INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
En supprimant les tutelles administratives, techniques et financières, les lois de décentralisation ont érigé les collectivités locales en acteurs pleinement responsables de la vie publique. Rapprochant le pouvoir de décision des citoyens, elles ont transféré aux collectivités locales d'importantes compétences qui leur confèrent une place essentielle dans notre organisation institutionnelle.
Chargés de mettre en oeuvre les choix démocratiquement arrêtés par leur assemblée délibérante et responsables devant les électeurs, les élus locaux sont en première ligne non seulement pour répondre aux aléas de la vie quotidienne mais aussi pour relever les nouveaux défis que constituent l'accentuation de la fracture sociale, le risque de fracture territoriale et les menaces pesant sur la cohésion du tissu social susceptibles d'aboutir à une véritable fracture civique.
Dans ce contexte, les élus locaux seraient en droit de prétendre exercer leurs missions dans un cadre juridique clairement défini qui délimite et borne clairement leur champ de responsabilité. Tel n'est malheureusement pas le cas. Bien au contraire, l'environnement juridique dans lequel s'exerce l'action publique locale n'a cessé de se complexifier.
Une insécurité juridique croissante entrave la mise en oeuvre des compétences locales et expose désormais les élus locaux, à travers la mise en cause de leur responsabilité personnelle pour toutes sortes de dommages, y compris les moins prévisibles, à un risque pénal difficilement supportable.
Une telle situation constitue une menace majeure pour la démocratie locale. Elle peut conduire à une hémorragie des vocations . Elle porte en germe le risque d'une professionnalisation de la fonction d'élu local qui, réservant le mandat à des techniciens, mettrait en cause les fondements mêmes de notre démocratie, laquelle ouvre à tout citoyen la faculté de briguer un mandat public local. Elle peut aboutir à une véritable paralysie de la gestion locale par le risque pénal , la promotion du " risque zéro " se traduisant inévitablement par la compression des initiatives et par la mise en cause des manifestations locales les plus traditionnelles.
Les Etats généraux de la décentralisation, organisés à l'initiative de M. Christian Poncelet, président du Sénat, ont clairement mis en évidence le malaise éprouvé par nombre d'élus locaux face à cette insécurité juridique .
Confirmant l'inquiétante prédiction résultant d'un sondage effectué par l'Institut IPSOS pour le " Courrier des Maires " selon laquelle près de la moitié des maires ne solliciterait pas un nouveau mandat lors des prochaines élections municipales de 2001, le questionnaire établi dans le cadre des Etats généraux de la décentralisation a aussi souligné la place de l'insécurité juridique parmi les causes de cette hémorragie des vocations.
Ainsi, dans le département de Vaucluse , 40 % des maires affirment qu'ils ne se représenteront pas et 12 % hésitent encore. L'insécurité juridique de la fonction de maire vient en tête (pour 97 % des élus) parmi les causes de cette crise des vocations.
En Basse-Normandie , 35% des maires déclarent ne pas vouloir solliciter un nouveau mandat et 40% hésitent encore.
En Nord-Pas-de-Calais , la proportion des maires affirmant ne pas vouloir se représenter est moindre ( 30 % ). Néanmoins, le malaise est évident, puisque 36 % des maires hésitent encore et seuls 34 % sont certains de solliciter un nouveau mandat. Il n'est pas indifférent de relever que cette crise des vocations municipales est inversement proportionnelle à la taille des communes. Ainsi, dans les communes de moins de 500 habitants, seuls 25 % des maires en fonction déclarent vouloir se représenter contre 60 % dans les communes de 3.500 à 10.000 habitants et 78 % dans celles de plus de 10.000 habitants . L'accroissement des risques juridiques pesant sur l'action publique locale arrive très largement en tête ( 67 % des réponses) parmi les causes de cette hémorragie des vocations.
En Alsace , ce malaise est également perceptible. Si 26 % des maires affirment ne pas vouloir se représenter, 43 % hésitent encore et seulement moins d'un tiers est certain de solliciter un nouveau mandat. Là encore, cette crise des vocations municipales est inversement proportionnelle à la taille de la commune. Mais l'insécurité juridique est citée en premier ( 41 % des réponses) parmi les causes de ce malaise.
Fidèle à sa vocation constitutionnelle, le Sénat s'est préoccupé depuis plusieurs années déjà de cette dégradation du cadre juridique de l'action publique locale et des menaces qu'elle fait peser sur la démocratie locale.
Sur l'initiative de sa commission des Lois, il a mené des réflexions sur la responsabilité pénale des élus locaux qui ont conduit à l'adoption de la loi n° 96-393 du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d'imprudence ou de négligence. Ce nouveau dispositif légal a constitué un premier progrès en obligeant les tribunaux à procéder à une appréciation concrète de la faute commise qui tienne compte des moyens à la disposition des élus pour exercer leur mission.
Toujours à l'initiative de la commission des Lois et en collaboration avec la commission des Finances, une réflexion approfondie a été conduite sur les chambres régionales des comptes 1 ( * ) .
Plus récemment, tous les groupes politiques du Sénat ont pu s'exprimer et appeler l'attention du Gouvernement sur la responsabilité pénale des élus locaux, à l'occasion d'une question orale avec débat posée par M. Hubert Haenel. Devant le Sénat, le garde des Sceaux a annoncé la mise en place d'un groupe d'étude restreint, composé de magistrats, d'élus et d'universitaires, qui a été chargé, sous la présidence de M. Jean Massot, Conseiller d'Etat, d'effectuer un " état des lieux " et de formuler des propositions.
En organisant, le 29 avril dernier, un colloque sur " la sécurité juridique et l'action publique locale ", le Sénat a confirmé sa volonté de faire toute la lumière sur ce sujet majeur qui est aujourd'hui au coeur des préoccupations des acteurs locaux.
Enfin, différentes initiatives législatives ont été prises par le Sénat lors du récent examen des projets de loi relatifs respectivement à la présomption d'innocence et à l'action publique en matière pénale.
Dans la continuité de ces travaux et initiatives, la mission d'information a entendu établir un constat clair de la situation actuelle, faisant ressortir les principales causes de l'insécurité juridique qui frappe l'action publique locale, afin de formuler ensuite des propositions de nature à garantir le bon fonctionnement de la démocratie locale, avec pour objectif de réduire la complexité de l'environnement juridique dans lequel les collectivités et leurs élus doivent accomplir leurs missions.
Symptôme inquiétant de cette insécurité juridique, la mise en cause de la responsabilité pénale des décideurs publics que sont les élus locaux pour des faits non intentionnels survenus dans la gestion locale quotidienne mérite en soi un examen propre. Telle fut la démarche entreprise en 1994-1995 au sein de la commission des Lois, à l'initiative de son président M. Jacques Larché, par le groupe de travail présidé par M. Jean-Paul Delevoye et dont le rapporteur fut M. Pierre Fauchon 2 ( * ) . La mission d'information, puisant dans ces réflexions denses et encore récentes, a entendu les prolonger afin d'examiner les voies et moyens de compléter la première avancée qu'a constituée la loi du 13 mai 1996.
On verra que la mission n'a pas estimé souhaitable d'établir un régime dérogatoire en faveur des élus. Elle a privilégié des propositions, pour la plupart de portée générale, tendant à préserver la présomption d'innocence, à prévenir les mises en examen injustifiées, à favoriser le recours à la voie civile et à restreindre le champ de la responsabilité pénale pour faits involontaires, rejoignant en cela les mesures prévues par la proposition de loi n° 9 rectifié de notre collègue Pierre Fauchon, ainsi que, pour partie, les conclusions du groupe d'étude sur la responsabilité pénale des décideurs publics présidé par M. Jean Massot.
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Le retour à une plus grande sécurité juridique doit s'accompagner de la poursuite du mouvement d' amélioration des conditions d'exercice des mandats locaux .
La charge d'élu local suppose aujourd'hui un investissement fort de la part de ses titulaires : dès lors, ceux-ci comprennent mal que la poursuite au quotidien d'une activité professionnelle, conjointement à l'exercice du mandat, suscite des réticences plus ou moins avouées de la part de leurs employeurs ou encore que l'accession au mandat local entraîne une diminution des droits à la protection sociale.
Simultanément, il convient de ne pas décourager la vocation des salariés élus qui envisagent de réduire, voire de suspendre leur activité professionnelle, pour se consacrer plus entièrement à l'action publique.
L'élu doit disposer des moyens juridiques, financiers et humains nécessaires à l'exercice de son mandat. Les dispositions relatives à la fonction publique territoriale ou aux finances locales feront l'objet de rapports ultérieurs de la mission. Il reste la question importante des droits auxquels ouvre droit l'exercice du mandat.
Le principe de gratuité du mandat doit être préservé car il appartient à notre tradition républicaine. Accéder à la responsabilité d'une collectivité, ce n'est pas faire carrière dans un système professionnalisé ou gérer un service en se fondant sur un diplôme ou une compétence validée par l'expérience. Chacun peut avoir vocation à accéder aux fonctions publiques électives et à représenter ses concitoyens sous le contrôle démocratique de l'élection.
Pour autant, le principe de gratuité dans son acception moderne doit être aménagé en reconnaissant à l'élu un niveau minimal de rémunération, de protection sociale et de garantie contre les risques.
Revaloriser ce qu'il est convenu d'appeler le statut de l'élu local, c'est reconnaître le rôle du responsable élu dans notre société et se prémunir de tout risque de dérive. C'est aussi un instrument pour enrayer la crise des vocations qui menace nos collectivités et garantir la diversité sociologique d'origine des élus à laquelle nous sommes particulièrement attachés dans notre pays.
C'est pourquoi la mission a estimé que la réflexion sur la sécurisation juridique des conditions d'exercice des responsabilités locales devait aller de pair avec une amélioration des moyens et des droits accordés aux élus en contrepartie de l'exercice de leur mission.
* 1 " Chambres régionales des comptes et élus locaux, un dialogue indispensable au service de la démocratie locale ", rapport (n° 520, 1997-1998) de M. Jacques Oudin au nom du groupe de travail présidé par M. Jean-Paul Amoudry.
* 2 " Démocratie locale et responsabilité " (n° 328, 1994-4995).