II. QUESTION ORALE AVEC DEBAT DU 11 MAI 2000
A. INTERVENTION DE M. HUBERT HAENEL
Le
débat qui nous réunit aujourd'hui porte sur un sujet dont le seul
intitulé permet de mesurer toute l'importance : " Les droits
fondamentaux de l'Union européenne ".
Il s'agit ni plus ni moins de recenser et de proclamer, au niveau de l'Union,
ces droits et libertés que les Etats membres considèrent comme
inhérents à la personne humaine et placent, à ce titre, au
sommet de leur hiérarchie des valeurs.
On ne saurait imaginer que les parlements ne soient pas associés
à ce programme ambitieux qui touche directement aux libertés
publiques. Le Conseil européen l'a d'ailleurs admis, lui qui, à
Cologne, en juin dernier, a confié le soin d'élaborer un projet
de charte des droits fondamentaux de l'Union européenne à une
enceinte composée de représentants des chefs d'Etat et de
gouvernement et du président de la Commission europénne, mais
aussi de membres du Parlement européen et des parlements nationaux,
à raison de deux par Etat.
A Tampere, en octobre 1999, le Conseil européen a décidé
que cet organe comporterait soixante-deux membres et autant de
suppléants : quinze représentants des chefs d'Etat et de
gouvernement, le représentant du président de la Commission,
seize parlementaires européens et trente parlementaires nationaux.
Cette enceinte, qui a pris le nom de convention a élu à sa
présidence, à l'unanimité, M. Roman Herzog, ancien
président de la République fédérale d'Allemagne.
Elle tient plusieurs réunions par mois, formelles ou informelles, et
compte achever ses travaux suffisamment tôt pour que son projet soit
soumis au Conseil européen sous présidence française et
peut-être examiné de façon informelle en juin à
l'occasion du Conseil de Feira.
Je dis bien " son projet ", car le rôle de la convention ne consiste pas,
comme on le dit parfois abusivement, à élaborer une charte des
droits fondamentaux, mais, plus modestement, à élaborer un texte
dont le destin dépendra du seul Conseil européen. A cet
égard, peut-être pourriez-vous nous éclairer, monsieur le
ministre, sur la manière dont vous voyez
l'intervention
ultérieure du Conseil européen : pourra-t-il amender le projet de
la convention et, dans l'affirmative, comment ?
Quoi qu'il en soit, il est nécessaire -c'est ce que j'ai voulu en posant
cette question orale avec débat sur un sujet européen- que notre
assemblée recueille le sentiment de l'exécutif, mais aussi que
chacun d'entre nous puisse s'exprimer sur ce dossier qui soulève de
multiples interrogations, tant juridiques que politiques.
1. Pourquoi une Charte des droits fondamentaux ?
Parmi
ces interrogations
, la première qui vient à l'esprit porte
sur
le principe même d'une charte des droits fondamentaux
.
Pour quoi faire, disaient certains, puisqu'
il suffirait à l'Union
européenne d'adhérer à la convention européenne des
droits de l'homme
pour se doter d'un texte assurant une garantie efficace
des droits fondamentaux face aux institutions européennes ?
Cette thèse est peut être défendable sur le plan juridique
; mais je crois que la question de la raison d'être d'une charte des
droits fondamentaux dépasse largement le strict champ du droit.
Il s'agit, à mon sens, d'
adresser un message clair aux citoyens sur
ce que fait et sur ce qu'est l'Europe
. Les relations entre l'Union et les
citoyens sont en effet marquées d'un paradoxe qu'il convient d'effacer :
d'une part, les citoyens se déclarent à une large majorité
favorables à la construction européenne ; mais, d'autre part,
lorsqu'ils parlent de Bruxelles, c'est souvent pour dénoncer la
frénésie réglementaire de technocrates, ou d'eurocrates,
faisant fi de leurs aspirations.
On passe trop souvent sous silence tous les apports de l'Europe pour la
placer au sein de controverses
: on dénonce
l'Europe qui
décide trop
, sur le chocolat, la chasse, le fromage au lait cru ;
parfois, on dénonce aussi
l'Europe qui ne décide pas
assez
, par exemple à propos de la prévention des
marées noires ou de la justice.
Et lorsque l'on reconnaît les succès de la construction
européenne, des politiques communes à l'euro, en passant par la
réalisation du marché intérieur, c'est souvent pour y voir
le signe que l'Europe est faite pour les banquiers et les industriels plus que
pour les citoyens.
Elle reste, aux yeux de beaucoup, synonyme de
marché commun.
Il en résulte un sentiment d'incompréhension, de frustration et
parfois de révolte, que nous devons effacer en montrant aux citoyens
qu'ils sont au coeur de la construction européenne et que, ce qui unit
les Etats, et, par-delà les Etats, les peuples, ce n'est pas seulement
une interdépendance économique quasi indissoluble, c'est aussi,
et surtout,
une véritable communauté d'idées et de
valeurs
. L'Europe n'est pas un simple marché, nous devons sans cesse
le rappeler, c'est une Communauté.
A cet égard, l'adoption d'une charte des droits fondamentaux
représenterait un message fort, car seraient proclamés, au niveau
de l'Union, ces droits et libertés que chaque Etat membre
considère comme inhérents à la personne humaine et place,
à ce titre, au sommet de sa hiérarchie des valeurs.
Parce qu'elle rappellerait les principes qui constituent le fondement de
l'identité européenne, cette charte serait, en quelque sorte, un
ciment pour les peuples, une référence pour les institutions et
aussi, ne l'oublions pas, un modèle pour tous les pays candidats, qui
devraient pleinement adhérer à ce socle de valeurs communes aux
Etats membres et pas seulement manifester la volonté d'entrer dans un
marché ou de bénéficier d'aides.
Voilà pourquoi
je fais partie de ceux qui sont partisans de cette
Charte
. Voilà pourquoi je considère que le débat sur
sa raison d'être dépasse largement le cadre juridique. Il a une
véritable dimension politique, et je crois que c'est ce que le Conseil
européen a voulu montrer en confiant le travail préparatoire
à un organe composé aux trois quarts de parlementaires, nationaux
ou européens.
L'adhésion de l'Union européenne à la convention
européenne des droits de l'homme est demandée par nos
collègues du Parlement européen, comme ils réclament
l'adoption d'une charte des droits fondamentaux.
Monsieur le ministre, lorsque vous êtes venu devant la
délégation du Sénat pour l'Union européenne,
voilà quelques semaines, vous nous avez dit que le Gouvernement ne
souhaitait pas l'adhésion de l'Union à la convention. Nous
serions heureux, tous autant que nous sommes, que vous précisiez les
raisons qui amènent le Gouvernement à s'opposer à cette
adhésion.
Quant aux autres interrogations, je les regrouperai en deux
catégories : certaines concernent le contenu de la future charte,
d'autres, sa portée.
2. Le contenu de la Charte
En ce
qui concerne la contenu de la charte
, la question se pose de savoir s'il
convient -et, si oui, dans quelle mesure- d'aller au-delà de la reprise
pure et simple de droits d'ores et déjà consacrés dans
d'autres textes ou par la jurisprudence.
Sur ce point, deux conceptions se sont fait jour au sein de la convention.
Pour certains, la charte devrait simplement reprendre et, le cas
échéant, préciser l'existant.
Les tenants de cette thèse, défendue notamment par le
représentant du gouvernement britannique, Lord Goldsmith, s'appuient sur
les conclusions du Conseil européen de Cologne, qui réclamaient
le recensement " des droits fondamentaux en vigueur au niveau de l'Union ... de
manière à leur donner une plus grande visibilité. " Dans
cette optique, la convention serait donc appelée en quelque sorte
à codifier des droits reconnus par la convention européenne des
droits de l'homme, la charte sociale européenne, la charte communautaire
des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, les traditions
constitutionnelles communes des Etats membres ou la jurisprudence de la Cour de
justice de Luxembourg.
A l'opposé de cette thèse, d'autres membres de la convention
semblent souhaiter aller au-delà de cette simple codification.
Ceux-là peuvent tirer argument de la composition même de la
convention, que le Conseil européen a voulu politique et qui comprend,
en effet, à commencer par M. Roman Herzog, des personnes qui ont
exercé d'importantes fonctions dans leur pays.
Monsieur le ministre, pourriez-vous nous dire
quelle est, de ces deux
conceptions, celle du Gouvernement français ?
Peut-être pourriez-vous également nous dire, si votre religion est
faite, ce que, selon vous, doit être la charte et ce qu'elle ne doit pas
être. Doit-elle se prononcer sur ces questions qui posent
déjà tant de difficultés au niveau national, comme celle
des minorités ou celle de la laïcité ?
Par ailleurs, il me semble indispensable que la charte mentionne, sous une
forme ou une autre, que tous les droits fondamentaux impliquent des devoirs et
des responsabilités. Je suppose que notre éminent collègue
Pierre Fauchon reviendra sur ce point. A la suite de sa très
intéressante communication devant la délégation pour
l'Union européenne, j'ai déposé une contribution en ce
sens au sein de la convention. Je serais donc heureux de savoir, monsieur le
ministre, si le Gouvernement appuie cette contribution et si vous souhaitez que
le représentant de l'exécutif français à la
convention, M. Guy Braibant, qui est resté jusqu'ici assez "
taisant " sur ce sujet, la soutienne. Pour ma part, je ne pourrais donner mon
aval à un texte qui ne comprendrait pas une disposition sur les devoirs
et les responsabilités.
Enfin,
la charte ne doit-elle reprendre que des droits justiciables ou
peut-elle également inclure des droits affirmant des objectifs et
appelant des actions de l'Union européenne ?
3. La portée de la Charte
Avec ces
questions, j'aborde déjà la seconde catégorie
d'interrogations, celles qui concernent
la portée de la charte
.
Au sein de la convention, une opposition est apparue entre, d'une part,
les
tenants d'un texte contraignant
et, d'autre part, ceux qui souhaitent
un
catalogue de droits qui constituerait, certes, une référence
,
mais n'aurait pas en lui-même -en tout cas pas tout de suite- un
caractère contraignant.
Sur ce point, les conclusions du Conseil européen de Cologne n'apportent
guère de lumière, puisqu'elles se contentent d'indiquer que,
après la proclamation solennelle, " il faudra examiner si et, le cas
échéant, de quelle manière la charte pourrait être
intégrée dans les traités. "
Il appartient donc au Conseil européen de dire s'il souhaite que la
charte soit ou non revêtue d'un caractère contraignant, et rien ne
nous permet aujourd'hui de préjuger sa décision. Il serait
pourtant utile de savoir quelle est son intention, car la portée d'un
texte n'est pas sans influence sur son contenu. Peut-être pouvez-vous
nous éclairer sur ce point, monsieur le ministre, en nous disant quelle
position la France, par la voix du Président de la République,
entend défendre au Conseil européen.
Bien entendu, dans l'hypothèse où la charte aurait un
caractère contraignant, se poserait inéluctablement la question
de son articulation avec la convention européenne des droits de l'homme.
Je précise que
nos collègues du Parlement européen se
sont prononcés sur la portée de la future charte dans des termes
qui ne laissent aucune place à l'équivoque
.
Considérant " qu'une charte des droits fondamentaux qui ne constituerait
qu'une déclaration non contraignante... décevrait les attentes
légitimes des citoyens " et que " la charte des droits fondamentaux doit
être conçue comme l'élément essentiel du processus
nécessaire pour doter l'Union européenne d'une constitution ", le
Parlement européen demande notamment que la charte soit dotée
pleinement d'un caractère juridique contraignant par le biais de son
incorporation au traité, que tout amendement à ce texte soit
soumis à l'avis conforme du Parlement européen et que la charte
contienne une clause exigeant l'assentiment du Parlement européen pour
toute restriction sur les droits fondamentaux, en toute circonstance et sans
aucune exception.
Je souhaite savoir, monsieur le ministre,
comment le Gouvernement
français accueille ces " revendications " et, d'une manière
générale, la résolution du Parlement européen dans
son ensemble.
4. Le domaine d'application de la Charte
Enfin,
un dernier point suscite beaucoup d'interrogations et sans doute aussi beaucoup
d'incompréhension. Il porte sur
le domaine d'application de la
Charte
. Il va de soi qu'il s'agirait là d'un point essentiel si la
charte devait devenir un peu contraignante.
Certains aspects paraissent clairs. C'est ainsi qu'il semble admis par tous
qu'un acte pris par un Etat membre dans un domaine où l'Union n'a pas de
compétence ne sera pas soumis au respect de la charte.
Parallèlement, il va de soi qu'un acte de l'Union, qu'il émane de
la Commission ou du Conseil, qu'il soit ou non adopté selon la
procédure de codécision, sera soumis au respect de la charte.
Mais il y a toute la zone grise qui se trouve entre ces deux extrêmes. Il
y a tout le domaine pour lequel les Etats membres prennent des actes normatifs
ou des décisions qui découlent, directement ou indirectement, du
droit communautaire.
Ces actes et ces décisions seront-ils tenus de respecter la charte ? Et,
dans le cas où la charte serait contraignante, un recours sera-t-il
possible devant la Cour de justice à leur sujet ? Si tel est le cas, ne
risque-t-on pas des conflits de jurisprudence ? Et ne risque-t-on pas de
laisser à la seule discrétion de la Cour de justice un vaste
champ de compétences, au détriment du principe de
subsidiarité ?
Je serais heureux, monsieur le ministre, de connaître l'opinion du
Gouvernement sur ce point essentiel. Car vous le savez, ce n'est pas du ressort
de la seule convention ; cela dépendra en réalité, au
premier chef, des décisions que sera appelé à prendre le
Conseil européen. Ai-je besoin de souligner qu'il serait souhaitable,
sur un point aussi important, que le Conseil européen prenne alors sa
décision en toute clarté, en refusant toute ambiguïté
et toute obscurité ?
5. L'originalité de la méthode d'élaboration de la Charte
J'en ai
terminé avec les principales interrogations que soulève, à
mes yeux, l'élaboration d'une charte des droits fondamentaux.
Je ne saurais cependant achever mon propos sans revenir, pour m'en
féliciter, sur l'originalité de la méthode retenue par
le Conseil européen.
Je tiens en effet à saluer le double équilibre trouvé par
celui-ci : équilibre, d'une part, entre représentants des
gouvernements et de la Commission et représentants des parlements, qui
fait la part belle à ces derniers, ce qui semble tout à fait
normal pour un texte avant tout politique ; équilibre, d'autre part,
entre le pouvoir législatif au niveau des Etats -parlementaires
nationaux- et le pouvoir législatif au niveau de l'Union,
c'est-à-dire Conseil et Parlement européens.
Je crois que cette convention peut être un bon laboratoire pour une
expérience qui, si elle se révélait concluante,
mériterait de servir pour d'autres grands sujets éminemment
politiques, soumis in fine à ratification ; je pense par exemple
à la justice.
Il nous faut, en effet, réfléchir aux
moyens qui permettraient de réinsérer de manière plus
précise et plus étroite les parlementaires nationaux dans
l'élaboration des grands textes de l'Union
. Pour
l'élaboration de la plupart des normes communautaires, le
mécanisme de l'article 88-4 de la Constitution permet une assez bonne
association des députés et des sénateurs. Mais, pour des
textes plus sensibles, tels que ceux qui seraient susceptibles de toucher aux
libertés publiques -et là je pense à l'espace judiciaire
européen-, une implication plus forte des parlementaires nationaux est
sans doute nécessaire. A la fois parce qu'ils ont une compétence
certaine dans des matières de ce genre, en raison de leur
expérience de législateur national, et parce qu'ils incarnent une
légitimité très forte aux yeux des citoyens des
différents Etats membres de l'Union,
les parlementaires nationaux ont
alors une vocation naturelle à intervenir de manière plus directe
que par le seul dialogue avec leur gouvernement
, comme ce fut trop souvent
le cas dans le passé. Est-ce bien la position du Gouvernement, monsieur
le ministre ?
6. Conclusion
Pour
conclure, ne perdons pas de vue que cette charte a été voulue
essentiellement par l'Allemagne pour résoudre des problèmes
constitutionnels qui lui sont propres.
Or il apparaît clairement, à l'occasion des débats au sein
de la convention, que les intérêts sont souvent divergents entre
les différents participants et les différentes
sensibilités. Entre les pays du Nord et ceux du Sud, entre la culture
latine et la culture anglo-saxonne, le consensus est loin d'être atteint.
Nous aurons encore l'occasion de le constater dans quelques semaines à
Lisbonne, lors de la réunion de la conférence des organes
spécialisés dans les affaires communautaires, puisque la charte
figure à l'ordre du jour de la XXIIe COSAC.
C'est normalement sous présidence française que le projet de
charte devrait être adopté. Notre responsabilité ne sera
pas mince, tant sur le contenu de la charte que sur la nature juridique de
celle-ci.
La charte devrait contribuer à répondre à quelques-unes
des grandes questions existentielles de la construction européenne. Il
est temps, en effet, que les Européens se posent ensemble des questions
fondamentales telles que : qui sommes-nous ? D'où venons-nous ?
Où allons-nous ? L'occasion nous en est donnée.
L'élaboration de la charte devrait nous aider à donner à
l'Europe les dimensions sociale, intellectuelle, culturelle et spirituelle ou
morale qui lui font trop souvent défaut. Mais cet exercice ne nous
épargnera pas de traiter avec tout le discernement nécessaire des
questions plus fondamentales encore : quelle Europe pour demain ? Pourquoi
? Pour qui ? Et quelle configuration pour cette Europe ? Faut-il une
avant-garde ou une Europe à géométrie variable ? Les
coopérations forcées, une fois rénovées,
suffiront-elles à répondre à cette question ? La charte
n'y suffira pas.
Cinquante ans après la convention européenne des droits de
l'homme, cinquante ans après la déclaration de Robert Schuman qui
a ouvert la voie vers l'Union européenne, il est temps de
réfléchir à ces questions essentielles.
Si l'exercice réussit, nous aurons montré la solidité et
la consistance du ciment européen et nous aurons affirmé nos
valeurs fondatrices au grand jour pour ceux qui vont nous rejoindre dans les
années qui viennent.
Si l'exercice ne réussit pas, ce sera un révélateur : cela
fera apparaître que la construction engagée il y a cinquante ans
est aujourd'hui à bout de souffle et qu'il est temps de repartir sur de
nouvelles bases.
En tout état de cause, je suis persuadé qu'il serait
préférable de renoncer à la charte plutôt que
d'adopter un texte décevant, qui apparaîtrait, au mieux, comme une
sorte d'ersatz de la Convention européenne des droits de l'homme.
B. INTERVENTION DE M. PIERRE FAUCHON
Je ne surprendrai sans doute pas en disant que je partage les interrogations de notre collègue Haenel. Il est permis de se demander si les dirigeants de l'Europe avaient une vue claire et commune de l'objectif à atteindre quand ils ont décidé, à Cologne, d'ouvrir au sein de l'Union une réflexion sur les droits fondamentaux des citoyens de cette Union, réflexion, disons-le immédiatement, qui n'a de sens que si elle dégage des principes, des exigences nouvelles, marquant une différence et un progrès par rapport aux texte nationaux ou internationaux existants, spécialement la Convention européenne des droits de l'homme. C'est un thème qui sera traité tout à l'heure, avec l'autorité qui lui est particulière, par notre excellent collègue M. Hoeffel.
1. La notion de droits fondamentaux
Il est
douteux en tout cas que l'on puisse attendre une telle innovation dans le
domaine classique des droits fondamentaux, domaine déjà
exploré en tous sens depuis la fin du XVIIIe siècle dans les
grands textes qui, face aux pouvoirs établis et alors quasiment
tout-puissants, ont affirmé la liberté, l'éminente et
imprescriptible dignité de l'homme, avec les garanties essentielles que
nous connaissons.
Dans ce domaine, le problème est bien moins dans la proclamation que
dans la vigilance face à des menaces qui peuvent prendre des formes
nouvelles et sans cesse renaissantes, tant sont diverses et insidieuses les
voies et moyens de l'esprit de domination et d'intolérance.
En revanche, la notion de droits fondamentaux s'étend, pour nos
consciences modernes, à ce qu'il est convenu d'appeler les droits
économiques et sociaux, tels que les droits au logement, au travail,
à l'enseignement, à la santé et d'autres, qui sont des
droits relatifs dans la mesure où ils procèdent non de la
dignité de l'homme perçue comme valeur universelle, mais de la
relation particulière de ce dernier avec le corps social
déterminé auquel il appartient, c'est-à-dire, au sens
propre du terme, que ces droits explicitent certains aspects du contrat social
particulier à ce corps.
La notion de " droit " prend ici la forme plus active d'une notion de
créance sur la société. Voilà un domaine qui ne
peut être traité au fond que dans un cadre juridique
cohérent, doté de pouvoirs publics capables de faire droit
à de telles créances d'une manière concrète et
réelle. Cela nous ramène à la raison d'être d'une
déclaration intéressant les citoyens de l'Union
européenne, celle-ci disposant d'une telle structure contraignante.
Il n'est donc pas anormal -cela pourrait même être très
significatif, M. Haenel le signalait tout à l'heure- que l'Union se
pose de telles questions, ce qui implique évidemment qu'elle se juge en
état d'y apporter des réponses sérieuses ; sinon il
vaudrait mieux ne pas se les poser.
2. Une déclaration des droits et des devoirs
Je me
placerai donc dans cette perspective, ce qui implique, je le reconnais, une
certaine dose d'optimisme. Et je mettrai à profit le temps que la
commission des lois a bien voulu me confier pour inviter à un
élargissement du débat et à poser, comme l'a
annoncé M. Haenel tout à l'heure, la question de savoir si une
déclaration de droits ne devrait pas s'accompagner d'une
déclaration de devoirs.
A considérer l'esprit revendicatif qui est l'un des traits des
sociétés modernes, spécialement des sociétés
avancées comme les nôtres, n'est-on pas amené à se
demander si l'individu est en droit de camper, en quelque sorte, sur une
position de créancier détenteur de droits unilatéraux,
sans prendre du même coup conscience du fait que la société
est en droit, de son côté, d'attendre de lui qu'il contribue
à la bonne mise en oeuvre du contrat social, dans son propre
intérêt comme dans l'intérêt de ses concitoyens ?
Le contrat social, en effet, ne saurait se réduire à un faisceau
d'exigences unilatérales ; comme tout contrat, il postule
nécessairement, sous le signe de la solidarité, que chacun des
membres du corps social se considère non seulement comme porteur
d'exigences et de droits, mais aussi comme porteur d'obligations, de devoirs
et, disons-le dans une formulation peut-être plus nouvelle, comme porteur
de responsabilités.
Sans doute est-ce une tendance actuelle et très favorisée par
l'évolution générale des mentalités que chacun soit
plus attentif, plus vigilant et plus sensible à faire valoir ses droits
qu'à assumer ses responsabilités ; mais ne nous appartient-il pas
justement à nous, en tant qu'élus responsables de la
cohésion sociale, de rappeler qu'il n'y a pas de contrat sans
réciprocité des obligations, que la société ne peut
distribuer qu'à la condition de recevoir, étant entendu que les
termes de l'échange ne sont pas seulement d'ordre financier, comme on
l'imagine parfois un peu sommairement, qu'il ne s'agit pas seulement de la
redistribution des richesses entre ceux qui ont trop et ceux qui n'ont pas
assez, mais que l'intérêt commun englobe plus
généralement des valeurs que j'appellerai, pour simplifier, des
valeurs de civilisation par rapport auxquelles il est juste et
nécessaire que chacun se sente tout à la fois
bénéficiaire et contributeur.
Quelques exemples éclaireront sans doute utilement ce propos quelque que
peu abstrait.
Je songe aux responsabilités civiques : n'y a-t-il pas un devoir de
participer à la vie politique, de voter, de s'informer, ce qui va
très au-delà du paiement de l'impôt, obligation,
évidemment, élémentaire ?
Dans le domaine économique, peut-on affirmer un droit à l'emploi
et à une juste rémunération sans proclamer un devoir
d'activité, de travail, de participation à la création des
richesses ?
Dans le domaine socioculturel, peut-on tout mettre à la charge de la
collectivité, tout attendre d'elle, en ignorant le rôle
nécessaire de toutes les formes d'action non gouvernementales, qu'elles
soient associatives ou individuelles, et de l'obligation d'apporter son
concours à de telles actions, en particulier pour ceux qui en
revendiquent le bénéfice ?
Dans le domaine du cadre de vie et de l'environnement, auquel nous avons tant
de raisons d'être sensibles actuellement, n'est-il pas évident que
personne ne saurait revendiquer le droit à la pureté de l'air et
de l'eau non plus qu'à la propreté et à la beauté
de la nature s'il ne s'en reconnaît pas lui-même responsable et
activement responsable pour la part qui peut dépendre de lui ?
3. Des précédents historiques
Tel est,
mes chers collègues, le vaste champ de réflexion que le
présent débat donne l'occasion d'ouvrir et qui me semble avoir le
mérite de replacer au coeur de nos préoccupations l'idée
de responsabilité, dont Montesquieu, approuvé par Jean-Jacques
Rousseau, enseignait que, sous la dénomination de vertu, elle
était le principe même des sociétés
démocratiques. Montesquieu ne manque pas de préciser qu'il parle
de vertu politique, de celle qui tend au bien public, selon sa propre formule,
et non des vertus morales particulières.
Dès 1789 et depuis lors, les deux idées ont été
fréquemment associées dans la réflexion politique, l'une
d'elle étant, en quelque sorte, le contrepoint justifié de
l'autre.
En 1789, c'est Grégoire qui tente de faire adopter par la Constituante
une déclaration des devoirs. Il n'est pas parvenu à obtenir une
majorité suffisante, mais il a recueilli un nombre de voix très
important. Il est permis de regretter cette lacune initiale, car nous aurions
introduit ainsi, dans notre conscience et dans le plus fondamental de nos
textes, une dimension qui lui manque fâcheusement, me semble-t-il.
La déclaration de 1795 comme la Constitution de 1848 font état
des devoirs des citoyens, que l'article 7 de la Constitution de 1848 formule
ainsi : " Les citoyens doivent (...) participer aux charges de l'Etat en
proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer, par le travail, des moyens
d'existence et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ; ils
doivent concourir au bien-être commun en s'entraidant fraternellement les
uns les autres et à l'ordre général en observant les lois
morales et les lois écrites qui régissent la
société, la famille et l'individu ".
Le préambule de 1946 rappelle que chacun " a le devoir de
travailler ", et la Déclaration universelle des droits de l'homme
intègre cette notion des devoirs des citoyens. On peut citer aussi la
Constitution de Weimar de 1919, très développée sur ce
thème, et les actuelles Constitutions de l'Espagne ou de la Pologne. On
peut citer enfin -et je ne le fais pas uniquement pour le pittoresque, car cela
mérite d'être mentionné- dans un ordre moins juridique mais
non moins politique, la formule de l'un de nos chants les plus populaires : "
Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits ".
Je suppose qu'en tout cas nos amis du groupe communiste républicain et
citoyen auront reconnu là l'un des couplets de l'Internationale, tout
simplement !
On ne s'étonnera pas si je préfère le concept, si
fécond, de contrat social à celui, si néfaste et
dévastateur -je n'hésite pas à le dire- de lutte des
classes. C'est d'ailleurs bien une démarche contractuelle, quasiment la
première dans l'histoire de l'humanité, qui caractérise la
construction européenne, procédant tout entière de la
volonté des peuples, et c'est parce qu'une telle démarche serait
mal assurée si elle ne conjuguait pas les droits des citoyens de l'Union
européenne avec leurs responsabilités que j'ai cru
intéressant, d'autant que je m'exprimais au nom de la commission des
lois, d'attirer l'attention de notre assemblée sur ce thème.
C. INTERVENTION DE M. PAUL MASSON
Le
débat qui nous rassemble aujourd'hui est simple à énoncer
: quels droits fondamentaux devront figurer dans la charte, notamment en
matière sociale et économique ? Quels caractères donner
à cette charte ? Est-ce une déclaration politique ou doit-elle
avoir valeur juridique contraignante ?
Vous avez personnellement esquissé une position, monsieur le ministre,
en déclarant le 26 avril dernier : " Il me paraît de bon sens de
ne s'interroger sur une éventuelle valeur contraignante de cette charte
que lorsque nous connaîtrons le projet rédigé par la
convention. " Il faudrait, selon vous, un texte percutant, fort, concis,
lisible pour justifier que l'on puisse s'interroger sur la pertinence de son
insertion dans les traités européens.
Vos propos me conduisent à penser que vous n'excluez pas de proposer au
gouvernement français l'insertion de cette charte dans les
traités européens bien que cette option n'ait pas
été jusqu'ici retenue, même comme hypothèse de
travail, par le Conseil européen de Tampere.
Pour sa part, le Parlement européen a déjà tranché
: il propose la solution extensive et souhaite donner à la charte une
forme normative. Cependant, nous savons que certains représentants des
gouvernements sont réticents sur la formulation large. Quelle est la
position du représentant du gouvernement français à cet
égard ?
Rappelons que, jusqu'ici, l'Union européenne s'en est tenue aux termes
de l'acte unique, ratifié en 1986. Celui-ci précisait qu'il
s'agissait de " promouvoir ensemble la démocratie en se fondant sur
les droits fondamentaux reconnus dans les constitutions et lois des Etats
membres ".
Les traités de Maastricht et d'Amsterdam n'ont jamais mis en cause ce
principe fondamental, qui a été ratifié, faut-il le
rappeler, par le peuple français lui-même, à l'occasion du
référendum sur le traité de Maastricht.
Certes, les deux traités introduisaient dans les normes
européennes des droits spécifiques complémentaires : droit
de circuler, droit de vote, etc., mais l'énoncé de ces droits
spécifiques ne fait que renforcer a contrario le principe de
prépondérance jusqu'ici retenu des constitutions nationales et
des lois des Etats membres.
Pour tout le reste, on doit le rappeler avec une certaine force, il existe
déjà un dispositif international de contrôle, la Convention
européenne des droits de l'homme, qui assure avec vigilance depuis
plusieurs décennies la régularité des mécanismes
juridiques internes de chacun des Etats membres. Personne ne s'en plaint. Il y
a peu, le gouvernement français lui-même, pourtant chatouilleux
sur le sujet, a modifié le code de procédure pénal
après un jugement de la Cour de Strasbourg dénonçant un
procès inéquitable fait à un ressortissant de la justice
française à l'occasion d'une décision d'une juridiction
d'appel nationale.
Donc, le système tient debout et il fonctionne. Pourquoi alors vouloir
donner à la Cour de justice de Luxembourg une responsabilité
nouvelle, responsabilité que la Cour de Strasbourg assume fort bien ?
L'option fondamentale est soit de s'en tenir à une déclaration
solennelle qui ne modifie pas le traité soit d'aller plus avant et
d'introduire un préambule dans le traité qui donne un
caractère normatif à cette charte, conduisant ipso facto à
une nouvelle modification des traités.
La présidence française doit-elle pour autant proposer aux
partenaires européens une nouvelle réforme des traités
avec pour conséquence d'introduire une concurrence entre deux
juridictions, celle de Strasbourg, qui fonctionne bien, et celle de Luxembourg,
les conduisant toutes deux à des conflits d'interprétation et
introduisant une confusion dans les compétences, d'une part, de donner
à la Cour de justice européenne un droit de regard sur la
pratique des droits fondamentaux des Etats à partir de leur propre
Constitution ou de leurs propres lois, d'autre part.
Est-ce le moment ? Est-ce l'objectif voulu par les Quinze ? On peut en douter.
Le mandat donné est clair : procéder à un recensement des
droits fondamentaux, au besoin complétés. Une déclaration
solennelle sans aucune implication normative est prévue.
Cette solution aurait sans doute l'avantage de rallier l'unanimité. Il
n'est pas dit cependant qu'elle trouve une majorité au Parlement
européen.
Faut-il pour autant choisir une voie, à mon sens plus dangereuse, en
proposant une option juridique normative avec, à la clé, une
nouvelle modification des traités par l'introduction d'un
préalable quasi constitutionnel à ces traités ?
Outre le fait que cette option risquerait de ne pas faire l'unanimité
chez les Quinze, il pourrait paraître singulier d'ouvrir un débat
de fond sur le pouvoir politique de l'Europe à quelques encablures d'une
série de consultations électorales prévues en France
dès 2001.
Serait-il convenable que le peuple français soit, à la veille de
ces élections, écarté une nouvelle fois de ce débat
par le biais d'une procédure purement parlementaire ?
Le Parlement lui-même ne se placerait-il pas, dans cette circonstance, en
situation ambiguë par rapport à nos concitoyens, dont il est le
mandataire ? Ne pourrait-on s'étonner de la hâte mise à
ratifier un nouveau texte, alors que le même exercice a
déjà été fait, selon les mêmes
procédures, il y a deux ans à peine ? La voie du Congrès
serait-elle toujours privilégiée lorsqu'il s'agit de parler de
l'Europe à la France ?
Si la présidence française cherche une option plus politique que
celle de la simple déclaration, une voie plus juste ne serait-elle pas
alors de proposer à l'Union d'adhérer à la Convention
européenne des droits de l'homme afin d'établir, selon la
formulation même du Parlement européen, " avec le Conseil de
l'Europe, une coopération étroite " ?
Cet acte significatif aurait une double vertu : combler, ainsi que l'explique
très bien M. Hoeffel, le vide juridique actuel concernant les actes
communautaires et ne pas engager entre les deux cours de justice une
concurrence aux effets imprévisibles.
Comme cela a été dit à l'Assemblée nationale le 9
mai, pour réussir la présidence française, il importe
essentiellement de donner à l'opinion internationale un sentiment de
réalisme. L'élargissement attendu, qui est aujourd'hui surtout
perçu comme un facteur d'affaiblissement de l'Union, pourrait être
un facteur novateur dans la mesure où il pourrait conduire, si on le
veut, à une refondation de l'Union. Mais ce n'est pas par le biais d'une
déclaration sur les droits fondamentaux, si solennelle fût-elle,
que l'opinion publique prendra conscience des nouvelles exigences de notre
Europe face aux mutations mondiales que nous connaissons.
L'Europe politique ne se fera pas sans l'adhésion du peuple
français ni sans un mandat constituant clairement authentifié par
le vote populaire.
Il serait à mon sens pernicieux, pour le devenir même de l'Europe,
que le chemin de ce pouvoir politique nouveau, qui ne peut être
délégué que par la nation, soit emprunté d'abord
par des juges, si estimables fussent-ils. Aujourd'hui, monsieur le ministre,
vous avez l'occasion de clarifier ce débat. Autant, me semble-t-il, la
France est particulièrement qualifiée pour proposer aux Etats de
l'Union une communauté de valeurs partagées, autant il me
paraît hasardeux d'engager à cette occasion, et sur ce seul point,
une nouvelle révision, qui mérite à l'évidence un
autre débat, moins confidentiel que ceux que nous connaissons toujours
sur ce sujet qui nous rassemble aujourd'hui.
D. INTERVENTION DE MME MARIE-MADELEINE DIEULANGARD
Je me réjouis que nous ayons aujourd'hui l'occasion de débattre d'un processus tout à fait unique et novateur, lancé lors du sommet de Cologne en juin 1999, celui de l'élaboration d'une charte européenne des droits fondamentaux au sein d'une convention qui réunit les représentants non seulement des gouvernements et du Parlement européen, mais aussi des parlements nationaux, représentants dont j'ai l'honneur de faire partie, en tant que suppléante de M. Haenel.
1. Un processus novateur
Il
s'agit d'un processus novateur, et tout d'abord par la démarche
retenue : celle d'une convention et non d'une négociation
strictement intergouvernementale, par nature plus confidentielle.
C'est un processus novateur également par la composition de la
convention, dont la représentation intègre une forte
présence des parlements nationaux, ce qui ne peut que mieux affirmer
l'identité européenne de chaque Etat membre et mieux concourir
à faire percevoir aux citoyens l'évolution de la construction
européenne.
Enfin, il est novateur par sa transparence, grâce à un
accès facilité des citoyens aux contributions individuelles et
collectives, ainsi qu'aux nombreux débats avec la société
civile.
Il s'agit, en effet, de définir clairement des principes et des droits
auxquels pourront se référer les citoyens et résidents
européens, ainsi que toute personne circulant dans l'espace
européen.
La charte est destinée à s'appliquer aux actes des institutions
européennes. Elle ne peut attribuer de compétences
supplémentaires à l'Union européenne et doit respecter les
principes de subsidiarité et de proportionnalité.
2. L'intérêt d'une Charte
Il me
paraît important de rappeler ici en quoi cette charte est urgente,
nécessaire et légitime.
En effet, peu de droits fondamentaux sont expressément
énoncés dans les traités. Certes, les directives
européennes ont progressivement intégré nombre de ces
droits, et la Cour de justice des Communautés européennes en a
assuré le respect au regard des actes de souveraineté des
institutions communautaires.
Cette nouvelle étape est pourtant capitale pour les citoyens, qui
éprouvent très souvent le sentiment d'être tenus à
l'écart de l'édification de l'espace européen.
La charte peut donc contribuer à réduire le déficit
démocratique qu'ils perçoivent dans le fonctionnement de nos
institutions.
L'Union ne doit pas constituer seulement une organisation économique et
financière et une zone de libre échange. Depuis son origine, elle
prétend réaliser un projet de civilisation guidé par des
valeurs auxquelles doivent adhérer tous ses Etats membres.
L'arrivée en Autriche d'un gouvernement de coalition comprenant un parti
d'extrême droite qui défend des thèses xénophobes
renvoie soudainement nos Etats et nos concitoyens à des interrogations
essentielles sur ce que sont ces valeurs et sur leur portée.
L'objet de la charte est donc bien de " référencer ", dans un
texte identitaire, un ensemble de valeurs communes aux citoyens
européens mais aussi d'enrichir ce " référentiel ".
De plus, cette entreprise est importante pour l'élargissement de l'Union
à de nouveaux Etats membres. Nous pensons en effet que cette future
charte doit faire partie de ce que nous appelons l'acquis communautaire.
Sur ce point, je rejoins M. Haenel, pour qui l'adhésion à l'Union
est aussi une adhésion à un système de valeurs.
Nous disposons déjà de textes et de juridictions. Aussi la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
constitue-t-elle les fondamentaux de la charte. Ce texte est toutefois devenu
insuffisant au regard de l'évolution des réalités
politiques et économiques, et aussi des défis auxquels doit
désormais faire face l'Union.
3. La valeur de la Charte
Je tiens
maintenant à présenter quelques remarques sur la valeur qui sera
assignée à la Charte.
Si nous comprenons qu'il soit prématuré, aujourd'hui, de fixer
définitivement le statut qui lui sera dévolu, je veux souligner
qu'il est pour le moins délicat de repenser des droits, d'en approfondir
certains, voire d'en consacrer de nouveaux, sans en connaître la
véritable portée. Mais je veux croire que le terme de "
convention " n'a pas été chois par hasard.
Le texte rédigé par le Parlement européen en 1989 n'est
resté qu'à l'état de déclaration puisqu'il n'a pas
été ratifié par tous les Etats membres. Quel serait donc
le sens d'une simple déclaration alors que l'objectif premier de cette
charte, tel que défini par le mandat de Cologne, est d'offrir aux
citoyens et aux résidents européens un texte clair, dont ils
pourront revendiquer l'application ?
Si la charte n'était qu'une énonciation de droits proclamatoires,
elle serait uniquement l'édiction d'une protection minimale, un simple
rempart. En revanche, intégrée dans le préambule des
traités, elle pourrait garantir la préservation d'un certain
nombre de droits dans l'élaboration des actes communautaires. Cela
signifierait que les institutions européennes ne pourraient enfreindre
les droits énoncés, sans être pour autant obligées
de légiférer dans ces domaines.
Je sais qu'il est encore prématuré de trancher cette question.
Néanmoins, il est, pour nous, important d'avoir dès à
présent une haute ambition pour ce texte que nous considérons
comme indispensable à une construction européenne plus politique
et plus sociale. Et nous n'excluons pas que la charte puisse devenir, à
terme, le texte de base d'une Constitution. Cependant, et sans qu'il soit
question de brûler les étapes, elle doit contribuer dès
à présent à placer la personne humaine au coeur du projet
européen. C'est cet objectif qui doit guider nos travaux, lesquels sont
soumis à deux impératifs : la clarté et
l'accessibilité.
4. Le contenu de la Charte
Je
formulerai quelques remarques sur ce qui devrait figurer dans ce texte quant
aux principes et aux droits affirmés.
Tout d'abord, l'application du principe d'indivisibilité des droits me
paraît essentielle, notamment en ce qui concerne l'indivisibilité
des droits civiques et sociaux, ceux-ci étant également
interdépendants.
C'est en ce sens que nous estimons, par exemple, que le principe de
non-discrimination doit être inscrit aussi bien au titre des droits des
individus qu'au titre du droit au travail. L'égalité entre les
femmes et les hommes doit, à cet égard, être garantie dans
son ensemble, et pas seulement dans le cadre du travail.
S'agissant du droit de toute personne d'accéder aux soins, il
représente un droit universel qui relève de la dignité
humaine et il doit donc figurer dans l'article 1er de la charte.
Il en est de même pour le droit au logement, qui participe directement
à la lutte contre l'exclusion sociale et conditionne l'exercice des
droits les plus élémentaires de la personne.
Par ailleurs, le traité d'Amsterdam place la construction d'un espace de
sécurité, de liberté et de justice au centre de nos
préoccupations. Il " communautarise " des domaines liés
à la libre circulation des personnes dans l'Union, tels que les visas,
l'asile ou l'immigration.
L'inscription de droits économiques et sociaux est, à nos yeux,
essentielle, car ils doivent être considérés comme
déterminants pour l'exercice des libertés. D'ailleurs, notre pays
avait opté pour une telle reconnaissance dans les constitutions de 1946
et 1958.
Cet objectif est, au demeurant, d'actualité : les décisions
prises au récent sommet de Lisbonne vont tout à fait dans ce sens.
Il est ainsi fondamental, selon nous, que soit affirmé un droit à
l'emploi en tant que tel, car il ne peut constituer seulement un objectif.
S'agissant du droit à la protection en cas de licenciement, nous
souhaitons que soit prévu un droit de recours.
Nous serons particulièrement attentifs à l'inscription des droits
à la formation professionnelle et à la formation tout au long de
la vie, qui, dans les conclusions du Conseil européen de Lisbonne, ont
été enfin reconnus comme " une composante essentielle du
modèle social européen ".
Un représentant français de la Confédération
européenne des syndicats rappelait d'ailleurs récemment que,
compte tenu des nouvelles trajectoires professionnelles, de moins en moins
linéaires, il était urgent de consacrer un droit et de voir
aboutir des dispositifs de crédit formation, utilisables en fonction des
besoins et pendant toute la vie professionnelle.
Nous soutenons, de même, l'inscription d'un salaire minimum. Il existe
désormais dans tous les Etats membres de l'Union. Cette
généralisation atteste le bien-fondé d'une telle
disposition, alors que, il n'y a pas si longtemps, dans certains milieux, on
fustigeait encore l'institution d'un tel salaire minimum, décrivant
celui-ci comme un obstacle à l'emploi.
Nous souhaitons que, conjointement, soit traduit le principe
d'équité dans la rémunération, dans le sens d'une
égalité de rétribution pour des situations
professionnelles identiques.
Nous voudrions aussi qu'un article sur un revenu minimum soit inscrit dans le
champ des prestations sociales. D'ailleurs, la notion de prestation minimale a
été introduite, dans le cadre de la conférence
intergouvernementale, parmi les thèmes susceptibles de
bénéficier de l'extension de la majorité qualifiée.
S'agissant du droit à la protection sociale, nous estimons qu'il doit
s'appliquer à toutes les personnes, et pas simplement aux travailleurs.
C'est cette démarche qui a guidé le Gouvernement et le Parlement
quand nous avons instauré la couverture maladie universelle.
Nous soutenons aussi l'inscription des droits d'accès aux services
d'intérêt général. Ils garantissent l'exercice de
certains droits sociaux élémentaires, en particulier la
santé, l'éducation, les transports. Nous estimons en effet que la
défense du principe d'égal accès est essentiel et concourt
à la définition d'un modèle social européen.
Pour ce qui est du droit de la famille, nous tenons à souligner que
c'est l'enfant, et non le mariage, qui fonde la famille et, donc, justifie les
droits qui en découlent.
J'ajoute que, dans la perspective d'une modernisation de notre corpus de droits
fondamentaux et de leur interdépendance, il convient de
reconnaître parallèlement un droit permettant de concilier vie
familiale et vie professionnelle.
Nous devons encore envisager que soit inséré un article sur la
protection des personnes âgées, afin que leur dignité soit
préservée et leur marginalisation évitée, en
particulier pour les plus dépendantes d'entre elles.
Enfin, si l'exigence de protection des personnes handicapées est
clairement définie dans nos pays, il convient d'accomplir des
progrès notables pour que leur insertion dans le monde du travail soit
expressément garantie.
5. Droits et devoirs
Avant de
terminer, je voudrais faire quelques brèves remarques sur l'idée,
défendue à la fois par M. Haenel et par M. Fauchon, selon
laquelle il ne peut y avoir de droits sans devoirs.
Je conviens avec eux qu'il existe des responsabilités réciproques
; à titre d'exemple, on peut citer le droit à un environnement
sain, qui implique pour chacun de nombreux devoirs.
Pourtant je préfère la notion de responsabilités à
celle de devoirs, tout comme je m'interroge sur la nécessité
d'introduire un " devoir de travailler ".
Ce sont principalement les Etats et l'Union européenne qui ont des
responsabilités envers les citoyens en matière de croissance,
d'économie, d'emploi.
Si nous avons effectivement des devoirs, le premier est collectif : c'est celui
de la solidarité.
Nos travaux sont un révélateur de la volonté des Etats de
construire une union politique. A cette union politique, une Charte des droits
fondamentaux est indispensable.
E. INTERVENTION DE M. GÉRARD DELFAU
A
l'heure où la crise autrichienne relance le débat sur les valeurs
politiques et morales qu'incarne l'Union européenne, et surtout sur les
moyens dont elle dispose pour les défendre, l'élaboration d'une
Charte des droits fondamentaux est plus que jamais d'actualité.
Je n'évoquerai que par allusion la longue marche de cette idée,
qui passe par l'appel lancé en 1946 par Winston Churchill à la
famille européenne, par le Mouvement européen, par les
différents traités, par le préambule de l'Acte unique,
lequel se réfère à la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme, ou par de multiples décisions de la
Cour de justice des Communautés, celle-ci s'étant, à
plusieurs reprises et sous des formes différentes, posée en
garante des libertés traditionnelles, chèrement acquises, en deux
siècles de lutte, car elles ne furent jamais octroyées.
De son côté, dès 1977, le Parlement européen s'est
prononcé en faveur de la défense des droits et des
libertés fondamentaux dans l'Union européenne. Adopté par
le Conseil et cosigné par la Commission, ce document a permis d'engager
le long processus conduisant à l'élaboration de la future Charte
des droits fondamentaux.
Voilà où nous en étions en juin 1999, quand la
décision du Conseil européen de Cologne a été prise
d'élaborer une Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne.
La phase concrète d'élaboration a été mise en
oeuvre lors du Conseil de Tampere de décembre 1999.
La France, ainsi qu'elle l'a affirmé par les voix de ses plus hauts
responsables, souhaite qu'une telle Charte soit adoptée sous sa
présidence du Conseil européen, au cours du second semestre 2000.
Les soixante-deux membres de la convention chargée d'élaborer la
Charte -formule effectivement originale- en ont d'ores et déjà
esquissé l'architecture globale et ébauché les
modalités d'application.
Je formulerai une remarque préalable : la Charte devrait concerner
uniquement les citoyens de l'Union, à la différence de la
convention européenne des droits de l'homme, qui intéresse les
quarante et un Etats membres du Conseil de l'Europe.
Je dois cependant remarquer que cette position limitative, que je comprends par
ailleurs, n'est pas sans poser quelque problème de conscience aux
héritiers des valeurs universalistes de la Révolution
française et de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, qui conçoivent la construction européenne sur le long
terme, et non en fonction de préoccupations, certes, légitimes et
délicates. Mais nous sommes ici au Parlement, et nous devons nous
inscrire dans la longue durée.
L'élément novateur de la Charte réside dans l'adjonction
aux droits civils et politiques des droits économiques et sociaux tels
qu'ils sont énoncés dans la Charte sociale européenne et
dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.
On l'a dit et on le dira encore, c'est bien ainsi que les citoyens attendent
que l'Europe descende de ses traités, de ses organisations, de ses
manifestations solennelles et qu'elle entre un peu plus avant dans le
quotidien, et pas seulement sous la forme, un peu caricaturale, que prennent
parfois certaines directives.
Lors de l'élaboration de la convention européenne des droits de
l'homme, il y a cinquante ans, certains droits relatifs à la
santé publique ou au salaire minimum, sans parler, bien sûr, des
droits de la bioéthique, de l'informatique ou de l'environnement,
n'avaient pas encore été créés. Il est donc
aujourd'hui essentiel d'ajouter ces nouveaux droits, par ailleurs objet d'une
revendication ancienne de nombreuses associations et de syndicats, entre
autres.
1. La valeur juridique de la Charte
Une des
questions qui se posent aujourd'hui même réside dans le point de
savoir s'il faut accorder ou non à la Charte un caractère
juridique contraignant. Le 16 mars dernier, le Parlement européen a
souhaité, à une écrasante majorité, doter la Charte
de cette force juridique, par le biais de son incorporation dans les
traités.
Ces avancées constitueraient sans aucun doute le premier pas de l'Union
européenne vers l'adoption d'une constitution, objectif à long
terme.
Il est en effet permis de s'interroger sur l'intérêt d'une Charte
qui ne disposerait que d'un caractère déclaratif, alors que des
millions de citoyens européens vivent encore aujourd'hui en dessous du
seuil de pauvreté. Tel est l'un des enjeux de la présidence
française, monsieur le ministre, et vous le savez, comme le Parlement
tout entier. Nous attendons sur ce point des éclaircissements et, si
possible, quelques pas en avant de votre part.
La Charte doit répondre à une forte aspiration des opinions
publiques européennes, à un renforcement des droits des citoyens
de l'Union européenne et à un rééquilibrage des
textes en leur faveur.
Pour autant, et je le dis au passage sans pouvoir développer, il est
souhaitable de ne pas créer de concurrence fâcheuse entre la Cour
de Luxembourg et celle de Strasbourg.
Aussi sera-t-il nécessaire de bien préciser que la Charte ne
régira que les actes communautaires et laissera entier le système
des droits reconnus à toutes personnes présentes sur le
territoire communautaire, qu'elles aient ou non la citoyenneté des Etats
membres.
2. Le contenu de la Charte
Du
reste, rappelons que la Charte comprendra bien d'autres droits que ceux qui
sont actuellement garantis par la Cour de Strasbourg et constituera une
avancée, notamment dans les secteurs économiques et sociaux.
Marie-Madeleine Dieulangard l'a excellemment dit, il faut donner un contenu
concret au droit du travail, à la protection des salariés et
à la formation continue, pour ne prendre que quelques exemples.
J'ajouterai une dimension de notre mode de vie européen qui n'a pas
encore été évoquée, et même une dimension de
notre civilisation, je veux parler de la contribution des services publics
appelés, dans le nouvel article 16 du traité d'Amsterdam, "
services d'intérêt général à la
cohésion sociale et territoriale ".
Un ensemble d'organisations syndicales et d'associations ont
élaboré à ce sujet une plate-forme commune. Ils souhaitent
que la France fasse inclure cette forme d'organisation sociale originale dans
la Charte des droits fondamentaux. L'objectif est bien que nos partenaires
européens confirment que la notion de " services d'intérêt
général ", et pas seulement à vocation économique,
soit l'une des valeurs communes de l'Union européenne.
Cette intégration au sein de la Charte aura pour conséquence de
donner un cadre conceptuel à la mise en oeuvre concrète des
droits fondamentaux en matière économique et sociale.
Elle permettra, dans un deuxième temps, de renforcer encore la timide
avancée réalisée par la rédaction de l'article 16
du traité d'Amsterdam. Dans l'immédiat, je souhaite, sur ce sujet
comme sur les autres, que la Charte puisse être incluse dans le
préambule du traité sur l'Union européenne. Ce serait un
premier pas particulièrement significatif.
La Charte aura en même temps vocation à s'appliquer aux
institutions et non aux Etats membres. Elle doit donc traiter d'un certain
nombre de sujets sensibles. Je vais prendre pour exemple l'introduction, dans
la Charte, des droits collectifs et régionaux, voire le droit des
minorités. Ces domaines suscitent des opinions extrêmement
divergentes, voire contradictoires, en fonction des sensibilités
ethniques et culturelles. Ils ne semblent pas faire aujourd'hui l'objet d'un
compromis et devront être très sérieusement approfondis. La
question est cependant posée.
Pour l'heure, la convention a décidé de prendre pour base de
travail une liste relativement complète, incluant
l'intégralité des droits de l'homme, auxquels sont ajoutés
des droits économiques, sociaux et environnementaux.
Particulièrement attachés aux valeurs de la démocratie,
les sénateurs du groupe du Rassemblement démocratique et social
européen adhèrent sans restriction à ces valeurs.
Parce qu'ils partagent l'idée selon laquelle la Charte des droits
fondamentaux constitue une avancée essentielle pour la poursuite de la
construction européenne au service des citoyens, les sénateurs du
groupe que je représente à cette tribune estiment qu'une
dimension morale, je dirai même éthique, et un principe de justice
sociale doivent présider à son élaboration. Telles sont
les raisons pour lesquelles, monsieur le ministre, nous serons
particulièrement attentifs à vos réponses.
F. INTERVENTION DE MME DANIELLE BIDARD-REYDET
Au
conseil de Tampere, à la fin de l'année 1999, les chefs d'Etat et
de gouvernement ont lancé le processus de rédaction d'une Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne, rédaction qui doit
s'achever sous présidence française.
L'adoption éventuelle du projet de texte devrait avoir lieu au Conseil
européen de Nice, en décembre prochain.
La France a donc une responsabilité toute particulière à
cet égard et devra se montrer à la hauteur d'une telle ambition.
Il s'agit véritablement d'un enjeu pour la construction d'une Europe
citoyenne.
Alors que l'élargissement aux pays de l'Est se précise et que
l'actualité montre, avec le cas autrichien, que des reculs sont toujours
possibles, il est de la responsabilité de l'ensemble des pays
européens de rester vigilants.
Réaffirmer dans cette Charte et rendre visibles aux yeux des citoyens
européens, mais aussi au reste du monde, les valeurs qui fondent la
Communauté européenne est un objectif auquel on ne peut que
souscrire. L'Europe est aujourd'hui essentiellement économique et
financière. Il est grand temps de privilégier la construction
d'une Europe " communauté de valeurs de démocratie, de
progrès et de justice sociale ".
La question de l'identité de l'Europe est au coeur des réflexions
sur l'élaboration de cette Charte. Il convient donc non pas de
s'enfermer dans un débat purement technique et juridique mais au
contraire d'élargir la discussion, de l'ouvrir pour lui donner une
dimension nouvelle.
1. L'élaboration de la Charte
Partout
aujourd'hui en Europe, le désir de citoyenneté s'exprime et se
renforce. A défaut de répondre à cette attente, l'Europe
s'éloignera encore plus des peuples et de leurs préoccupations.
Nous appuyant sur ces préoccupations, nous devons renforcer les liens
entre les exigences des citoyens européens et la construction
européenne. L'enjeu est d'importance si l'on veut donner sens au contenu
de cette construction et répondre ainsi aux aspirations des citoyens
à un renouvellement de la démocratie, dans les institutions comme
dans le contenu social de l'Union européenne.
Le processus d'élaboration de la Charte peut constituer une
avancée citoyenne, un instrument de progrès et de justice
sociale. Elle doit constituer un point d'appui pour les citoyens dans leurs
revendications pour l'application de l'ensemble des droits déjà
acquis ainsi que pour une formulation de nouveaux droits. Cela implique que
l'ensemble des citoyens européens soient mieux informés, qu'ils
puissent s'exprimer dans ce débat.
Nous nous félicitons du processus original d'élaboration, avec
une convention composée de membres de l'exécutif et du
législatif, des différents parlements, avec une transparence
affirmée par le compte tendu intégral des débats publics
sur internet et avec les appels à contribution des membres de la
société civile.
Pourtant, il nous semble nécessaire de privilégier encore la
démarche participative " dans l'élaboration de la Charte ", de
développer l'information dans tous les pays européens. Je pense
que, dans cet esprit, un forum public pourrait être organisé au
niveau européen, associant des élus, des membres de la
société civile et des experts.
Les attentes des citoyens sont immenses pour une réorientation de
l'Europe vers plus de solidarité, de démocratie, de protection de
l'environnement et de développement durable. Nous devons y
répondre. Pour cela, il n'est pas possible de se limiter à un
simple " recopiage " des droits déjà existants dans la convention
européenne des droits de l'homme et dans la Charte communautaire des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Ces droits doivent, bien
sûr, être inscrits de façon lisible dans la Charte, avec
l'application du principe de non-régression, mais il faut
également y mentionner de nouveaux droits tendant à construire
une Europe plus juste et plus humaine ainsi que ceux qui sont relatifs,
notamment, à la bioéthique et à la transparence
administrative.
2. Le contenu de la Charte
Le
projet de Charte prévoit trois " corbeilles ", comme cela a
déjà été rappelé.
La troisième corbeille, qui traite des droits économiques et
sociaux, est à l'origine de nombreuses divergences entre les partenaires
européens. Il s'agit, en effet, de traduire le concept social
européen, sur lequel les opinions des gouvernements sont loin
d'être semblables. On a pu le vérifier au sommet sur l'emploi de
Lisbonne, avec la volonté affichée de certains Etats, en
particulier le Royaume-Uni, de " moderniser " le système de protection
sociale en le réduisant au minimum !
Une telle évolution constituerait un véritable danger pour
l'avenir de l'Europe, qui doit développer, au contraire, un projet
social ambitieux pour répondre aux attentes des citoyens
européens.
Les " droits fondamentaux " sont indivisibles. L'ensemble des droits
économiques et sociaux qui concernent la vie quotidienne de chaque
citoyen constituent donc des droits fondamentaux à part entière.
Le gouvernement français a déjà affirmé sa
volonté d'accorder une importance particulière aux droits de la
troisième corbeille, mais il faut développer un argumentaire plus
exigeant dans ce domaine.
Nous pensons qu'il est de la responsabilité de la France d'être
ferme sur cette question, en mettant en avant la justice sociale, le
bien-être de tous. L'être humain doit être au coeur de la
construction européenne, à la place des marchés financiers
soutenus par la logique de Bruxelles.
Nous avons conscience des réticences des gouvernements des pays
partenaires, mais nous pensons que le rôle des peuples de l'Union, qui
tous aspirent à un mieux-être, peut permettre d'aller dans ce
sens. Il est donc utile de leur donner les moyens de participer aux
débats et de se mobiliser pour préciser quels droits doivent
être considérés dans le cadre d'une Europe sociale et
solidaire. Les très nombreuses contributions d'associations,
d'organisations non gouvernementales et de syndicats de l'ensemble des pays
européens témoignent du foisonnement de propositions sur ce sujet
et de l'urgence de leur prise en compte.
Il est tout d'abord fondamental de réaffirmer et, surtout,
d'étendre les droits des citoyens à la prise de décision
et aux choix économiques qui conditionnent la construction
européenne, ce qui implique une démocratisation des institutions
européennes, y compris des institutions financières telles que la
Banque centrale européenne.
Dans le même sens, il nous faut prendre en compte les droits des
salariés à l'information et à la gestion des groupes
économiques dans le cadre des comités de groupe européens,
afin que les salariés soient associés aux réformes qui les
concernent au premier chef.
Le droit d'association et les droits syndicaux transnationaux doivent
être revalorisés. Le développement d'une véritable
démocratie en Europe et la mobilisation des citoyens en faveur de la
construction européenne passent nécessairement, selon nous, par
l'extension de ces droits.
Donner aux citoyens la possibilité de peser réellement sur les
choix des orientations permettra à l'Europe de se réorienter vers
un développement au service des peuples. Dans une Europe où la
précarité et le chômage font des ravages, le droit à
la sécurité de l'emploi et à la formation est une
priorité pour tous. C'est également le cas pour le droit à
une protection sociale suffisante, à un revenu minimal décent,
à l'accès total et sans discrimination de ressources aux soins de
qualité, à l'éducation, au logement.
Des associations et des ONG se battent depuis des années pour que les
injustices prennent fin. Comment ne pas répondre à ces attentes ?
D'autres droits constituent aussi des priorités pour les citoyens. Il
s'agit, par exemple, du droit à l'accès à des services
publics de qualité, du droit à l'accès aux nouvelles
technologies de l'information et du droit à un environnement durable et
de qualité concernant, notamment, la sécurité sanitaire,
alimentaire et maritime.
Certains droits spécifiques doivent, selon nous, être
considérés avec attention. Je pense en particulier aux droits des
jeunes, qui sont trop peu pris en compte en tant que tels au sein de l'Union.
Des consultations pourraient être organisées à
l'échelon européen pour mieux connaître les aspirations des
jeunes. Quant aux droits des femmes, il est indispensable d'inscrire
l'égalité des sexes, notamment socio-économique, comme le
réclament les associations féministes, et non pas de se limiter
à une clause générale de non-discrimination. Les femmes ne
sont pas, en effet, une minorité, elles représentent plus de la
moitié de la population européenne.
3. La portée de la Charte
D'une
façon générale, la question se pose de savoir si les
droits contenus dans la Charte concerneront uniquement les ressortissants
européens -immigrés extracommunautaires exclus- ou tous ceux qui
résident légalement dans l'Union.
La notion de citoyenneté européenne ne doit pas être
réductrice, elle doit s'appliquer à l'ensemble des individus qui
réside sur le territoire européen, dans un souci
d'amélioration de la vie démocratique et de recul des
inégalités et des discriminations.
Il faudrait également veiller, en particulier dans le contexte actuel,
à la stricte application de l'article 13 du traité d'Amsterdam
s'agissant des discriminations fondées sur la race, l'orientation
sexuelle, la religion, le sexe, les handicaps.
Nous sommes pour l'instauration d'une citoyenneté de résidence
qui passe par la promotion, dans un premier temps, du droit de vote et
d'éligibilité pour les étrangers extracommunautaires dans
tous les pays de l'Union européenne aux élections locales. Cela
est devenu incontournable, car majoritairement souhaité par l'opinion
publique européenne. Avec les droits de la première corbeille et
les droits économiques et sociaux, les citoyens extracommunautaires de
l'Union doivent bénéficier des mêmes avantages que les
ressortissants de l'Union européenne.
La question de la portée juridique de la Charte est également
importante. Sera-t-elle un document juridiquement contraignant
intégré dans les traités et contrôlé par la
Cour de justice ? Quelles seront, dans ce cas, les voies de recours ?
Sera-t-elle un texte déclaratoire à valeur purement symbolique ?
Le débat est vif sur ce sujet et la position de nombreux acteurs,
notamment celle du Gouvernement français, est de choisir la prudence en
concentrant les efforts sur la qualité du contenu de la Charte. C'est,
bien sûr, un préalable indispensable : il n'y aurait aucun
intérêt à intégrer dans le traité une Charte
restrictive, voire régressive, ou même simplement peu lisible.
Cependant, il n'est pas inopportun d'amorcer ce débat sur cette question.
Si nous estimons que ce texte ne doit en aucun cas avoir pour objet de
supplanter les textes fondamentaux de la République, il nous semble
malgré tout nécessaire que des conditions pour l'application
effective des droits contenus dans la Charte, droits nouveaux comme droits
existants, pas toujours appliqués, soient clairement définies.
En conclusion, je dirai notre engagement pour que la Charte permette une
réelle avancée dans la construction d'une Europe du
progrès humain et de la citoyenneté. Nous sommes convaincus que
le Gouvernement français, en particulier pendant la présidence
française de l'Union européenne, oeuvrera en ce sens.
G. INTERVENTION DE M. DANIEL HOEFFEL
La
nécessité d'une volonté politique de l'Europe a
été mise en relief tout au long de cette semaine. Cette
volonté doit s'accompagner d'une clarté dans la démarche
et d'une complémentarité dans l'intervention des diverses
institutions européennes.
Il y a l'Europe des Quinze et l'Europe des Quarante et un : chacune a sa
vocation et son champ d'action, mais chacune, dans sa sphère, concourt
à la réalisation d'objectifs et à la défense de
valeurs qui doivent faire de notre continent un pôle de rayonnement
exemplaire.
Il me semble inutile et même inopportun que l'Union européenne
cherche, dans certains domaines, à répéter ce que le
Conseil de l'Europe a déjà réalisé. J'exprime cette
crainte à propos de l'élaboration de la Charte des droits
fondamentaux, dont l'articulation avec la convention du Conseil de l'Europe ne
doit en aucun cas être source de difficultés ou d'équivoque.
Il n'est pas question, bien entendu, de remettre en cause l'originalité
de la méthode ni la qualité et la compétence de ceux qui
préparent la Charte et qui réalisent un travail sérieux,
notre collègue Haenel, que je remercie de l'initiative de cette question
orale européenne avec débat, l'a bien relevé.
Cependant, les interrogations naissent de certaines déclarations faites
récemment et que je voudrais rappeler : " Personne ne sait encore
très bien ce sur quoi l'on va déboucher ", ou encore "
L'important est, pour le moment, d'obtenir une bonne Charte et la question du
statut viendra plus tard. "
L'Europe n'est pas née d'une équivoque, elle ne peut pas avancer
dans l'équivoque. Il faut qu'au départ les choses soient claires.
Il y va du caractère confiant des relations entre institutions
européennes. Il faut, à cet effet, rappeler la situation actuelle.
La convention européenne des droits de l'homme du Conseil de l'Europe a
été signée en 1950. Elle est dotée d'un
mécanisme de contrôle supranational. Il s'agit, depuis 1998, d'une
cour unique et permanente dont les arrêts s'imposent aux Etats
adhérents. Les quarante et un Etats qui composent le Conseil de l'Europe
sont tous signataires de la convention, et l'engagement de souscrire cette
convention est même devenu une condition d'adhésion au Conseil de
l'Europe.
Les quinze Etats de l'Union européenne ont souscrit depuis longtemps
à la convention, l'ont incorporée dans leur droit interne, et
sont donc soumis à la juridiction de la Cour de Strasbourg.
Pour sa part, l'Union européenne, à partir de l'Acte unique
européen, a prévu que les traités, dans leur
préambule, fassent mention de la soumission de l'ordre juridique
communautaire aux droits de l'homme et explicitement à la convention
européenne des droits de l'homme.
Il ne subsiste qu'un vide juridique : les actes et décisions
émanant des organes communautaires ne sont pas soumis, quant à
eux, à un contrôle de légalité au regard des droits
de l'homme.
Se pose, de ce fait, la question de l'articulation entre les deux ordres
juridiques. Comment combler ce vide juridique.
A plusieurs reprises, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a
invité l'Union européenne à formaliser la soumission
à l'ordre juridique de la convention européenne des droits de
l'homme, solution longtemps approuvée par le Parlement européen.
Mais la Cour de justice des Communautés européennes a émis
un avis défavorable, et il se dégage donc actuellement une tout
autre orientation. L'Assemblée du Conseil de l'Europe s'est pourtant
prononcée en faveur d'une incorporation des droits garantis par la
convention européenne des droits de l'homme dans la future Charte.
Elle s'est également prononcée pour la modification des
traités européens afin de rendre possible l'adhésion de
l'Union européenne à cette convention.
Le président de l'Union européenne, s'exprimant devant le Conseil
de l'europe, a déclaré : " Il est utile que l'Union se dote d'une
Charte des droits fondamentaux afin de se rapprocher de ses citoyens. " Mais il
a ajouté : " Il faut éviter toute incohérence entre la
Charte et la convention ou entre les jurisprudences des deux cours
européennes. "
Cela entraîne évidemment trois risques.
Le premier, c'est celui d'une Europe à deux vitesses, avec une certaine
conception des droits de l'homme dans une partie de l'Europe et une autre dans
le reste de l'Europe. Ce serait le risque d'une nouvelle division au moment
même où le continent européen refait son unité.
Le deuxième risque, c'est le risque de divergence quant aux droits
garantis.
Le troisième risque, principal, tient à l'institution d'un double
mécanisme de contrôle. Existe donc le risque d'une divergence des
droits garantis et de la jurisprudence des deux cours, celle de Strasbourg et
celle de Luxembourg.
La divergence sur la définition des droits entre la future Charte et la
convention existante ainsi que la divergence des mécanismes de
contrôle et des jurisprudences, voire leur concurrence, n'apporteraient
sans doute pas une sécurité supplémentaire quant aux
droits des citoyens. Les inévitables conflits de droit et conflits de
juridiction ne contribueraient pas à la lisibilité de la
construction européenne.
Ce sont, monsieur le ministre, les trois questions qui ont déjà
été posées mais que je répète.
Il faut, en premier lieu, inviter le Gouvernement français à
éviter toute divergence entre la convention européenne des droits
de l'hommes et la future Charte des droits fondamentaux dans la
définition même des droits.
Il convient, en deuxième lieu, faire preuve de circonspection à
l'égard d'une incorporation de la Charte dans les traités
européens qui entraînerait la compétence de la Cour de
justice de Luxembourg, et donc une concurrence fâcheuse avec la Cour de
Strasbourg.
Il faudrait, en troisième lieu, que soit bien précisé que
la Charte ne régit que des actes communautaires, et laisse donc entier
le système des droits reconnus à toutes les personnes
présentes sur le territoire communautaire, qu'elles aient ou non la
citoyenneté de l'un des Etats membres.
C'est une question d'efficacité, mais aussi de lisibilité de
l'Europe et des droits de l'homme par la population européenne. Nos
concitoyens éprouvent souvent des difficultés à savoir qui
fait quoi en Europe et qui est compétent pour quoi. A un moment
où l'Europe est à un tournant, il faut des réponses
claires à ces interrogations. Il est encore temps d'y contribuer. Je ne
doute pas, monsieur le ministre, que vous ayez la volonté d'y
contribuer.
H. INTERVENTION DE M. JAMES BORDAS
Si les
bonnes intentions ne donnent pas toujours les meilleurs résultats, le
groupe des Républicains et Indépendants approuve toutefois
l'idée d'un renforcement des droits fondamentaux des citoyens
européens.
Nous y sommes favorables par principe, car cela correspond à notre
vision d'une société plus humaine et plus juste, qui prenne mieux
en compte chaque individu en tant que tel.
Nous y sommes également favorables parce que ce projet peut contribuer
à forger une identité européenne qui soit non seulement
économique ou historique, mais également fondée sur des
droits et des principes communs pour tous les citoyens de l'Union.
Cela étant dit, mon groupe est perplexe quant au résultat final.
Le débat sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union repose, en
effet, sur deux ambiguïtés majeures : ambiguïté
vis-à-vis de la convention de protection des droits de l'homme, qui est
déjà en vigueur dans le cadre du Conseil de l'Europe ;
ambiguïté sur le contenu même de la future Charte, que
beaucoup veulent étendre et que certains voient comme un embryon de
Constitution européenne.
Il est indispensable de lever rapidement ces deux ambiguïtés. A
défaut, le malaise que nous sommes déjà nombreux à
ressentir se transformera en affrontement idéologique, au risque de
faire échouer l'ensemble du processus.
Le débat d'aujourd'hui a donc beaucoup d'importance, et je rends hommage
à M. Haenel, président de la délégation pour
l'Union européenne, qui en a eu l'initiative.
Notre collègue nous a présenté les enjeux politiques et
juridiques de la Charte des droits fondamentaux.
De mon côté, je souhaite vous faire part de mes interrogations en
tant que sénateur membre de l'assemblée parlementaire du Conseil
de l'Europe.
Tout se passe comme si l'Europe découvrait la nécessité de
garantir le respect des droits de l'homme.
Or, il existe déjà une convention de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales : elle a été
signée en 1950 au niveau du Conseil de l'Europe et elle dispose, depuis
1998, d'une cour unique et permanente dont les arrêts s'imposent aux
Etats membres.
Pourquoi alors refaire à quinze ce qui existe déjà
à quarante et un ? Pourquoi prendre le risque d'instituer un double
ordre juridique, l'un dépendant de l'Union européenne, l'autre du
Conseil de l'Europe ? Quelle serait alors la cour compétente ? Celle de
Strasbourg ou celle de Luxembourg ?
Je veux témoigner de l'esprit d'ouverture dans lequel la question a
été abordée au sein du Conseil de l'Europe, notamment par
la commission juridique et des droits de l'homme dont je fais partie.
Nous avons à plusieurs reprises -et longuement- débattu de
l'intention de l'Union européenne de se doter d'une Charte.
Je crois pouvoir assurer que le Conseil de l'Europe n'est absolument pas
opposé à une telle initiative et ne cherche pas à
préserver un quelconque monopole. Au contraire, le rapporteur de la
commission juridique, M. Magnusson, a accueilli favorablement l'adoption
de la Charte, la considérant comme un renforcement de la protection des
droits de l'homme en Europe. Il s'est seulement inquiété, comme
beaucoup, des risques de double emploi entre la Cour de justice de Luxembourg
et la Cour de Strasbourg.
Tel était le sens de la proposition d'adhésion de l'Union
européenne à la convention européenne des droits de
l'homme, qui serait ainsi venue s'ajouter aux adhésions individuelles
des quinze Etats membres.
Tel est aussi le sens de la résolution adoptée le 25 janvier
dernier par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui
propose une autre solution, sous forme d'une incorporation dans la future
Charte des droits garantis par la convention.
Dans les deux cas, cela permettrait de combler le vide juridique qui exclut
aujourd'hui les actes et les décisions des institutions de l'Union
européenne du champ d'application du contrôle du respect des
droits de l'homme.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, ne nous voilons pas la face.
Soyons conscients que le problème est non pas juridique mais politique.
L'Union européenne, sous la pression du Parlement européen et de
quelques Etats membres, cherche à renforcer son identité. Elle
souhaite donc mettre en place son propre cadre juridique, dans tous les
domaines, et je pourrais prolonger mon propos en parlant de ce que l'on appelle
la " corbeille " des droits fondamentaux réservés aux citoyens de
l'Union ou de celle des droits économiques et sociaux.
Il est clair que certains veulent étendre le contenu de la future Charte
pour aller au-delà d'une simple codification du droit existant et lui
donner un caractère contraignant, avec toutes les dérives que
cela peut comporter.
Pour ma part, j'ai souhaité centrer mon intervention sur les risques
liés à la coexistence de deux juridictions en matière de
droits fondamentaux.
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire table rase du
passé. Il y a deux assemblées européennes mais une seule
Europe. Les citoyens n'ont rien à gagner d'une lutte d'influence entre
Strasbourg et Luxembourg.
Nous demandons en conséquence que la France mette tout en oeuvre pour
clarifier la situation.
L'Union européenne et le Conseil de l'Europe ont des objectifs
différents, mais une vision commune. Nous ne devons pas l'oublier.
I. RÉPONSE DE M. PIERRE MOSCOVICI, MINISTRE DÉLÉGUÉ CHARGÉ DES AFFAIRES EUROPÉENNES
Je veux
en premier lieu remercier M. Hubert Haenel pour la question qu'il a
posée aujourd'hui, question qui nous permet de débattre de cette
très importante initiative pour l'Europe qu'est le projet de Charte des
droits fondamentaux.
Il est en effet nécessaire que la représentation nationale, mais
aussi, à travers elle, l'opinion publique soient informées de ce
projet y apportent leur contribution. Je veux aussi remercier M. Hubert Haenel
et Mme Marie-Madeleine Dieulangard pour leur très active
participation au sein de la convention, où ils représentent tous
les deux le Sénat : je sais l'investissement de temps et
d'énergie que requiert cet exercice, et je me réjouis de
l'enthousiasme dont ils font preuve l'un et l'autre.
Le débat de ce matin aura été de haute tenue. Il aura
permis, j'en suis certain, d'approfondir toute une série de questions
importantes pour nos concitoyens.
1. L'élaboration de la Charte
Avant
d'apporter des éléments de réponse aux différentes
interrogations soulevées, je voudrais vous livrer les quelques
réflexions que m'inspire cette tentative unique, cette "
expérience ", devrais-je presque dire -M. Haenel a d'ailleurs
évoqué l'idée d'un " laboratoire "- qu'est la
rédaction d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne par une enceinte tout à fait spécifique par
rapport aux institutions européennes classiques.
M. Fauchon s'est demandé si les dirigeants européens avaient une
idée claire lorsqu'ils ont lancé ce processus. Je crois que oui.
Je veux tout d'abord souligner la prise de conscience qu'a
révélée le lancement de cet exercice. Il est vrai que l'on
pourrait s'interroger sur son bien-fondé, ou peut-être même
sur son caractère paradoxal, et ce à deux titres : tout
d'abord, quinze Etats membres de l'Union ont incorporé depuis longtemps,
chacun en ce qui le concerne -plusieurs orateurs l'ont indiqué- la
convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales dans leur droit interne, et ils sont soumis à la
juridiction de Strasbourg, à laquelle nous sommes très
attachés ; par ailleurs, la Cour de justice des Communautés
européennes de Luxembourg a jugé à de nombreuses reprises
que le respect des droits fondamentaux faisait partie intégrante des
principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le
respect.
Et pourtant, on est bien obligé de constater que les traités
constitutifs des Communautés ne contiennent aucun énoncé
des droits et des libertés qui en découlent. Si, en 1953, il fut
prévu dans l'avant-projet de " statut " des Communautés
européennes que les dispositions du titre Ier de la convention
européenne en feraient partie, aucune référence, a
fortiori aucune liste des droits fondamentaux, n'a, depuis, été
inscrite dans les textes constitutifs des Communautés de l'Union
européenne.
Il y a donc, dans ce projet de Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne, la volonté clairement politique - M. Delfau a
justement insisté sur ce point - de combler là une lacune. Il
s'agit en effet, comme l'indiquent clairement les conclusions du Conseil
européen de Cologne, d'ancrer l'importance et la portée
exceptionnelles de ces droits de façon visible pour les citoyens, et de
créer ainsi un texte de référence, un texte identifiant
précisément ce qu'est l'Union européenne, y compris dans
ses différences avec l'Europe des quarante et un, ses valeurs et, d'une
certaine façon, son projet politique.
Le projet de Charte des droits fondamentaux lancé par le Conseil
européen de Cologne des 3 et 4 juin 1999 répond donc, à
mon sens, à ce souci d'affirmer que la Communauté, que l'Union
européenne n'est pas seulement un ensemble à vocation
économique et financière, mais qu'elle est d'abord une
communauté de valeurs, une communauté de civilisations, une
communauté au sens fort, c'est-à-dire un lien de rattachement
indissoluble, d'adhésion identitaire, qui transcende les
tragédies de l'histoire européenne.
Je suis certain que nous nous sentons européens justement parce que nous
avons tiré les leçons des crimes qui ont conduit à
l'asservissement, à la dégradation, à la négation
de la dignité de la personne humaine et non pas seulement parce que
l'histoire et la géographie nous ont rassemblés au bout d'un
isthme continental. Nous sommes européens parce que nous avons la
volonté de vivre une vie commune et que nous partageons certaines
valeurs et non pas parce que le hasard nous fait vivre ici ou là en nous
contraignant à coopérer dans un grand marché unique,
doté maintenant d'une monnaie unique.
Si la méthode de construction graduelle de l'Europe, fonction par
fonction -charbon, acier, agriculture, transports- si bien décrite dans
la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 dont nous venons de
célébrer le cinquantième anniversaire, l'a emporté
et a conduit à la réalisation des solidarités de fait, il
faut aujourd'hui réfléchir à l'identité profonde de
l'Union, et ce ne peut être que le produit d'une volonté politique.
On sait aussi -Mme Dieulangard y a justement insisté- que, par une
coïncidence malheureuse, hélas ! les événements
politiques autrichiens ont mis également en exergue de façon
aiguë l'absence d'un référentiel de valeurs au sein de
l'Union et ont, je le crois sincèrement, accentué la
nécessité d'un tel exercice.
L'autre dimension que je veux souligner brièvement, c'est, bien
sûr, le caractère totalement inédit de la méthode
retenue. Comme vous l'avez indiqué, monsieur Haenel, c'est la
première fois qu'est confié à une enceinte composée
en majorité de parlementaires nationaux et européens ainsi
qu'à des personnalités représentants les chefs d'Etat et
de gouvernement le soin de rédiger un texte qui est appelé
à être adopté par les trois institutions que sont : le
Parlement européen, la Commission et le Conseil européen.
Cette volonté d'intégrer les parlementaires a été
fortement soutenue par la France ; il nous paraissait en effet indispensable,
s'agissant des droits fondamentaux, de recourir à un processus
d'élaboration associant d'abord les représentants élus des
citoyens.
De même, je me réjouis du principe de transparence qui
préside aux travaux de la convention, puisque tous les documents et
contributions sont disponibles immédiatement sur Internet. On pourra
peut-être, à Nice, adopter le premier texte européen on
line, la " charte.com ", en quelque sorte. En tout cas, la
société civile ne s'y est pas trompée et participe
pleinement à cette élaboration en ligne.
Cette initiative montre bien, à l'heure où sont engagées
les réformes fondamentales des institutions de l'Union dans le cadre de
la conférence intergouvernementale, que l'Union doit savoir et sait
aussi innover de façon pragmatique.
Il est vrai -je rejoins M. Hubert Haenel sur ce point- que le caractère
inédit de la procédure retenue fait peser une sorte d'obligation
de réussite sur la convention, si l'on veut que cette démarche
soit, demain, reprise dans d'autres circonstances ; mais c'est très
certainement ce qui fait aussi tout le piquant de participer à une telle
aventure.
J'en viens maintenant aux questions, nombreuses et très précises,
qui ont été soulevées ce matin. Je tâcherai d'y
apporter des réponses aussi précises que possible, même si
certains points n'ont pas encore fait l'objet de décisions
définitives au sein du Gouvernement et entre les autorités de
l'exécutif, justement parce que nous respectons le travail de la
convention, qui est un travail évolutif et conduit de façon
intelligente par son président, M. Herzog, et par ses membres.
2. Le processus d'adoption de la Charte
Je veux,
en premier lieu, préciser le calendrier et les modalités
d'adoption de cette Charte. Comme vous le savez, les conclusions du Conseil
européen de Cologne précisent que la convention devra remettre en
temps utile le projet de Charte pour permettre sa proclamation, lors du Conseil
européen qui se tiendra en décembre 2000 à Nice, par les
trois institutions principales de l'Union, à savoir la Commission, le
Parlement européen et le Conseil.
Le respect de ce calendrier implique que le projet de Charte issu de la
convention soit présenté lors du Conseil européen informel
qui se tiendra à la mi-octobre à Biarritz. Il est indispensable
que les Etats membres puissent, dès ce moment-là, vérifier
que le projet transmis respecte la " feuille de route " fixée à
Cologne. Par définition, le Conseil européen -et je
réponds ainsi à la première question de M. Hubert Haenel-
pourrait amender le texte, et c'est d'ailleurs son rôle.
Mais je veux me placer volontairement dans une perspective où le texte
de la Convention sera si parfaitement lisible, concis et percutant, qu'il ne
nécessitera tout au plus que de légères modifications, ce
qui n'est pas illogique compte tenu du fait que chaque chef d'Etat ou de
Gouvernement a un représentant dans la convention.
J'exclus en tout cas l'hypothèse d'une complète
réécriture du projet par le Conseil européen ou, plus
encore, par le Parlement européen ; je tiens à souligner, au
contraire, toute l'attention que porte le Conseil aux travaux de la convention,
puisque la présidence portugaise a souhaité entendre un rapport
de M. Herzog lors du Conseil européen qui se tiendra, en juin prochain,
à Feira.
3. Le contenu de la Charte
J'en
viens maintenant aux interrogations relatives au contenu même de la
Charte.
Tout d'abord, va-t-il s'agir d'une codification du droit existant ou d'une
innovation ? Mme Bidard-Reydet, par exemple, s'est demandé si l'on
ferait du recopiage du droit existant ou si l'on créerait des droits
nouveaux.
Un premier débat, ainsi que l'a rappelé M. Haenel, opposerait les
tenants d'une codification stricte à ceux qui souhaitent aller plus
loin. Il est certain que, pour le Gouvernement français, il s'agit non
pas de créer
ex nihilo
de nouveaux droits, mais de reprendre
largement et d'écrire des principes et des valeurs qui existent
déjà soit dans des textes internationaux, soit dans les textes
communautaires de " droit primaire " ou de " droit dérivé ", soit
encore dans les traditions constitutionnelles des Etats membres.
C'est peut-être d'ailleurs sur ce dernier point que le travail, que je
qualifierai d'" innovation stylistique ", qui sera mené, à la
marge, par la convention peut être le plus intéressant.
La Charte des droits fondamentaux prévoira-t-elle des droits effectifs
ou des objectifs politiques ? Cette question a notamment été
soulevée concernant les droits économiques et sociaux, sur
lesquels je reviendrai plus tard un peu plus longuement.
Sur ce point, il faut, à mon avis, avoir une lecture souple et
volontariste de la " feuille de route " dessinée par les conclusions du
Conseil européen de Cologne. Le droit à l'emploi, par exemple, ne
saurait être évincé au prétexte qu'il s'apparente
plus à un objectif qu'à un droit effectif. C'est ce que font nos
amis britanniques mais, pour nous, c'est totalement inacceptable.
Cette conception peut d'ailleurs être aisément contrée si
l'on rappelle que l'ensemble des dispositifs mis en oeuvre depuis le
traité d'Amsterdam -lignes directrices pour l'emploi, pacte
européen pour l'emploi...- ont déjà donné corps, au
niveau européen, à ce droit à l'emploi qui ne constitue
donc plus seulement un objectif.
J'entrerai maintenant dans ce que l'on peut appeler " le contenu
matériel " de la Charte, qui est bien sûr, pour le Gouvernement,
l'aspect le plus important.
Vous m'avez interrogé, monsieur Haenel, sur l'éventuelle
inscription d'un droit des minorités ou, encore, du principe de
laïcité. Mme Dieulangard a, quant à elle, indiqué
avec précision les droits sociaux qu'elle souhaitait voir figurer dans
ce texte.
Comme vous le savez, les conditions du Conseil de Cologne ont défini les
trois " corbeilles " de droits que doit contenir ce texte, et je sais que la
convention s'en tiendra à cette feuille de route.
S'agissant du droit des minorités, le Gouvernement ne peut que s'opposer
à une telle inscription, qui est contraire à notre tradition
constitutionnelle. Par ailleurs, le traité sur l'Union comporte, en son
article 13, le principe général de non-discrimination qui peut
permettre, par exemple, la défense de telle ou telle " tradition
culturelle ", expression que je préférerais à celle de "
droit des minorités ".
Sur le principe de laïcité -c'est un autre exemple d'un principe
qui n'appartient pas, loin de là, à l'ensemble des traditions
constitutionnelles des Etats membres, mais je sais qu'au cours des
débats de la convention certains l'ont toutefois évoqué
sous le nom de " principe de neutralité "- je ne dissuaderai
sûrement pas les membres français de l'enceinte de tenter la
chose, mais je ne suis pas certain, et je le regrette, qu'ils obtiendront
satisfaction ; en tout cas, ils seront soutenus.
Les droits économiques et sociaux
J'en viens maintenant à un sujet essentiel, que M. Masson a
présenté à sa façon et sur lequel ont
insisté Mme Bidard-Reydet et M. Delfau. Ce sujet constitue le coeur de
cette Charte pour ceux qui veulent en faire un projet social : je veux parler
des droits économiques et sociaux.
Vous le savez, mais je veux le rappeler, cette partie constitue pour nous le
coeur de la démarche puisqu'elle souligne le caractère global et
équilibré de la Charte et qu'elle traduira aussi la
réalité du modèle social européen.
Vous le savez aussi bien que moi, les premiers débats ont montré
que, sur ces points, les choses n'allaient pas de soi pour tous nos
partenaires. Certains pays nordiques et nos amis britanniques s'opposent
même clairement à nous sur l'ampleur et la portée de ces
droits. Ainsi, le droit de négocier et de conclure des conventions
collectives, le droit de grève, mais également l'insertion dans
la Charte du droit à un salaire minimum sont contestés par
certains.
Pour ma part, j'estime qu'il faut au minimum, pour que la Charte ait un contenu
acceptable pour nous, qu'y figurent une quizaine de droits sociaux essentiels
allant du droit au travail et à la protection sociale au droit de
grève en passant par le droit syndical ou la garantie d'accès
pour tous aux services d'intérêt général, sujet sur
lequel M. Delfau a insisté.
Je reprendrai bien volontiers à mon compte ce qui a été
dit sur le droit au logement par Mme Dieulangard, ou encore tout ce qui a
été dit sur la revalorisation des droits sociaux, notamment
syndicaux, par Mme Bidard-Reydet.
Je partage sur ce point l'avis du président Haenel, à savoir que,
honnêtement, mieux vaut pas de Charte du tout qu'une Charte qui serait un
ersatz ne comprenant pas ces droits économiques et sociaux.
La présence de droits sociaux dans cette Charte consacre par ailleurs
une évolution philosophique et juridique, l'unicité des droits
fondamentaux. Il est effectivement clair, aujourd'hui, que droits civils,
droits politiques, droits économiques et sociaux sont
interdépendants. La liberté d'association, de pensée,
d'opinion, la liberté syndicale -j'y reviens- la liberté de
manifestation ou de négociation sont ainsi intimement liées.
C'est l'intérêt, et je dirai même la condition sine qua non
d'un tel texte.
Les droits de troisième génération
En outre, M. Haenel et Mme Dieulangard se sont demandé si d'autres
droits, dits nouveaux droits ou droits de troisième
génération, pouvaient être intégrés dans le
projet de Charte. Il s'agit notamment des droits relatifs à la
protection de l'environnement, à la bioéthique, ou encore
à la transparence administrative.
Ces questions sont importantes pour nos concitoyens et le président
Herzog semble lui-même -je parle sous votre contrôle, Monsieur
Haenel- favorable à leur intégration.
Il est certain que c'est également à travers l'inscription de
tels droits que la valeur ajoutée de cette Charte se confirmera. J'ai
donc une attitude ouverte à l'égard de ces propositions, à
la condition expresse, je le répète, qu'aucun de ces droits ne
constitue une création
ex nihilo
. Un droit énoncé
doit forcément se rattacher à un texte existant, soit à un
texte international ratifié par les Quinze, soit à telle ou telle
tradition constitutionnelle partagée par tous les Etats membres.
Droits et devoirs
Enfin, s'agissant de l'idée de " devoirs " ou de "
responsabilités " que M. Fauchon à défendue avec son
éloquence coutumière, je ne peux que confirmer que j'y suis, pour
ma part, très favorable.
La citoyenneté, bien sûr, mais plus généralement
l'appartenance à une société exigent que chacun soit aussi
conscient de ce que l'on attend de lui.
Je renvoie cette question à la convention et je suis certain que Guy
Braibant, même s'il a pu être perçu comme " taisant ", ou "
taiseux ", a été dûment sensibilisé par M. Haenel et
a appliqué à ce sujet le principe selon lequel " qui ne dit mot
consent ". Je crois en tout cas que c'est ainsi qu'il faut interpréter
ce silence.
4. La valeur de la Charte
J'en
reviens à une question fondamentale posée par beaucoup d'entre
vous, notamment par M. Masson, chez lequel j'ai cru ressentir une
légère hostilité, et par Mme Dieulangard, qui y est au
contraire très favorable : je veux parler de la valeur contraignante ou
non de la Charte.
Vous connaissez ma position. Elle a été critiquée
mezzo
voce
par M. Hoeffel, mais, pour ma part, j'assume ce que j'ai dit
auparavant. Outre le fait que les conclusions de Cologne sont
particulièrement claires et qu'il est difficile pour la France, qui
assurera la présidence de l'Union, de préempter aujourd'hui un
tel débat, il me paraît de bon sens d'attendre de connaître
le projet rédigé par la convention pour nous interroger sur une
éventuelle valeur contraignante de cette Charte. J'attends donc de voir
ce qu'il en sera avant de me prononcer.
Plus ce texte sera percutant, fort, concis, lisible, accessible à nos
concitoyens, plus la question de sa valeur juridique et de son
éventuelle insertion dans les traités sera pertinente, et je me
refuse de poser cette question par principe.
Je redis à M. Masson que tel n'est effectivement pas notre objectif
premier. Mais il est tout aussi vrai que des réflexions sont
menées par le Gouvernement et par le Président de la
République dans l'hypothèse où la qualité de ce
texte serait suffisante. A ce stade, l'une des solutions envisageables serait
son intégration par voie de protocole, mais nous verrons bien en
fonction des travaux.
A ce titre, je rappelle que nous ne sommes pas seuls dans cette affaire et que
conférer un caractère contraignant à ce texte poserait
à certains de nos partenaires des difficultés
particulières. Je pense notamment au Danemark, pour lequel une telle
option entraînerait nécessairement l'organisation d'un
référendum, ce qui n'est jamais simple sur les questions
européennes. Et, pour d'autres pays aussi, se poseraient certainement
des questions constitutionnelles.
En tout cas, soyez sûr, monsieur Haenel, que le Président de la
République et le Premier ministre, qui siègent ensemble au
Conseil européen, ont à coeur de traiter cette question.
Notre objectif est donc de disposer du meilleur texte possible lors du Conseil
européen de Nice, qui conclura notre présidence. Au demeurant, il
me semble que la ligne choisie par le président Herzog est la bonne : il
a fait le choix de conduire les travaux de rédaction du projet de Charte
comme si celle-ci devait être un jour contraignante. C'est sans doute la
meilleure solution, et je vous fais toute confiance pour parvenir à un
résultat probant.
Sans préjuger la valeur juridique qui sera finalement
conférée à la Charte, je veux néanmoins traiter
rapidement quelques interrogations juridiques que soulève l'existence
même de ce texte.
M. Hoeffel et M. Bordas se sont faits les avocats éloquents du Conseil
de l'Europe. Il a souvent été avancé -parfois sous forme
critique, reconnaissons-le- que le projet de Charte constituerait une sorte de
" doublon " de la convention européenne des droits de l'homme, risquant
ainsi d'entraîner une confusion aux yeux des citoyens, voire d'être
à l'origine d'une " Europe des droits de l'homme à deux vitesses
". Telle est bien, en substance, la thèse que vous avez défendue.
J'essaie d'évaluer avec sérieux un tel risque. En termes de
contenu, tout d'abord, la Charte constituera un texte plus global -plus
approfondi aussi, j'espère- que la convention européenne des
droits de l'homme, puisqu'elle doit non seulement contenir les droits civiques
et politiques tels qu'on peut les trouver dans la convention, mais aussi les
droits inhérents à la citoyenneté européenne ainsi
que les fameux droits économiques et sociaux dont nous parlions à
l'instant.
Ce projet a donc, pour moi, sa légitimité propre, ainsi que l'ont
d'ailleurs reconnu les membres de l'assemblée parlementaire du Conseil
de l'Europe dans leur résolution relative à la Charte.
S'agissant du risque de confusion, ou même d'une éventuelle
concurrence entre la Cour du Luxembourg et la Cour de Strasbourg -risque que je
ne méconnais pas et que je ne sous-estime pas- il est certain que,
lorsque la Charte reprend des droits directement issus de la convention, elle
doit veiller -et elle y veille- à adopter la formulation la plus proche
possible de celle-ci et de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme afin d'assurer la plus grande sécurité
juridique, ce qui est notre préoccupation commune.
Un autre élément doit permettre, me semble-t-il, de
réduire les inquiétudes : la Charte concernera d'abord les
institutions de l'Union, conformément aux conclusions de Cologne, et, de
ce point de vue, les partisans des droits de l'homme que nous sommes tous ici
ne peuvent que se réjouir, car cette initiative comble un vide, la
Communauté européenne en tant que telle n'étant pas
justiciable -et nous souhaitons que cela demeure ainsi- de la Cour
européenne des droits de l'homme.
La Cour de justice des Communautés européennes a
déjà la faculté de recourir, pour élaborer sa
jurisprudence, aux principes contenus dans la convention, aux termes de
l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union.
La Charte devrait donc, au contraire des craintes qui ont pu apparaître
et que, encore une fois, je ne sous-estime pas, aller dans le sens d'une plus
grande sûreté juridique puisque, d'une certaine façon, elle
donnera une traduction précise et écrite -et non pas
abandonnée à la seule jurisprudence- de ce fameux article 6.
C'est pourquoi -et cela découle, je crois, de tout ce que je viens de
dire- je veux rappeler notre opposition à l'adhésion de l'Union
à la convention européenne des droits de l'homme. En effet, outre
le fait que nous refusons une subordination juridique de l'Union à la
Cour européenne de Strasbourg, j'attire votre attention sur le fait
qu'au-delà de cette subordination juridique l'adhésion risquerait
d'être perçue comme une subordination politique de l'Europe des
quinze à l'Europe des quarante et un.
En tout état de cause, une adhésion ne saurait être
considérée comme répondant de façon satisfaisante
aux objectifs assignés à la Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne, puisque la convention européenne des droits
de l'homme, je le rappelle, ne comprend aucun droit social.
Je tiens à insister sur la différence de nature non pas entre le
Conseil de l'Europe et l'Union européenne, mais entre les deux cours,
puisque la Cour européenne de Strasbourg est composée de quarante
et un juges -qui ont autant de traditions juridiques différentes- ce qui
pose certains problèmes de sûreté. Mais nous veillons
très attentivement à la correspondance des jurisprudences des
deux cours.
Je veux enfin répondre à la question du M. Haenel relative au
champ d'application de la Charte, et plus précisément au sort
réservé aux actes des Etats membres pris en application du droit
communautaire.
Je souhaite d'abord vous indiquer, Monsieur Haenel, qu'en posant cette question
vous vous placez dans l'hypothèse d'une Charte à laquelle aurait
été donnée une valeur contraignante. Soit ! Mais, dans
cette hypothèse, il est aussi clair, à mon sens, qu'il ne s'agira
pas nécessairement d'appliquer les règles de procédure
habituelles, et notamment le droit de " gardien " des textes reconnu par les
traités à la seule Commission européenne.
Mais je dois dire que, même si le Conseil européen décide
que la Charte ne sera pas formellement contraignante, il ne me paraîtrait
néanmoins pas choquant que la Cour de justice des Communautés
européennes fasse référence ou s'inspire de la Charte des
droits fondamentaux, comme elle le fait déjà, au fond, de
façon " jurisprudentielle ", en application de l'article 6 du
traité, lorsqu'elle est amenée à juger de dispositions
nationales prises en application du droit communautaire.
Mesdames, Messieurs les sénateurs, alors que nous venons de
célébrer, le 9 mai dernier, le cinquantième anniversaire
de la déclaration de Robert Schuman, il me paraît essentiel de
rappeler que la construction européenne répond d'abord à
une exigence morale et politique : asseoir définitivement sur notre
continent tant de fois meurtri la paix, la démocratie et la
liberté. Cinquante ans après cette déclaration, au moment
où l'Europe rencontre de formidables succès mais s'interroge en
même temps sur son avenir, il est important qu'un texte fort rappelle ce
que sont les valeurs essentielles sur lesquelles se fonde ce modèle
européen. C'est en tout cas, pour moi, le sens premier que revêt
la rédaction de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne.
Quoi qu'il en soit, il me paraît certain, pour reprendre les propos de M.
Haenel, que, si cette initiative réussit, elle constituera un
indéniable et considérable succès pour l'Europe, pour les
citoyens, mais aussi pour les parlements. En revanche, si, hélas ! nous
échouons -et je rejoins encore une fois M. Haenel-, il serait alors
difficile de ne pas en tirer quelques conclusions quant à l'avenir de
l'Europe politique. Toutefois, j'ai bien compris que les propos de M. Haenel
représentaient une mise en garde s'agissant de la méthode, une
impulsion, un aiguillon, et ne reflétaient pas un manque de confiance.
Je partage totalement son optimisme.
En elle-même, cette Charte ne résout pas tous les
problèmes. Très prochainement, se tiendra ici même le
débat sur les objectifs de la présidence française,
à l'image de celui qui a eu lieu le 9 mai dernier devant
l'Assemblée nationale. La Charte est l'un des aspects de l'Europe
politique, de même que la réforme des institutions et la
construction de l'Europe de la défense. Ce sont là des
éléments constitutifs du projet que nous voulons mettre en oeuvre
pour l'Europe, un projet social, un projet politique, un projet, encore une
fois, de civilisation.
La Charte sera-t-elle une Constitution ? Ce débat sur l'avenir de
l'Europe, que nous reprendrons, si vous le voulez bien, le 16 mai prochain et
qui a été illustré de façon brillante à
l'Assemblée nationale, par exemple par M. Giscard d'Estaing, par M.
Juppé, par M. Hue ou par M. le Premier ministre, est devant nous. Quant
à la Constitution, nous verrons bien !
Je n'y suis pas opposé par principe, mais cela ne se fera en tout cas
pas sans Constituants !