sommes favorables à des coopérations
décidées souverainement et maîtrisées à partir d'un dialogue entre partenaires
égaux, capables de construire des compromis.
En ce qui concerne l'élargissement, qui est un enjeu majeur pour l'avenir de
l'Europe, il nous paraît indispensable de reconsidérer de façon globale le
processus. Actuellement, les pays candidats se voient imposer des mesures
draconiennes visant au respect des critères de convergence de leur économie.
Les conséquences sociales sont terribles pour des populations qui étaient déjà
dans des situations très difficiles. Les pays de l'est de l'Europe n'ont donc
aucune liberté de choix. Il serait nécessaire d'associer véritablement les pays
candidats au processus, de prendre en compte les besoins des populations, de
reconsidérer le dogme du respect des critères de convergence comme condition
d'adhésion. Nous proposons, dans cet esprit, l'organisation d'un sommet
rassemblant les pays de l'Union européenne et les pays candidats à travers leur
gouvernement mais aussi leur société civile.
S'agissant de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, notre
groupe a déjà eu l'occasion d'évoquer notre position lors du débat le 11 mai
dernier. Je tiens simplement à rappeler que, selon nous, cette charte peut être
un instrument d'avancée citoyenne si une volonté politique forte permet que les
citoyens soient véritablement associés à son élaboration. Elle devra
impérativement intégrer et développer les droits économiques et sociaux,
formuler de nouveaux droits pour être légitime aux yeux des citoyens. Elle ne
devra pas, bien sûr, se limiter à une simple valeur déclarative.
Certaines questions spécifiques, que j'évoquerai à présent, nous semblent
importantes à faire avancer pendant la présidence française.
J'aborderai, tout d'abord, la question des services publics. Elle est au coeur
de l'enjeu de la remise en cause des orientations néolibérales de la
Commission, qui prône une dérégulation de ces services au nom de la
concurrence. Nous demandons que soient mises en place des évaluations des
déréglementations déja effectuées dans de nombreux secteurs, notamment en
termes de qualité et de coûts sociaux. Les services publics font partie
intégrante d'une politique de développement où intérêt général, cohésion
sociale, égalité de traitement des usagers sont privilégiés. Il faut renforcer
leur place dans la société européenne. La France doit promouvoir une nouvelle
approche à l'échelon européen, en substituant une logique de coopération à la
logique de mise en concurrence qui aboutit, à terme, à leur disparition.
Les attentes des citoyens européens concernant le droit à un environnement de
qualité sont de plus en plus fortes aujourd'hui. Récemment, avec la marée noire
de l'
Erika,
la question de la sécurité maritime a été placée au coeur de
l'actualité. La France a des propositions à présenter à ses partenaires dans ce
domaine. A partir de la charte qui a été signée entre le ministère des
transports français et de nombreux acteurs du transport maritime, des avancées
sont possibles sur le plan européen pour établir un « code de bonne conduite »
contraignant et instaurer des taxes sur le transport des hydrocarbures.
En ce qui concerne l'agriculture, pilier de la construction européenne avec la
politique agricole commune, il est urgent de reconsidérer la récente réforme de
la PAC qui défend une approche ultra-libérale, particulièrement dangereuse pour
l'avenir de l'agriculture et, plus largement, pour le développement durable en
Europe. Le principe de préférence communautaire doit être maintenu, même s'il
est nécessaire de le rénover. Nous devons privilégier une agriculture
respectueuse de l'environnement et des diversités régionales, créatrice
d'emplois et attachée à un aménagement harmonieux du territoire. Cela est
d'autant plus important que le choix de l'ultralibéralisme dans l'agriculture
fait peser des risques incontestables sur la qualité des productions, et donc
sur la sécurité alimentaire, qui est devenue une priorité pour les
consommateurs européens. Des progrès restent à faire, notamment avec la
création d'une autorité européenne de contrôle, sur le modèle français de
l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, l'AFSSA.
La culture et la création artistique sont plus que jamais des enjeux de
civilisation. Elles constituent un lien irremplaçable dans la construction de
l'Europe. Il est donc essentiel que chaque citoyen européen puisse trouver dans
l'art et la culture les moyens de son épanouissement personnel et puisse ainsi
développer toutes ses capacités et potentialités. Or, dans ce domaine, le
budget de l'Europe n'est même pas un « budget timbre-poste », c'est un « budget
confetti » ! C'est humiliant non seulement pour les Européens, mais aussi pour
ce que représente l'Europe dans le monde. Ne s'agit-il pas là d'un beau
chantier pour la présidence française ?
Nous considérons que la présidence française pourrait également marquer la
volonté de voir la question des droits des enfants et des jeunes réellement
prise en compte sur le plan européen. Mme Luc, présidente de notre groupe, a
adressé à Mme Nicole Fontaine, lors de la venue de celle-ci au Sénat le 22 mars
dernier, une lettre aux termes de laquelle elle demandait que soit proposée
l'extension de la « journée nationale des droits des enfants » à l'ensemble de
l'Europe. La France pourrait relancer cette idée.
S'agissant des jeunes, il existe un divorce très important entre les
institutions européennes et les jeunes. Il est temps de les écouter, de
considérer leurs aspirations, porteuses d'idées et de projets qui pourront
nourrir la construction européenne à l'avenir. Il serait également important de
prendre en compte de façon spécifique les demandes des jeunes défavorisés, en
affirmant une volonté politique de débloquer les moyens nécessaires pour
répondre à ces demandes.
Je voudrais ainsi évoquer un sujet qui me préoccupe tout particulièrement, la
prostitution et la traite des femmes, phénomène en pleine expansion aujourd'hui
en Europe, avec le développement des réseaux internationaux de proxénétisme.
Des milliers de filles venues des pays de l'Est sont chaque jour réduites en
esclavage, contraintes de vendre leur corps et privées de tout droit. Cela est
intolérable dans une Europe qui veut défendre les droits fondamentaux de la
personne. La France et l'Europe doivent proclamer leur volonté de lutter avec
beaucoup plus de moyens contre les proxénètes et les mafieux qui profitent de
ce commerce odieux.
Mme Hélène Luc.
Très bien !
M. Gérard Le Cam.
Doit être mise en place une véritable politique de prévention et de
réinsertion des prostituées, ainsi que de sensibilisation du public. Nous
demandons que la France s'oppose avec force à la tendance aujourd'hui sensible
au niveau européen de réglementer la prostitution et d'introduire la notion de
prostitution forcée, qui sous-entend qu'il existe une prostitution libre.
Comment parler de liberté lorsqu'il s'agit d'une véritable forme d'esclavage ?
La France a signé la convention de l'ONU de 1949, qui proclame que la «
prostitution (...) est incompatible avec la dignité et la valeur de la personne
humaine ». Elle doit affirmer sa conception abolitionniste qui refuse que la
prostitution soit considérée comme un métier et oeuvrer pour une société sans
prostitution. La délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des
chances entre les hommes et les femmes vient d'ailleurs de retenir cette
question comme thème de son premier rapport, et nous nous en félicitons.
Mme Hélène Luc.
Absolument !
M. Gérard Le Cam.
Dans le domaine du sport également, des propositions qui ont déjà été faites
sur le plan national par le ministère pourraient être reprises à l'échelon
européen. Cela serait d'autant plus nécessaire que l'Union européenne n'a
aucune compétence dans ce domaine. Il faudrait proposer des mesures concrètes
comme l'insertion d'un article sur le sport dans le traité de Rome, la
nomination d'un commissaire chargé spécifiquement de cette question et les
moyens de lutte contre les fléaux du sport que sont le dopage et la
corruption.
Enfin, je terminerai en évoquant les questions de sécurité et de coopération.
L'aspiration des citoyens à une Europe de paix et de tolérance est forte
aujourd'hui. C'est un enjeu essentiel de la construction européenne, à l'heure
de l'élargissement de l'Union européenne aux pays de l'Est et dans un contexte
géopolitique marqué par la guerre du Kosovo, les tensions dans les Balkans et
en Méditerranée. Mais de quelle paix parlons-nous ? Il est temps d'intégrer aux
réflexions stratégiques sur la paix les dimensions sociales, économiques,
écologiques, et de privilégier la diplomatie préventive et le dialogue
politique si l'on veut bâtir réellement un espace de paix à long terme.
Il faut reconsidérer le rôle de l'OTAN en Europe et sa pertinence, qui est de
plus en plus sûrement remise en cause, revaloriser le rôle de l'OSCE,
l'organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui doit être
rénovée en gardant ses principes de base adaptés aux enjeux de paix en Europe
aujourd'hui, à savoir la prévention et la gestion des conflits.
Il faut également reconsidérer les liens et les modes de coopération entre
l'Europe et les pays du Sud. Actuellement, dans le contexte de mondialisation
néolibérale et sous la pression de l'OMC, des acquis sont remis en cause, qu'il
s'agisse de la réforme des accords de Lomé ou des tentatives de remise en cause
des régimes préférentiels d'importation de bananes en provenance des
départements et territoires d'outre-mer et des états d'Afrique, des Caraïbes et
du Pacifique, les pays ACP. Il faut poser la question de l'annulation de la
dette, du montant de l'aide publique au développement et du Fonds européen de
développement, le FED. Dans cet esprit, l'OMC doit être modifiée en profondeur,
grâce à la substitution d'une logique de codéveloppement à celle de la loi du
plus fort, qui est privilégiée à l'heure actuelle et qui a des effets
désastreux pour les populations et sur l'environnement écologique mondial.
La politique de coopération euroméditerranéenne va être relancée et la France
va organiser, sous sa présidence, une conférence sur le sujet. C'est l'occasion
de proposer une réorientation de cette coopération, qui est demandée par la
grande majorité des pays partenaires. Nous pensons qu'il faut remettre en cause
les orientations imposées jusqu'alors aux pays de la rive sud concernant la
baisse des budgets sociaux, les privatisations de grandes entreprises, la mise
en concurrence, toutes mesures ayant des effets désastreux pour les
populations. C'est une urgence si l'on veut que la Méditerranée soit, à
l'avenir, un espace de paix et de solidarité, et non un espace de fractures et
de tensions.
En conclusion, je souhaite affirmer notre volonté de déployer tous nos efforts
pour avancer dans la construction d'une Europe de progrès social et de
développement humain. Nous sommes convaincus que les mouvements sociaux et
associatifs sauront faire pression afin que leurs exigences soient entendues.
Il est urgent - et le Gouvernement français est très attendu dans toute
l'Europe sur ce point - de relayer au maximum ces attentes si l'on veut
parvenir à mobiliser les citoyens et à construire ensemble l'Europe de demain.
(Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. François-Poncet.
M. Jean François-Poncet.
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, la
responsabilité qui échoit à la France, dans le court laps de temps de sa
présidence de l'Union européenne, est particulièrement lourde. L'Europe est, en
effet, à un carrefour historique de son destin. Ce n'est pas la première fois,
mais jamais les enjeux n'ont été aussi grands.
L'Europe s'est engagée à accueillir une quinzaine de nouveaux membres. Revenir
sur une promesse aussi souvent répétée ou en reporter l'échéance aux calendes
grecques est impossible. Il est clair pourtant que ce nouvel élargissement, le
quatrième dans l'histoire de l'Union, pose à la fois par son ampleur et en
raison de l'hétérogénéité des pays candidats, des problèmes cruciaux. Le
premier, c'est la réforme des institutions, indispensable pour que l'Union
élargie reste capable de décider et d'agir. Le deuxième, c'est le passage à
l'union politique par la mise en place d'une diplomatie et d'une défense
commune ; le troisième, enfin, c'est le problème des frontières ultimes de
l'Europe : l'Union ne sera pas la même selon que, en définitive, la candidature
de la Turquie sera ou ne sera pas agréée.
Ces problèmes - chacun le sent - touchent, au-delà de leur contenu technique,
à l'essentiel, à l'identité même de l'Union et à son rôle dans le monde.
Personne ne pense que six mois suffiront à relever l'ensemble de ces défis.
Mais on compte que la France ne se bornera pas à faire adopter le minimum de
réformes qu'exige l'élargissement et à poser quelques jalons en direction d'une
défense et d'une politique étrangère communes. On compte sur nous pour éclairer
la route future de l'Union, pour dire avec clarté et force quelle Europe nous
souhaitons au-delà du proche avenir, quel rôle nous voulons lui voir jouer sur
la scène internationale et avec quels moyens, ce qui implique que nous levions
le voile sur les transferts de souveraineté auxquels, le moment venu, nous
pourrions consentir.
Pourquoi, mes chers collègues, se tourne-t-on vers la France ? Parce que c'est
elle qui a lancé le projet européen, parce que c'est elle qui a pris toutes les
initiatives auxquelles l'Union doit sa marche en avant, parce que c'est elle
qui, avec l'Allemagne, a entraîné l'Europe sur les chemins de son avenir.
Oui, on attend la France. Or c'est l'Allemagne qui vient de parler. C'est elle
qui, pour la première fois depuis la guerre, par la bouche autorisée de son
ministre des affaires étrangères, a ouvert le grand débat sur l'avenir de
l'Europe auquel l'opinion aspire.
Ne voyez dans mon propos aucune critique. Il était bon que, à ce stade de la
construction européenne et de l'histoire de l'Allemagne, ce soit elle qui
affiche ses options européennes. Elle l'a fait de façon retentissante. Il faut
lui en savoir gré, même si, en se prononçant pour une fédération, M. Joschka
Fischer a jeté un pavé dans la mare : un pavé propre à réveiller en France, à
droite comme à gauche, des querelles que nous nous efforçons de laisser
dormir...
Seulement voilà, la proposition de l'Allemagne est sur la table ; elle ne s'en
ira pas. Le chancelier Schroder l'a validée. Elle émane de notre principal
partenaire. De la réponse que nous lui apporterons dépendra non seulement
l'avenir de la construction européenne, mais aussi l'avenir de l'entente
franco-allemande et donc l'orientation future de toute la politique
allemande.
Je voudrais vous dire, messieurs les ministres - et ce sera l'essentiel de mon
propos - pourquoi je tiens la proposition de M. Fischer, même si elle dérange,
pour bienvenue.
Je suis entré au Quai d'Orsay en 1955, et j'ai eu le privilège, en qualité de
secrétaire général de la délégation française, de participer à la négociation
du traité de Rome. J'étais un acteur modeste, mais attentif.
Une question majeure planait sur nos débats, reprise sous forme d'objection
par les adversaires français de l'Europe. Cette question, cette objection,
tournait autour de l'Allemagne.
Le partenaire avec lequel nous traitions était l'Allemagne de l'Ouest, la
République de Bonn, une moitié d'Allemagne, menacée par l'URSS, sur laquelle
pesait l'opprobre de la guerre et de la Shoah ; une Allemagne qui avait besoin
de la double caution de la réconciliation avec la France et de l'intégration
européenne pour retrouver sa place sur la scène internationale.
Réunifiée, l'Allemagne aurait 82 millions d'habitants ; libérée des entraves
héritées de la défaite et de la guerre froide, installée au coeur de l'Europe,
ayant retrouvé à l'Est son aire d'influence traditionnelle, économiquement
dominante, alliée privilégiée des Etats-Unis, cette nouvelle Allemagne
accepterait-elle les contraintes de l'Union, une Union où les décisions se
prennent à la majorité et où l'Allemagne ne pèse pas plus lourd que la France,
la Grande-Bretagne ou l'Italie ? Ne serait-elle pas alors tentée de secouer la
tutelle de la communauté et de jouer seule en Europe au jeu du plus fort ?
Telles étaient les questions que nous nous posions.
Le traité de Maastricht - le premier accord européen signé par l'Allemagne
réunifiée et texte, de ce fait, authentiquement refondateur - aurait dû mettre
un terme à ces craintes. Non seulement l'Allemagne renouvelait ses voeux
européens, mais elle acceptait d'apporter à l'Union ce à quoi elle tenait le
plus : le deutsche Mark.
Les doutes, cependant, persistèrent. L'Allemagne qui confirmait ses
engagements européens était celle du chancelier Kohl. Les hommes qui la
gouvernaient avaient connu la guerre et appris les leçons de la défaite. Leur
capitale était à Bonn, sur le Rhin. Qu'adviendrait-il après eux ?
L'hostilité de la population allemande à l'égard de l'euro, les propos ambigus
tenus sur l'Europe par la relève social-démocrate, en particulier par le
candidat à la chancellerie, Gerhard Schröder, avaient de quoi inquiéter.
Voilà pourquoi les propositions de M. Fischer ont une si grande importance.
Elles émanent d'un homme né après la fin des hostilités, d'un homme dont la
famille politique ne s'est pas, à quelques exceptions près, signalée par un
irrésistible zèle européen. Quant au chancelier Schröder, qui appartient lui
aussi à la génération de l'après-guerre, ses affinités le portaient, lors de
son arrivée au pouvoir, vers la Grande-Bretagne et les Etats-Unis plus que vers
la France.
C'est donc bien l'Allemagne nouvelle qui réaffirme le double
credo
européen et franco-allemand d'Adenauer et de Kohl. La réponse qu'elle attend de
nous ne peut pas rester de simple courtoisie. Il ne suffira pas de déclarer
l'initiative de son ministre des affaires étrangères « légitime » « utile », ou
« digne d'examen ». Il faudra ouvrir avec elle sans tarder le dialogue décisif
sur l'avenir de l'Europe. C'est cela qu'elle attend de nous.
Ce dialogue peut-il progresser sur la base des propositions de Joschka Fischer
? Je le crois.
Je le crois, parce que les réformes que la présidence française va, je
l'espère, faire adopter - la limitation du nombre des commissaires, l'extension
du vote majoritaire, la repondération des votes en conseil des ministres et
l'assouplissement des dispositions régissant les coopérations renforcées - ne
suffiront pas à transformer l'Europe à trente en un acteur de plein exercice
sur la scène internationale.
Pourquoi ? Parce que les coopérations renforcées sur lesquelles nous fondons
de si grands espoirs et que nous souhaitons tous voir se développer entre les
Etats membres prêts à aller plus loin sur la voie de l'intégration, ne
coïncideront que rarement entre elles. On le voit bien dès aujourd'hui. Le
Danemark, la Finlande, l'Irlande et l'Autriche participent à la monnaie unique,
mais pas vraiment, ou pas du tout, à la défense. La Grande-Bretagne rejette
l'euro, mais apporte une contribution majeure à la défense.
De ce
patchwork
n'émergera le noyau dur dont l'Europe ne pourra se
passer que s'il est homogène, et il ne le sera que si la France et l'Allemagne,
dès l'abord, en décident ainsi et que si, ensemble, nous faisons naître, au
sein de l'Europe élargie, avec les Etats qui le veulent, une entité
authentiquement intégrée. C'est très précisément ce que propose M. Fischer.
Cette entité sera-t-elle fédérale ? Le terme plait à l'Allemagne parce qu'elle
a construit son unité sur le fédéralisme. Il hérisse de nombreux milieux en
France, laquelle s'est forgée par une démarche contraire. Doit-on, dans une
entreprise dont l'enjeu est le destin futur de l'Europe, se laisser arrêter par
des sensibilités de vocabulaire ? Personne ne le pense.
C'est pourquoi mon groupe est convaincu que le moment est venu de trancher le
vieux débat qui nous sépare de la Grande-Bretagne et qui nous rapproche de
l'Allemagne, le débat entre « l'Europe espace » et « l'Europe puissance ».
Après le prochain élargissement, monsieur le ministre, il sera trop tard.
(Applaudissements sur les travées du RDSE, de l'Union centriste, du RPR et
des Républicains et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Estier.
M. Claude Estier.
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat
aura été l'occasion pour le Gouvernement de présenter au Sénat le programme de
la France durant la présidence de l'Union européenne qu'elle va exercer à
partir du 1er juillet prochain.
Je voudrais dire tout de suite - et cela n'étonnera personne - que le groupe
socialiste partage pleinement la conception exposée tout à l'heure par M. le
ministre des affaires étrangères et fondée sur trois grands axes : une Europe
de la croissance et du plein emploi, une Europe au service des citoyens, une
Europe plus efficace et plus forte. C'est bien sur l'état d'avancement sur ces
trois axes que sera jugée la présidence française à la fin de l'année 2000.
Que signifie présider l'Union européenne ? La construction européenne, nous le
savons bien, est un travail collectif qui doit se concevoir dans la continuité.
L'objectif d'une présidence n'est pas de repartir de zéro. Il s'agira, en
l'occurrence, de poursuivre les travaux engagés avec compétence par la
présidence portugaise en s'efforçant d'aller plus loin.
Certains ont reproché au Premier ministre d'avoir, pour cette présidence, une
ambition prudente. Mais cette présidence, rappelons-le, doit s'exercer en
accord étroit avec le Président de la République. Par ailleurs, présider
l'Union européenne, c'est aussi - vous l'avez d'ailleurs rappelé, monsieur le
ministre des affaires étrangères - tenir compte de nos partenaires, penser à
l'intérêt collectif de tous les Etats membres et de leurs citoyens, et donc
s'abstraire de la simple logique d'un pays membre ayant ses positions et ses
intérêts propres.
La responsabilité de l'exercice et de la réussite d'une présidence est donc
ainsi partagée. C'est celle de l'exécutif dans son ensemble, certes, mais aussi
celle de tous les partenaires européens qui est engagée, la présidence ayant
surtout le devoir de faire en sorte que se dégagent des positions communes en
préservant les intérêts de l'Union.
C'est pourquoi seules quelques priorités doivent être fixées, ce qui n'empêche
pas de lancer de nouveaux processus que les présidences suivantes auront en
charge de soutenir et de mener à bien.
On ne peut donc pas reprocher au programme de la présidence française d'être
modeste. Il est bien, au contraire, qu'il s'affiche avec modestie, ce qui ne
l'empêche pas d'être ambitieux.
Il s'agit d'abord de réussir ce qui a été engagé.
La priorité, cette année, est la réforme institutionnelle, dont la réalisation
est un préalable à tout nouvel élargissement de l'Union.
Engagée en février dans le cadre d'une nouvelle conférence
intergouvernementale, cette réforme est fondamentale - chacun l'a dit ici -
pour l'avenir des institutions européennes, pour rendre possible un
élargissement viable, et, en fin de compte, pour l'avenir de l'Union en tant
que telle.
Il est évident que la réussite des trois réformes fondamentales que sont la
fixation du nombre de commissaires, la repondération des voix au Conseil et
l'extension de la majorité qualifiée constitue en soi un enjeu capital, car il
s'agit de donner à l'Europe les capacités d'avancer, de poursuivre et
d'entreprendre des politiques efficaces et cohérentes qui puissent répondre
plus étroitement aux attentes de ses citoyens.
S'agissant de la réforme de la Commission européenne, la logique et le bon
sens voudraient que l'on aboutisse à une Commission plus restreinte, dont le
nombre de commissaires serait donc dissocié du nombre d'Etats membres. Mais ce
n'est pas là la moindre des difficultés à résoudre ! J'étais hier à Lisbonne
avec le président Haenel et notre collègue M. Fauchon, à la réunion de la
COSAC, qui rassemble des parlementaires des parlements nationaux de l'Union
européenne, et nous avons pu constater l'insistance non seulement des pays
membres, mais aussi de tous les pays candidats à être représentés chacun par un
commissaire, ce qui ne manquerait pas de poser de sérieux problèmes quand on en
arrivera à vingt-sept ou trente membres.
S'agissant du fonctionnement du Conseil, il est bien de réduire le nombre de
ses formations, mais il nous semble aujourd'hui indispensable de redonner au
Conseil général la fonction de coordination de l'ensemble des travaux
communautaires.
Concernant la repondération des voix au Conseil, elle doit refléter le poids
des différents Etats membres et préfigurer la future pondération qui prévaudra
lors des élargissements successifs.
S'agissant de la question essentielle de l'extension de la majorité qualifiée,
nous estimons que celle-ci doit devenir la règle des décisions prises au
Conseil.
Je ferai ici référence à deux domaines qui nous tiennent particulièrement à
coeur.
Dans le domaine social, nous souhaitons que la majorité s'applique à la
protection sociale pour toutes les mesures qui permettent une coordination des
dispositions nationales en matière de sécurité sociale ainsi que des
prescriptions minimales pour les travailleurs migrants et les étudiants, qu'ils
soient citoyens communautaires ou ressortissants de pays tiers en situation
régulière.
Nous sommes aussi favorables à l'extension de la majorité qualifiée au domaine
de la fiscalité. Il est souhaitable que la présidence française puisse y
contribuer. L'extension de la majorité qualifiée permettrait, dans ce domaine,
d'éviter la paralysie à laquelle on assiste aujourd'hui.
La réalisation de l'Union économique et monétaire rend nécessaire aujourd'hui
une plus grande coordination des politiques fiscales et une harmonisation de
certaines d'entre elles, afin d'assurer pleinement le respect des libertés
indispensables au fonctionnement du marché intérieur et, surtout, de lutter
contre toute concurrence fiscale dommageable à l'emploi.
En particulier, il est indispensable d'étendre la majorité qualifiée aux
mesures visant la baisse des charges sur les salaires ainsi qu'aux mesures
visant à l'instauration, au niveau européen, d'une écotaxe pour mieux protéger
l'environnement, notamment pour lutter contre l'effet de serre, préoccupation
qui a déjà trouvé une première traduction en France avec la création de la
TGAP, la taxe générale sur les activités polluantes.
La présidence française aura donc, entre autres, la tâche ardue de surmonter
ce qui fait l'une des difficultés des négociations actuelles : le lien étroit,
l'interdépendance, même, de ces trois réformes fondamentales. On peut en effet
penser que, si un Etat membre obtenait satisfaction quant à son poids au
Conseil, il accepterait plus facilement de réduire sa représentation à la
Commission et serait plus disposé à accepter l'extension de la majorité
qualifiée.
Les dysfonctionnements constatés dans les institutions européennes démontrent,
a contrario,
les avantages qui résulteraient d'un développement de la
procédure de coopération renforcée créée par le traité d'Amsterdam. Mais il
faut s'attacher en premier lieu à en améliorer la procédure, grâce à la
possibilité pour un plus petit nombre d'Etats membres d'y avoir recours et à la
suppression de la possibilité pour un Etat de s'opposer à la mise en place
d'une coopération renforcée. Il est, en effet, légitime aujourd'hui de prôner
le droit d'avancer.
Monsieur le ministre délégué aux affaires européennes, vous avez défini de
manière très claire, il y a quelques jours, le véritable objectif d'un
assouplissement du mécanisme de coopération renforcée : nous devons, avez-vous
dit, disposer dorénavant d'un instrument « permettant à une avant-garde de
progresser dans l'intégration, d'ouvrir le chemin, en laissant aux autres
membres la possibilité de les rejoindre ».
Il faut bien voir que la présidence portugaise a fait de la coopération
renforcée un sujet central qui vient, en outre, d'être relancé d'une certaine
manière par les propositions qui ont été évoquées à plusieurs reprises dans ce
débat par le ministre allemand des affaires étrangères, Joschka Fischer,
rejoignant dans une certaine mesure les thèses de Jacques Delors et celles que
vient d'exprimer - je l'ai lu ce soir dans
Le Monde
- le Premier
ministre luxembourgeois.
Il suffit de voir comment un groupe limité, puis plus large, d'Etats membres a
pu se concerter, élaborer et engager la mise en place d'une Europe de la
défense. Certes, ce processus s'est développé en dehors du cadre strict de
l'Union européenne, mais cet exemple, comme le dira tout à l'heure notre
collègue Bertrand Auban, montre combien le lancement d'une initiative à
quelques-uns peut servir l'intégration européenne, renforcer la crédibilité de
l'Union sur la scène internationale et contribuer à donner une plus grande
consistance à l'Europe politique. D'ailleurs, avant même que cette notion soit
inscrite dans le traité d'Amsterdam, les accords de Schengen et la
participation de onze pays au lancement de l'euro étaient bien aussi des
exemples de coopération renforcée.
Il faudra cependant veiller à ne pas faire de cette forme d'intégration un
instrument de dislocation entre les pays les plus allants et les pays qui
souhaitent progresser plus lentement, et donc à ne pas multiplier les
sous-ensembles au sein de l'Union.
J'en viens maintenant à ce que doit être le rôle propre de la France durant
cette présidence, dans la ligne de celui qu'elle a souvent joué pour faire
progresser l'Europe vers une plus grande intégration.
Si nous devons avoir une ambition, elle doit être au service des citoyens de
l'Union.
Nous ne devons pas renier le pragmatisme, qui est intrinsèque à l'exercice
d'une présidence. Il s'agit de répondre aux besoins et aux préoccupations des
citoyens et d'assurer leur sécurité à court terme.
C'est la raison pour laquelle des dispositions législatives pour la création
d'une autorité européenne alimentaire, pour améliorer la sécurité des
transports maritimes, pour le renforcement d'une politique européenne contre le
dopage, pour la traduction du protocole de Kyoto sur l'effet de serre, mais
aussi toute autre mesure pour la préparation de l'introduction de l'euro, nous
paraissent légitimes et nécessaires.
L'Europe, ne l'oublions pas, se construit aussi au jour le jour, et pas
seulement par le lancement de grands projets. C'est aussi l'un des moyens de
répondre à la question que nous posent les citoyens européens : que fait
l'Europe pour nous ?
Réussir une présidence de l'Union, c'est aussi démontrer sa capacité à
traduire dans les faits l'évolution de la construction européenne et de ses
politiques.
La présidence française devra tout mettre en oeuvre pour poursuivre et réussir
l'ambition contenue dans l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux
dont le principe a été retenu à Cologne, les modalités définies sous présidence
finlandaise et le processus engagé sous présidence portugaise.
L'Europe a le devoir de mieux protéger ses citoyens, elle a besoin de leur
adhésion et de leur soutien.
Il est nécessaire de pouvoir se référer à un texte de principes et de droits
qui soit à l'image de l'identité de l'Union européenne et qui lui permette de
se renforcer en rassemblant les valeurs communes aux citoyens européens.
On peut d'ailleurs noter qu'une bonne partie des propositions françaises en
matière sociale visent à traduire en dispositions législatives, par
anticipation en quelque sorte, les droits que nous voulons tout
particulièrement voir figurer dans cette charte, qui doit être un révélateur de
la volonté des Etats de construire une union politique.
Sur un autre plan, la présidence française aura pour tâche de développer
l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice, avec, si possible, des
premières mesures concrètes.
Il convient que soit résolument engagée la transition vers la
communautarisation complète des domaines liés à la libre circulation des
personnes. Le Gouvernement français a raison de vouloir mettre en place une
véritable politique d'immigration et d'asile, notamment à travers l'adoption
d'une procédure et d'un statut communs en matière d'asile.
De même, nous approuvons toute initiative visant à engager une simplification
des procédures et à instaurer une meilleure coopération des juridictions. Il
faut saluer, dans ce sens, la détermination de Mme la ministre de la justice à
mettre à l'ordre du jour de la présidence française la reconnaissance mutuelle
des décisions de justice, en particulier en ce qui concerne la reconnaissance
et l'exécution des décisions matrimoniales.
S'agissant du renforcement de l'espace judiciaire européen, nous encourageons
vivement le Gouvernement à engager dès ce semestre la mise en place d'Eurojust,
dont la création est essentielle au renforcement de la coopération judiciaire
en matière pénale.
Il est urgent d'avancer concrètement dans la lutte contre la criminalité
organisée, en définissant une stratégie européenne de lutte contre le
blanchiment d'argent, en particulier en travaillant à la levée du secret
bancaire.
Enfin, la présidence se doit d'avoir un rôle d'impulsion : continuité,
pragmatisme et efficacité, donc, mais en ayant toujours pour l'Europe une
ambition.
La croissance et l'emploi ont été, depuis trois ans, au centre des
préoccupations du Gouvernement français pour l'Europe.
Le processus engagé depuis novembre 1997 a été central, avec le lancement de
l'euro - qu'il s'agit bien, aujourd'hui de renforcer - dans la nouvelle
impulsion qui a été donnée à l'Europe et a contribué à une plus grande cohésion
entre les Etats membres.
Ceux-ci ont compris qu'il existe une reponsabilité collective dans la
recherche et la poursuite de la croissance et dans la promotion de l'emploi,
mais il s'agit aujourd'hui d'aller au-delà d'une prise de conscience.
Au lendemain du sommet de Lisbonne, il est apparu que l'un des axes du travail
de l'Union européenne pour ces prochaines années doit être la mise en oeuvre
concrète d'une interdépendance entre modernisation économique et progrès
social, qui devra inspirer toute politique destinée au développement et au
renforcement de la compétitivité économique de l'Europe.
Ces politiques, tant nationales qu'européennes, devront démontrer que la
modernisation des systèmes sociaux ne peut se faire au détriment de l'emploi et
du droit au travail ni remettre en cause les acquis sociaux, mais doit combiner
cohésion sociale et compétitivité économique.
Il est clair que la mise en place d'un véritable gouvernement économique
serait justifiée pour assurer la coordination de la stratégie économique et
sociale qui sera désormais systématiquement examinée et ajustée lors d'un
sommet qui en déterminera, chaque année au printemps, les priorités.
La présidence française devra, enfin, favoriser la mise au point d'un agenda
social européen qui précise clairement ce qui constitue et qui constituera dans
les années à venir le modèle social européen, en abordant de nouveaux sujets
comme le droit au travail, l'accès à la protection sociale ou la conciliation
entre vie familiale et professionnelle.
Pour résumer notre sentiment, je dirai que la réforme institutionnelle et la
perspective de l'élargissement ne peuvent que nous inciter à engager une
véritable réflexion à long terme sur les moyens de développer une Union plus
politique et sur le sens et les objectifs à lui assigner. En effet, cette
réforme institutionnelle en cours sera elle-même insuffisante pour affronter
tous les enjeux d'une Union élargie un jour à trente membres.
A cet égard, la récente contribution du ministre allemand des affaires
étrangères, M. Joschka Fischer, a précisément le mérite de se placer dans une
perspective de long terme en présentant la constitution d'une fédération
européenne comme le moyen de concilier une plus grande intégration, une Union
élargie à trente membres, et un fonctionnement efficace grâce à une répartition
plus claire des pouvoirs et des compétences entre cette Union et les
Etats-nations.
La France et l'Allemagne, à l'issue de la récente rencontre de Rambouillet,
ont souligné qu'il fallait bien distinguer les deux exercices, celui de la
conférence intergouvernementale et celui de la réflexion sur la finalité de
l'intégration européenne, et prendre conscience que l'un peut non seulement
bénéficier à l'autre, mais aussi le conditionner. Dans ce cadre, les
coopérations renforcées doivent, en effet, constituer la première étape vers
une intégration européenne plus poussée.
Si, avec l'impulsion française, les Etats membres parvenaient à un bon accord
sur les trois questions fondamentales, à une amélioration sensible de la
procédure de coopération renforcée offrant à l'Union toutes les capacités
d'évoluer et de se consolider, mais aussi à l'adoption d'une charte européenne
des droits fondamentaux novatrice, cela constituerait déjà un bilan
considérable. Ce serait, comme vous l'avez dit, monsieur le ministre des
affaires étrangères, « un vrai résultat ».
Je ne doute pas, pour ma part, de la volonté politique du Gouvernement pour
redonner à l'Europe son efficacité, son élan et ses capacités de développement
et d'approfondissement, bref, pour lui permettre d'affirmer son identité,
d'avoir à nouveau les moyens de ses ambitions et de répondre pleinement aux
espoirs placés par ses pères et, aujourd'hui, par ses concitoyens.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste
républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE et de l'Union
centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon.
Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'Europe
ne va pas dans le mur, elle va dans le marécage.
Elle est déjà passablement embourbée. Dans un marécage élargi - si élargi
qu'il puisse être - elle le sera encore davantage.
Tout le monde le sait, beaucoup le disent, mais cela n'empêche pas que la
conjugaison du souverainisme plus ou moins affiché et de l'irréductible
conservatisme de toute technostructure nationale a fini par tordre le cou non
seulement aux procédures communautaires, mais à leur esprit même, c'est-à-dire
à la grande ambition qui les a animées jusqu'au départ de Jacques Delors.
La Commission vit sous la double menace du Parlement un jour et du Conseil un
autre jour qui, tantôt l'un tantôt l'autre s'inquiètent benoîtement de sa
paralysie.
Je ne crois pas être d'un naturel alarmiste, et vous savez, monsieur le
ministre des affaires européennes que, dans les affaires de si grande portée
dont vous avez la charge avec M. le ministre des affaires étrangères, je
m'efforce de conserver la sérénité d'une réflexion pragmatique plus soucieuse
d'enregistrer les progrès, même très modestes, que de dénoncer les
insuffisances.
Cependant, cette année marque - tout le monde s'accorde à le reconnaître - un
moment décisif dans le devenir des Européens du fait qu'un certain nombre de
questions jusqu'ici non résolues ne peuvent plus être éludées, du moins éludées
discrètement, élégamment, dirai-je, sous le couvert toujours généreux mais de
moins en moins crédible du verbiage international.
Il est bon qu'il en soit ainsi, car les réalités que ces questions commandent,
elles, n'attendront pas indéfiniment, qu'il s'agisse de l'élargissement, de la
position de l'Union dans la monde - je pense à la monnaie, à la culture - ou
des problèmes internes à l'Union - je pense au modèle social, dont on a parlé,
à l'espace judiciaire, dont on a parlé aussi, à l'environnement, pour ne citer
que ces exemples.
Tous problèmes à l'égard desquels il faut arriver à savoir si les Européens
ont réellement la volonté de les résoudre ensemble, volonté dont l'expression
ne doit pas être seulement verbale, mais se traduire par une démarche nouvelle
à la fois plus démocratique et plus opérationnelle.
La présidence française coïncidant avec ce grand moment, il est clair pour
tous que nos responsabilités, et d'abord celle du Gouvernement, s'en trouvent
décuplées. C'est ce qui m'oblige à sortir du langage conventionnel pour vous
interpeller, au sens fort et traditionnel du terme, et vous dire, monsieur le
ministre : qu'allez-vous faire de l'Europe ? Qu'allez-vous faire de la France
dans l'Europe ?
J'entends immédiatement la plus naturelle et apparemment la plus justifiée des
réponses : nous ne sommes pas seuls, nous voulons bien faire franchir à l'Union
européenne une étape décisive, mais il faut encore que les autres le veuillent
aussi.
L'histoire, monsieur le ministre, l'histoire qui vous pose cette question, ne
se contentera pas de cette réponse, avec le temps, et nous non plus, dans
l'immédiat.
Sans doute, la France, en six mois, ne peut pas tout faire. Mais elle peut, à
coup sûr, enrayer le processus de Parkinson dont souffre l'Europe. Elle peut,
elle doit suggérer des solutions, et ce n'est pas le plus difficile, car les
recettes abondent ; elle peut, elle doit, et c'est peut-être sa plus grande
responsabilité, ne pas éluder une crise majeure s'il apparaît qu'une crise
majeure est nécessaire pour que les Européens en arrivent à dire ce qu'ils
veulent ensemble, tous ensemble si possible et, à défaut, certains d'entre eux,
que l'absence d'unanimité ne saurait paralyser face à de tels enjeux.
Si je tente de résumer la situation, je dirai qu'elle m'apparaît sous la forme
d'un choix entre deux voies, et je reprendrai d'ailleurs le plan de votre
propre intervention, dans un ordre cependant différent, monsieur le
ministre.
La première voie prolonge le cheminement du traité de Rome, complété par le
traité de Maastricht mais aussi faussé par lui, par cette fâcheuse division en
trois piliers qui livre le second et le troisième aux jeux délicieux mais le
plus souvent stériles des procédures intergouvernementales.
Dans cette voie, celle où nous sommes, il faut commencer par résoudre les
fameuses trois questions. Sans doute y parviendra-t-on vaille que vaille,
c'est-à-dire en ne satisfaisant vraiment personne et en ne surmontant qu'en
apparence les embarras actuels, en attendant les joies de l'élargissement.
Les plus résolus - tout le monde en a parlé - se tournent déjà vers les
coopérations renforcées, dont on voit de plus en plus que, même déverrouillées
- je souhaite que vous parveniez à les déverrouiller - elles auront bien peu de
chances de déboucher sur une vraie mise en ordre de marche commune des
Etats.
Ceux-ci voudront-ils abdiquer leurs ambitions séculaires en faveur d'un
système pluriel inévitablement compliqué, confronté à des obstacles sans cesse
renaissants et véritablement privé aussi de soutien populaire ? La réponse est
pour le moins douteuse. M. Jean François-Poncet parlait tout à l'heure, dans sa
remarquable intervention, de « patchwork ».
Au demeurant, il faudrait, pour entrer dans cette voie, faire preuve d'une
telle convergence, d'une telle constance, d'un tel dépassement qu'il est permis
de se demander si ces vertus ne trouveraient pas un meilleur emploi dans
l'option immédiate pour l'autre voie.
Cette autre voie procède du constat selon lequel le traité de Rome a porté
tous les fruits qu'on en pouvait attendre et qu'après avoir rendu d'immenses
services il a cessé de correspondre aux données actuelles de la problématique
européenne, que ces données appellent la plus simple, la plus logique et la
plus forte des coopérations renforcées, celle qui résultera d'une vraie
constitution de l'Europe, constitution qui ne peut, bien évidemment, qu'être de
type fédéral, ou plus exactement, au sens où j'entends les termes, du type
confédéral. Ce serait cela, monsieur le ministre, un « vrai résultat », pour
reprendre votre formule de tout à l'heure.
C'est, aujourd'hui, la proposition de Joschka Fischer. C'était, il y a un an,
l'intuition de François Bayrou. C'est l'idée de beaucoup d'autres.
Les timorés parleront d'utopie, alors qu'il s'agit de la solution la plus
réaliste. Les souverainistes parleront d'abandon, alors qu'il s'agit du seul
moyen de sauver la civilisation européenne dans le raz-de-marée de la
mondialisation.
Ce que les Helvètes ont fait au Moyen Age, ce que les Etats insurgés
d'Amérique sont parvenus à faire à la fin du XVIIIe siècle, les Etats européens
sont-ils incapables de le faire ? Peut-être, mais peut-être pas !
Si j'appartenais à votre famille politique, monsieur le ministre, je penserais
que la concordance de gouvernements d'inspirations socialistes offre à ce
courant de pensée une occasion historique d'une immense portée, dans le
droit-fil des prémonitions d'un Jaurès, d'un Victor Hugo, d'un Proudhon, et je
croirais n'avoir rien de mieux à faire. J'oserais même vous dire que vous
n'avez pas le droit d'échouer. Comme je n'en suis pas, je me bornerai à dire
que, si notre pays, un demi-siècle après la déclaration de Robert Schuman,
s'engageait résolument dans cette voie, il y retrouverait ce sens de
l'universel, ce sens de la grandeur, ce sens de la rationalité qui est le
meilleur du génie national, et cela répondrait bien à l'idée que nous aimons
nous faire de la France.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et du RPR, ainsi que
sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Autexier.
M. Jean-Yves Autexier.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, on peut
s'étonner de voir, à la veille de la présidence française, proposer de vastes
perspectives sans que pour autant les difficultés immédiates soient surmontées
: vous avez raison, monsieur le ministre, de rappeler qu'avant de chevaucher de
grands desseins il faut résoudre les problèmes que, durant six mois, l'Union
sous présidence française devra affronter.
Peut-être faut-il y voir un nouvel avatar d'une sorte de masochisme européen.
Il s'agit, avec nombre de thèses développées dans le sillage du discours de M.
Fischer, d'assigner de nouveau un horizon fédéral à l'Europe, certes avec des
nuances, certes avec une prise en compte des réalités françaises ou
britanniques qui marquent un net progrès par rapport au mémorandum Schaüble
Lamers de 1994.
Etrange masochisme, à mes yeux, que de proposer une fédération dont chacun
sait, en son for intérieur, qu'elle n'est guère possible. Surprenante méthode
que d'afficher un objectif hors de portée pour aussitôt se lamenter de ne
pouvoir l'atteindre !
C'est que, entre la France et l'Allemagne, il n'y a pas de symétrie face à ce
projet fédéral. L'Allemagne est née comme une vaste confédération regroupant
Etats, principautés, villes et cités, systèmes de droits différents ; elle est
aujourd'hui fédérale. La France, dont Fernand Braudel rappelle « qu'elle se
nomme diversité », a trouvé dans une unité politique la seule manière de tenir
ensemble des populations, des cultures, des langues régionales différentes. Ce
ne sont pas seulement des sensibilités de vocabulaire. Devant un projet
fédéral, l'Allemagne se rassemble, la France s'éparpille.
Mais le discours prononcé par M. Fischer mérite beaucoup d'intérêt. D'abord,
parce qu'il prend congé des vieilles méthodes, qui voulaient construire
l'Europe en biaisant, en prenant de vitesse les peuples et les parlements, en
créant le fait accompli. Cette Europe-là, je le crois, est derrière nous. Rien
ne pourra éclipser le dialogue, l'échange politique de fond, et, au premier
chef, l'accord politique franco-allemand. Il faut donc poursuivre le dialogue
de fond, non par une fuite en avant dans les procédures, mais par une vraie
compréhension du sens même de l'Europe.
Comment voyons-nous notre avenir ? Comme une succursale, comme une banlieue de
l'Amérique ou, au contraire, comme une Europe européenne, pôle distinct dans un
monde devenant multipolaire, capable d'établir avec son environnement,
c'est-à-dire avec la Russie comme avec le Maghreb, des rapports de
solidarité.
C'est ce projet qu'il faut forger, un projet « civilisationnel », un destin
plutôt que des procédures.
On nous répète à satiété que l'Europe n'a plus de grand projet à proposer à
ses jeunes. Mais elle pourrait en avoir !
L'Europe élargie, c'est l'Europe réconciliée. L'Europe ouverte à l'Est et au
Sud dessinerait un projet solidaire, non plus une citadelle de nantis ou de
repus, mais une ardente obligation de solidarité, un dialogue des peuples et
des cultures qui offriraient un horizon.
Au lieu de cela, qu'observe-t-on ? On nous parle d'élargissement, mais tout de
suite pour nous opposer le noyau dur ! On nous parle de l'Europe réconciliée
retrouvant Varsovie, Prague et Budapest, mais pour nous dire aussitôt : «
avant-garde », sans rien expliquer de la manière dont on fera coexister deux
Europe en une, un noyau fédéral et des invités de raccroc. La date d'adhésion
est toujours reportée : 2002, 2007, 2009 ! Alors, de grâce, ne remplaçons pas
le mur de Berlin par le mur de l'euro !
Une certaine Europe, telle qu'elle est née dans la guerre froide, est derrière
nous. Le fédéralisme dans une Europe à trente n'a pas de sens, à mes yeux :
c'est une réponse procédurale, ce n'est pas une réponse politique. M. Fischer
l'indique lui-même : « Les Etats-nations sont des réalités indispensables ; et
plus la mondialisation et l'européanisation créent des structures éloignées des
citoyens, plus les êtres humains s'accrocheront à ce que leur apportent les
Etats-nations. » M. Fischer a écrit un livre très intéressant qui s'appelle
Le Risque Allemagne.
Invitons-le à méditer sur « le risque fédération », qui ne sert qu'à
effaroucher les peuples qui ne veulent pas du modèle fédéral et à cultiver,
encore une fois, le masochisme de ceux qui s'assignent des objectifs
inatteignables en s'autoflagellant ensuite parce qu'ils ne peuvent les
atteindre.
L'issue est dans un sain pragmatisme inspiré de nos histoires respectives. Il
nous faut concilier à la fois l'élargissement, la simplification
institutionnelle et le respect des Etats.
Les coopérations intergouvernementales renforcées sont à la croisée de ces
objectifs. Nées en 1996, elles sont encore « corsetées » dans un ensemble de
conditions trop strictes.
Il faut les assouplir : ramener à cinq le nombre minimal d'Etats désireux de
coopérer, pouvoir y associer des Etats candidats à l'adhésion, voire des Etats
associés. Ces coopérations relevant d'une logique intergouvernementale
rendraient aussi aux gouvernement et aux parlements un rôle utile.
Ni le mode de fonctionnement ni le blocage actuel ne donnent en effet à la
Commisison les clés de l'avenir européen. Il est temps de mettre un frein au
développement sans limite de cette nébuleuse hors sol, tout entière accaparée
par l'accessoire, incapable de proposer pour l'essentiel. Avec l'élargissement,
ce n'est plus l'intégration, ce sont les coopérations qui refonderont
l'Europe.
Les coopérations renforcées, à condition qu'elles ne soient pas détournées
pour inventer une avant-garde, peuvent ramener la construction européenne sur
ses bases. C'est une chance à saisir. Elles replacent les projets au coeur de
l'Europe - les projets, les politiques communes - dans une Europe qui ne
connaît plus, aujourd'hui, que la police de la concurrence.
Naturellement, les coopérations renforcées supposent qu'entre la France et
l'Allemagne on ait fait le clair. Formons le voeu que s'engage au plus tôt le
débat intellectuel de fond entre la France et l'Allemagne. Le compagnonnage
historique nécessaire entre nos deux pays se fondera non pas sur des procédures
mais sur la compréhension de nos cultures, de nos histoires. L'Europe n'a pas
droit aux raccourcis.
Monsieur le ministre, vous l'avez dit, les perspectives à long terme se sont
invitées aux conseils des six mois à venir, comme pour reprocher à la France, à
la veille de sa présidence, un décalage entre les besognes d'une présidence
difficile et l'éther des grandes chimères. Ces grandes chimères n'aboutiront
qu'à faire du mal à ceux qui les chevauchent !
Reste que ces vues, à mes yeux inadaptées, veulent répondre à des problèmes
réels. Une Europe européenne, respectueuse des Etats nations, axée sur les
coopérations renforcées, ce que j'appellerai une communauté d'Etats nations, ce
que vous-même, comme le Premier ministre, nommez Union d'Etats nations,
constituera, à mes yeux, la relève de méthodes qui, aujourd'hui, ont trouvé
leurs limites
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. de Montesquiou.
M. Aymeri de Montesquiou.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Europe
s'est construite non pas progressivement mais par étapes, par coopérations
renforcées, avec parfois des élans, et il y a maintenant trop longtemps - je
dirai autrefois hélas ! - avec un enthousiasme qui alimentait sa
progression.
Aujourd'hui, il existe un sentiment de résignation à l'égard de l'Europe,
comme si l'Union était un pis-aller ; en tout cas, elle est ressentie par nos
concitoyens comme peu enthousiasmante.
La présidence française du Conseil de l'Union européenne devra, avant tout,
avoir pour objectif de redonner aux citoyens le goût de l'Europe.
Bien sûr, elle aura pour première priorité de réussir la conférence
intergouvernementale pour réformer les institutions communautaires,
préalablement à tout élargissement. C'est indispensable, car vital : seule une
réforme réussie à quinze permettra de pérenniser l'acquis communautaire et de
se montrer à la foix exigeants - l'entrée dans l'Union se mérite - et ouverts à
l'égard des pays condidats.
L'objet de ce débat, au-delà de la conférence intergouvernementale qui est
essentielle, est non pas de proposer une vision de l'Europe mais de choisir
l'empreinte que la France laissera en décembre à l'issue du Conseil européen de
Nice.
Je choisirai quatre thèmes : éviter les effets d'annonce à usage politique
interne, travailler à l'harmonisation de la fiscalité, veiller à une meilleure
coopération judiciaire et, enfin, défendre les atouts économiques français dans
l'intérêt de l'Union.
Le Gouvernement a le devoir de ne pas céder aux effets d'annonce, par exemple
sur les services publics ou sur l'emploi.
Lorsque certains prétendent préserver les services publics dits « à la
française », ils savent que les promesses ne pourront être tenues. En revanche,
il serait plus judicieux d'agir à Bruxelles sur les procédures de
déréglementation et de privatisation, de manière à maintenir un droit de tous
les citoyens à bénéficier des mêmes services de proximité.
« L'Europe, c'est l'emploi » dit-on aussi aux citoyens. C'est certainement
vrai à moyen terme, mais nos concitoyens perçoivent avant tout que les fusions
autorisées par la Commission conduisent à des compressions de personnel. Ne
leur cachons pas les difficultés et incitons les entreprises à embaucher en
allégeant leurs charges fiscales et administratives.
Vous faites de l'harmonisation fiscale une des priorités de la présidence
française. Avec plus de 45,5 %, notre pays affiche un taux de prélèvements
obligatoires qui se situe parmi les plus élevés de l'Union. Je n'imagine pas
que vous pensiez convaincre nos partenaires d'augmenter leurs impôts. J'espère
plutôt que, de manière plus réaliste, vous baisserez les nôtres. Lesquels,
monsieur le ministre ? Il s'agit aussi de veiller à une meilleure coopération
judiciaire au sein de l'Union. La question se pose de manière plus aiguë pour
la Grande-Bretagne, l'Irlande et le Danemark qui n'ont pas encore intégré
Schengen. Mais les avancées de ces pays depuis un mois sont très positives.
Le problème est d'actualité en matière pénale : l'affaire Rezala a mis en
lumière les risques de déni de justice. Le droit pénal touche au coeur de la
souveraineté des Etats et reste du domaine intergouvernemental. Mais le citoyen
comprendrait-il qu'un criminel puisse trouver refuge dans un pays de l'Union
après avoir commis un délit dans un autre Etat membre ? L'extradition devrait
être automatique entre les pays de l'Union. C'est une affaire de volonté
politique qui contribuerait à réconcilier les citoyens avec l'Europe.
Monsieur le ministre, vous engagez-vous à ce que la France propose à ses
partenaires de travailler à la mise en place de l'extradition automatique ?
Enfin, la France a tout intérêt à défendre certains de ses propres atouts
économiques pour le plus grand bénéfice de l'Union. L'exemple de l'énergie
nucléaire est particulièrement évident : avec 78 % d'électricité d'origine
nucléaire, la France a ainsi accédé à une quasi-indépendance énergétique. Elle
a aussi acquis un savoir-faire dans la production et dans la sécurité qui la
place au premier rang dans le monde, ce qui lui est reconnu dans l'Union.
Mais l'Europe est aujourd'hui à un carrefour où règne la confusion :
l'Allemagne renonce au nucléaire puis repousse les conséquences de sa décision,
huit Etats membres possèdent des centrales, d'autres sont farouchement
antinucléaires, certains, comme la Finlande, entendent le développer.
Pourtant, afin de respecter le protocole de Kyoto, qui contraint à réduire les
émissions de CO2, l'Union doit choisir entre l'effet de serre et le
nucléaire.
Monsieur le ministre, allez-vous défendre cet atout français et tenter de
convaincre nos partenaires de l'importance de l'indépendance énergétique qu'il
apportera à l'Europe, de la place de tout premier plan qu'il lui donne, face à
des pays comme la Chine, l'Inde ou autres géants d'Asie, qui seront dans
l'obligation de privilégier le nucléaire, car c'est la seule alternative à
l'effet de serre, contre lequel ils ont pris des engagements ?
Lorsque M. le Premier ministre déclare que la présidence française doit être
modeste pour atteindre des résultats, c'est sage, mais cette sagesse ne
risque-t-elle pas d'être interprétée comme le signe d'une résignation qui, en
définitive, contribuera à l'inertie de la construction européenne ?
Lorsque Robert Schuman, voilà cinquante ans, a entrepris cette oeuvre
considérable alors que les blessures de la guerre n'étaient pas encore
cicatrisées, il n'a pas manqué d'ambition. Lorsque le chancelier Schmidt et le
président Giscard d'Estaing ont lancé le chantier d'une monnaie commune, ils
n'ont pas manqué d'ambition non plus. S'ils avaient fait preuve de modestie,
rien n'aurait été réalisé.
Que vous soyez modeste, monsieur le ministre, c'est sage, mais cette Europe
assoupie n'a-t-elle pas besoin de souffle ? Je pense que nos concitoyens, pour
croire à l'Europe, ont besoin d'enthousiasme. Des membres éminents des
générations précédentes en ont fait preuve. Il serait sage aussi de ne pas
l'oublier.
(Applaudissements sur les travées du RDSE ainsi que sur celles de
l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Auban.
M. Bertrand Auban.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, début
juillet 2000 débute la prochaine présidence française de l'Union européenne, la
dernière du siècle ; c'est une date historique.
Elle est en effet historique à plusieurs égards : d'abord, parce que cette
présidence doit laisser l'Union européenne en état de marche pour affronter les
défis du xxie siècle. Ensuite, parce que la présidence française doit
s'attaquer à des dossiers lourds qui modèleront le visage de l'Union européenne
d'une manière durable comme la réforme institutionnelle, l'agenda social et la
défense européenne pour ne citer que ceux-là.
Mon collègue et ami Claude Estier ayant déjà évoqué les questions
institutionnelles, je souhaite, pour ma part, m'attarder sur l'Europe de la
défense.
Le Gouvernement l'a rappelé, et vous-même, monsieur le ministre, venez de nous
le répéter : la défense figure parmi les priorités sur lesquelles les Quinze
auront à se prononcer.
Ce dossier, si longtemps en sommeil, constituera l'un des moments forts de la
présidence française. Je souhaite souligner que, s'il en est ainsi, c'est en
grande partie grâce à la volonté et au travail des ministres du Gouvernement
dirigé par Lionel Jospin. Certes, cette ferme volonté a trouvé un terrain
fertile chez la plupart des membres de l'Union européenne.
Mais quel chemin parcouru depuis 1997 !
En décembre 1997, le Président de la République, après avoir beaucoup insisté,
devait constater qu'il n'était pas possible pour la France de modifier sa
position à l'égard de l'organisation intégrée de l'Alliance atlantique. Les
Etats-Unis, et avec eux l'OTAN, avaient refusé les propositions de la France.
L'épisode s'était soldé par un relatif isolement de la France dans le domaine
de la défense européenne.
En 1998, le mouvement s'accélère dans un sens plus européen. Les initiatives
françaises de l'été sont relayées par l'intervention de M. Blair au Conseil
européen informel de Portschach en octobre de cette même année. Ainsi, la
dimension européenne de sécurité et de défense sort de la virtualité.
Le sommet franco-britannique de Saint-Malo en décembre 1998, le sommet
franco-allemand de Toulouse, les conseils européens de Vienne, Cologne et
Helsinki constituent les étapes importantes d'un mouvement qui a su engager le
plus grand nombre des membres de l'Union européenne à partir d'un noyau dur
déterminé. C'est une sorte de « coopération renforcée » avant la lettre !
Les résultats obtenus depuis deux ans sont plus substantiels que ceux qui ont
été réalisés durant les cinquante dernières années. On peut aujourd'hui élargir
les compétences européennes aux questions de défense : un tabou est tombé !
La France a joué un rôle capital et la détermination dont a su faire preuve le
Gouvernement est pour beaucoup dans la réussite de ce processus. Il s'agit
maintenant, si je peux me permettre une métaphore sportive, de transformer
l'essai pendant la présidence française.
Je m'appesantirai quelques instants sur les motifs qui ont pu présider à la
nouvelle impulsion donnée à une vieille idée. En effet, sans remonter à 1954 et
à l'échec de la Communauté européenne de défense, on peut aisément constater
qu'au début des années quatre-vingt-dix l'idée d'une défense européenne était
loin de faire l'unanimité.
Pour certains, la protection de l'Alliance atlantique et l'assurance donnée
par la présence américaine sur le continent étaient, même après le
démantèlement du Pacte de Varsovie, une garantie suffisante qui ne demandait
pas d'autre effort en la matière.
Pour d'autres pays, la dimension de sécurité et de défense n'était pas leur
préoccupation principale.
Bref, sans exagérer, on peut dire que seuls l'Allemagne, la Grande-Bretagne,
l'Italie, l'Espagne et la France avaient pris depuis déjà un certain temps la
mesure de la nécessité d'une dimension de sécurité pour l'Europe politique.
Dans la récente prise de conscience des Européens, je pense qu'il ne faut pas
négliger le rôle joué par les conflits balkaniques en général et par la guerre
du Kosovo en particulier. En effet, plusieurs observateurs l'ont signalé, et
l'excellent rapport de notre commission des affaires étrangères, de la défense
et des forces armées l'a bien relevé ; « La crise du Kosovo a cristallisé
l'expression d'une volonté politique européenne en vue de l'édification d'une
défense commune, appuyée sur des outils décisionnels efficaces et des moyens
militaires crédibles, capables d'agir avec l'OTAN ou en dehors d'elle ».
Les Européens souhaitent pouvoir agir d'une façon autonome sans dépendre des
Etats-Unis et il faut donc qu'ils se donnent les moyens de le faire. Le nouveau
contexte stratégique oblige l'Europe à prendre en charge le traitement des
crises et de facteurs d'instabilité en Europe ou à sa périphérie. Sans cette
dimension, l'Europe resterait une construction inachevée et dépendante du bon
vouloir des autres puissances.
La présidence française arrive au moment même où il faut traduire les
décisions de principe en actes concrets.
La présidence portugaise a fait un travail considérable, il est nécessaire de
maintenir et d'approfondir ce mouvement.
Il s'agit, bien entendu, d'un sujet difficile et délicat : aboutir à une
construction commune en la matière n'est pas aisé dans la mesure où cela
concerne la souveraineté nationale qui constitue traditionnellement un domaine
essentiel à chaque Etat.
La principale avancée réside dans le fait que les Quinze reconnaissent la
légitimité du rôle d'une intervention de l'Union européenne dans le domaine de
la défense.
Nous connaissons les objectifs fixés à Helsinki. Je n'y reviendrai donc pas.
Toutefois, il me semble que la présidence française aura à aborder, dans la
continuité de la présidence portugaise, trois points principaux : tout d'abord,
la définition des scénarios en correspondance avec les missions retenues, qu'on
appelle les missions de Petersberg ; ensuite, l'évaluation précise des
capacités militaires nécessaires ; finalement, ce processus devrait pouvoir
aboutir à la phase d'engagement des Etats membres, c'est-à-dire que l'on puisse
dire à chacun ce que le collectif Europe attend de ses membres.
Ce dernier point, ce qu'on appelle la conférence de génération des forces,
revêt une importance cruciale. Il s'agira, ni plus ni moins, d'évaluer la
volonté des Etats membres - à partir de l'engagement commun pour l'Europe de la
défense - de se partager la charge pour combler les capacités manquantes dans
la période 2001-2003.
Il convient toutefois de rappeler les traits essentiels des décisions
d'Helsinki : l'objectif global consiste à être en mesure en 2003 de déployer en
soixante jours, sur une durée au moins égale à un an, et si besoin est hors du
territoire de l'Union, une force de réaction rapide de l'importance d'un corps
d'armée, soit cinquante à soixante mille hommes.
Mais - c'est très important - cette force doit aussi être autonome, elle doit
disposer de moyens propres de logistique, de contrôle, de commandement, de
renseignement ainsi que de l'appui d'éléments aériens et navals.
Une fois fini le travail de recensement des capacités existantes ou en cours
d'acquisition, il faudra passer à l'étape de la répartition de l'effort pour
combler les déficits. Toute mutualisation de nos capacités et de nos moyens
nécessite une juste répartition du fardeau.
Il s'agit non pas, selon la formule consacrée, de dépenser plus mais de
dépenser mieux. Cependant, il faut constater les différences de niveau entre
les dépenses des différents pays. C'est un débat politique qui doit être mené
au plus haut niveau. Bien entendu, les parlementaires que nous sommes ne
voulons pas rester inertes face à ce débat.
Chaque membre de l'Union européenne devra faire des efforts pour adapter son
outil militaire. En France, le processus de réforme des armées est bien avancé,
on ne peut pas en dire autant de tous les autres pays européens. Cela a un prix
; restructurer et moderniser une politique de défense ne peut pas se faire sans
effort financier, nous le savons.
Un seul exemple devrait suffire : aux Etats-Unis, la recherche et le
développement dans le domaine militaire mobilisent environ 36 milliards de
dollars. En Europe, les sommes affectées à la recherche et au développement
atteignent 11 milliards de dollars. Pour être tout à fait exact, il faut encore
dire que, au sein de cette enveloppe européenne, la Grande-Bretagne et la
France participent pour 9 milliards de dollars. Est-ce suffisant ? Est-il
possible - à moyen terme - de maintenir cette situation ?
Je m'interroge sur le fait de savoir si cette réalité est bien comprise par
nos partenaires au sein de l'Union européenne.
Les efforts des Quinze doivent se concentrer sur certains aspects qui me
semblent essentiels - la restructuration des forces, l'affectation plus
efficace des ressources et l'intégration des industries d'armement - parce que,
si nous voulons faire progresser la défense européenne, il faut que nous
puissions compter sur une industrie de défense à la hauteur des enjeux.
Là aussi, monsieur le ministre, le chemin parcouru est considérable depuis
deux années. Le Gouvernement a facilité et impulsé les regroupements des
entreprises et il a contribué à donner un cadre cohérent à l'émergence de
sociétés européennes de défense.
Privilégier l'industrie européenne n'est pas un slogan vide de sens. Les
récentes décisions britanniques en faveur de certains programmes européens
viennent fort opportunément conforter cette nouvelle réalité.
A ce sujet, moi, l'élu de Haute-Garonne, département très impliqué dans ces
industries et fort riche en potentiel technologique, je voudrais insister sur
un point : la présidence européenne doit être l'occasion de donner une forte
impulsion à la consolidation de la coopération européenne en matière de
défense.
Appeler nos partenaires à réaliser des efforts plus soutenus en matière de
recherche et de développement, promouvoir des programmes d'études communs,
avancer dans la recherche d'une harmonisation en amont de nos besoins en
armement, procéder à des inventaires des capacités industrielles susceptibles
de nous aider à préparer l'avenir, mobiliser les fonds communautaires sur des
programmes intéressant les industries d'armement et les technologies duales,
voilà quelques suggestions dont la mise en oeuvre devrait mobiliser les
énergies de nos entreprises et de leurs personnels.
Je traite maintenant des relations transatlantiques. La démarche européenne
dans le domaine de la sécurité et de la défense semble maintenant un fait
acquis pour l'ensemble de nos alliés. J'espère que nos relations avec l'OTAN,
dans un esprit pragmatique et constructif, se dérouleront dans un cadre qui
sera défini pendant la présidence française sur la base d'un principe
intangible : l'autonomie de décision de l'Union européenne en ce qui concerne
ses politiques de sécurité.
Monsieur le ministre, faute de temps pour développer encore mon propos, je
souhaite vous faire partager, sous une forme synthétique, une dernière
interrogation : quel avenir pour l'Assemblée parlementaire de l'Union de
l'Europe occidentale ? En effet, la progressive fusion de l'UEO dans l'Union
européenne ne doit pas laisser cette assemblée en dehors du processus
d'intégration.
Les Quinze s'efforcent de se doter des instruments indispensables à la mise en
oeuvre de la défense européenne. Il revient à la France, à la présidence
française de l'Union européenne - je pense que ce n'est pas un hasard - de
donner une impulsion fondamentale à cette oeuvre.
Monsieur le ministre, le groupe socialiste du Sénat fait entièrement confiance
au Gouvernement auquel vous appartenez pour mener à bien cette tâche difficile
et exaltante.
(Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que celles
du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Badré.
M. Denis Badré.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Union
cherche son second souffle. Son avenir est plus ouvert que jamais. Dans ces
conditions, notre présidence représente une véritable chance pour la France.
L'Europe nous attend. Nous n'avons donc pas le droit d'esquiver une évidente
et lourde responsabilité. Nous ne pouvons nous contenter de viser à passer ce
cap sans trop de mal. Dans ce contexte, notre débat de ce jour vient
particulièrement à point.
Les orateurs précédents ont développé de très nombreuses et intéressantes
réflexions sur l'élargissement ou sur l'euro. Je ne reviens donc que très
rapidement sur ces deux points.
L'Union a essentiellement vocation à s'élargir. Chaque nouvelle candidature
apporte une nouvelle opportunité pour poser, chaque fois sous un angle
différent, toutes les vraies questions concernant tant le sens de la
construction européenne que sa finalité ou ses modalités. N'oublions pas
qu'au-delà des incontournables difficultés qu'il faudra surmonter une à une et
complètement dans l'intérêt de chacun nous avons des devoirs à l'égard de
peuples qui sont aussi européens que les nôtres et qui, au sortir d'épreuves
dont nous n'avons sans doute toujours pas prix l'exacte mesure, ont
immédiatement engagé des efforts considérables pour nous rejoindre.
La question de la gouvernance politique de l'Union économique et monétaire est
clairement posée : Jean Arthuis a développé ce point, je n'y reviens pas.
J'ajoute seulement qu'il faut aussi, maintenant, faire des gestes pour relancer
le processus d'accoutumance à l'euro.
Je fais, à cet égard, deux suggestions. Lorsqu'il y a double marquage,
l'indication de la valeur pourrait apparaître non plus en gros caractères
lorsqu'il s'agit de francs et en caractères beaucoup plus petits lorsqu'il
s'agit d'euros, mais dans les mêmes caractères. Je propose aussi que les frais
de change, qui demeurent de façon incompréhensible à l'intérieur de la zone
euro, soient définitivement abolis.
(M. Arthuis applaudit.)
Je reviendrai sur ces sujets dès mardi prochain, lorsque je rapporterai le
projet de loi portant habilitation du Gouvernement à adopter par ordonnance la
valeur en euros de certains montants exprimés en francs dans les textes
législatifs.
Je m'arrête donc plutôt sur deux autres sujets : la question autrichienne, que
la présidence française ne pourra éluder et que le président du groupe d'amitié
France-Autriche du Sénat ne veut pas passer sous silence, et la poursuite de la
réflexion que vient d'engager Joschka Fischer sur les institutions et le
devenir de l'Europe.
La question autrichienne peut représenter un écueil redoutable pour la
présidence française. En effet, notre pays ne doit pas se trouver isolé sur un
dossier aussi brûlant, car cela entamerait une autorité dont il va avoir bien
besoin sur de nombreux autres sujets.
Très en pointe jusqu'ici sur cette question, la France peut-elle aujourd'hui
favoriser l'émergence d'une solution à la crise ? Nous sommes nombreux à le
souhaiter sachant que l'objectif doit demeurer de décourager irréversiblement,
en Autriche comme dans tous les pays de l'Union, ceux qui pourraient être
tentés de complaisance à l'égard de l'extrême droite.
Le front des quatorze Etats de l'Union autres que l'Autriche s'est solidarisé
jusqu'ici sur une position de fermeté face aux choix autrichiens. Il était
excellent pour l'Europe qu'émerge ainsi un consensus sur une question aussi
essentielle, puisqu'elle touche au socle de nos valeurs.
Les quatorze Etats ont fait progresser une prise de conscience européenne
réellement politique. Il est de plus apparu très clairement qu'un problème de
cette importance et de cette nature posé dans un pays de l'Union est considéré
désormais par tous, y compris par l'Autriche, comme une affaire intérieure pour
l'Union elle-même et non plus simplement pour le pays dans lequel la question a
été posée. Cela aussi est très positif.
L'Union existe plus qu'on ne l'imaginait et elle est devenue politiquement
plus adulte. Tant mieux ! Mais nous ne pouvons en rester là. Il nous faut voir
maintenant comment aider notre partenaire autrichien membre de l'Union à nous
rejoindre sur la ligne du refus des compromissions. Nous devons nous garder
d'humilier l'Autriche, et encore moins les Autrichiens. Cela ne préparerait pas
l'avenir.
Nous ne pouvons pas non plus traiter ses problèmes à la place de l'Autriche,
ce qui, à tout le moins, compliquerait la tâche des démocrates autrichiens.
Il nous faut nous montrer, au contraire, vraiment solidaires de ceux-ci. Nous
devons bien comprendre ce qui s'est passé en Autriche. Rejetons les formules
trop faciles qui nous donneraient bonne conscience au prix d'une nouvelle
poussée de l'extrême droite en Autriche. Respectons ceux qui, dans ce pays,
cherchent des solutions. Sachons pratiquer avec eux ces autres valeurs communes
à l'Union que sont l'écoute et le dialogue. Prenons surtout garde de bien
cibler nos interventions, en écartant celles qui font le jeu du FPO.
Notre unique objectif doit demeurer le recul rapide des forces d'extrême
droite dans ce pays ami qu'est l'Autriche !
Soyons clairs : la coalition gauche-droite a laminé la droite modérée. Dominée
au sein de la coalition, elle a perdu son programme, son image, son identité,
laissant par là même le champ libre à l'émergence d'une nouvelle opposition à
droite, laquelle ne pouvait plus être qu'extrême.
Si nous devons tout faire pour que les Autrichiens comprennent que le vote
d'extrême droite conduit à une impasse, nous devons aussi encourager
l'existence d'une droite modérée, l'avènement d'une forme d'alternative
démocratique à laquelle en fait aspire le peuple autrichien. Ne le poussons pas
dans les bras des amis de M. Haider !
Comme chaque pays d'Europe, l'Autriche doit assumer son histoire. Essayons de
la comprendre en nous souvenant que, si l'Autriche vit mal le fait d'être
classée parmi les petits pays de l'Union, c'est bien parce que cet état d'être
petit est assez nouveau pour elle. L'empire austro-hongrois était, en 1914,
l'Etat le plus peuplé du continent ; et, depuis, tout au long du xxe siècle,
l'Autriche s'est trouvée au coeur de tous les bouleversements qu'a connus notre
continent, ballotée entre le fascisme et le communisme.
Ne lui donnons pas le sentiment que c'est parce qu'elle est petite et faible
qu'on ose la punir. Elle est parvenue à rejoindre l'Union européenne. Ne l'en
détournons plus ! Cela ne pourrait qu'engendrer de nouveaux drames, en Autriche
comme en Europe.
Rappelons plutôt le rôle très actif qu'elle a joué pendant la crise du Kosovo
et nous comprendrons qu'à la veille de nouveaux élargissements nous devons
pouvoir continuer à nous appuyer sur une Autriche amie, qui doit rester
démocratique et européenne, aux portes de l'Europe centrale et des Balkans.
Joschka Fischer a opportunément posé les questions de fond sur lesquelles nous
devons désormais progresser pour que les Européens s'approprient la
construction européenne.
Mes chers collègues, il faut revenir à des idées simples. Nous sommes tous -
ou presque - devenus fédéralistes parfois sans le savoir. Si en effet être
fédéraliste, c'est décider d'« être ensemble » pour « agir ensemble », les
choix faits depuis cinquante ans en Europe sont des choix fédéralistes. S'ils
étaient à refaire, la très grande majorité des Français les referaient.
L'affaire se complique parce que chacun aime donner sa propre définition du
fédéralisme, ce qui conduit les Gaulois que nous sommes à s'opposer en
querelles sans fin, intellectuellement intéressantes mais, au demeurant, assez
vaines.
Le principe de l'Union européenne apparaît bien irréversible. Si nous sommes «
unis », c'est bien pour traiter ensemble certaines questions. A défaut, à quoi
bon être unis ? Si nous mettons en commun des préoccupations, c'est que nous
considérons que nous les surmonterons mieux ensemble, donc que nous sommes
disposés à partager notre souveraineté, au moins pour ce qui concerne ces
sujets.
La véritable question aujourd'hui n'est-elle pas celle du contenu plutôt que
celle du principe de l'Union européenne ? Ne devons-nous pas définir - enfin !
- ce qui est effectivement transféré pour relever de plein exercice de l'Union
européenne, ce qui réclame une harmonisation mais reste de la compétence des
Etats membres, et ce qui doit rester géré en toute indépendance par ces Etats,
voire à un niveau local ? Des voix plus autorisées que la mienne ont appelé
cela la « subsidiarité ».
Je considère qu'il est nécessaire d'aborder enfin ce sujet. Il sera plus
facile de répondre à la question « comment ? », donc de construire des
institutions simples et efficaces, lorsque nous saurons vraiment pour faire
quoi nous cherchons à les bâtir. Dire le « quoi » pour définir le « comment »,
cela s'appelle proposer une constitution. Il nous faut aujourd'hui l'affirmer
aussi simplement que cela.
Procéder ainsi nous amènera infailliblement à réduire la liste des compétences
de l'Union aux domaines qui sont vraiment ceux pour lesquels la mise en commun
représente un progrès. Cette démarche sera salutaire car il faut aujourd'hui
endiguer l'extension incessante de la liste des sujets dont Bruxelles entend
s'occuper. Cette inflation communautaire est d'ailleurs bien ce qui dresse de
plus en plus souvent les Européens contre une Europe qu'ils trouvent compliquée
ou illisible quand ils ne la considèrent pas comme hostile.
Choisir des institutions en fonction des sujets à traiter est une démarche
assez saine : ainsi, en matière de défense, alors qu'une réponse instantanée
doit pouvoir être apportée face à certaines menaces, le recours à l'unanimité
est évidemment suicidaire.
Je citerai un autre exemple, celui de la fiscalité : lever l'impôt a toujours
été considéré comme un privilège de souveraineté. S'il s'agit d'harmoniser les
fiscalités des Etats, l'unanimité devrait en général rester la règle ; en
revanche, s'il s'agit de la fiscalité de l'Union, donc lorsque les Etats ont
choisi de lui transférer leurs compétences, une décision à la majorité peut
être parfaitement justifiée.
La conférence intergouvernementale débat non sans mal des questions de
majorité qualifiée ou du nombre de commissaires à réserver à chaque Etat. En
lui demandant de résoudre ces questions avant d'avoir clarifié les compétences
de l'Union, n'avons-nous pas mis la charrue devant les boeufs ? Ne nous
étonnons pas dès lors de rencontrer des difficultés.
Monsieur le ministre, alors que la France va présider l'Union, je pense que
nous devons prendre du recul pour revenir à l'essentiel. Nous pourrons alors,
sereinement et avec détermination, mobiliser toutes les ressources de notre
imagination - il en faudra - au service de la construction européenne.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et sur certaines
travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Fourcade.
M. Jean-Pierre Fourcade.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, mes amis
Jean François-Poncet et Aymeri de Montesquiou ont exprimé les attentes du
groupe du RDSE vis-à-vis de la présidence française. Partageant leurs
sentiments et leurs analyses, je me bornerai, au cours des quelques minutes de
temps de parole qui restent à mon groupe, à traiter de l'euro.
Je suis inquiet, monsieur le ministre, de la manière dont le Gouvernement
français et les autres Gouvernements appréhendent l'euro. Ils le font avec des
incantations, alors que son évolution pose, depuis le 1er janvier 1999, un
certain nombre de questions qu'il serait bon de régler pendant la présidence
française.
Lorsqu'il a été lancé, l'euro avait comme objectif d'être une monnaie stable,
capable de faire jeu égal avec le dollar et le yen dans le monde et, surtout,
de pouvoir devenir une monnaie de réserve. C'est ce dernier élément qui est
évidemment la justification de notre monnaie unique.
Chacun le sait, la valeur de l'euro a fortement baissé. Il a certainement été
introduit à un niveau un peu trop élevé, mais il est aujourd'hui à un niveau un
peu trop bas. Les perspectives qui sont offertes jusqu'à la matérialisation de
l'euro chez les citoyens, laquelle va évidemment créer un choc, je l'espère
salutaire, posent un certain nombre de questions.
Pour ma part, je vois trois difficultés.
La première, c'est évidemment la vigueur de l'économie américaine, qui
explique la faiblesse de l'euro. Mais les perspectives de croissance aux
Etats-Unis n'expliquent pas tout. Ce qui m'inquiète davantage, c'est la
faiblesse de l'euro par rapport au yen, alors que l'économie japonaise est
beaucoup moins brillante que l'économie américaine. Cette faiblesse montre bien
la méfiance des investisseurs asiatiques et internationaux vis-à-vis de l'euro,
ce qui complique encore l'évolution de l'euro vers une monnaie de réserve.
La deuxième difficulté, c'est l'absence de volonté politique claire d'agir en
commun, qui est la source de la méfiance des investisseurs et de l'absence de
crédibilité de l'euro. L'approfondissement de l'Union européenne a marqué une
pause qui, si j'en crois ce que vous avez dit, monsieur le ministre, devrait
s'achever. J'espère que vous allez nous orienter vers un certain nombre de
solutions. Nous mesurons aujourd'hui les conséquences de l'absence d'un conseil
des ministres de la zone euro, qui devrait permettre de formuler les
orientations générales de la politique de change vis-à-vis des monnaies non
communautaires, vis-à-vis de la livre sterling.
Le Gouvernement français est un peu « coincé », si je peux me permettre
d'employer ce terme, entre sa participation au G8, dans lequel on trouve à la
fois le dollar et le yen, et sa participation à l'Europe des Quinze. Il manque,
aujourd'hui, un outil politique prenant en compte les perspectives de l'euro.
Sous la présidence française pourrait être mis en place un organisme qui,
au-dessus du conseil des gouverneurs et des organismes de la Banque centrale,
donnerait à l'euro le substrat politique qui lui est nécessaire.
Peu d'efforts ont été faits - mais c'est un regret habituel ! - pour engager
des négociations avec les autorités américaines et japonaises afin que quelques
ponts soient jetés entre les trois monnaies. Il fut un temps, notamment au
moment de la mise en flottement du dollar, où des conférences internationales
permanentes tentaient de trouver des mécanismes de liaison destinés à limiter
au minimum les variations entre les différentes monnaies. Rien n'a été fait ;
on s'en remet uniquement au marché. On aurait pu essayer de créer un système
permettant de mieux relier les trois monnaies.
Ma troisième et dernière raison d'inquiétude, qui concerne plus spécialement
notre pays, tient au refus du Gouvernement de poursuivre un certain nombre de
réformes qui sont pourtant nécessaires et sans lesquelles il serait illusoire
de penser que l'euro retrouvera un niveau convenable.
L'approfondissement de l'harmonisation des politiques économiques et sociales
est une orientation essentielle de l'Europe des Quinze, et constitue même une
obligation si nous voulons que la monnaie unique soit prisée dans l'ensemble du
monde et devienne une monnaie de réserve. C'est dans la coordination des
politiques économiques et sociales que résident l'enjeu majeur de l'euro et,
par conséquent, celui de la poursuite de la construction européenne. L'euro ne
sera un vecteur de croissance que si les politiques, non seulement économiques,
mais aussi sociales, de tous les pays membres s'ajustent durablement.
Les critères de Maastricht nous ont permis de créer la monnaie unique. Il faut
maintenant en trouver d'autres et aller au-delà. Le Gouvernement français
devrait essayer de remplir complètement les critères de Maastricht car,
s'agissant du déficit budgétaire et du volume de la dette, la France n'est pas
encore au niveau de ses partenaires. Un effort particulier pourrait être
entrepris à cet égard.
Je regrette qu'hier, mardi 30 mai, l'espoir de parvenir rapidement à un accord
européen sur l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne - c'est le petit bout
par lequel il fallait commencer - se soit effondré, puisque les ministres des
Quinze n'ont pas pu rapprocher leurs positions. Comment peut-on envisager de
rapprocher les systèmes fiscaux si nous ne sommes même pas capables, dans une
optique de mondialisation, de rapprocher notre propre fiscalité de l'épargne,
qui concerne les produits les plus volatils et les secteurs dans lesquels la
mondialisation est la plus évidente ? Cette absence d'accord a plus de
conséquences sur le cours de l'euro que nombre de discours et d'incantations
!
Nous devons réduire le niveau de la fiscalité dans de nombreux Etats membres,
les systèmes de sécurité sociale doivent être réformés, afin d'alléger la
charge fiscale sur la création d'emplois, y compris en France.
Nous devons poursuivre l'assainissement budgétaire afin de garantir la
stabilité des prix qui conditionne la croissance économique.
Certains milieux s'accommodent de la faiblesse actuelle de l'euro ; mais si
cette faiblesse persiste, elle conduira à une hausse des prix, donc à une
hausse des taux d'intérêt, qui bloquera la croissance. Il existe aujourd'hui un
lien très précis entre la conjoncture, le niveau de l'euro et les perspectives
de croissance. Or nous risquons d'avoir des lendemains difficiles si nous n'y
prenons pas garde aujourd'hui. C'est cet appel précis que je voulais lancer en
cet instant.
Autant on a l'habitude, en France, quand la croissance est mauvaise, de gémir
sur les perspectives internationales, autant, quand elle repart, nous pensons
que c'est pour l'éternité. Non ! Nous avons un certain nombre de réformes à
réaliser. Si elles ne le sont pas, nous risquons de retrouver une zone de
croissance moins forte.
Nous vivons dans un monde ouvert à la concurrence, dans lequel les notions
d'équilibre de la balance des paiements, quoi qu'en pensent les rêveurs, et de
valeur de la monnaie sont devenues des références générales qui s'imposent à
tous, quelles que soient les perspectives ultralibérales ou non que l'on puisse
évoquer. C'est aussi en fonction de ces principes que nous devons bâtir la
construction européenne, laquelle ne pourra pas être durable et solide si
l'économie française n'est pas parfaitement compétitive.
Telle est la clé de voûte de la mise en place effective de la construction
européenne dans le cadre tracé par MM. François-Poncet et de Montesquiou, la
vraie orientation qu'il faut donner à la présidence française. Puissiez-vous,
monsieur le ministre, démontrer dans quelques semaines que la France est non
seulement favorable à l'accélération de la construction européenne, mais que,
pour y parvenir, elle est exemplaire !
(Bravo ! et applaudissements sur les
travées du RDSE et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Lagauche.
M. Serge Lagauche.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, mon ami
Claude Estier a largement développé la question centrale de la présidence
française : la réforme des institutions. Pour ma part, je souhaite aborder un
thème qui lui est tout à fait lié, celui de l'élargissement.
En effet, la date des premières adhésions est subordonnée au processus de
ratification de la conférence intergouvernementale. Si la réforme
institutionnelle n'aboutissait pas à la fin de cette année, les premières
adhésions seraient immanquablement reportées. C'est un risque que nous ne
pouvons pas nous permettre de courir. Retarder les adhésions, de notre fait,
par manque de cohérence interne à l'Union, ne pourrait qu'être préjudiciable à
la stabilité sociale, politique et économique des pays candidats. Ce serait, à
tout le moins, se mettre à dos les populations concernées et provoquer un
euroscepticisme généralisé.
Nous ne devons pas sous-estimer les espoirs que représente l'intégration à
l'Union européenne, voire la vision souvent exagérément idéalisée de l'Union
dans les pays d'Europe centrale et orientale, et dans ceux de la Baltique.
Or, pour l'instant, le décalage entre les attentes et la réalité du processus
d'adhésion est très important. L'effort d'adaptation mené par les pays
candidats est très éprouvant pour leur tissu économique et social, tout
particulièrement dans un contexte de mondialisation économique renforcée. Un
important effort de communication doit donc s'engager en direction des
populations. Le dialogue avec les pays candidats doit être continu et dépasser
le simple cadre des négociateurs, pour permettre la compréhension par le public
le plus large de l'impact réel de l'élargissement.
Concernant le processus lui-même, nous ne pouvons que nous féliciter de
l'infléchissement du Conseil européen d'Helsinki, qui a changé la perspective
de l'élargissement en mettant tous les pays candidats sur un pied d'égalité. En
ouvrant, en mars dernier, les négociations d'adhésion avec Malte, la Roumanie,
la Slovaquie, la Lettonie, la Lituanie et la Bulgarie, c'est la volonté de
donner à chacun de ces six candidats une réelle possibilité de rattraper leur
retard sur les candidats du « groupe de Luxembourg », pour lesquels les
négociations sont engagées depuis mars 1998, qui a été avalisée.
L'approche sélective et différenciatrice suivie jusque-là par la Commission
présentait de lourds inconvénients politiques et psychologiques.
Economiquement, elle risquait de susciter un clivage durable entre les
candidats, en creusant les écarts, notamment dans la faculté d'attirer les
investissements directs étrangers. Ainsi, créer une division au sein des Etats
baltes, en dépit de leur histoire et de leurs efforts pour instaurer une zone
de libre-échange, était un non-sens. L'exclusion de la Lettonie des pays de la
première vague avait été mal ressentie par la population. Aujourd'hui, les
espérances lettones sont relancées, avec comme objectif l'adhésion au 1er
janvier 2003, conjointement à la Lituanie et à l'Estonie.
Bien sûr, cette remise en ligne des candidats ne signifie pas qu'il faut
conclure ces négociations à la hâte et en même temps pour tous les pays. Elle
signifie simplement que chacun est intégré dans le même processus et sera
traité selon sa propre capacité à intégrer l'acquis communautaire, c'est-à-dire
selon son propre rythme de préparation.
L'attente à l'égard de la France pour la poursuite et l'intensification des
négociations d'adhésion est forte, surtout face à la Commission européenne, qui
reporte au maximum les difficultés.
Jusqu'à maintenant, les candidats les plus avancés n'ont clôturé, au total,
qu'une dizaine de chapitres de négociations sur les trente et un concernant
l'acquis communautaire, et ce sans avoir abordé les dossiers les plus
sensibles. L'Union européenne et les six pays du groupe de Luxembourg ont
décidé, vendredi dernier seulement, d'ouvrir de nouvelles négociations, en
abordant enfin les vrais problèmes, mais uniquement sur trois nouveaux
chapitres : libre circulation des personnes, justice, affaires intérieures et
budget.
Et encore, la position commune de négociation remise aux candidats se contente
d'indiquer que la libre circulation des travailleurs constitue un sujet
sensible pour certains Etats membres. Plusieurs pays, au premier rang desquels
la Hongrie et la République tchèque, ont dénoncé le manque de substance de la
position de l'Union européenne. Et tous les candidats ont refusé de débattre de
ce chapitre, tant que l'Union européenne n'aura pas précisé sa position de
négociation.
Or différer l'entrée dans le coeur des négociations, c'est assurément les
prolonger inutilement. Je ne peux imaginer que le discours public, volontariste
et déterminé de la Commission, affichant une volonté de négocier de façon
rigoureuse, tout en avançant le plus rapidement possible, masque réticences et
frilosité, couvrant en fait une démarche qui équivaudrait à « y aller à
reculons ».
C'est pourquoi il est essentiel que la France saisisse la chance de la
présidence pour impulser une véritable négociation sur les sujets qui fâchent,
et tout particulièrement sur les questions financières liées aux politiques
agricoles et régionales.
Une association véritable des futurs membres au projet communautaire constitue
l'autre enjeu du processus d'élargissement. Comme Jacques Delors l'a écrit, «
nous avons eu tendance à ne pas considérer ces candidats comme des acteurs mais
comme les simples bénéficiaires potentiels des bienfaits de l'espace économique
».
En ce sens, la réunion de la conférence européenne prévue sous présidence
française sera l'occasion d'associer pleinement les pays candidats à notre
réflexion sur l'avenir de l'Europe, une Europe à vingt-cinq ou à trente
membres, qui ne soit pas seulement une zone de libre-échange, qui soit porteuse
d'un véritable projet politique, fondée sur des valeurs communes et placée au
service d'un modèle social européen.
Enfin, il est dans l'air du temps de véhiculer l'idée selon laquelle l'Europe
serait en panne de projet, en quête de sens. Peut-être parce que, en France,
nous n'en avons pas bien pris toute la mesure, nous avons tendance à oublier
que l'élargissement est, en lui-même, un véritable projet politique.
En achevant l'objectif de paix, de liberté et de démocratie pour l'Europe
entière, objectif promu par ses pères fondateurs, l'élargissement va forcément
bouleverser la nature de la construction européenne.
De plus, le discours du ministre allemand des affaires étrangères est venu à
point pour contredire le scepticisme ambiant. Non seulement il a relancé le
débat sur l'avenir de l'Union après l'élargissement, mais il a également levé
les doutes sur la solidité du moteur franco-allemand.
Le projet développé par Joschka Fischer correspond tout à fait à la vision
européenne des socialistes français : elle rejoint la thèse d'une fédération
d'Etats-nations défendue, déjà, par Jacques Delors. C'est assurément une des
voies les plus ambitieuses qui s'ouvrent à nous pour les décennies à venir, une
fois le processus d'élargissement mené à son terme.
(Applaudissements sur
les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen. - M. le président de la délégation à l'Union européenne
applaudit également.)
M. Hubert Védrine,
ministre des affaires étrangères.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Hubert Védrine,
ministre des affaires étrangères.
Monsieur le président, mesdames,
messieurs les sénateurs, je voudrais d'abord remercier ceux qui ont fait
l'effort de rester jusqu'à la conclusion de ce débat.
J'ai pris un grand intérêt à toutes les interventions. Dans chacune d'entre
elles, j'ai trouvé des éléments utiles pour notre présidence.
Je ne vais pas reprendre chacun des points, d'une part, parce que trop de
sujets ont été abordés, d'autre part, parce que, dans mon intervention
liminaire, un certain nombre de réponses ont été apportées, ne serait-ce qu'aux
questions posées dans la dernière intervention, à propos de l'élargissement.
Vous savez déjà de quelle façon le Gouvernement aborde cette responsabilité.
Je ne reprendrai pas non plus la question de l'euro, sur laquelle M. Fourcade
a fait des analyses très justes.
Je voudrais me concentrer sur deux ou trois remarques à mes yeux
essentielles.
D'abord, je souhaite rappeler en quoi consiste une présidence.
Nous nous inscrivons dans une continuité : il n'y a pas de page blanche et,
pour l'essentiel, ce sont des figures imposées. Dès lors, on peut toujours
faire une liste extraordinaire de souhaits, d'améliorations que nous appelons
les uns et les autres de nos voeux, mais il y a un programme qui s'impose à
nous : les négociations d'élargissement sont à un certain point, la défense
européenne est à un certain point, la CIG est à certain point, et c'est le cas
pour toutes les procédures.
En même temps, il y a une sorte de grandeur dans ce travail d'équipe, même si
l'on peut penser que la présidence est trop courte.
En tout cas, il nous faut garder à l'esprit que nous est largement dictée la
tâche à accomplir.
Par ailleurs, je l'ai dit à l'instant, six mois, c'est fort bref. Et la
présidence du second semestre est encore plus courte puisqu'il faut défalquer
le mois d'août et les derniers jours de l'année. C'est donc une présidence en
quelque sort moins utilisable.
Une présidence court toujours le risque de voir des attentes excessives se
transformer en une série de demandes de réglementation tous azimuts alors même
que chacun d'entre nous est partagé. On dit qu'il faut que l'Europe s'occupe
mieux de ceci et de cela mais, en même temps, on parle de répartition des
compétences, de subsidiarité, on ne veut pas que se fasse à l'échelon européen
ce qui serait mieux fait à d'autres niveaux. Si l'on dressait la liste de ce
que nous disons les uns et les autres sur ce que l'Europe devrait faire mieux,
cela augmenterait de façon exponentielle le poids, déjà jugé parfois abusif, de
certaines directives. C'est un travers qui guette chaque pays au moment où il
s'apprête à exercer la présidence.
Il faut donc, même avant une présidence, se demander de façon claire et nette
ce que l'on veut voir fait au niveau européen et que l'on veut continuer à voir
fait à l'échelon national, voire local.
Tout à l'heure, j'ai présenté les trois axes sur lesquels nous allions nous
concentrer et j'ai énuméré un certain nombre d'actions à l'intérieur de ces
axes. Je n'y reviendrai pas.
Qu'attendent de nous, maintenant, les autres Européens ? Je l'ai dit, ils
attendent de nous que cela marche, et c'est le dénominateur commun de toutes
les questions. Il ne sert à rien, en effet, de dresser toute une liste de
suggestions pour que l'Europe soit plus sociale, plus proche des gens, etc, si
le système ne fonctionne pas, s'il est en train de s'engorger, de se
paralyser.
Cette question commande tout, et c'est bien la raison pour laquelle la CIG est
à l'ordre du jour. Nous l'avons souhaitée, après Amsterdam, et nous avons
convaincu les autres pays qu'elle était indispensable, notamment par rapport au
grand élargissement qui se profile, que l'histoire a rendu possible et, en même
temps, nous impose.
J'ai rappelé les trois sujets qui sont à l'ordre du jour, auxquels s'ajoute la
coopération renforcée.
Je peux vous dire que l'attente de tous nos partenaires, à commencer par
l'Allemagne, est de nous voir nous concentrer en priorité sur la CIG et faire
tout ce qui est en notre pouvoir - nous ne pouvons évidemment pas nous
substituer à chacun des quatorze autres ! - pour assurer un accord final à
Nice, pour que, en tout cas, la CIG débouche sur un vrai résultat.
Cela étant, je le répète, nous n'avons pas le syndrome de l'hôte qui veut à
tout prix que la soirée réussisse. Par conséquent, si nous n'aboutissons pas, à
Nice, à un accord satisfaisant, qui soit de nature à permettre le
fonctionnement de l'Europe, et bien ! nous ne conclurons pas. Nous ne sommes
donc pas sous le coup de cette obligation que nous nous imposerions à
nous-mêmes.
Je dis cela parce qu'on voit se mêler constamment - mais il faut peut-être les
démêler, justement - nos obligations immédiates et le débat sur l'Europe à long
terme.
Si nous nous transformions en une sorte d'intellectuel collectif qui
délaisserait les responsabilités immédiates de la France à la veille de sa
présidence, au profit du débat à long terme, aussi intéressant, stimulant,
excitant soit-il, nous serions considérés par tous nos partenaires comme
gravement défaillants, et ils auraient raison.
En effet, si nous ne parvenons pas à conclure la CIG et à résoudre les
questions qui bloquent l'Europe depuis plusieurs années, il est totalement
inutile de spéculer sur la suite. Il y a là une sorte de logique.
Nous allons donc tout faire pour obtenir la meilleure repondération possible -
c'est un élément clé - ce qui permet d'avoir une large extension du vote à la
majorité qualifiée dans les domaines communautaires. Il faut faire coïncider
les points sur lesquels les différents pays sont prêts à consentir des
ouvertures et il faut compléter ce travail par des décisions concernant la
Commission : limiter le plus possible le nombre de commissaires et, en même
temps, prendre des dispositions sur l'organisation interne de la Commission.
Ce sont les trois points clés, auxquels il faut ajouter le plus grand
assouplissement possible des coopérations renforcées. Voilà ce à quoi nous
allons nous consacrer.
Le débat sur le long terme, il est aussi là. Il faut donc être capable de
gérer une chose et l'autre. Il est d'ailleurs là depuis longtemps.
Depuis que je suis ministre, j'ai appelé à ce débat sur les limites ultimes de
l'Union européenne, sur les plans géographique et institutionnel, et je suis
très heureux qu'il se soit finalement développé. Il se développe depuis la
décision d'Helsinki, la décision d'ouvrir la négociation à six pays de plus -
les portant à douze au total - la décision d'enregistrer la candidature turque,
qui a produit un choc dans l'opinion.
La prise de conscience qui était à l'esprit de tous les spécialistes et de
tous les responsables politiques qui y réfléchissaient depuis des années s'est
ainsi enfin produite. Chacun est désormais conscient que l'élargissement de
quinze à trente n'est pas comparable aux précédents, qu'il change la nature des
choses.
Donc, le débat se développe et c'est tant mieux !
Peut-on fonctionner à l'identique ? Non, c'est clair ! Les quelque trente
pays, voire plus peut-être un jour, seront trop nombreux et trop disparates
pour imaginer que l'on puisse élaborer, dans cet espace très large, des
politiques communes au sens où nous l'avons entendu jusqu'à présent. Ce sera
déjà une belle victoire si l'on parvient à préserver les politiques communes
qui ont été construites.
Par conséquent, il faut - et c'est pourquoi ce débat est une très bonne chose
- un ou deux moteurs pour la suite. Cependant, les options ne sont évidemment
pas les mêmes. Selon que l'on se situe dans l'approche pragmatique ou dans
l'approche fédéraliste, on parlera de moteurs, de projets concrets, de
coopération renforcée, s'appliquant dans tel ou tel domaine.
Cela étant, dans le passé, beaucoup a été fait en Europe en utilisant ce
mécanisme avant même qu'il porte un nom et figure dans les traités. D'ailleurs,
depuis qu'il y figure, on ne s'en sert plus parce que les conditions prévues
pour le mettre en oeuvre sont tellement complexes qu'il est impraticable.
Cette version pragmatique de la coopération renforcée par groupe a donc été
appliquée. Mais, dans cette hypothèse, ce ne sont pas nécessairement les mêmes
pays qui sont concernés, ce n'est pas nécessairement un groupe qui est en
avance sur les autres, ce n'est pas une intégration qui préfigure l'évolution
de l'ensemble.
Il y a deux conceptions différentes de la réponse au grand élargissement et de
la recherche d'une efficacité malgré tout du système européen.
Par exemple, on pourrait imaginer demain des coopérations par projet portant
sur tel ou tel problème qui intéresse la Méditerranée, ou la Baltique, ou le
Danube.
Mais il y a aussi la conception dans laquelle la coopération renforcée, c'est
la passerelle vers l'intégration renforcée. Là, on rejoint toute cette famille
de propositions qui vont de Jacques Delors à Joschka Fischer, en passant par
beaucoup d'autres. Naturellement, comme ce sont apparemment les propositions
les plus simples intellectuellement et politiquement, la discussion s'organise
beaucoup, ces jours-ci, en particulier en France - c'est beaucoup moins vrai
dans les autres pays de l'Union, même en Allemagne - autour d'elles.
Ce débat est légitime. M. Joschka Fischer, après d'autres, a posé des
perspectives qui appellent des réponses. M. François-Poncet a eu raison de dire
qu'on ne peut se contenter d'y répondre par un simple accueil de courtoisie, ce
qui a d'ailleurs été déjà perçu comme positif par M. Fischer lui-même.
Mais on ne peut pas non plus s'en tenir à une approbation mécanique de ce qui
a été dit. Au demeurant, une lecture attentive du discours de M. Fischer montre
qu'il comporte beaucoup d'options, de nuances, de subtilités, pour tenir compte
des données de la politique allemande, de la politique française, entre
autres.
De même, on ne peut s'en tenir à un rejet qui serait également mécanique.
Puisqu'il faut en parler, je pose quelques questions à haute voix, ce qui est
une façon d'alimenter la discussion pour aller plus loin dans ce débat qu'il ne
faut pas repousser.
Dès lors qu'on crée un noyau ou une fédération d'Etats nations, comment
trie-t-on entre ceux qui en font partie et les autres ?
D'ailleurs, M. Fischer a été plus habile que la proposition allemande d'il y a
quelques années puisqu'il se garde bien de faire la liste des participants.
Déjà, des pays réagissent : « Vous parlez d'avant-garde, mais il n'est pas
question que nous soyons dans l'arrière-garde ! » Car c'est ainsi que cela est
perçu. Dès lors qu'on parle d'un noyau, il y a tous ceux qui pensent qu'ils
seraient en dehors. Il y a des pays qui pensent qu'ils ne pourraient pas être
dans l'avant-garde et qui sont donc radicalement hostiles au fait qu'il y ait
une avant-garde, et d'autres pays, très nombreux, qui disent : « Nous, nous
sommes dans l'avant-garde quoi qu'il arrive », mais qui ne sont pas prêts à
traduire cette idée en décision politique en acceptant une intégration
renforcée.
Un débat spécialisé est déjà en train de se développer sur ce point, comme on
le constate tant à travers les déclarations des hommes politiques européens que
dans la presse : comment opérer le tri ?
Bien sûr, on peut prendre les six pays fondateurs. Mais c'est là une idée qui
est intolérable pour l'Espagne et le Portugal, notamment. On peut aussi prendre
les onze pays de l'euro. Mais s'agira-t-il encore d'un noyau lorsqu'ils seront
quasiment quinze ?
Bref, il va falloir poursuivre ce débat parce que nous sommes encore loin d'y
voir clair.
Si l'on se place dans l'hypothèse de ce noyau, quelles que soient sa taille et
sa composition, quels seront les rapports entre ce noyau et les autres pays ?
Quels sont les droits des uns et des autres ?
J'en viens à la question qui est centrale et qu'il faut traiter : quelles sont
les compétences qui resteront au niveau de l'Etat-nation - M. Fischer a
l'habileté de dire qu'il doit continuer d'exister car il est indispensable,
mais c'est peut-être une formule de rhétorique - et celles qui devront être
transmises au niveau fédéral ?
Et celles-ci, par qui seront-elles exercées ? Y aura-t-il une nouvelle
Commission ou bien, compte tenu de ce qu'est devenue la Commission avec le
temps, considérera-t-on que ce n'est pas le bon instrument pour gérer les
affaires fédérales et qu'il faut en inventer un autre ?
A partir du moment où il y aurait un président fédéral, comme on l'envisage
dans certains schémas, combien de temps y aura-t-il encore un président en
France et un chancelier en Allemagne ?
Ce sont des questions qu'on ne peut pas ne pas poser parce qu'elles sont en
fait inscrites en filigrane dans les différents plans qui sont présentés et qui
sont approuvés parfois sans qu'on ait mis au jour les questions qui sont
sous-jacentes.
Si on prétend, comme on feint de le dire dans certaines de ces propositions,
que l'on peut faire coïncider un niveau national qui, pour de nombreuses
raisons, doit demeurer avec un échelon de décision politique, avec des
parlements, des autorités politiques qui demeurent au niveau national et encore
un niveau fédéral, l'Europe pourra-t-elle fonctionner à quatre étages avec les
régions ou les collectivités locales, les Etats-nations qui auraient perduré,
une fédération et une union élargie à trente, avec à chaque fois un système
d'autorités politiques, des exécutifs, des législatifs, au niveau fédéral et au
niveau de l'union des commissions, des parlements, des enchevêtrements ? C'est
peu vraisemblable car, dans la situation actuelle qui est moins compliquée que
celle-ci, le système européen paraît déjà trop complexe, pas assez lisible et
on voit bien qu'il y a une attente de clarification.
Un certain nombre de voix politiques expriment cette attente à travers une
demande de constitution, demande tout à fait compréhensible à partir du moment
où l'on a pris la décision sur la répartition des pouvoirs. En effet, à partir
de ce moment-là, la constitution est facile à écrire. Si on l'écrit avant
d'avoir réglé les problèmes de répartition des pouvoirs, on l'amendera tous les
six mois, et on n'aura donc pas résolu le problème de lisibilité et de
stabillité dans les institutions.
Voilà quelques questions qu'appellent ces propositions quand on les prend au
sérieux. Elles sont donc toute une famille, il n'y a pas seulement celle de
Joschka Fischer, il y en a beaucoup d'autres. A ce stade de nos réflexions et
du calendrier, ma réponse est la suivante : puisqu'il faut en parler,
parlons-en ! Posons ces questions-là et débattons de façon plus approfondie de
tous ces points. Examinons les réponses pour définir, petit à petit, à travers
un débat qui doit être plus large et complètement démocratique, ce que nous
voulons vraiment, ce que nous sommes prêts à accepter, pour déterminer où sont
les points de blocage et si nous pouvons les surmonter par une ingéniosité
politique et institutionnelle encore plus grande. Vous le constatez, nous n'en
sommes pas encore à la conclusion de ce débat. J'insiste sur ce point car
au-delà du fait de saluer la contribution au débat et de déclarer les
propositions bienvenues, il faut aller plus loin. Cependant, aller plus loin,
ce n'est pas simplement en appeler aux besoins de vision, de souffle, de nouvel
élan, ce n'est pas simplement parler de nouvelle constitution, c'est, pour
répondre au besoin de clarification ressenti par les opinions publiques, entrer
dans la discussion de ces questions précises.
J'y insiste car, moi aussi, j'ai trouvé très intéressant le discours de M.
Joschka Fischer. Il est d'ailleurs en partie le résultat des discussions
nombreuses que nous avons eues et je suis sensible au fait que M. Joschka
Fischer n'ait pas reproduit certaines initiatives allemandes du passé et qu'il
se soit ouvert à d'autres sensibilités. Ainsi, vous avez certainement noté
qu'en imaginant ce que pourrait être un gouvernement du niveau fédéral, si ce
niveau existe un jour, il dit que l'amorce de ce futur gouvernement pourrait
être aussi bien la Commission que le Conseil qui serait transformé en
gouvernement.
Il y a une vision qui était plutôt allemande classiquement et un vision plutôt
française. En tout cas, il y a une option. Quand il parle des parlements, il ne
reprend pas seulement la thèse du Parlement européen qui a de plus en plus de
pouvoirs, il envisage un système dans lequel ce sont des émanations des
parlements nationaux qui exercent ce contrôle à différents étages, afin de
s'ouvrir à différentes sensibilités.
Il ne s'agit pas non plus d'un plan ou d'une proposition allemande. Elle n'a
pas été officiellement prise en compte ; elle n'est pas à l'ordre du jour de la
conférence intergouvernementale. Les Allemands ne l'ont pas demandée. Il ne
faut pas se tromper sur le statut de cette proposition. Il s'avère qu'en France
est née une réaction un peu particulière à cet égard : on a aussitôt considéré
cette proposition, soit pour la critiquer, soit pour l'approuver, comme étant
la position officielle de l'Allemagne. C'est un peu plus compliqué. Il n'en
demeure pas moins que, sur le plan intellectuel, c'est très intéressant. Pour
le moment, cette présentation est un peu ce qu'on appelle, en perspective, une
ligne de fuite. Il faut la traiter, approfondir la discussion sur chacun des
points de ce mécanisme.
Mais pour revenir à notre rôle un mois avant la présidence, je dirai que notre
situation est différente. Mon ami M. Joschka Fischer n'a pas tenu ce discours
un mois avant la présidence allemande, et pour cause. On ne peut tenir un tel
discours un mois avant d'exercer la présidence, où il faut rassembler, essayer
de dégager le consensus le plus ambitieux possible. Je l'ai dit à propos de la
conférence intergouvernementale et je n'y reviens donc pas. Tel est l'exercice
d'une présidence. On est même censé s'élever au-dessus des points de vue
nationaux, des automatismes et essayer de dégager le point commun constructif
de l'ensemble des participants. On ne peut donc à la fois, procéder à cet
exercice, qui est celui que tous nos partenaires attendent de nous, et mettre
sur la table une proposition qui aussitôt fait apparaître une division des
Européens en deux, trois ou quatre groupes. On ne peut pas à la fois diviser et
présider.
Ce n'est pas gênant de diviser si on est dans le cadre d'un exercice purement
intellectuel, si on ne gère que le long terme, si on ne veut que stimuler,
enrichir, ouvrir des fenêtres et donner du souffle à toutes les réflexions.
Mais notre position est un peu différente. Je le répète : aujourd'hui, notre
rôle prioritaire et notre responsabilité, dont nous ne devons pas nous
départir, même pour exercer des activités apparemment plus stimulantes, c'est
de faire réussir la CIG, y compris en ce qui concerne la dimension «
coopération renforcée » qui a l'immense intérêt d'être non seulement la
passerelle commune vers les coopérations pragmatiques par projet, sujet par
sujet, mais aussi le point de passage vers les avancées les plus
ambitieuses.
En effet, si, ensuite, des pays veulent vraiment avancer vers une intégration
plus poussée entre eux, sont d'accord sur les mécanismes, sur les
bouleversements institutionnels que cela entraîne, sur les points d'application
et et si tout cela à été ratifié de façon démocratique, ils peuvent adopter le
mécanisme des coopérations renforcées dès lors que nous les aurions
suffisamment assouplies.
Voilà le chaînon, la charnière, le point de passage, la passerelle entre nos
responsabilités, que nous allons exercer en ayant à l'esprit la suite, et cette
négociation. Dailleurs, ce point sur la coopération renforcée ne figurait pas
dans le projet de M. Joschka Fischer mais, après les conversations que nous
avons eues, c'est devenu sa première étape. Sur ce sujet également, il ne s'est
pas contenté de faire une opération intellectuelle, il a souhaité élaborer
quelque chose qui puisse, à un moment donné, se réenraciner dans la réalité de
la négociation européenne d'aujourd'hui.
Nous allons exercer la présidence, dans l'esprit que je vous ai indiqué, et
participer à ce débat démocratique et politique sur l'avenir de l'Europe, qui,
à mon avis, n'en est qu'à ses débuts et qui prendra petit à petit une grande
ampleur dans toute l'Europe. Nous sommes à l'avant-garde de ce débat. Du côté
allemand, il y a une très grande attente à l'égard de ce que nous pouvons dire
par rapport à cette question. C'est, je crois, très salubre. J'ai la conviction
que les réponses que nous allons trouver pour faire avancer l'Europe et pour
faire survivre le grand projet européen à l'élargissement qui risque de le
dissoudre seront aussi originales que ce qui a été bâti depuis le début. En
effet, l'Europe ne s'est pas faite en plaquant des schémas nationaux, fédéraux
ou confédéraux, elle s'est faite par une combinaison tout à fait originale, par
un système
sui generis.
J'ai la conviction que ce que nous trouverons, dans la foulée d'une conférence
intergouvernementale que j'espère réussie et en passant par les coopérations
renforcées, constituera à nouveau une percée institutionnelle qui nous
permettra de concilier l'élargissement et l'efficacité. En effet, ce qui
continue à inspirer toute la pensée française, qu'il s'agisse du Président de
la République, du Gouvernement ou des différentes forces politiques que vous
représentez, c'est dans tous les cas, nous le savons, le fait de faire de
l'Europe une puissance qui soit capable de jouer son rôle utile, pacificateur,
tant sur le plan interne que sur le plan externe.
Pour cela, il faut résoudre cette quadrature du cercle qu'est le mécanisme de
la décision dans l'Europe élargie. Je vous ai indiqué dans quel esprit nous
allons aborder cette question pour aller le plus loin possible dans les six
mois à venir, sans oublier que cela ne s'arrêtera pas à la fin de l'année.
Après la fin de l'exercice de la présidence, nous perdrons cette
responsabilité, cette charge, mais nous garderons toute notre influence et nous
retrouverons même, sur certains points, y compris sur celui de l'innovation
politique, quelques marges de liberté supplémentaires.
Telles sont les explications que je voulais apporter. Que ceux auxquels je
n'ai pas répondu en détail ne m'en veuillent pas, je ne peux pas reprendre tous
les points. Il est quelques réponses que je ferai communiquer aux intervenants.
Toutes les suggestions ont été notées.
(Applaudissements sur les travées
socialistes et sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur quelques travées de
l'Union centriste.)
M. le président.
Le débat est clos.
Acte est donné de la déclaration du Gouvernement, qui sera imprimée sous le n°
367 et distribuée.
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