Jean GARRIGUES - Président du Comité d'histoire parlementaire et politique
Le point commun des quatre « figurants », dans cette pièce de théâtre qu'est l'élection présidentielle de 1965, est d'avoir, chacun à sa façon, contribué à la mise en ballotage du Général de GAULLE. En tant qu'opposant, ils ont permis d'affaiblir l'image de ce dernier. En outre, ils ont dessiné des archétypes de personnages que l'on retrouvera à chaque élection présidentielle. Gaston DEFFERRE, qui n'a pas été candidat mais qui aurait pu l'être, dépeint une sorte de filiation avec des candidats « chouchous » de l'opinion mais qui ne vont pas jusqu'au bout (Michel ROCARD, Jacques DELORS, etc.). Cette généalogie s'inscrit bien entendu dans des circonstances et des contextes différents. Jean-Louis TIXIER-VIGNANCOUR, dont le directeur de campagne est Jean-Marie LE PEN, représente l'archétype du candidat de l'extrême droite. Une filiation peut être également observée avec Pierre MARCILHACY, le troisième larron qui est de ces candidats « moralistes »témoignant et jugeant des campagnes des autres, à l'instar d'un Jean ROYER par exemple. Quant au dernier, que le Général de GAULLE appelle l'« hurluberlu », Marcel BARBU fait partie de ces candidats marginaux, tels que le seront Louis DUCATEL en 1969, Émile MULLER en 1974et bien d'autres. Ces archétypes de campagnes présidentielles s'insèrent dans une histoire spécifiquement française de la présidentialisation.
Gaston DEFFERRE, « Monsieur X », est un candidat « fabriqué » par l'Express, un peu comme l'avait été Pierre MENDES-FRANCE. Dans un article publié le 19 septembre 1963, Jean FERNIOT brosse le portrait de l'idéal politique de l'homme moderne, un homme d'action et d'expérience qui sait « écouter, qui sait foncer » et qui doit connaître toute la complexité économique et sociale du monde moderne. Cet anti-portrait du Général de GAULLE s'accroche très vite à la figure de Gaston DEFFERRE, qui a de l'expérience en tant qu'ancien ministre de la IV e République, qui est jeune par rapport au Général de GAULLE, qui a la vertu de rassembler un électorat modéré et socialiste et qui est une figure socialiste des Bouches-du-Rhône. Le Canard enchaîné dira : « Ce monsieur X c'est l'homme au masque DEFFERRE ». Il est soutenu par les mêmes forces qui avaient appuyé Pierre MENDES-FRANCE, et incarne une certaine gauche qui perdurera bien après lui. Par ailleurs, outre un candidat idéal pour battre de GAULLE, il est également le candidat d'une recomposition politique possible. Cette hypothèse politique de grande fédération avec les centristes et les radicaux a pesé sur l'histoire de la gauche tout au long de la V e République. Ce projet rencontre une sorte de concrétisation au moment des municipales en mars 1965, puisque des coalitions locales réussissent et des projets s'enracinent. Une véritable tradition de la vie politique française s'instaure, bien qu'elle se heurte à la présence du Parti communiste, à la pression exercée par le PC sur la SFIO et à la conception de son rôle de gardien d'une identité socialiste révolutionnaire au sein de la SFIO que se fait Guy MOLLET.
L'abandon de sa candidature est plus l'échec de la Grande fédération que celui de l'homme. C'est l'échec d'un projet politique, auquel Guy MOLLET porte le coup fatal en exigeant des partenaires centristes des compromis auxquels ils ne peuvent consentir. En dépit de la conciliation tentée par Maurice FAURE et par le Comité des 17, ce projet échoue le 25 juin 1965. Gaston DEFFERRE tire les conséquences de cet échec, en déclarant « Il est impensable pour moi de lancer un appel au peuple contre les partis politiques ». Cette phrase est une critique du candidat de l'appel au peuple, le Général de GAULLE, de la part d'un homme de la IV e République, qui reste fidèle aux partis.
Cette candidature aurait pu être déterminante pour cette campagne présidentielle ainsi que pour l'avenir.
Jean-Louis TIXIER-VIGNANCOUR s'inscrit, lui, dans une tradition de la droite nationaliste. Ancien de l'Action française, des Croix de feu et du Parti populaire français, cet avocat est mâtiné de cette tradition tribunicienne, qu'il incarnait déjà sous la III e République en étant l'un des grands orateurs de sa dernière législature (1936-1949). Conduit par son tempérament et par un calcul politique, il recentre sa campagne en se présentant comme national et libéral. À cet égard, il propose de nommer Gaston MONNERVILLE comme Premier ministre s'il était élu. Cette stratégie surprenante est dominée par la critique du Général de GAULLE et par la question de l'Algérie française. Toute la campagne de Jean-Louis TIXIER-VIGNANCOUR est menée sur ce tempo, ce qui explique pourquoi il appelle à voter François MITTERRAND au second tour après avoir recueilli plus de 5 % des suffrages exprimés. Ce seuil de l'histoire de l'extrême-droite marque également le début d'une nouvelle ère, son directeur de campagne étant Jean-Marie LE PEN. Si ce dernier prend ses distances avec le recentrage effectué par Jean-Louis TIXIER-VIGNANCOUR, cette expérience pose les jalons du devenir de cette synthèse des extrême-droites qui aboutira au « lepénisme ».
Pierre MARCILHACY, le plus grand des candidats par la taille, n'avait pas de rayonnement à la mesure de sa hauteur physiologique. Sénateur de la Charente depuis 1948, proche de la famille de François MITTERRAND et grand juriste de l'époque, sa candidature au titre de la Convention nationale libérale de Jean-Paul DAVID est surprenante. Sa campagne n'est pas éblouissante, mais elle est antigaulliste et contribue à dévaloriser la candidature du Général de GAULLE. Au nom d'une certaine sagesse et expertise juridique, condamnant les usages que le Général de GAULLE fait de la présidence, sa campagne a marqué les esprits, en tous cas ceux d'au moins 1,67 % des électeurs ayant voté.
Marcel BARBU, ultime figure de cette galerie des candidats de second plan, est un self-made man, humaniste, né dans un bidonville, apprenti bijoutier qui participe à des expériences de communautés chrétiennes. Ancien du Vercors et déporté à Buchenwald, ce personnage possède une véritable épaisseur historique. Son programme utopique prône notamment l'habitat pavillonnaire pour tous et la création d'un ministère des Droits de l'Homme. Cet « hurluberlu », ce « brave couillon », comme le qualifie de GAULLE, est vivement raillé, y compris par la presse. Il représente, néanmoins, un porte-parole des sans-voix. Il instaure un style atypique lors de ses interventions, entre l'humour et l'émotion à fleur de peau. Il lui arrive de sangloter lors de la campagne officielle, s'adressant directement au Général de GAULLE comme un représentant de ce peuple oublié par le chef d'État. Il instaure ainsi une tradition de candidats marginaux à l'élection présidentielle. Mais s'il n'obtient que 1,15 % des suffrages exprimés, il témoigne de la permanence d'une culture du christianisme social et du socialisme utopique, qui a profondément imprégné notre histoire politique contemporaine.