Séance du 4 avril 2000







M. le président. « Art. 22 A. - Dans le deuxième alinéa de l'article 9-1 du code civil, après les mots : "mise en examen", sont insérés les mots : ", entendue comme témoin assisté". »
Je suis saisi de deux amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Par amendement n° 67, M. Jolibois, au nom de la commission, propose de rédiger comme suit cet article :
« L'article 9-1 du code civil est ainsi rédigé :
« Art. 9-1. - Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence.
« Lorsqu'une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l'insertion d'une rectification ou la diffusion d'un communiqué, aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence et ce, aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte. L'action se prescrit par un an. Ce délai est ouvert à nouveau pour la même durée à compter de la décision définitive sur ces faits. »
Par amendement n° 117, MM. Badinter et Dreyfus-Schmidt proposent de rédiger ainsi l'article 22 A :
« I. - Dans le second alinéa de l'article 9-1 du code civil, les mots : "placée en garde à vue, mise en examen ou faisant l'objet d'une citation à comparaître en justice, d'un réquisitoire du procureur de la République ou d'une plainte avec constitution de partie civile" sont supprimés.
« II. - Dans le même alinéa, les mots : "faisant l'objet de l'enquête ou de l'instruction judiciaire" sont remplacés par les mots : "faisant ou non l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire". »
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 67.
M. Charles Jolibois, rapporteur. Cet amendement a pour objet de rédiger différemment l'article 9-1 du code civil relatif au « référé présomption d'innocence ». Nous sommes donc au coeur du sujet !
L'article 9-1 du code civil ne permet aujourd'hui que la protection de la présomption d'innocence des personnes qui sont en garde à vue, mises en examen ou faisant l'objet d'un réquisitoire ou d'une citation à comparaître en justice. Les personnes qui sont accusées publiquement d'être coupables de faits répréhensibles alors qu'aucune enquête n'est en cours ne peuvent utiliser l'article 9-1 du code civil pour faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence. C'est donc une situation paradoxale.
Nous ne voulons pas aller jusqu'au bout de ce que l'on pourrait faire, c'est-à-dire prévoir que l'atteinte à la présomption d'innocence peut être réprimée par le référé présomption d'innocence même s'il n'y a absolument aucune instance judiciaire.
Notre amendement vise à étendre l'application de l'article 9-1 du code civil à toutes les personnes présentées comme coupables de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction. La limite que nous introduisons est qu'il faut que les faits que l'on impute à ces personnes fassent l'objet d'une enquête ou d'une instruction, mais il n'y a pas besoin que ces personnes soient déjà engagées dans la procédure judiciaire.
Il est paradoxal que, pour pouvoir être protégées par le référé présomption d'innocence, ces personnes aient déjà dû être, par exemple, mises en examen ou visées dans une procédure, car celles qui ne sont pas visées méritent encore plus la protection que celles qui le sont.
Je rappelle que cette modification avait été proposée par la commission Truche, et, dans mon souvenir, la rédaction que nous proposons était déjà celle qui figurait dans le rapport que j'avais eu l'honneur de faire sur la présomption d'innocence et le secret de l'instruction dans le cadre d'une mission d'information de la commission des lois. Par conséquent, il s'agit d'une demande ancienne.
M. le président. L'amendement n° 117 est-il soutenu ?...
Quel est l'avis du Gouvernement sur l'amendement n° 67 ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. L'amendement n° 169 du Gouvernement supprimant les peines d'emprisonnement pour certains délits prévus par la loi du 29 juillet 1881 s'expliquait par la volonté du Gouvernement de préserver la liberté de la presse.
C'est cette même volonté qui justifie mon opposition à une extension de l'article 9-1 du code civil autre que celle, de pure coordination, à laquelle a procédé l'Assemblée nationale du fait de l'extension du témoin assisté.
Je me suis longuement expliquée sur cette question en première lecture et je reconnais à M. Jolibois la constance de son point de vue.
Je ne vois pas pourquoi l'article 9-1 du code civil devrait être applicable à des personnes qui ne sont pas juridiquement mises en cause dans une procédure pénale, comme le prévoit l'amendement présenté par la commission.
Dans de telles hypothèses, les dispositions réprimant la diffamation comme celles sur le droit de réponse peuvent recevoir application, et cela m'apparaît constituer une voie suffisante pour parvenir à un équilibre entre la protection de la réputation des personnes et la liberté de la presse. Je suis donc opposée à l'amendement n° 67.
Pour les mêmes raisons, j'étais opposée à l'amendement n° 117, qui supprime toute référence à l'existence d'une procédure judiciaire en cours, ce qui vide de tout sens les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, et tout particulièrement la possibilité de faire la preuve des faits diffamatoires.
A quoi bon, notamment, encadrer l' exceptio veritatis , qui permet à la personne poursuivie pour diffamation de se défendre, si l'article 9-1 s'applique à chaque propos diffamatoire faisant état de l'existence d'une infraction, ce qui est le cas dans la plupart des diffamations ? Ce n'est que lorsqu'une procédure judiciaire est en cours, et qu'elle est en cours contre une personne mise en cause par les autorités judiciaires, que l'article 9-1 doit recevoir application.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 67.
M. Michel Charasse. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. N'étant pas cosignataire de l'amendement n° 117, je ne pouvais pas le défendre, mais cet amendement rejoint, dans ses préoccupations, ce qu'a exposé M. le rapporteur en défendant l'amendement n° 67, même si les deux rédactions ne sont pas tout à fait les mêmes.
Je voudrais dire amicalement à Mme la garde des sceaux que je commence à en avoir assez de la position des tribunaux, aujourd'hui relayée par la Chancellerie, selon laquelle la liberté de la presse serait la première liberté en France et toutes les autres devraient lui céder le pas. Que je sache, la liberté individuelle prime toutes les autres, et la liberté de la presse ne consiste pas à avoir le droit de salir à tout propos, sans motif, sans preuve et sans risque !
Nombre de nos collègues étant friands de comparaisons - on a parlé tout à l'heure de la Grande-Bretagne, de la procédure inquisitoriale ou de la procédure directe, sans juge d'instruction, de certains autres pays étrangers - je dirai que, si nous étions aux Etats-Unis, ce genre de choses ne se passerait pas. Même si les Américains sont très respectueux de la liberté de la presse, j'aime autant vous dire que, quand la presse franchit la bande jaune, les sanctions tombent, et c'est autre chose que les sanctions d'opérette que l'on voit devant les tribunaux français !
C'est la raison pour laquelle, ne pouvant pas voter en faveur de l'amendement n° 117, que j'aurais voté des deux mains, je voterai avec plaisir, bien que ce ne soit pas le texte de mes amis, pour l'amendement n° 67, parce que trop c'est trop, surtout lorsque cela concerne des gens qui peuvent n'être en rien concernés par une procédure en cours.
M. Louis de Broissia. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. de Broissia.
M. Louis de Broissia. Puisqu'il y a eu un orateur pour l'amendement, il y aura un orateur contre, en tout cas pour le Gouvernement.
Je tiens à dire à Mme le garde des sceaux que je partage l'expression qui est la sienne...
M. Michel Charasse. Il est directeur de journal !
M. Louis de Broissia. ... et à M. le rapporteur que je lui reconnais une grande continuité dans sa ligne législative.
Mes chers collègues, la première lecture a permis au Sénat de faire une avancée importante par rapport au texte de l'Assemblée nationale. Nous avons en effet tenu à séparer ce qui relevait du code de procédure pénale de ce qui relevait de la loi sur la presse, nous avons « rapatrié » dans la loi sur la presse tout ce qui la concernait.
Autrement dit, sans vouloir faire, comme M. Charasse, une exégèse sur la liberté individuelle par rapport à la liberté de la presse - je pense qu'elles sont compatibles et non contradictoires - je dirai que les deux exercices doivent être distincts.
M. Charasse sait comme moi que, face à la presse, il y a l'exercice fréquent, quotidien, du droit de réponse et qu'une possibilité très grande est ouverte à chaque citoyen diffamé d'aller devant les tribunaux.
L'amendement n° 67 introduit une confusion qui est contradictoire avec l'intention du Sénat, en première lecture, de faire deux lois distinctes et de ne pas affaiblir la grande loi de 1881.
M. Michel Charasse. Les tribunaux sont aux ordres de la presse !
M. Louis de Broissia. C'est la raison pour laquelle je ne voterai pas l'amendement soutenu par notre excellent rapporteur.
M. Pierre Fauchon. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Fauchon.
M. Pierre Fauchon. Je voterai, moi aussi, l'amendement, qui me paraît bienvenu.
A cette occasion, je veux dire, après beaucoup d'autres, qu'il y a tout de même un problème de la presse, monsieur de Broissia, un grave problème auquel on n'arrive pas à trouver une solution.
Voila bien longtemps que l'on connaît les inconvénients et les abus de la presse, le pouvoir immense dont disposent, directement ou indirectement, les journalistes par les allusions, par les titres, par la mise en page, par toutes sortes de procédés...
M. Michel Charasse. Par des sous-entendus !
M. Pierre Fauchon. ... qui parviennent, sinon toujours à diffamer clairement, du moins à réduire les uns, à oublier les autres, à faire la promotion des troisièmes. Il y a toute une manipulation d'opinion par l'ensemble de la presse qui pose, il faut tout de même le dire, un vrai problème.
Je ne suis pas de ceux qui croient que l'on peut résoudre ce problème par des textes répressifs dont l'application serait confiée aux juridictions. En revanche, je suis de ceux qui croient que, lorsqu'on dispose d'un tel pouvoir, si l'on veut garder son autonomie, il faut gérer ses reponsabilités à travers une démarche de déontologie.
Nous sommes quelque-uns, ici ou là, à appartenir à des professions qui jouissent, elles aussi, d'un assez grand pouvoir, de prérogatives, mais qui acceptent de s'engager dans des démarches de déontologie, avec des conseils de l'ordre qui peuvent prendre des dispositions, donc un système, des mécanismes, qui arrivent tout de même à réguler, à éviter le pire.
Pourquoi la presse n'accepte-t-elle pas d'entrer spontanément dans une telle voie, excepté quelques chartes sympathiques adoptées par tel ou tel journal, surtout de province d'ailleurs, alors que chacun sent bien que c'est surtout à la presse parisienne que je fais allusion ici ? Pourquoi tout cela ne prend-il pas plus d'envergure ?
Madame le garde des sceaux, une réflexion sur une déontologie de la presse, compte tenu de l'importance de son pouvoir, ne serait-elle pas la bienvenue et n'entrerait-il pas dans vos responsabilités d'engager cette réflexion ?
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 67, repoussé par le Gouvernement.

(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, l'article 22 A est ainsi rédigé.

Article 22