HOMMAGE SOLENNEL A` ALAIN POHER,
ANCIEN PRÉSIDENT DU SÉNAT

M. le président. Mes chers collègues, le Sénat souhaitera certainement rendre au président Alain Poher, en présence d'une délégation du bureau de l'Assemblée nationale, que je tiens à saluer, l'hommage qu'il mérite. (M. le Premier ministre, MM. les ministres, Mmes et MM. les sénateurs se lèvent.)
Alain Poher a, en effet, présidé nos travaux pendant vingt-quatre années. Il a siégé parmi nous pendant quarante-cinq ans. Il a été le premier président français du Parlement européen. Il a, à deux reprises, assumé les fonctions difficiles de président de la République par intérim.
C'est donc avec une vive émotion et une profonde tristesse que la Haute Assemblée s'incline devant l'un des plus illustres de ses membres qui, hier, nous a quittés, à quatre-vingt-sept ans, à la suite d'une longue maladie.
Il y a des hommes qui tirent leur grandeur de leur bonté. Il était de ceux-là, simple et modeste. Mais il fut un grand patriote, un Européen engagé, un président du Sénat exemplaire, un vrai serviteur de la République à l'immense expérience.
Résistant dès 1941 après avoir été grièvement blessé au front et échappé à l'enfer de Dunkerque, il se montre particulièrement actif au ministère des finances pour le réseau « Libération-Nord ». Il en préside le Comité de Libération faisant preuve déjà de sa foi très profonde et pesant de tout son poids pour prêcher et obtenir le pardon et la réconciliation.
Ces convictions religieuses, transmises par une mère catholique et bretonne, il les retrouve dans la personne de Robert Schuman. Le vrai père de l'Europe, le Lorrain meurtri dans sa chair et sa terre qui saura s'élever au-dessus des factions et des haines pour transcender l'histoire et fonder la paix, l'appelle auprès de lui, à son cabinet. Dès lors, il ne cesse d'accumuler les fonctions politiques les plus éminentes.
Membre du Conseil de la République en 1946, désigné immédiatement rapporteur général de la commission des finances, puis secrétaire d'Etat aux finances et au budget, il est battu en 1948 et nommé commissaire général aux affaires allemandes et autrichiennes. Il représente la France à l'Autorité internationale de la Ruhr.
C'est là, au coeur de l'Allemagne ruinée, qu'il trouve confirmation de ses engagements européens qui seront le combat de toute sa vie.
Réélu sénateur en 1952, il siège dans notre assemblée sans interruption jusqu'à l'année dernière.
Président de groupe, membre de l'Assemblée parlementaire européenne qu'il préside pendant trois ans, il est élu président du Sénat qu'il dirige jusqu'en 1992.
Il a beaucoup apporté à notre Haute Assemblée.
OEuvrant sans relâche pour l'équilibre des institutions, pour le dialogue normal et essentiel que les pouvoirs publics constitutionnels se doivent d'entretenir pour la promotion de l'intérêt général, il fera preuve, dans l'exercice de ses fonctions, d'un sens de l'Etat hors du commun et d'une modération qui l'honore.
Appelé à assurer l'intérim de la présidence de la République après le départ mouvementé du général de Gaulle, il est candidat à l'élection présidentielle contre Georges Pompidou, qui l'emporte le 15 juin 1969. Il saura nouer avec le nouveau Président de la République des relations normales, courtoises et efficaces.
Sous son influence, le Sénat retrouve toute sa place de seconde chambre au sein des institutions, comme l'avaient souhaité les rédacteurs de la Constitution du 4 octobre 1958.
Aujourd'hui encore, son apport et sa pratique d'homme public d'expérience et de modération profitent à notre institution qui peut mesurer combien il voyait juste. Avant les autres, et quels qu'aient été les circonstances historiques et les combats politiques, il privilégiait le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le dialogue à la confrontation directe, l'influence aux éclats.
Cette méthode lui permit de faire preuve d'audace et de gagner certains combats importants pour notre pays. En 1971, s'opposant au ministre de l'intérieur, il fait constitutionnaliser la liberté d'association. Il développe les commissions d'enquête et de contrôle qui fonderont une jurisprudence utile au Parlement en matière de télévision, d'écoutes téléphoniques et, plus généralement, de droit parlementaire. Il réforme notre assemblée de l'intérieur, lui donnant les moyens de mieux concourir au travail du Parlement.
Appelé à exercer un deuxième intérim de la présidence de la République, il prend des décisions importantes qui surprennent. Il dépose ainsi les instruments de ratification de la Convention européenne des droits de l'homme, signée en 1950 par Robert Schuman. Il prend des dispositions énergiques pour assurer la régularité du scrutin présidentiel outre-mer, il réclame l'institution d'un statut pour les travailleurs migrants européens et il intervient très librement dans la politique africaine. Désormais, l'intérim est une réalité acceptée, qui concourt à la continuité des institutions.
Elu président de l'Association des maires de France en 1974, il incarne les élus locaux et nos collectivités locales avec un réel bonheur. Sa bonhomie, son expérience politique et sa générosité naturelle en font le premier des élus.
Alors que se tourne une page longue et riche de notre histoire politique, il nous faut voir, mes chers collègues, en Alain Poher un homme de bon sens, pragmatique et généreux, avisé et compétent qui a formidablement incarné notre Haute Assemblée. C'était un grand serviteur de la République, dont l'engagement politique au sein de la famille centriste et démocrate-chrétienne, qui ne s'est jamais démenti, s'est trouvé naturellement en harmonie avec une conception de l'Etat et de la politique qui rassurait.
J'adresse à sa famille l'expression de nos condoléances. Nous aurons toujours, pour Alain Poher, beaucoup de reconnaissance. Qu'elle sache que nous garderons dans nos coeurs l'image fidèle d'un homme de bien et le souvenir de l'amitié qu'il portait à nombre d'entre nous. Que ses amis politiques soient assurés de notre solidarité dans la peine.
M. Alain Juppé, Premier ministre. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Alain Juppé, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, Alain Poher nous a quittés hier matin ; votre assemblée est en deuil ; je voudrais vous témoigner mon émotion personnelle, celle du Gouvernement, et rendre à mon tour hommage à Alain Poher, ancien président du Sénat.
Chacun sait à quel point Alain Poher marqua de son empreinte la Haute Assemblée au cours de ses vingt-quatre années de présidence ininterrompue.
La haute idée qu'il se faisait de ses fonctions, sa conception exigeante de la démocratie le conduisaient à diriger vos travaux avec la plus grande impartialité, soucieux qu'il était du respect des droits de la minorité.
Il s'attacha avec rigueur, mais aussi avec passion, à la revalorisation du rôle du Sénat, convaincu que la constitution d'un pôle de sagesse et de stabilité au sein des institutions était nécessaire, à côté d'une assemblée qui pouvait lui sembler parfois impétueuse, « un rempart contre l'aventure », disait-il, « sans pour autant apparaître comme un obstacle à l'évolution nécessaire. »
Non pas qu'il considérât l'Assemblée nationale comme une institution imprévisible, mais tout simplement parce qu'il était profondément attaché à l'équilibre des pouvoirs, notamment au bicamérisme.
Cet esprit indépendant, qui conciliait volontiers tradition et modernité, ne transigeait jamais sur l'essentiel. A de nombreuses reprises, il fut à l'origine de saisines du Conseil constitutionnel, dont les décisions figurent parmi les plus novatrices de notre jurisprudence.
Profondément républicain, Alain Poher eut à deux reprises, la charge difficile d'assurer la continuité de l'Etat en exerçant les fonctions de Président de la République par intérim lors du départ du général de Gaulle puis après le décès du président Georges Pompidou.
Très attaché à la représentation des collectivités territoriales de la République, dont le Sénat est la vivante incarnation, Alain Poher a exercé une influence considérable dans le développement de notre démocratie locale. Il y a mis toute son énergie et toute sa passion.
L'Association des maires de France, aux destinées de laquelle il présida durant tant d'années, garde intact le souvenir d'un homme de caractère très proche des réalités du terrain.
Toute sa vie, Alain Poher se consacra au service du bien public et de l'intérêt général. Homme d'Etat sans nul doute, mais aussi humaniste ; un homme de conviction qui n'hésita pas à s'engager dans la Résistance aux heures les plus tragiques de notre histoire.
Après la victoire, sous l'impulsion de Robert Schuman, dont il fut le chef de cabinet, il sut déployer brillamment son énergie, d'abord en faveur de la réconciliation franco-allemande, puis du rassemblement des peuples autour de la grande idée européenne, cet espoir immense qui se concrétise en ce moment sous nos yeux.
Toute la vie d'Alain Poher constitue le témoignage d'un attachement constant, profond et sincère à la construction de l'Europe, dont il fut un défenseur à la fois ardent et talentueux.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, la France vient de perdre un parlementaire d'une exceptionnelle qualité, mais surtout un homme d'Etat.
Son engagement politique est un modèle pour toutes les jeunes générations qui souhaitent - et elles sont nombreuses - prendre la relève.
Au nom du Gouvernement, j'adresse au Sénat mes plus sincères condoléances pour la disparition de son ancien président, à son épouse, à sa fille, à sa famille ma sympathie très attristée. Homme de paix et de dialogue, Alain Poher restera pour nous tous un exemple. La vie politique était sa vie ; il sut la mener simplement, généreusement, noblement.
M. le président. Mes chers collègues, durant quelques instants, nous allons interrompre nos travaux en signe de deuil.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures quinze, est reprise à quinze heures vingt, sous la présidence de M. Yves Guéna.)