M. le président. Je suis saisi d'une motion n° 2, présentée par Mme Luc, MM. Pagès, Ralite, Mme Borvo et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, et tendant à opposer la question préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, en deuxième lecture, portant diverses dispositions relatives à l'immigration (n° 236, 1996-1997). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Pagès, auteur de la motion.
M. Robert Pagès. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis la première lecture de ce texte, ici même, plusieurs événements ont eu lieu.
En quelques semaines de débats, de pétitions et d'actions, le caractère liberticide de ce projet de loi est devenu manifeste pour une part toujours croissante de la population, qui était encore nombreuse à défiler le dimanche 9 mars pour réclamer l'abandon pur et simple du projet de loi.
M. Jean Delaneau. Ce soir, il n'y avait pas beaucoup de monde !
M. Robert Pagès. Il s'est produit un formidable sursaut, un « réveil citoyen », enclenché par le manifeste des soixante-six jeunes cinéastes.
Ces derniers, bientôt suivis par des artistes, des écrivains, des acteurs, des journalistes, des intellectuels, par bien d'autres professionnels d'horizons divers, et par les citoyens de toutes origines sociales, se sont ouvertement opposés au texte du ministre de l'intérieur et, plus spécialement, au caractère inique de son article 1er, qui visait à transformer chaque être humain en délateur de ses hôtes, jetant ainsi sur ces derniers et sur leurs hébergeants une suspicion systématique.
Rappelons pour mémoire - on l'a déjà dit ici - que le détonateur du manifeste des soixante-six cinéastes a été le procès de Jacqueline Deltombe, qui a été condamnée le 4 février dernier pour avoir hébergé un ami zaïrois en situation irrégulière...
M. Henri de Raincourt. Un repris de justice !
M. Robert Pagès. ... et ce en plein débat sur un projet de loi obligeant chaque citoyen à déclarer l'arrivée et le départ de tout étranger accueilli à son domicile. Depuis qu'elle a été reconnue coupable de ce que j'appellerai un « délit d'amitié », elle a été licenciée.
Cet appel à la désobéissance civique devant des dispositions aussi inhumaines, fondées uniquement sur l'exigence de contrôles renforcés, aura permis à des milliers de Français qui sont descendus dans la rue le 22 février dernier de dire leur rejet d'une France fermée, xénophobe, et leur attachement aux droits et aux libertés fondamentales de la personne humaine, ainsi qu'aux valeurs constitutives de la République.
Il s'agit là d'une leçon de civisme.
Devant la force de ce mouvement de protestation, le pouvoir a manoeuvré quelque peu en recul en soutenant l'amendement Mazeaud lors de la deuxième lecture à l'Assemblée nationale.
Ainsi les députés RPR et UDF de la commission des lois ont-ils joué les « pompiers de service » en adoptant cet amendement qui modifie l'un des nombreux articles scandaleux du projet de loi en question.
Ainsi est supprimée l'obligation, pour tout habitant de France, de rendre compte aux autorités du départ de leurs invités étrangers.
Désormais, le nouvel article 1er tend, d'une part, à transférer la responsabilité de viser ces certificats d'hébergement des maires aux préfets et, d'autre part, a conférer à l'hôte étranger la responsabilité exclusive de déclarer sa sortie du territoire.
M. Mazeaud admet que sa proposition vise, avant tout, à « éviter la sanction du Conseil constitutionnel ».
Je rappelle que, pour sa part, le Conseil d'Etat, dans un avis rendu le 31 octobre 1996, avait émis des réserves sur l'article 1er initial, qu'il avait jugé notamment attentatoire « à la liberté individuelle et à la vie privée de l'hébergeant ».
La Commission nationale consultative des droits de l'homme y voyait, quant à elle, « une incitation à la délation ».
En réalité, si le nouvel article 1er du projet de loi supprime l'invitation à la délation, il renforce le caractère policier du certificat d'hébergement et maintient la constitution de fichiers nationaux des hébergés et des hébergeants, par la remise des certificats aux services de police lors de la sortie du territoire. En effet, dès lors que l'hébergé est fiché avec l'adresse de sa résidence en France, n'y a-t-il pas, du même coup, constitution d'un fichier national des hébergeants ?
Ne peut-on pas craindre, par ailleurs, la création à l'échelon européen d'un fichier supplémentaire concernant les hébergeants, sans pour autant obliger les hébergés à respecter la législation sur l'immigration ?
Quelle garantie avons-nous que ce fichage policier ne soit pas utilisé à d'autres fins, par exemple pour traquer des étrangers en situation régulière ou pour engager des poursuites à l'encontre des hébergeants en alléguant le détournement de procédure ?
En fait, l'article 1er constitue un compromis au sein de la majorité mais, en pratique, son application va aggraver les difficultés administratives des hébergeants, sans pour autant assurer un meilleur contrôle.
Vous persistez dans la voie du soupçon a priori envers les étrangers qui veulent effectuer un court séjour en France.
Je pense que les choses iront plus mal dans la pratique et que la gestion des certificats d'hébergement par les préfectures multipliera les difficultés et les lenteurs, préparant ainsi - pourquoi pas ? - la vingt-cinquième ou la vingt-sixième réécriture de l'ordonnance de 1945.
Mais le débat sur ce projet de loi et sur l'immigration en général ne saurait se cantonner au seul article 1er du texte, tant il est vrai que c'est l'ensemble du texte qui est en cause.
Si MM. Juppé et Debré font semblant de reculer sur l'article 1er - c'est là un recul tout à fait aléatoire -, ce qu'ils souhaitent surtout c'est sauver l'essentiel de leur projet de loi, à savoir : le fichage des étrangers et des famille hôtes, la possibilité pour la police d'investir les entreprises, de collecter les empreintes digitales comme si tout visiteur immigré, tout travailleur immigré était un délinquant en puissance.
Ce sont là des dispositions qui font injure au pays qui écrivit la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et qui donnent une bien mauvaise image de la France en dehors de nos frontières.
Les dirigeants de notre pays connaissent l'Europe pour la monnaie unique et la finance ; ils refusent une Europe qui défende les droits de l'homme. C'est la raison de la colère, alors même que le Parlement européen a montré du doigt le gouvernement Juppé et demande l'abandon d'une loi qu'il qualifie justement de xénophobe.
On peut légitimement se demander ce qui a pu pousser le Gouvernement à proposer un tel texte, qui déstabilise, désécurise, précarise gravement les familles issues de l'immigration, alors que, je vous le rappelle, au départ, il s'agissait de régler les situations inextricables des sans-papiers.
Il n'y a aucune avancée sur les questions aussi importantes que la non-remise en cause du renouvellement de plein droit de la carte de résident de dix ans pour des motifs d'ordre public, la délivrance d'un titre de séjour de plein droit et la régularisation des parents d'enfants français mineurs et non pas seulement âgés de moins de seize ans.
On est bien loin du texte censé être « équilibré ».
En réalité, vous avez pris prétexte de l'affaire des sans-papiers pour durcir les lois Méhaignerie-Pasqua de 1993.
Vous auriez pu régler le cas des personnes ni régularisables ni expulsables par décret, mais vous avez préféré, en ces temps de crise sociale qui favorisent la montée de l'irrationnel, de la xénophobie et du racisme, montrer du doigt l'étranger comme étant la cause principale des difficultés des Français.
Ainsi, le Gouvernement, dont la politique est soumise aux marchés financiers et aux dogmes de Maastricht dont les effets ravageurs sont évidents, cherche à détourner l'attention des Français du chômage, qui touche cinq millions de personnes.
Vous faites ainsi le lit de l'extrême-droite qui, depuis trop longtemps maintenant, pratique cette politique démagogique du bouc émissaire.
En faisant ainsi des surenchères avec le Front national, vous jouez un jeu dangereux et participez à instaurer dans notre pays une atmosphère xénophobe.
Les lois Méhaignerie-Pasqua de 1993 y ont contribué, jetant le soupçon sur tous les étrangers ; le présent projet de loi a pour unique but d'y mettre le tour de vis supplémentaire !
Les discours tendant à accréditer le danger de l'immigration et les politiques répressives en la matière n'ont jamais arrêté la montée du Front national, bien au contraire. L'élection de Mme Mégret, à Vitrolles, hélas ! nous le prouve.
Contrairement à ce que prétendent le Gouvernement et sa majorité, mais aussi les responsables du Front national, l'immigration n'est pas la préoccupation centrale des Français, qui sont tourmentés en premier lieu par le chômage. Toutes les enquêtes le prouvent !
Je vous pose la question : y a-t-il « péril en la demeure française » au point de justifier la mise en place d'une telle législation d'exception, d'opportunité pour les immigrés ?
« Le fléau de l'immigration clandestine », selon vos propres propos, monsieur le ministre, met-il à ce point la patrie en danger qu'il vous ait semblé indispensable, trois ans après l'adoption des lois Pasqua, de durcir lesdites lois ?
A la fin du mois de février dernier, alors que la France était partagée entre une révolte civique, d'un côté, et des fantasmes xénophobes, de l'autre, l'Institut national de la statistique et des études économiques, l'INSEE, publiait les chiffres officiels de l'immigration. Ce rapport fait apparaître que, s'agissant du regroupement familial, du flux d'entrée des travailleurs étrangers, des réfugiés, la France a opéré, en trois ans, un sérieux verrouillage de ses frontières. C'est ainsi que, toutes procédures confondues, 50 387 immigrés sont entrés en France en 1995, contre 64 102 en 1994, 94 152 en 1993 et 110 669 en 1992.
Le recensement de 1990 avait établi que, sur les 55 396 580 millions d'habitants, la France comptait 4 166 000 immigrés, soit 7,4 % de la population.
Ces chiffres démontrent que le poids des seuls immigrés n'a pas bougé depuis vingt ans et qu'on dépasse à peine le niveau enregistré lors du recensement de 1931, qui était de 6,75 %. On est donc bien loin du « raz-de-marée », de l'invasion tant redoutée par certains.
Par ailleurs, au moment même où vous défendiez, monsieur le ministre, ici même, en première lecture, la nécessité de durcir encore les lois de 1993, en invoquant des arguments tels que : il en va de la cohésion nationale, de l'identité française, de la sécurité dans nos villes, un autre institut national, celui des études démographiques, l'INED, publiait son rapport annuel.
C'est un véritable pavé qu'a lancé l'INED dans la mare de ceux qui prenaient prétexte de l'immigration pour alimenter leurs campagnes de haine, d'exclusion et de division de la population.
C'est ainsi qu'on peut lire dans ce rapport : « Au 1er janvier 1986, la France métropolitaine n'aurait compté que 45 millions d'habitants s'il n'y avait pas eu d'immigration étrangère au cours des cent années précédentes, soit 10 millions de moins que la réalité. Le déficit approche sans doute aujourd'hui 12 millions. »
En décrivant ainsi l'apport de la population étrangère à l'équilibre de la France, l'INED va à l'encontre de bon nombre d'idées reçues.
« Plus de 40 % de l'accroissement démographique depuis la dernière guerre est directement ou indirectement imputable à l'immigration » précise l'INED.
Il faut savoir également qu'« une personne sur quatre est immigrée ou ascendante étrangère, en ne remontant qu'aux parents et grands-parents ».
Je vous laisse envisager ce que serait la pyramide des âges française sans l'apport de l'immigration.
Quand on sait que près de 30 % des enfants nés en 1985 avaient un parent ou un grand-parent immigré, on peut dès lors s'imaginer le déséquilibre démographique qu'aurait connu la France au début du prochain millénaire si elle avait fermé ses frontières !
Vous allez me dire que les temps ont changé et que nous devons aujourd'hui nous adapter aux exigences économiques de notre pays. Certes ! Sauf que je me suis laissé dire que plusieurs études, en France comme en Europe, prévoyaient la nécessité, d'ici à une dizaine d'années, de faire à nouveau appel à l'immigration, faute de quoi, notamment, les régimes de retraite pourraient exploser.
Une question cruciale demeure donc, qu'il ne faut pas éluder : que serait la France d'aujourd'hui sans ces immigrés qui l'ont peuplée et qui l'ont aidée à bâtir sa croissance, après-guerre et au-delà ?
La France a toujours été un grand pays d'immigration. Elle est porteuse d'un message universaliste de liberté et de défense des droits de l'homme. Historiquement, elle est un refuge, un asile pour tous les démocrates persécutés. L'intégration n'est pas aussi difficile que certains veulent bien nous le laisser croire.
Au cours des décennies, notre pays - c'est ce qui fait sa grandeur - a accueilli et intégré des centaines de milliers d'Italiens, de Belges, de Polonais, d'Arméniens, d'Espagnols, de Russes, de Portugais, d'Algériens, de Vietnamiens, etc.
Elle le fait aujourd'hui aussi efficacement qu'hier, n'en déplaise à certains qui continuent de parler d'« étrangers inassimilables ».
Si nous voulons que notre société reste ouverte sur l'universel et fidèle aux valeurs de la République, il convient de faire de la lutte contre les inégalités sociales, la précarité, le chômage et les exclusions de toutes sortes l'axe central de la politique nationale et internationale de la France.
L'aggravation de la crise économique, sociale et urbaine exacerbe la xénophobie.
Il ne faut pas laisser s'instaurer un climat de méfiance et d'insécurité : la peur est mauvaise conseillère.
Il faut combattre les thèses racistes qui présentent les travailleurs immigrés comme les responsables du chômage et du déficit de la sécurité sociale ; je pense, en particulier, aux propos tenus par le nouveau maire de Vitrolles, qui n'a toujours pas été poursuivi !
Il faut, par ailleurs, sanctionner efficacement et avec sévérité les importateurs de main-d'oeuvre clandestine, sanctionner les patrons fraudeurs et leurs complices, lutter pour l'insertion des immigrés résidant légalement dans notre pays.
Il faut, enfin, faire du codéveloppement solidaire des peuples du Nord et du Sud le projet majeur de la France et de l'Europe dans les années à venir. Cela passe, notamment, par l'annulation de la dette des pays sous-développés, souvent exportateurs de main-d'oeuvre clandestine.
Les mesures que je viens d'évoquer, dont la liste est loin d'être exhaustive, le Gouvernement et sa majorité ne semblent pas les envisager. Lutter contre le chômage, intégrer, accueillir des étrangers chez soi, tout cela n'est pas, en réalité, leurs premiers soucis.
Le texte que vous nous proposez, rejeté par une large part de la population dans toute sa diversité, est un texte de trop. De surcroît, il est dangereux pour la démocratie.
Pour toutes ces raisons, le groupe communiste républicain et citoyen vous demande de voter cette motion tendant à opposer la question préalable par scrutin public. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ? ...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Paul Masson, rapporteur. Le débat que nous avons eu en première lecture a été intéressant. Il faut avouer que, si ce qui a été dit n'avait pas été dit en raison de l'adoption de la motion tendant à opposer la question préalable, l'opinion aurait été privée de nombreuses informations.
Vous êtes pour la liberté d'opinion ! Par conséquent, je ne comprends pas la raison pour laquelle vous déposez cette motion. La commission émet donc un avis défavorable.
M. Robert Pagès. Parce que le texte est très mauvais !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jean-Louis Debré, ministre de l'intérieur. Le Gouvernement émet également un avis défavorable.
M. le président. Personne ne demande la parole ? ...
Je mets aux voix la motion n° 2, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ? ...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 113:
Nombre de votants | 317 |
Nombre de suffrages exprimés | 317 |
Majorité absolue des suffrages | 159 |
Pour l'adoption | 96 |
Contre | 221 |
Demande de renvoi à la commission