2. La nécessaire acquisition par les Européens de capacités de renseignement autonomes

Le domaine du renseignement figure parmi ceux dans lesquels les capacités militaires françaises ont le plus évolué depuis la guerre du Golfe .

Cette dernière avait été l'occasion de constater nos insuffisances et elle avait grandement contribué à conforter les orientations visant à assurer une meilleure coordination et une plus grande cohérence globale de la fonction du renseignement et à tenter de réduire, par l'acquisition de capacités nouvelles, l'extrême dépendance à l'égard des sources américaines.

Ces orientations ont été confirmées par le Livre blanc puis par l'actuelle loi de programmation militaire. Depuis lors, la panoplie française s'est enrichie de matériels qui ont apporté une contribution significative au recueil du renseignement lors des opérations du Kosovo .

Toutefois, ces réels progrès ne remettent pas en cause le constat global de la disproportion entre ces capacités et celles des Etats-Unis , et du déséquilibre, au profit de ces derniers, dans la maîtrise de l'information.

La relance de la coopération européenne dans le domaine du renseignement, et singulièrement de l'observation spatiale, constitue donc plus que jamais un enjeu fondamental au regard de l'accession des pays européens à une plus grande autonomie de décision.

a) Une panoplie française diversifiée mais encore modeste

Avant de décrire les différents moyens techniques mis en oeuvre dans le domaine du renseignement, il paraît nécessaire de rappeler le caractère essentiel de la composante humaine de ce dernier, que ce soit dans la recherche du renseignement ou dans son interprétation. Ce facteur s'est révélé important dans le cas du conflit du Kosovo puisqu'en dehors des aspects techniques tels que le ciblage et la préparation des missions, l'analyse des images et des informations relatives aux choix des cibles et à l'évaluation des dommages était essentielle pour permettre à l'autorité politique d'élaborer ses décisions.

Aussi ne peut-on que souligner ici la nécessité de poursuivre le renforcement , prévu par la loi de programmation, des moyens humains des services de renseignement et l'amélioration des conditions d'exercice, au sein de chaque armée, de la fonction " renseignement ".

Sur le plan technique, la contribution française au recueil du renseignement a reposé sur un ensemble de moyens spatiaux et aériens complémentaires qu'aucun autre pays européen n'est actuellement en mesure de mettre en oeuvre.

Le renseignement d'origine spatiale

Bien que constituant la principale novation par rapport à la guerre du Golfe, le renseignement d'origine spatiale a pris une part relativement limitée dans cette contribution française.

Il reposait sur les images recueillies par le satellite d'observation optique Hélios I A , entré en service en juillet 1995, dont l'utilité en termes d'autonomie de décision s'est révélée dès septembre 1996, lors de la crise américano-irakienne. Hélios IA a participé au repérage des cibles et des mouvements d'unités ou de réfugiés sur le terrain ainsi qu'à l'évaluation des dommages provoqués par les frappes. Seules sources, pour la France, de renseignement spatial d'origine militaire, ses images ont pu être complétées par celles, de moindre résolution, fournies par des satellites civils , que ce soit le satellite français SPOT ou des images acquises auprès de satellites civils américains ou russes par le centre satellitaire de l'UEO situé à Torrejon.

Si Hélios I A constitue dans la panoplie française un apport essentiel, son rôle durant le conflit du Kosovo a été limité, pour plusieurs raisons :

- il ne possède qu'une capacité de jour et par temps clair, alors que la région est restée sous un couvert nuageux durant plus de la moitié de la durée des opérations,

- sa cadence de renouvellement des images est réduite,

- la densité de la végétation et la dispersion des unités serbes rendaient difficiles l'exploitation des images.

Face à ce constat, on peut observer que le lancement, prévu à la fin de l'année, du satellite Hélios I-B permettra, grâce aux deux satellites en orbite, d'accroître le volume d'images tout en améliorant leur fréquence de renouvellement. La livraison d'une station de théâtre transportable capable de recevoir et de traiter les images doit également permettre d'étendre les possibilités d'exploitation du renseignement d'origine spatiale.

D'autre part, les limitations rencontrées durant l'opération " Force alliée " démontrent l' utilité de la possession d'une capacité infrarouge pour l'observation de nuit, prévue dans le cadre du programme Hélios II à l'horizon 2003 , ainsi que d'une capacité d'observation " tout temps " initialement envisagée, à l'horizon 2005, dans le cadre du programme franco-allemand d'observation radar Horus mais aujourd'hui très compromise en raison du désengagement de l'Allemagne.

Enfin, le conflit a montré la nécessité d'une complémentarité entre le renseignement d'origine spatiale , utile mais pas toujours exploitable au niveau opérationnel, et l'observation par voie aérienne qui s'est révélée, en l'occurrence, plus adaptée aux conditions du terrain.

Le renseignement d'origine aérienne

Si la France a réalisé 10,8 % de l'ensemble des sorties aériennes de la coalition, sa part -on l'a relevé- s'établit à 20,2 % des missions de reconnaissance aérienne et à 8,2 % des missions de reconnaissance électronique.

La généralisation de l'emploi des drones d'observation et la première utilisation, lors du conflit, du radar Horizon installé sur un hélicoptère Cougar, constituent les deux principales novations dans le domaine du renseignement par vecteurs aériens.

- La reconnaissance aérienne stratégique et tactique

La reconnaissance aérienne stratégique a reposé sur les Mirage IVP affectés aux missions de très haute altitude et permettant d'obtenir des photographies d'une résolution de 50 cm. Il s'agit donc d'un équipement complémentaire d'Hélios offrant une grande souplesse d'emploi qui s'est avéré extrêmement utile, d'autant qu'il a constitué le seul appareil d'origine non américaine capable d'effectuer certaines missions. Cet appareil ne dispose pas toutefois de moyens de transmissions de données et sa durée de vie, désormais limitée, pose le problème du maintien de cette capacité.

La reconnaissance aérienne tactique s'est essentiellement appuyée sur les Mirage F1 CR qui ont été largement utilisés avec leurs différents types de capteurs : caméras optiques ou infrarouges, " pod " ASTAC permettant la détection et la localisation des radars de veille ou de défense sol-air, " pod " d'imagerie numérique DESIRE. Les Etendard IVP de l'aéronautique navale ont également effectué des missions de reconnaissance tactique de jour et par beau temps. Les missions de cet appareil seront reprises, à partir de l'an 2000, par le Super-Etendard.

- L'utilisation des drones d'observation

Véhicules aériens sans pilote, excluant ainsi tout risque humain, les drones présentent en outre l'avantage de pouvoir assurer des missions de plus longue durée ou plus risquées que les avions et d'être réutilisables.

C'est au cours de la guerre du Golfe que l'armée française avait eu la première occasion d'utiliser un drone d'observation, le MART, qui avait fourni d'importants renseignements d'ordre tactique.

L'emploi des drones s'est généralisé -on l'a relevé (cf. A ci-dessus)- lors de la campagne aérienne au Kosovo afin de détecter et de localiser les réfugiés puis de compléter le renseignement aérien dans l'évaluation des dommages occasionnés aux forces serbes. Il a permis de compenser partiellement l'impossibilité d'engager des appareils pilotés à basse altitude compte tenu de la menace que continuait d'exercer la défense antiaérienne yougoslave.

Certains de ces appareils se montrent plus adaptés que les avions pour le recueil du renseignement tactique dans la proximité des lignes alors que d'autres, capables d'une très grande autonomie à haute altitude, assurent une surveillance globale de même type que celle offerte par les satellites tout en ayant une souplesse d'emploi beaucoup plus grande.

La capacité de la France repose sur les drones tactiques Crecerelle, destinés à travailler à proximité de la ligne des contacts et capables de transmettre en temps réel de l'imagerie visible ou infrarouge, et les CL 289 Piver, drones rapides travaillant dans la profondeur. Ces matériels sont en service au 7 ème régiment d'artillerie, rattaché à la Brigade de renseignement et de guerre électronique.

Les drones demeurent toutefois fragiles et vulnérables. Sur les 13 drones français engagés, 5 ont été perdus en vol (2 CL 289 et 3 Crecerelle), notamment en raison de la nature du terrain qui exigeait une programmation extrêmement précise.

- La reconnaissance électronique

L'armée de l'air a mis en oeuvre l'un de ses deux Transall C160 Gabriel appartenant à la 54 e escadre de Renseignement air et chargés du recueil de renseignement d'origine électromagnétique (ROEM). Cet appareil dispose de capteurs capables d'assurer une écoute du trafic radio, radiotélétype, radar et téléphonique. Le DC8 Sarigue, qui dispose d'équipements équivalents, a également été engagé. Cet appareil, dont l'armée de l'air dispose d'un seul exemplaire, devrait prochainement être remplacé par le Sarigue nouvelle génération.

La marine a, pour sa part, mis en oeuvre ses moyens de recueil embarqués sur avion de patrouille maritime, bâtiments de surface et sous-marin.

- Le système Horizon

L'armée de terre a pour sa part utilisé deux hélicoptères Cougar équipés du système radar Horizon , entré en service au cours du conflit, le 19 avril. Ce radar aéroporté doit permettre, à partir d'une altitude de 4.000 mètres, de détecter jusqu'à 150 km au-delà des lignes de contact les flux de véhicules adverses. Dérivé du prototype " Orchidée ", testé durant la guerre du Golfe, le système Horizon a permis de donner une meilleure vue des actions yougoslaves en deçà des frontières et notamment des vols d'hélicoptères rarement détectables par d'autres moyens. Dans le futur, ce système permettra également de guider des hélicoptères d'attaque vers des objectifs localisés par son radar.

Au terme de cet aperçu des moyens mis en oeuvre pour la recherche de renseignement, plusieurs conclusions peuvent être tirées :

- tout d'abord, quelle que soit la qualité des capteurs utilisés, la valeur du renseignement repose sur les conditions dans lesquelles il est transmis à l'autorité politique ou militaire qui prend la décision ; à cet égard, la possession de systèmes de transmission de données en temps réel , des aéronefs de reconnaissance vers les stations sol ou des centres d'analyse vers les centres de décisions multiplie l'efficacité des moyens mis en oeuvre. L'acquisition de tels systèmes, dont nous sommes actuellement dépourvus , suppose néanmoins des moyens extrêmement sophistiqués devant concilier une très grande sécurité et de hauts débits de transmission d'information ;

- ensuite, l'expérience du conflit a montré la complémentarité entre l'ensemble des moyens concourant au recueil du renseignement . Chacun de ces moyens possède des caractéristiques propres en matière de vulnérabilité, de profondeur d'action, de soumission aux aléas météorologiques ou de capacité d'observation de jour et de nuit, qui en rendent l'emploi plus ou moins utile ou possible selon les circonstances et les objectifs recherchés. La capacité de renseignement suppose donc une gamme suffisamment large de capteurs offrant des solutions adaptées à chaque type de situation et permettant le recoupement du plus grand nombre d'informations ;

- enfin, bien que disposant d'une gamme assez large d'équipements, moins vaste que celle des Etats-Unis mais beaucoup plus importante que celle des autres pays européens, la France est sévèrement limitée, dans ses capacités, par le faible nombre d'exemplaires de chacun de ces équipements . Cette limitation physique ne permet pas d'assurer la permanence de l'observation et impose un emploi parcimonieux qui se ressent sur le nombre et le renouvellement des informations obtenues.

b) Une indispensable relance de la coopération européenne

Malgré les progrès réalisés par la France dans le développement de ses moyens dévolus au renseignement, le conflit aura d'abord illustré l'écrasante suprématie américaine en la matière.

Cette suprématie repose :

- sur une gamme extrêmement large d'équipements (satellites radars et optiques, satellites d'écoute, satellite météo et système de navigation GPS, moyens aériens de reconnaissance, drones d'observation) qui se complètent et se confortent,

- sur le nombre de chacun de ces matériels , qui permet de multiplier les zones observées et d'assurer une présence permanente sur les objectifs.

Dans le seul domaine spatial, les Etats-Unis ont pu tabler sur une douzaine de satellites militaires, la seule capacité non américaine étant apportée par la France avec Hélios I qui -on l'a souligné- ne pouvait fournir des images que de jour et par temps clair.

Il n'est pas besoin d'insister sur les inconvénients que présente, au sein d'une coalition, un tel déséquilibre entre un pays qui maîtrise l'information et d'autres ne disposant que d'infimes capacités permettant de vérifier ou d'infirmer ces informations. A l'évidence, il y a là un facteur qui pèse lourdement sur le degré d'autonomie de décision des pays dépourvus de capacités propres.

Grâce à Hélios I, programme auquel l'Espagne et l'Italie se sont associés, la France a pu expérimenter dès septembre 1996, lors de l'opération " Desert Strike " déclenchée par les Etats-Unis en Irak, l'avantage qu'il y avait à posséder des capacités de renseignement en matière spatiale. Il semblerait qu'à l'occasion du conflit du Kosovo, la capacité de reconnaissance autonome de la France ait été particulièrement appréciée par ses alliés européens qui ont pu mesurer, grâce à la communication des renseignements obtenus, l'intérêt de disposer d'une source d'information indépendante.

Ce constat devrait favoriser -du moins faut-il l'espérer- une relance de la coopération européenne dans le domaine du renseignement, après les échecs enregistrés au cours de la période récente.

Cette coopération doit tout d'abord porter sur le domaine spatial , dans lequel la France se retrouve aujourd'hui isolée en Europe, du fait de la défection allemande sur les programmes Hélios II et Horus.

Rappelons que le système Hélios II doit normalement permettre d'assurer la continuité du service, en 2003, d'Hélios I en améliorant les performances de ce dernier par une capacité infrarouge permettant l'observation de nuit, par une augmentation du nombre d'images et une réduction des délais d'acquisition de l'information et par une meilleure résolution. Au prix d'un effort budgétaire accru et d'un décalage de la date d'entrée en service du système, la France a dû compenser le retrait allemand de ce programme, alors que les autres participations européennes -espagnole, belge ou italienne- restent à confirmer.

En revanche, le programme d'observation radar Horus , qui devait procurer une capacité d'observation " tout temps " à l'horizon 2005 paraît aujourd'hui compromis, l'Allemagne n'ayant pas donné suite à la coopération dont le principe avait pourtant été arrêté en décembre 1995 au sommet de Baden-Baden sur la base d'une prise en charge du financement à hauteur de 60 % par l'Allemagne et de 40 % par la France.

La France ne pouvant seule supporter le coût d'un programme lourd tel que Horus, l'évolution technologique permettrait de s'orienter vers l'étude de constellations à base de petits satellites d'un coût très inférieur, dont l'acquisition pourrait être envisagée à partir de 2008.

On peut se demander néanmoins s'il n'existe pas, en matière d'observation spatiale, un effet de seuil, qui accroît considérablement l'intérêt d'un tel système du moment qu'il repose sur un nombre suffisant de satellites complémentaires assurant la permanence de l'observation. Dans cet esprit, les coopérations limitées mises en oeuvre pour Hélios I et envisagées pour Hélios II ou Horus pourraient avoir intérêt à être notablement élargies, dans le cadre d'un programme spatial européen plus ambitieux.

La volonté exprimée à Cologne par les pays de l'Union européenne de se doter de capacités militaires propres devrait, en toute logique, créer un contexte plus favorable à une relance de la coopération européenne dans le domaine spatial. Il est cependant peu encourageant qu'aucune allusion n'ait été faite aux programmes spatiaux lors du sommet franco-allemand de Toulouse, même si la déclaration sur l'Europe de la défense adoptée le jour même par les deux pays évoque les " moyens autonomes nécessaires pour décider et agir face aux crises ".

Au-delà des seuls programmes spatiaux, l'affirmation, lors du Conseil européen de Cologne, de la volonté commune des pays européens de disposer d'une capacité d'action autonome ne pourra faire l'impasse, si elle veut se concrétiser, sur les capacités de renseignement, à la base de toute action militaire et garantes de l'autonomie de décision.

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